testament 4 Automne 2011

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LE TESTAMENT 4

Sommaire 05/ ÉDITO 07/ CÉCILE TOULOUSE, POÉSIE 13/ JACQUES SICARD, POÉSIE 23/ ERIK ARNAUD, ENTREVUE CHANSON 29/ HERVÉ PIZON, POÉSIE CHANSON 31/ EMMANUELLE GRANGÉ, POÉSIE 35/ FABIEN PESTY, NOUVELLE 39/ YVES MISERICORDIA, POÉSIE 45/ BRUNO CLOCHARD, PHOTOGRAPHIE 57/ JEAN-CLAUDE BABOIS, POÉSIE 61/ MÜ, POÉSIE 66/ WILL BERRY, POÉSIE 68/ EMMANUELLE MALATERRE, COLLAGE 70/ PASCAL LERAY, POÉSIE 75/ LILAS KWINE, POÉSIE 78/ YANNIS SANCHEZ, POÉSIE, THÉÂTRE 100-109/ EMMANUEL RASTOUIL, POÉSIE & PHILIPPE ODDOART, PHOTOGRAPHIE 110/ ANCIENS NUMÉROS & ABONNEMENT 02/04/06/12/22/34/38/60/65/74/76/99 YVES MISERICORDIA, PEINTURE Le testament 4 (automne 2011) est édité par l'association Paroles d'Auteurs. Siège social : . Emmanuel Rastouil - Les Orangers A - rue Van Gogh – 83130 La Garde letestament@bbox.fr http://parolesdauteurs.over-blog.fr Rédaction : Emmanuel Rastouil - Concept graphique et mise en pages : Hervé Pizon Relectures : Emmanuelle Malaterre, Emmanuelle Grangé, Hervé Pizon Impression :Repro Systemes 83 - 155 rue général Audéoud -83000 Toulon Il a été tiré 120 exemplaires de ce numéro. En couverture : Le testament 4, linogravure originale numérotée à 16 exemplaires – Emmanuel RASTOUIL. ISSN 2112-4469


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EMMANUEL RASTOUIL

Édito Que doit-on espérer d’un poème en 2011 ? Qu’il soit écrit en 2011, pardi ! La première qualité d’un poème, c’est son instantanéité, sa fraîcheur, son appartenance à son temps, pour mieux s’en détacher ensuite et passer à la postérité éternelle pour quelques-uns, choisis, privilégiés, ayant croisé sa route par hasard ou sciemment. On pourra dire bientôt qu’il existait un poème en 2011, et un autre encore, qui revêtait toutes les formes permises et de nouvelles aussi ! Il existe un poème et un poète aussi, c’est sûr ! Dans ce numéro, il prend les noms de Sicard, Toulouse, Grangé, Leray, Berry, Pizon, Misericordia, Mü, Babois, Kwine et les images de Oddoart, Clochard, Misericordia (encore), Malaterre pour le sublimer. Une place est laissée au théâtre, celle de Sanchez, et une à la nouvelle (acide), celle de Pesty. Mais une place de choix est réservée dans ce numéro à Erik Arnaud, musicien, chanteur et poète (plus qu’il ne le croit), où se dévoile une correspondance exclusive avec le testament qui fera date, c’est sûr !

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CÉCILE TOULOUSE

Pierre et Marthe Et marche une femme Aux abords du boulevard Chignon entortillé Aux confins d’un foulard. Tu la vois qui voudrait traverser la chaussée, Hors clous, hors âge, Hors de portée. Tu te vois l’aborder, lui proposer ton bras, Boulevard du hasard, Avenue de l’Opéra. Tu te vois l’écouter sur le trottoir grouillant, Se livrer à ta manche, y crisper ses doigts, Se raconter à toi, dissimuler ses ans, Te sourire, lèvres pâles, éviter l’impériale Et les omnibus Et les hommes en gibus. Elle s’essouffle doucement, t’examine en coin, Avenue de la chance, Boulevard des Italiens. Tu voudrais que vos pas se déroulent sans fin Que les trottoirs s’éloignent, Se dilate la rue, Que ses yeux restent là, juste dans les tiens, Ces deux grandes opales, Ces deux mondes perdus. Tu vois ta vie alors s’arrêter à ces clous. Ou s’y enflammer, Ou s’y mettre à genou. Sa pudeur, sa gêne, ton élan soudain, A l’angle du Maine, Boulevard du destin. 30 mots échangés, son foulard dans le vent, Au milieu des flonflons d’un Paris 1900. 30 mots pour 30 ans de ta vie à ce bras Comme autant de couleurs Que tu ne connais pas. 30 mots échangés, son foulard mimosa, Ta passante Haussmann, Ta Marthe Opéra.


CÉCILE TOULOUSE

Franz Reichelt Aile droite, OK Aile gauche, OK Une tour verticale Un fou en diagonale Sinistre échiquier Pour autodafé. Marche après marche Franz fait le bilan, Gravit l’échafaudage Comme un pénitent. Sur le froid du métal Sur l’acier grinçant Dans le cœur colossal De ce phare monument. Sa vie converge là Franz invite les Dieux À jouer le jeu Franz invite les cieux À sa tombola Des tickets gagnants Amarrés à ses flancs Des rêves horizontaux Qui se pèsent en kilos Des rêves qu’il actionne Vers le bas, vers le haut. Des voilures immenses De chaque côté Lui donnent l’apparence D’un gallinacé Franz est ridicule Franz est minuscule Vu d’en bas Mais Franz a de l’allure Dans son improbable armure De fer et de soie

Tour Eiffel - 1er février 1912


Il regarde à ses pieds Les fourmis du parvis Toutes agglutinées En ce mercredi Bien sûr elles n’y croient pas Elles n’ont pas la vision Elles attendent l’exploit Comme une récréation. Aile droite, OK Aile gauche, OK Franz fait le point Sur sa machinerie La soie se déplie, Lui caresse les mains. Il n’entend que le vent Son seul carburant Qui fait grincer, craquer Les boulons, les rivets 9 kilos sur le dos Une bagatelle Du plomb sur un oiseau Du plomb dans les ailes. Franz et ses calculs Franz le minuscule Franz et son altitude Franz et sa solitude Il sait qu’il est trop tard Qu’il ne peut reculer Un dernier parapet Le sépare de la gloire Alors Franz et le brouillard Franz et le blizzard Franz et le cafard Qui monte et le soustrait

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Mais Franz qui avance Lentement droit devant Il sait qu’il est trop tard Qu’il ne peut reculer Il vise le soleil Droit devant dans le ciel Il y déploie ses ailes Droit devant l’éternel Il ne peut reculer Il vise le soleil Et plonge s’y brûler. Aile gauche, aile droite Répondez ! Le temps d’un battement À peine esquissé Ses ailes de géant L’empêchent de voler. Un trou dans le béton, Un cratère béant… Franz et ses illusions Plus lourdes que le vent.

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CÉCILE TOULOUSE

Marmelade On bavarde, on bavarde Entre deux orangeades Une feuille de salade Coincée sur la canine. Opinions en croisade Et pensées nomades Dépression de façade Et fumée d’extra-fines. Pommade ou œillade Carême ou olympiade On bavarde, on bavarde Mais qu’a-t-on à se dire ? Politesse d’ambassade Caresses ou estocades Entre deux limonades Ou deux Bénédictine, On bavarde, on pléiade En mangeant nos tartines Beurre et marmelade Mais qu’a-t-on à se dire ?

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JACQUES SICARD

Beau temps filigrané de soleil gris rose. Pas de vent. D'un piqué photographique, l’azur à l'ancre et sans un pli. Seul un nuage pirate, à l'est, ferme la passe de la prochaine aurore. Dans cette lumière immobile, drapeau noir planté au coin du soleil levant, les feuilles, seules, par couples ou familles entières, se jettent des branches et tombent dans les yeux qui accueillent leur doré pourrissant et ne saisissent rien de la vie courante.

La carapace de tortue dans quoi Hermès fabriqua sa lyre

et

la tortue-luth dont Teach dit Barbe Noire se fit une île

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JACQUES SICARD

Le hérisson dort sous un amas de feuilles et la coccinelle dans un tas de bois, non loin de la chauve-souris réduite à une noix de duvet gris. L’escargot a clos sa coquille d’un film de mucus séché. Les poissons sont posés sur le fond boueux du bassin. La marmotte ne s’éveillera plus que pour uriner et l’ours pour engendrer des peluches de chevet. L’hermine va troquer son pelage d’été contre une robe nuptiale où sommeillent les couleurs. Les étourneaux recouvrent d’un drap brun la photosynthèse des platanes – Décembre, mon beau souci.

Maison dans l’ombre rassemblée autour d’un feu comme un poing fermé

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JACQUES SICARD

Après le vent en bourrasques, l’allée est un pierrier d’olives, l’herbe recouverte par les coques de barques des fanes, les aiguilles du pin rassemblées en meule, mais quand l’amoncellement est plus important, ce n’est jamais le « baou » en miniature de Dévotion.

Beau jour des larmes là-haut des mouchoirs de ciel beau matin des pleurs

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JACQUES SICARD

Le passant C’est une partie d’un tout complet sans elle – elle est un plus incompté – mais parce que constitutive, elle empêche l’achèvement de ce qui à aucun moment ne cesse d’être un tout – elle est un moins incompté. Quel est ainsi le nom de ce qui bien que composant originel d’un tout, lui est en plus et en moins sans lui être égal ? Repas au jardin – un portrait dînant d’une nature morte

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JACQUES SICARD

L’amour On attend le loup. L’enfance s’y passe. Par défaut, avec le temps, on l’invente. Le lycanthrope est un effet d’absence. Il se présente sous bien des formes, le loup-garou. Mais ne jouit que sous celle de l’amour.

Lèvres amoureuses liées par un nœud qui étrangle ris et roseaux

L’amour, ce n’est jamais que s’établir sur la ligne de front de tous les conflits – et n’en chercher de résolution que dans leur exaspération – c’est faire de la boiterie (l’improbabilité en soi de n’importe quel couple) qui le caractérise et signe sa beauté, le levier d’une guerre extérieure de tous les jours et toutes les nuits – l’amour est un maquisard qui aurait refusé de rendre les armes et fait mine de prendre le pli de la courtoisie tout en ayant soin de rester dos au noir.

Puisque nos yeux sont toujours pleins de larmes, ne vivre qu’à verse

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JACQUES SICARD

Le jardin Ce serait le jardin clos dont ne profita jamais le jeune curé de Bresson où, l’été, une lanterne de soleil perce la vieille tonnelle de glycine mêlée de lierre; quatre chaises à lattes et une table ronde du même fer rouge, décorée en son centre d’un âne qui aurait eu trop d’ennui en lui pour qu’il pût être l’animal d’une histoire édifiante, une pointe de rouille à la place de la saillie de l’œil achève sa dénaturation; d’une luciole le clair du gravier; arums et muguet fleurissent sans eau; l’hiver, l’ombre gris moucheté se tait; la nuit, le pas glisse sur un crapaud.

Le pin-ombrelle – Ai une idée de plaisir ignorée des sens

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JACQUES SICARD

Le printemps La grappe de glycine tiendra lieu de grappe de raisin. Les premières feuilles tendres sur la vigne de fin avril – serrent le cœur. Le vert embryon des ceps, le beige rosé de la terre, le bleu hyalin du ciel, l’ivoire clair du vent, l’olive brune des maisons, le blanc perlé des visages, l’aluminium gris du silence, le noir de sécurité des nuits – palette technique du printemps qui ne présage rien de bon. Que cette saison et l’été à venir soient maudits ! De longs mois à vivre un peu plus par procuration, non pas que cela gêne, mais ce qui jusque-là le permettait, le permet de moins en moins : images et mots sont devenus chiches de leur accueil, ils abritent moins du soleil le septembriseur; le jardin mal entretenu bée laidement sur le stalag du voisin. Et puis, vieillir. Même Eric Rohmer, grand paysagiste d’atelier et de chevalet, c’est-à-dire faux-amant de la nature, même Rohmer dont le bavardage nous déchargea si souvent de notre poids vivant, même lui à certains moments laisse recouvrir le musement infini de sa parole flibustière par le pollen allergène des pins.

Grains poussiéreux collés aux grains lumineux – boulettes d’opium

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JACQUES SICARD

Le miroir Seuls les anciens fous traversaient le miroir, non sans se crever les yeux au passage. Aujourd’hui, les psychiatriques ambulatoires restent pris sous la glace où affleurent leurs visages bleuis. La milliasse d’anonymes bons pour le service, elle, s’y voit au quotidien mourir à petit feu dans son reflet. Personnages de l’art exceptés, qui d’autre pourrait se tenir ni devant ni derrière, mais à la limite, en équilibre sur l’épaisseur du verre, funambule irréfléchi entre la surface polie et le tain ?

Dès qu’on l’encadre tout devient respirable – pour l’œil, toute la bouche

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JACQUES SICARD

Les mousses Les mousses, les algues, les boues, les bactéries, les déjections, la poussière, tout un milieu stagnant de la succion duquel il participe mais dont il s’écarte parce que, lui, volontairement taiseux, prostré (les traits ont été arrêtés bien avant le modelé; les nerfs, les capillaires, le sang, les sons retenus loin sous la peau) avec vision panoramique (l’œilinfusoire d’Odilon Redon).

Dents serrées – juin – pour que les odeurs n’entrent pas dans la bouche

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Vous connaissez peut-être Erik Arnaud. Peut-être pas. Ce français trentenaire fut tour à tour “Révélation française de l’année 1998” lorsqu’il sortit son premier album 1998 Amerik ; “Digne héritier de Gérard Manset” en 2002, avec l’album Comment je vis, intégré au système commercial dès sa signature chez Virgin puis désintégré dans l’année pour manque de résultats; et enfin “Artiste de l’année 2008” lors de la sortie de son formidable dernier album officiel L’armure. Les mots de ses chansons résonnent souvent comme de cinglantes invectives au commerce du disque qui l’a tantôt élevé, tantôt jeté à bas, souvent ignoré: “Malgré tout, j’emmerde la chanson française / Après tout, que sont les deux tiers de l’iceberg, sinon merde, clichés, musique pour chien / Sinon, merde, clichés, du bruit pour rien” (Ma chanson française). Isolé, méprisé, parfois sanctifié, Erik Arnaud en a pris son parti et continue de bricoler son œuvre (ou pas), hors des sentiers battus. Il nous semblait intéressant de prendre des nouvelles du bonhomme, érigé, (peut-être malgré lui) en poète libre et vivant, comme on prend des nouvelles d’un ami ou d’un membre de la famille qui nous est cher, par le biais d’une lettre... Par bonheur, Erik Arnaud a joué le jeu, et répondu en toute honnêteté. Un privilège qui nous honore ! Cette correspondance vous est donc restituée intégralement, avec les joies, les doutes et les espoirs d’un artiste dispensable, dont on ne saurait pourtant se passer.







HERVÉ PIZON

Comme on se perd À la surface Rien n’a changé Toutes ces traces Malmenées Par les apparences Juste de quoi Balayer l’attirance Juste toi Je tourne en rond Et puis non Rien n’a bougé À quoi bon Tressaillir sursauter Si ce n’est Les brumes s’échinent Ecartelées hivernées Les murailles, la colline Je tourne en rond Le val immobile Glace le sang Les rues défilent Très précisément Tout aspire En plein décembre Regrets et souvenirs Dans la chambre Je tourne en rond À perte de vue À plates coutures Les yeux nus Déconfiture Comment se taire Quand tout embaume Comme on se perd En ce royaume Je tourne en rond 29


HERVÉ PIZON

Litanie


EMMANUELLE GRANGÉ

Postscriptum

(feuilleton)

Résumé : la narratrice veille un homme qui sommeille après un accident dans une chambre où seul bouge le rideau lorsque la fenêtre est ouverte. Elle cause, il souffre à peine, c’est presque la vie en temps toujours de guerres.

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Vous ne pouvez pas toujours me suivre, j’entrouvre la fenêtre, cela vous convient, je vous raconte. Vous me trouvez bavarde, je vois votre sourire, ne le cachez pas, je le vois, de toute façon je plaque ma main sur votre bouche, je n'entends pas votre réponse. Cela vous convient, vous m’avez toute contre vous, vos yeux sérieux plissent, vous êtes presque patient : je distingue l’océan au bout de chaque rue droite même à partir du cimetière Saint-Martin, pourtant le premier jour, il me faut absolument le découvrir par la rue de Siam.


Vous descendez la grande avenue avec moi, le grand frais d’ouest transperce les yeux, pas autant que sur la jetée de Trouville, avouez-le. Je mets mes bras autour de vous. Nous avançons experts, en quinconce, vous prenez la rafale de vent pour deux, mon profil plaqué dans votre dos. Vous ne voulez pas encore croire au blanc de cette ville, à mon bienêtre immédiat lorsque les mouettes crient à la gare dès mon arrivée. Je prends quelques photos pour vous depuis la promenade fortifiée plantée de camélias, je ne rencontre guère de monde, un couple très vieux emmitouflé lorsqu’il fait bleu presque doux, je les regarde, le monsieur ne peut que me dire bonjour, je réponds, il a un geste lent vers son chapeau. Personne ne sait que je suis dans ma ville sauf vous, je me tais plus qu’à l’accoutumée, vous prenez mon visage dans vos mains et vous savez. Les escaliers nous emmènent vers le port, il faut traverser encore quelques rues, les voitures sont plus indulgentes qu’à Paris. Je veux tout voir des quais, on ne m’empêche pas d’enfreindre les interdictions, ça sent bon, très fort, le soja aussi, paraît-il, au milieu des bateaux et des grues; vous clignez des yeux comme maintenant à m’attendre au soleil à la terrasse d’un café. Je fais avec votre fantôme, il me semble que vous pouffez de rire, je proteste, il le faut bien, mais vous êtes si vigoureux que mes bras s’en souviennent. La ville n’est à personne, les immeubles haut perchés dégagent le ciel, bordent le port; le soir, leur blanc jaunit de lumières domestiques et urbaines, je me rappelle avoir pensé à Alger en naviguant dans la rade pour le tournage d’un film. Vous avez très peur de l’eau noire à ce moment-là, vous ne dites pas celle que vous avez à me regarder nager loin, vous restez en retrait et me réchauffez après. Nous grimpons vers Recouvrance, là-haut, le rose du soleil couchant apaise vos yeux sérieux, il n’y a aucun bruit, aucune urgence. Vous n’êtes pas là lorsque mon ami m’ouvre son appartement, sans doute nous boudons-nous. Je me demande comment de telles marches d’escalier cirées, usées peuvent appartenir à cette façade sans âge. Il me faudra lire l’architecture massacrée reconstruite, et je sais déjà qui pourra m’orienter, je vous ai parlé de cet autre ami journaliste, je vous ai lu ses billets à feu et à sang, il me guidera. C’est un appartement hors du temps, et là encore, le même bois que celui de l’escalier de l’immeuble, un plancher où j’ai envie, une envie irrépressible, de sentir pieds nus l’essence polie. Le soleil, encore, décape les murs, mais il aurait pu faire gris comme à mon arrivée que je n’aurais pas moins été happée par Brest les pieds en premier. 32


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Je pense à vous comme vous pensez à moi, pas de la même façon, vous pensez bien ! Je ne vous imagine qu’avec moi, badauds, le reste ne m’incombe pas, quelle chance. Les pas sont immenses, nous franchissons d’un coup Paris rive droite. Nous bifurquons vers les musées, nous évitons celui de Picasso, nous parlons de l’instant extraordinaire, d’une chance qui n’est pas à gratter. Nous buvons des cafés, j’engouffre des bulots, nous sommes fatigués simplement aux cernes, rarement de nous et de nos bouderies. Je pense, c’est l’idéal, mais déjà vous êtes parti, je referme la fenêtre; dans le métro j’ai encore votre douce pression. Paris est un foutoir de rêves incognito. Vous revoilà dans cette rue, je n’aurais pas osé l’emprunter sans vous, j’ai comme ça de gros soupirs, vous m’attendez dans la voiture immatriculée LZZ, facile à retenir pour une piétonne. Je vous lis le journal allongée sur le lit, c’est à ce moment-là que vous le froissez, et ma robe, rappelez-vous : Au réveil, je me pinçais « je suis en Asie ! » Même si j’ai un faible pour tout ce qui est iodé, j’écartais, pas folle, les algues du petit-déjeuner au 25e étage de Shinjuku. Puis, je marchais, je ne me perdais jamais car les Japonais me récupéraient le nez dans la carte; après des kilomètres, je léchais, assise sur un banc, une glace – savez-vous que personne à Tokyo ne mange en marchant ? – Je me suis affaissée dans le jardin d’un temple, un seul arbre me regardait dans le gravier. Les noms s’estompent, peu importe; prégnante ou pas, l’impression garde le même goût des lustres durant. Cuzco, Brest, Tokyo, Machinchose-sur-Loir, la carpe farcie ratée de Samuel, mutterseelenallein… J’ai des moments de joie intense hors nous. Je suis allée voir Anselm Kiefer sous la voûte, en nocturne, il y avait Paul Celan et Ingeborg Bachmann. Vous avez enfin une carte d’identité pour m’accompagner à Berlin. À suivre…

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FABIEN PESTY

Babar Personne ne connaissait sa réelle identité. Avait-il seulement un nom et un prénom ? Impossible à dire. C'était Babar. Et personne ne s'était jamais demandé pourquoi ce surnom. On peut dire qu'il était ventripotent. Pas de cette obésité qui vous range au statut de riche, de notable, de parvenu. Non, de ce bedonnement aimable, qui fait que les gens disent “il est gentil”. On s’étonnait tout le temps qu’il parvienne à faire avancer son vélo, tant il pédalait au ralenti. Il narguait les lois de la pesanteur pour tenir en équilibre. La légende raconte que ses pieds ne faisaient qu’un tour de pédalier pour couvrir les trois kilomètres qui séparaient sa maisonnette du bistrot. La légende, cette putain… Cette silhouette droite, tenant le guidon très bas, traversant les rues comme s’il se déplaçait en engin spatial, cette placidité qui rappelait un personnage de Tati, tout ça faisait partie depuis tant d’années de la vie du village que plus personne ne le remarquait. Mais l’avait-on déjà vraiment remarqué ? Un monument. Mais un de la sale guerre, alors. Un de ceux qu’on a posés là pour ne pas oublier mais auxquels on n’a jamais pensé. "Bled-sur-Rivière, son église, sa halle, Babar. Marché le mercredi." Il posait son vélo contre le volet, entrait dans le bistrot et rejoignait sa place au bout du bar, toujours la même, mais sauf parfois. Les gens le saluaient, lui demandaient "ça va Babar ?" tout en sachant qu’ils n’obtiendraient jamais de réponse, tout en sachant que de toute façon Babar allait. On l’ignorait, et on ignorait pourquoi. De temps en temps on lui remplissait son verre ou on le prenait à témoin "hein Babar ? Vrai ou pas vrai ?" mais on se contrefoutait de son avis. Il était posé là, buvait ses canons, écoutait, regardait puis repartait sur son vélo, silhouette droite, un coup de pédale. Ce matin-là, sa transparence fut encore plus visible que d’habitude. On le salua à peine, on était trop occupé, trop perturbé. Les regards étaient bas et résignés. On avait retrouvé le corps de la petite Gaburnot près du lavoir. Sept ans, la gamine. Assassinée.


L’heure n’était encore qu’à l’abattement et à l’incompréhension. Les habituels se serraient la main en se tenant l’épaule, on se réconfortait du regard, on s’en remettait au silence. On s’en remettait un en silence. On n’avait pas encore pris le temps de se lorgner du coin de l’œil, de s’accuser et de se méfier de son ombre. Alors personne ne remarqua Babar sortir plus tôt que d’habitude. Ce n’est qu’avant de franchir la porte que sans même prendre la peine de s’arrêter, il prononça : "C’est pas moi qu’a tué la gamine." Les sangs se glacèrent instantanément. Un silence transperça le silence, les mots ne prirent même pas la peine de résonner. Des témoins racontent qu’ils ont vu la trotteuse de la pendule Johnny Walker s’arrêter. Les témoins, ces putains… Les plus jeunes, ceux qui ne fréquentaient l’endroit que depuis 25 ans, prirent conscience qu’ils n’avaient jamais entendu la voix de Babar, que c’était la première fois qu’elle voyait le jour. Au point qu’elle semblait avoir cligné des yeux en sortant de sa bouche… Puis les regards hébétés s’interrogèrent, le silence se tut. Avait-on bien entendu? Pourquoi avait-il dit cela? Pourquoi? Aux questions succédèrent les hypothèses, juste pour la forme. Les accusations fusèrent enfin. La mémoire, cette putain, ça vous joue des tours… On se rappelait que le soir du drame il était parti plus tôt, qu’il n’était pas comme d’habitude, qu’il avait les vêtements tachés, les yeux injectés de sang, des cornes lui avaient poussé sur la tête je crois,… On se rappela tout ce dont il était utile de se rappeler à ce moment-là. Puis on s’échangea des aveux. On ne l’avait jamais vraiment bien senti. On pouvait pas le blairer, il faisait peur, y’en a qui disent qu’on entendait des hurlements quand on passait devant chez lui la nuit, y’en a qui disent qu’il zigouillait les chats pour les bouffer, y’en a qui disent qu’il était sur la photo de mariage de Hitler. Y’en a qui disent. Tout ce qu’il avait fait était un indice, tout ce qu’il n’avait pas fait était une preuve, sa vie entière était un aveu de culpabilité. Il avait dit que c’était pas lui, donc c’était lui. Babar avait tué la gamine.

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Une milice s’improvisa dans le bistrot. Pas besoin de se dire les choses, on savait ce qu’il y avait à faire. "Bon causeux, mauvais faiseux". Alors on cause pas. Ils se rendirent chez Babar dans un silence monacal. Tout était décidé, les dés étaient jetés. Au quatre-vingt-et-un du jugement populacier, les dés sont légèrement pipés. Ils poussèrent la porte de sa cuisine et découvrirent l’antre du Diable. Une maison banale, vieillie, rurale. Babar était assis à sa table, un verre de rouge devant lui. Les coups se mirent à pleuvoir, on n’entendait que le bruit étouffé des poings sur ses côtes, les claquements sur son visage. Puis les insultes refusèrent de se taire et s’abattirent sur lui aussi violemment que les coups. Babar, il restait aussi stoïque qu’il l’avait toujours été. La douleur lui semblait étrangère, comme s’il n’avait jamais appris à avoir mal. Le nombre et la violence commençaient à avoir raison de sa rusticité. Il fallait l’achever. Aucun des hommes présents ce soir-là n’oubliera qu’avant que la décharge de chevrotine ne lui déchiquète le visage, il souriait. On ne l’avait jamais vu sourire, le doute aurait pu être permis. Et pourtant, avant que sa cervelle ne se répande sur le mur, il souriait. Personne ne sut jamais que Babar n’avait pas tué la gamine. Moi je le sais, vu que c’est moi qui l’ai tuée. J’en avais marre de me faire chaparder des fraises dans le potager, alors quand je l’ai vue se servir j’ai pas vraiment réfléchi. J’ai couru, j’ai attrapé un bastaing au passage et voilà. Je l’ai mise dans la brouette et je l’ai déposée près du lavoir. Mais il y a autre chose que personne ne saura sûrement jamais. Ce jour où tous ces gens ont parlé de lui, se sont enfin intéressés à lui, ce jour où on lui a prêté une histoire, une enfance, un passé. Ce jour où les gens l’ont regardé, lui ont pensé des sentiments, quels qu’ils soient, et lui ont imaginé une âme. Ce que les gens ne sauront jamais c’est que ce jour, le jour de sa mort, fût le seul vrai beau jour de sa vie.

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YVES MISERICORDIA

Poèmes Silence éventré ruisselant de ponctuations écorché dépecé découpé déchiré tranché Sons - discours mélangés d’un tout en l’autre ignoré Silence éventré ruisselant de lettres en l’être noircissant l’en terre nourrir un nouvel élan De même son ce chemin mène Sous les pierres un gouffre sans faim en forme de loup à qui manque les yeux où puiser soleil lune.

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Dans la cendre encore fumante j’ai trempé indifféremment ma plume ou mon pinceau figeant ces volutes incandescentes aux fugues de la passion Nous buvions ces soirs tous ensembles nos regards embués d’une ivresse ouverte comme lit aux matins d’été Des cendres à ces matins il restait des yeux vernis des rêves ternis contre les temples que nous longions en frappant les murs de sable avec nos mains réveillées en sursaut J’ai gardé secrètes les tensions inventives au creux d’un violon sans cordes qui jouait seulement les mensonges douloureux d’une braise assoupie.

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Il faut trancher ces éléphants cette mesure encore recluse au ciment des carrières il faut murer ces clochers ces défenses de bronze pliées dans le marbre Regardez à travers ces fossiles les veines des morts qui se faufilent en dansant séchez ce sang tiré de la bouche où les lames boudent le papier sulfurisé J’ai peint un soir ce tableau noir avec de la lumière mi-nuit.

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N’entendez-vous pas souffler la forge ces saillies de feu sur la branche encore vive Personne personne n’entend ce corps à corps lame contre âme Sans passer par la brûlure avec le feu comme complice on ne peut atteindre au silence.

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Un jour le vent est le roseau le feu est la plaine Jusqu’à la nuit tant d’étoiles crépitent Est-ce des yeux qui rêvent du secret L’ombre est lumière complicité alchimique Ce fut bien un jour jusqu’à la nuit voir Le jour dans les cendres

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On entendait la plainte des hommes couvrir le sable quelle brûlance Ce froid de neige n’attend pas il retire à l’absence les dernières traces de chemin qui dessine sa bordure même Et leurs cris créaient une terre ronde Sur leur regard d’argile séchée s’épluchant en vague on entendait le souffle des dieux.

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BRUNO CLOCHARD

Calygraphie nocturne www.saato.book.fr / tel 06.82.68.03.53 / mail bcsaato@gmail.com

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JEAN-CLAUDE BABOIS

Passacalha transiberiana (provenรงal)

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Note pour PASSACALHA TRANSIBERIANA

Mon grand-père paternel Alain BABOIS était conducteur de locomotive. Il conduisait avant la guerre 39/45 sa propre locomotive (140-B-170). J'ai la plaque à son nom. Tout petit, il m'a fait faire un tour. Je le vois encore mettre ses grosses lunettes, un casque en cuir. Puis, lui, le mécanicien, conduisant cette machine “tchoutchoutante” tandis que le chauffeur depuis le tender jetait des pelles de charbon dans le foyer. La fumée noircissait son visage... J’avais rêvé d’un grand voyage en train, que j’ai réalisé en 1986 avec mon amie Marie-Noëlle. 8 500 km depuis Saint Petersbourg jusqu’à Khabarovsk, sur les rives du fleuve Amour (tout un symbole). Une passacaille (de l’espagnol passar calle, passer la rue) est une danse écrite sur une basse obstinée (la basse est ici le martèlement du train exprimé par le mot russe “tarataram”). Ce poème, je l’ai écrit directement en provençal dans le transsibérienmême, puis l’ai traduit en français, afin que le guide de ce voyage puisse le traduire en russe et le noter dans le livre d’or du transsibérien.

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Temps légers, êtres chers Grand-Père Voler quelques instants, quelques années heureuses Avenir anthracite de ta vie laborieuse L'espoir toujours niché dans tes petits cigares Et partir et rêver sur le quai d’une gare. Noël déjà ! L’ourson dans la valise. Tes idées ont vieilli, la sagesse est de mise Inventer au pipeau pour l’enfant quelques notes Nouer à son fusil, l’œillet de la révolte.

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Zénith Bonheur en boîte de conserve. Préparer un peu à l’avance Administrer le dimanche, retrouvailles enfumées, amitiés Bonheur en brochettes aromatiques. Servir à point Entre un apéro bien frais et un opéra savoureux Cuisson à surveiller, saison sèche Un accident Est si vite arrivé !

Rencontre Tendresse ou tempête, entendre les mots de l’instant Infaillible jusqu’au cri jailli des peurs souvenirs Lire les sons ivres de ces leçons qui lassent, tant pis, Lèvres étonnées de comprendre, de se rendre Enfin Utiles et agréables, universelles et usinées Love love love, et overdose de baisers météores Tais-toi, tu n’as plus l’âge, trouve autre chose Illusion d’optique ou instinct de survie Lève-toi mais ne marche pas, le bonheur est déjà sous tes pieds Lève plutôt la tête et arrête de rêver Entre-temps, détends-toi et regarde et réfléchis Une seule vie suffira-t-elle ? Une vie unique mais Libre, lente, lavée de lassitude.

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WILL BERRY

Ainsi Il est un temps où la nuit nous appartient Il serait tant que le sommeil soit enfin mien Mais le désir autant que l'espérance Au bout du compte, tels des souvenirs d'errance Nous viennent, nous reviennent Nous maintiennent dans un état Si proche de la torpeur, las Une douce léthargie Et puis ici-bas, loin de là Peut-être un monde sans émoi Il nous faut ainsi vivre Un éveil, un réveil Qui nous délaisse loin de là Nous enivre C’est ainsi, langueur de la vie, Cette douce nostalgie Sois la seule à nous laisser fugueurs Alors qu’il en soit ainsi

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WILL BERRY

Embrasser Il fut un temps où le rien vibrait Il fut un temps où l'important n'était Une succession d'instants, autant Prenant le futur contre sa volonté Le frustrant d'exister, d'exhiber Sa froideur à venir, à survenir A retenir ses sentiments Vint le moment où il fut révélé Contre son gré, sa volonté Le dessein non désiré D’un passé fataliste Vint le moment où il la caressa Contre son gré Un caprice peut-être, un délice Et fût révélé d’une évidente obscurité Enivrement, étourdissement, Et tournant doucement, la tête L’esprit, s’émoussant de cette perception Il abandonna, s’abandonna, Se donna, à ce qu’il lui fallut, qu’il lui fallait, Embrasser

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EMMANUELLE MALATERRE

T(su)erre ennemie Collage A4 papiers déchirés

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PASCAL LERAY

L’instinct du drame

(réautobiographie1/3)

De naissance j'avais le sentiment des branches qui tombent quand je ne les voyais pas. Elles étaient au-dehors de moi à la fenêtre déguisée en miroir. Elles se battaient et moi aussi avec le vent peut-être les événements les rêves de la veille ou l’endormissement.

Je ne savais pas encore compter mais parler m’était déjà plus difficile. Les mots s’enfonçaient dans ma bouche trop haute comme des coups de poing. Je donnais au ciel des teintes qu’il n’avait pas. C’était là mon seul jeu. Je ne savais pas jouer et je suis resté en l’état depuis lors. Vous me verrez – rouillé comme une brouette à demi-enfoncée dans le sol – sinon que j’ai en moi l’instinct des branches qui tombent.


Je ne sais toujours pas faire mes comptes. Ma maison est une chose inhabitée pour une tête inhabitable. Mon cerveau est un cercueil armé de roulettes ridicules. Mon corps – la porte de l’enfer. Et c’est ainsi que je vais bien, très bien à même ma mémoire sous le sommeil simulé par ma seule paupière dénuée d’expression, ronflante.

L’expérience que j’ai de l’école ressemble en quelque chose au tambour d’un lave-linge. L’épuisement me guettait dès le premier jour quand il fallait que je me couvre la peau de lettres cutanées pour les reporter sans défaut sur une feuille de papier millimétré. Comment écrire le décompte alphabétique avec du sang s’il coagule avant d’avoir coulé, par exemple ? Les énigmes, je ne les résolvais pas. Et dans la cour de récréation, une rumeur se faisait grosse, sonore, déstabilisante. Je ne me résoudrai de rien.

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Les rires fusèrent sans ma voix. Je n’étais pas assez de tremblement, pas assez feuille, peut-être je devais bien m’envoler cependant. Qu’allais-je faire sous ce préau ? Compter à l’infini, gager que j’irai jusqu’au bout, après les milliards, après les nombres qu’on ne sait pas dire. Je comptais sous les rires moqueurs qui savaient que c’était impossible et le savent encore, je les entends encore me dire si je suis impossible. C’était vrai, ce ne le sera plus après l’introspection sous le préau quand je recompterai les jours passés. Ils ont passé les milliards, on dirait.

Je n’ai pas fait l’armée. On m’aurait arrêté à cause de ma double-langue. J’ai de naissance l’œil et la langue de l’agent double. Aussi ne pouvais-je tirer au fusil. J’aurais tué mon ombre, la belle affaire ! Et l’on m’aurait jeté dans une geôle pour me torturer en me faisant entendre des chansons niaises comme si je les avais moi-même chantées en deux langues hostiles simultanément. J’ai déserté. De naissance je suis au désert comme un cactus gorgé de sable et de poussière.

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Mon industrie est passagère. J’ai passé les milliards et chanté la chanson du désert. Le sable seul me reconnaît. Je suis si granuleux en esprit ! Il a fallu que j’entreprenne de grandes opérations de division. Ma peau était mon unique plan. Puis la faillite, la relégation et les journées de marche, pensant à tout ce que j’avais aimé, au sable toi que je ne verrai plus. Dans le désert ma chanson a plié. Bizarre moineau juché sur une dune, j’ai étendu mes ailes sur le passé de ma région mentale désindustrialisée.

Comment battre en retraite dans ces conditions ? Il faut réellement se poser la question des conditions pour regarder en face le chemin parcouru, hasardeux et la mort à venir, bizarrement le seul message du dessin linéaire dont je fus le moteur (ce qui explique que je sente si fort l’essence). Poser et reposer les conditions de mon repli. Quand on est un moineau chef de guerre, le sable des batailles fait office de sagesse sénile. Tu resteras la victorieuse.

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LILAS KWINE

Je suis calme je suis calme, le vent salé bruisse ses rameaux sur l’ambre crâne de mon cheveu tortille badin ses bras de pieuvre sur mon front bas, sur mon repos, disperse à l’amble son aubade le vent console les conifères je suis calme, tu vois, comme la mer morte au rivage immobile comme l’eau tranquille d’un ruisseau esseulé le murmure du silence berce les vaines angoisses impavide et sans hâte oppresse le poids des ans conteste le fardeau évident de mes traces je suis calme comme la brise délicate dépose son bagage sur le velours soyeux d’un îlot salutaire le drap de l’impassible a passé son garrot droit en amont de toutes les guerres le vent console les conifères… je suis calme, tu vois comme les mers d’août au soleil couchant comme le sommeil chloroforme la pensée comme le dormeur du val amputé de ses rêves par le voile solitaire, luminaire de la paix au belvédère de l’instant devant toi je suis calme

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LILAS KWINE

À l’initial un peu avant la nuit ton rire m'a fait la peau un peu avant l'ennui a volé en éclat et mon cœur qui battait la campagne mes empreintes mordues à l'hameçon à présent ne réclament que camarde ton rire saupoudré sur ma peau de chagrin ton rire est retombé de l'éros au sanglot je pourrais renaître demain avant que les soupirs ne s'évadent avant que ne passent leurs chemins les heures béates au terrain vague mais la fêlure joviale entretenue de nos mots, nos boniments sans lendemain nos desseins, nos alarmes et nos épures sans protocole ne cessent de frayer au timbre roide du temps que ne donnerais-je pour revivre sauvage, les bourrasques fauves les orages indomptables les caresses inflexibles ô le champ initial de nos défunts tourments


YANNIS SANCHEZ

Crise et conséquences ACTE IV JEAN-MI

ACTE IV Scène I : JEAN-MI, seul

JEAN-MI, remonté Ah ! Putain de bordel, on a de quoi haïr Ceux qui passent leur temps à promettre… et trahir ! Tous ces cons de tous bords bourrés d'inaptitudes Prétendant qu'il suffit de faire des études Pour avoir un emploi : quelle débilité ! Aujourd'hui, pour gagner un peu de dignité, Il faut mourir de froid, de désespoir, de peine. Notre vie en est là, tu parles d’une veine ! Quand on pense au merdier dont on doit se sortir Pendant que tous ces cons ne savent que mentir Ne voyant que le bout de leur nez, quand je pense A tout ce temps passé pour avoir ma licence Et qui ne m’a servi qu’à me sentir plus bas Quand le mec qui m’a mis dehors ne l’avait pas ! Quand je pense et repense à ces étudiantes Qui, pour pouvoir payer ces études barbantes N’ont pas d’autre moyen que se prostituer ! Ces maudits gouvernants, il faudrait les huer Chaque fois que leur bouche amorce une parole ! C’est eux que l’on devrait renvoyer à l’école, Eux et tous ces pantins qui leur servent d’amis, Qui vont ouvrir leur gueule à la télé, promis Pour quelques numéros à d’incroyables sommes; Tous ceux-là qu’on devrait secouer, femmes, hommes !

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Quand je pense aux efforts, chaque jour, que l’on fait Et qu’après je m’entends ce con de sous-préfet Corrompu jusqu’aux os qui parle et déblatère Comme l’on doit parler dans chaque ministère Pendant que le pays bosse comme un forçat, Franchement je me dis qu’on vaut mieux que tout ça ! Ah pour nous rabâcher les effets de la crise, Ils sont forts ! Pour avoir le mandat, la mainmise, La tête des partis au point de s’affronter, Ils sont forts ! Pour vêtir une robe et porter Un diamant au doigt quand dehors on proteste, Ils sont forts, ils sont forts !… Mais putain, pour le reste ! De l’engrais contrefait ! Des raclures d’oignons ! Sûr que s’ils se changeaient demain en champignons Et qu’on les découpait pour un repas bien classe, Chaque convive aurait presque aussitôt la chiasse ! C’est la chienlit, la vraie, avec souk intégral; Cette fois pour de bon hélas, mon Général ! Et combien sommes-nous à penser de la sorte ? Au moins des millions qui derrière leur porte Ont deviné depuis longtemps ce jeu de con Sculptant chaque Français au format d’un wagon ! Ah c’est un beau bordel, saluons la merdasse ! En guise de pécul, on a la paperasse ! C’est la merde ! Oui Madame ! Une merde d’enfer, Une merde œuvre d’art ! Toute l’eau de la mer Ne saurait effacer cette tache de merde ! (Il se calme un peu) Bon, où je suis d’abord ? Avant que je me perde, Cette chaise, je dois la faire réparer Mais va trouver un gars, toi, qui sais restaurer Ce machin de nos jours ! UNE VOIX Moi, je saurais le faire.

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ACTE IV Scène II : JEAN-MI, UN GITAN

GITAN, faisant signe à Jean-Mi de lui donner la chaise Fais voir un peu la chaise ! (Il l’inspecte et se met au travail) Aller va c’est l’affaire De même pas un quart d’heure ! JEAN-MI Vous êtes sûr ? GITAN Même mon petit-fils trouverait ça moins dur Qu’une sieste pardi !… Belle chaise flamande : Je dirais dix-neuvième. JEAN-MI Ah bon ! GITAN Je me demande Comment cette humble chaise est arrivée à vous ! JEAN-MI Pourquoi ? GITAN Vous avez l’air d’ignorer, entre nous, Ce que vous faites là. JEAN-MI, après avoir émis un sifflement perplexe Moi la philosophie Ce n’est pas trop mon truc, vous savez ! Je me fie A mon instinct, du moins quand j’ai la liberté De le faire. Aujourd’hui ce monde est à côté De la plaque et pourtant il tourne… et perd la tête ! 80


Le constat est amer; la liberté s’achète. Quant au bonheur mythique, au plus j’entends parler Cette intelligentsia prête à nous enfiler Sur des broches d’impôts comme des chiques molles, Je me dis qu’il est loin et que seules les folles Et les tricheurs sans rate en atteignent les bords ! GITAN Hombre, la liberté, tu la sens dans ton corps ! La liberté tu l’as, mais le plus difficile C’est d’apprendre à garder cette étoile fragile. À partir du moment où tu laisses quelqu’un S’en approcher trop près sans opposer aucun Acte de résistance, alors là tu l’exposes À l’avilissement, aux compromis moroses Et tu n’en sortiras que plus désabusé (Silence) Ma Liberté je l’aime et pour avoir osé La défendre partout face à tous les insignes, On n’a gardé de moi que les mauvaises lignes. On m’appelle voleur, on insulte les miens, On attribue à tort le nom de mes anciens Et le nom de mon peuple à diverses peuplades; On me confond, m’accuse et malgré ces brimades, Je ne me plaindrai pas comme d’autres le font Car je suis resté libre et je suis sûr qu’au fond, Quand le monde et les gens se seront rendus compte Que ces détournements d’Histoire qu’on raconte Sont faux et dépassés, alors on oubliera Et la main dans la main, on recommencera. Tu vois, la liberté, c’est ma façon de vivre; On veut me la changer ? Moi je veux la poursuivre ! Au plus on me dira : ‘’les gitans non merci !’’, Au plus je bénirai ceux qui parlent ainsi ! Car l’amitié peut naître avec la réprimande: Le pardon est plus grand quand la haine fut grande; Le pouvoir d’écouter, voilà la liberté Et pourquoi j’aimerai ceux qui m’ont détesté ! Hombre, la liberté sera toujours l’exemple De ce qu’est ton bonheur, ces deux-là vont ensemble ;


Un homme malheureux restera prisonnier De toute la rancœur qu’il ne peut éloigner. Le bonheur est un choix qu’on mérite et décide. (Il se lève et tend la chaise à Jean-Mi qui l’a écouté attentivement et avec curiosité) J’ai terminé. Ta chaise est de nouveau solide. Ce n’était rien de grave, à vrai dire. JEAN-MI Combien ? Sept euros, c’est bien ça ? GITAN Non, tu ne me dois rien. JEAN-MI Mais… GITAN Ne discute pas, cette rencontre est belle Et tu t’en souviendras dans ton cœur comme telle. JEAN-MI Merci. GITAN Ton cœur est bon, modeste et courageux : Bientôt tu vas agir et tu seras heureux. (Ils se regardent, puis Jean-Mi se retourne et continue son chemin.)

ACTE IV Scène III : JEAN-MI, UN HOMME Jean-Mi emprunte une allée entre les stands du marché. Quelques mètres devant lui, il voit un homme dont le portefeuille glisse de la poche et tombe à terre. Jean-Mi le ramasse. 82


JEAN-MI, brandissant le portefeuille Monsieur ! Oui, le monsieur avec le tricot rose… Vous l’avez fait tomber. L’HOMME, se fouillant les poches avant de lever la tête Putain, merde ! JEAN-MI Et pour cause L’HOMME Quel ensuqué je suis ! Ben merci mille fois Monsieur, vous me sauvez. Je crois que je vous dois Comme le dit l’adage, une fière chandelle ! J’avais la tête ailleurs… JEAN-MI Ailleurs ?…Une donzelle ? Ça peut se concevoir. L’HOMME Non pas du tout, holà ! Ça ne fait que depuis hier que je suis là : Pour raison de boulot; alors je déménage. Vous savez ce que c’est; rangement déballage, Les cartons de partout, jamais on n’en finit ! Encore quelques jours avant d’avoir mon nid ! JEAN-MI Les déménagements, c’est toujours la galère ! On court dans tous les sens, on se met en colère, On se dépêche, on cherche à devenir gaga… Quand on s’assoit, c’est trop tard pour le pastaga ! Sacrilège ! L’HOMME À propos, vous savez qu’il est presque Midi moins le quart ? Ça vous dit une mauresque ? JEAN-MI Ah ! J’aurais bien voulu mais je dois retourner Au boulot et je gagne à ne pas déconner. Du travail naît l’ennui, sobre moule moderne Qui rend par son goulot le quotidien si terne


Que le plus noir des trous de balle est un pastel ! On se dirige droit vers un sacré bordel ! C’est un gâteau de merde et chacun le déguste ! L’HOMME C’est bizarrement dit mais néanmoins c’est juste… JEAN-MI Bon allez, je m’en vais ! L’HOMME Peut-être nous aurons L’occasion de boire un pastis. JEAN-MI Espérons ! Bah ! Si vous fréquentez les bars du centre-ville, Trinquer jusqu’à plus soif s’avèrera facile. JEAN-MI Alors à très bientôt ! L’HOMME À la prochaine ! JEAN-MI À plus ! (À part) Un mec qui boit, bonnard ! Il est sympa ce gus !

ACTE IV Scène IV : JEAN-MI, UNE FEMME

Jean-Mi débouche sur un parking. Une femme est près de sa voiture et tente de soulever quelque chose se trouvant dans son coffre.

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JEAN-MI, à part Je dois avoir l’air con tout seul avec ma chaise… LA FEMME Monsieur, s’il vous plait ! JEAN-MI Oui ? LA FEMME Ce foutu bureau pèse Un poids fou. Vous pourriez m’aider ? JEAN-MI Certainement ! LA FEMME Ah merci ! JEAN-MI Voyons voir…Mais vous ferez comment Après pour le bouger ? LA FEMME Il est sur des roulettes. JEAN-MI, inspectant le bureau Ah d’accord ! LA FEMME Pour mes mains un peu trop maigrelettes C’est plus simple. JEAN-MI C’est sûr ! LA FEMME De nos jours tout est fait Pour nous faciliter l’existence. JEAN-MI En effet !


LA FEMME Petits plats congelés et gros bureaux qui roulent, On croit gagner du temps mais les hommes chamboulent Des siècles de savoir et d’efforts assemblés Par ses aïeux. Ceux-ci n’étaient pas affalés Dans le confort des dieux comme un troupeau de morses : Ils savaient contenter leurs désirs par leurs forces. Maintenant regardez ! Nous sommes assistés Avec cet arsenal fait de commodités; Nous pensions en tirer du temps libre pour vivre Et pourtant le chemin que nous paraissons suivre Ressemble davantage à de l’enfermement, Du repli sur soi-même orchestré lentement Par les nouveaux progrès dits de technologie Qui nous enfle le sang jusqu’à la névralgie. JEAN-MI, mettant le meuble à terre Ne cherchez pas de pierre à jeter à quelqu’un. La faute est collective et le tort est commun, Nous sommes innocents et nous sommes coupables. Mettre un frein, nous pourrions tous en être capables Mais il faudrait d’abord qu’on recouvre le droit De parler franchement sans que l’on ne se voit Taxés d’une étiquette absurde et diffamante. La solitude étant pour beaucoup déprimante, Ensuite il nous faudrait retrouver le loisir De partager le temps de se faire plaisir Avec simplicité, sans jamais tenir compte Des travers du mauvais orgueil comme la honte Et ceux plus dangereux, plus aveugles, plus cons Comme le fanatisme et les religions Qui séparent les cœurs et divisent les hommes En faisant rejaillir le spectre des fantômes Qui portent sur leur front les rancœurs d’autrefois. L’homme s’était construit un royaume de bois; Ceux qu’il nomme des dieux ont mis une allumette, Le progrès s’est chargé de tourner la molette, Nous connaissons la suite…

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LA FEMME Etincelle, brasier ! Certains sont si contents qu’ils peuvent s’extasier En voyant ce désastre. JEAN-MI Ou se remplir les poches. Silence LA FEMME Nous autres, inconnus, nous sommes bien plus proches De la réalité, de ses contrefaçons; Le pire dans tout ça, c’est que nous le savons Mais ce même savoir nous persuade et suggère De ne plus s’étonner si l’on ne peut rien faire… C’est étrange… JEAN-MI Ça l’est. LA FEMME Bon, je vais m’assurer Que ce foutu bureau roule ! JEAN-MI Je vais rentrer Avec ma chaise en main, toute flambante et neuve. (Ils hésitent à partir) Vous croyez que la vie est vraiment comme un fleuve ? LA FEMME Si jamais c’est le cas, je pense qu’il faudrait De pareils petits bouts de moments qu’on prendrait Pour bâtir d’autres ponts et relier les berges. JEAN-MI Oui, ce serait bien mieux que d’allumer des cierges ! Je vous souhaite d’avoir le bonheur. Au-revoir 87


LA FEMME Au-revoir et merci. (Il s’éloigne) Je vous souhaite d’avoir Les moyens d’accomplir ce qui vous fait envie, Tout ce qui peut vous rendre heureux toute la vie. Nous en avons besoin plus que jamais.

ACTE IV Scène V : JEAN-MI, EVAËLLE, SA MÈRE, UN VENDEUR JEAN-MI Je sens Dans ces moments confus le pas lourd des passants Qui sortent de chez eux minés par leur angoisse Qu’ils ne peuvent nommer. Cette époque les froisse, Les serre dans son poing de fer démesuré Et chacun se retrouve ainsi désemparé Comme pris de la gorge aux poignets jusqu’au ventre Par l’invisible poids qui l’amène à son antre Et réduit sa journée en poussières d’argent. Vivre devient toujours un peu plus exigeant, Un peu plus difficile à chaque jour qui passe. Nous avançons de fait jusqu’au bout de l’impasse Et cela ne surprend plus personne. C’est fou ! Bientôt, sans préavis, on nous tordra le cou : Ça paraîtra normal et l’on se dira juste, Ne pouvant plus parler, que la vie est injuste Et nous soupirerons comme un tas de mourants ! Il sent une présence derrière lui, se retourne et voit une petite fille, en sanglots, se triturant les mains. EVAËLLE Monsieur, je crois que j’ai per-perdu mes parents. (Il se baisse)


JEAN-MI, sur un ton rassurant Ben alors ma chérie… Allez viens, sois tranquille, Des parents je suis sûr que c’est très très facile A retrouver, d’accord ? (Il la prend dans ses bras) EVAELLE Je-je veux ma maman ! JEAN-MI Tu vas la voir, promis ! Tu t’appelles comment ? EVAËLLE Evaëlle. JEAN-MI Evaëlle ? Oh, c’est joli ma grande ; Allez ne pleure plus… (Mais elle continue) Tu sais, je me demande Souvent ce que ça fait d’être grand jusque-là (Il met la main très haut) EVAËLLE C’est pâs possiiiible ! JEAN-MI Si ! Mais seulement voilà.. (Sur le ton de la confidence) En fait j’ai le vertige alors bon je préfère Rester tel quel. La seule ici qui peut le faire, C’est toi ! EVAËLLE Comment ? 89


JEAN-MI Tu veux que je te montre ? (Sa tête fait oui) Bon. (Il s’accroupit) Monte à cheval, vas-y, c’est simple. Attention. (Il se relève) Et voilà ! Maintenant la plus grande du monde, C’est Evaëlle ! (Elle rit) (Seul) Enfants qui faites une ronde, Aujourd’hui vous chantez, vous vous tenez la main, Vous n’avez pas besoin de mentir mais demain Vous vous réveillerez dans l’horreur d’un vacarme Pareils aux innocents sans recours et sans arme, Un monstre saisira votre sincérité Pour l’offrir à l’autel de la société Et vous serez perdus autant que nous le sommes ! Vous direz : ‘’c’est donc ça la nature des hommes ?’’ Et nous vous répondrons : ‘’c’est elle, la voici.’’ Et devant le dégoût de devoir vivre ainsi, Vous nous reprocherez notre manque d’audace : Vous nous demanderez : ‘’Pourquoi si peu d’espace ?’’ Vous nous direz : ‘’Pourquoi n’avez-vous donc rien fait ?’’ Et nous, arguant que nul ne peut être parfait, Nous nous retrancherons derrière le mensonge Pour ne pas dévoiler le regret qui nous ronge. Tu crois avoir perdu tes parents mais c’est faux !

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Bientôt tu comprendras que les airs triomphaux Servent de châteaux forts à l’adulte qui cache Son aveu d’impuissance à défaut d’être lâche ! Tu crois avoir perdu tes parents ? Pas du tout ! Je crois que ce sont eux qui te perdent partout. (Il aperçoit un vendeur d’alcool sous une tente faisant la promotion de ses produits) Evaëlle, tu vois le monsieur sous la tente Qui tient un gros micro comme quelqu’un qui chante ? EVAËLLE Oui. JEAN-MI Ce gentil monsieur va nous aider. EVAËLLE Ah bon ? Comment vous le savez ? JEAN-MI, comme pour livrer un secret Ah ! Tu sais, mon surnom C’est monsieur je-sais-tout ! EVAËLLE, pareil Et tu sais tout ? JEAN-MI Peut-être.. Celui qui m’appelait comme ça, c’est mon maître, Quand j’étais tout petit ! EVAËLLE Plus que moi ? JEAN-MI Largement ! Même que j’avais peur du méchant loup gourmand ! Je suis sûr qu’il est là, derrière mon armoire, Sacré loup !


EVAËLLE Mais tu crois c’est une vraie histoire ?

JEAN-MI Ben pardi, j’en suis sûr ! EVAËLLE Mais non, mais c’est pas vrai !

JEAN-MI Ah bon ? EVAËLLE Bah vouiii, c’est juste une légende. JEAN-MI J’ai Eu peur d’un loup alors que c’est une légende ? EVAËLLE Bah vouiiiii !!! JEAN-MI, souriant Finalement, c’est bien toi la plus grande. (Ils arrivent près du vendeur) Allez, descends ma puce, attention… Voilà. Bonjour Monsieur ! LE VENDEUR Bonjour ! JEAN-MI, lui signifiant ostensiblement le micro Cette fillette-là A perdu ses parents. LE VENDEUR Comment elle s’appelle ?

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JEAN-MI Viens ma puce, tu dis au monsieur. EVAELLE Evaëlle ! LE VENDEUR Bientôt, je te promets qu’ils seront près de toi. (Il prend son micro) La petite Evaëlle est à côté de moi, Elle attend ses parents… Ah ! Je vois une dame Qui se presse. (À Jean-Mi) Elle a l’air d’avoir le cul en flamme ! EVAËLLE C’est ma maman ? LE VENDEUR Attends je vais te la montrer. (Il la porte) EVAËLLE C’est ma Maman !!!! LE VENDEUR, au micro Messieurs dames, sans commérer, Certes, ce que je vends provoque la cirrhose, Néanmoins aujourd’hui, je sers à quelque chose ! LA MAMAN, accourant Evaëlle, mon Dieu ! EVAËLLE Maman, excuse-moi, Je sais que je dois pas trop m’éloigner de toi Mais j’ai pas fait exprès Maman, je te le jure,


C’est vrai, je te mens pas Maman ! LA MAMAN Mais j’en suis sûre, Ne t’en fais pas ! (Au vendeur) Merci Monsieur. LE VENDEUR Oh ! C’est surtout Ce Monsieur qui… ben zut, il est parti d’un coup !

ACTE IV Scène VI : JEAN-MI, LULU Jean-Mi a récupéré sa chaise et traverse la rue. A l’angle, un vagabond gratte sa guitare et déclame. LULU Messieurs dames, voyez ce qu’on fait d’un artiste ! Un amuseur de foule aux airs de guitariste Qui versifie un peu pour récolter un sou Quitte à ce qu’on le prenne encore pour un fou ! On est tous dans la merde, on est tous dans la crise, Pour ma part quand il pleut, je ne suis pas Moïse ! Une petite pièce et merci ! JEAN-MI Tiens l’ami ! Et fais-en bon usage ! Adessias ! LULU Jean-Mi ? JEAN-MI On se connaît ? 94


LULU C’est moi ! Lulu fond-de-bouteille ! Ton pote, ton collègue et sa bouche de vieille ! JEAN-MI Lulu… Lulu ! Ben merde alors, nom d’un clébard ! LULU Sans déconner, c’est toi ! Jean-Mi terreur-de-bar ! JEAN-MI Ah ! Ça me fait plaisir, je te jure ! LULU De même ! Alors, où t’ont mené tes chansons de bohème ? JEAN-MI Oh ! Guère loin l’ami ! D’ailleurs regarde-moi ! Il est bien loin le temps où j’étais hors-la-loi De la bonne tenue et des bonnes manières. Quelquefois je m’en vais caguer dans les bruyères Pour me décompresser le derche et le cerveau Quand l’appel du grand air me saisit à nouveau, Mais c’est tout ! En un mois, j’ai fait de la malice Une demi-grenouille engrossée au service D’une gente vivant comme dans un palais. Je me suis fait chauffeur, larbin des roitelets; C’est la nécessité qui m’a poussé, mon pote ! ! LULU Tu reviendras, tu crois, au commerce du chiotte ? JEAN-MI Ma foi, peut-être bien mais ça m’étonnerait… On n’imaginait pas qu’on nous licencierait Mais la crise est passée et nous, on l’a suivie. LULU Mais c’est un bon secteur : on a toujours envie D’aller pisser un coup et d’envoyer un fax; C’est justement pour ça, tu peux gagner un max Mais à condition de créer l’entreprise,


Qu’elle prospère autant que possible et la crise Qui généralement épargne le patron Ne fera plus chier notre roi du nestron ! (Il lui tape sur l’épaule, puis allume un reste de joint)

JEAN-MI, souriant Toujours aussi vulgaire et drogué ! LULU Je l’assume : Comme on dit, fume fume avant qu’elle te fume ! JEAN-MI Et toi, mon vieux Lulu, qu’est-ce qu’il s’est passé ? De te voir comme ça… LULU, fumant tranquillement Les ventes ont baissé : Classique ! Le dépôt de bilan, fermeture, Des loyers en retard, crédit sur la voiture, Les dépenses de soin pour ma mère et ma foi, Trois mois plus tard j’avais juste à peine de quoi Bouffer qu’un beau matin, avant que je ne sorte, Un de ces cons d’huissiers était devant ma porte ! Tu devines la suite… (Il éclate de rire) Au dernier jour, ce con… J’ai mis un laxatif dans son infusion ! Mon gars, il s’est chopé la plus grande chiasse Du premier quart de siècle ! Il a pleuré sa race ! J’ai pris mon dernier sac et j’ai tracé la route En laissant l’autre con démouler sa choucroute. Maintenant je suis là mais provisoirement; Ca ne durera pas. Tu vois, bizarrement, J’éprouve du plaisir à connaître la rue…

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La liberté réelle ! Elle m’est apparue Comme une sainte chose et j’en suis amoureux : Je n’ai plus à mentir, à paraître, je peux Chanter comme un fada quelconque connerie; Je balance au hasard une saloperie Sur les flics et les gens rigolent de bon cœur, C’est fou ! JEAN-MI Lulu, je veux t’aider à…

LULU Non. Ma sœur Va bientôt revenir de son boulot en Suisse : On va louer un truc dans le centre de Nice. Ne t’inquiète pas amigo, je vais bien; Je me sens même heureux ! Ce bordel, ce n’est rien, Quelques désagréments tout au plus, rien de grave. (Il regarde sa montre) Aller, va travailler glandeur ! C’est toi l’esclave Au cas où tu l’aurais oublié ! JEAN-MI Sacré toi !… (Il se lève) Lulu, quand tu seras à Nice, appelle-moi, Et sans faute ! LULU Promis, juré, craché !

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JEAN-MI J’espère ! LULU Je te le jure au nom de Saint-Ricard mon Père !

JEAN-MI, seul et en partant Lulu… Comment veux-tu qu’on s’en sorte dès lors Que des gens comme lui se retrouvent dehors ?

À suivre…

Retrouvez l''acte 5 de « Crises et conséquences » dans le Testament5!

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EMMANUEL RASTOUIL/ textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

Rien n’est vrai



EMMANUEL RASTOUIL

Le baiser

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EMMANUEL RASTOUIL / textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

Celle qu’il préfère

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EMMANUEL RASTOUIL / textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

L’arrache-cœur


EMMANUEL RASTOUIL / textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

La rencontre

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EMMANUEL RASTOUIL / textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

Ainsi va la pluie

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EMMANUEL RASTOUIL / textes & PHILIPPE ODDOART / photographies

Sérénité

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