Martine Martine Catalogue raisonné de l'oeuvre

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Martine Martine


Martine Martine c ata l o g u e r a i s o n n é d e l ’ œ u v r e

Sous la direction de Daniel Marchesseau

Catalogue des œuvres établi par Guillaume Daban

Editions du Regard


SOMMAIRE 7 Introduction 13 L’ŒUVRE Daniel Marchesseau 14 Ateliers 22 Autoportraits 28 Livres 34 Mains 43 Concerts et danse, De Harmonia Mundi 56 Chevaux 64 Les d’Après, les interprétations 74 Altérité sombre, autour de quelques figures de Balzac 82 Sculptures 96 Faces à faces, les Sumos 107 ​ CATALOGUE DE L’ŒUVRE​ Guillaume Daban 108 Peintures avant 1970 122 Peintures après 1970 226 Sculptures 254 Lavis 330 Dessins avant 1970 362 Dessins après 1970 378 Gravures 398 Bijoux 412 Céramiques 415 PARCOURS BIOGRAPHIQUE Daniel Marchesseau 416 Une histoire de famille 429 Les Années de formation 1950-1954 433 Léon Cligman 436 Martine Lévy-Cligman 442 Martine seule en peinture

La Source. Bronze, 1982, 190 x 92 x 79 cm. Musée des Beaux-Arts de Tours Page précédente : Grands Sumos de profil. Huile sur toile, 2002, 162 x 130 cm

480 Expositions et bibliographie 484 Index thématique des œuvres 486 Index des noms cités ​ 488 Remerciements et crédits photographiques


INTRODUCTION

L

« Je ne suis pas un peintre révolutionnaire, je ne cherche pas l’exaltation, la ferveur me suffit. » Georges Braque (cité par Pierre Lévy)

a peinture de Martine Martine, aussi personnelle que puissante dans sa fidélité à la figuration, puise son énergie créatrice comme son formidable goût de vivre dans ses racines familiales. Avec une juste appréciation de son univers personnel, sa vocation artistique précoce s’est forgée au fil des aléas de la vie qui lui ont assurément réservé des plages de bonheur vrai, mais aussi combien de doutes et de meurtrissures tues. Tandis qu’elle formule peu ses émotions par les mots – pudeur et réserve obligent –, sa pratique artistique à deux mains – celle du peintre, celle du sculpteur –, dans sa remarquable diversité d’échelle, en est le témoignage original et convaincant, articulé avec force et passion. La facture franche de ses toiles, le chromatisme souverain, les thématiques déclinées à l’aune d’une inspiration aussi curieuse que passionnée forment ainsi, dans leur multiplicité hybride comme dans l’unité globale de son corpus composite et diversifié, une fascinante anamorphose qui se découvre peu à peu comme un ensemble formel réfléchi, selon la lumière ondulante et fragmentée qui a éclairé, dans l’ombre et la lumière, sa vie entière. À plus de quatre-vingts ans, Martine ne cache ni son âge ni les étapes de son parcours d’artiste quand elle a été depuis sa naissance une petite fille choyée, une enfant heureusement protégée pendant la guerre, une étudiante encouragée, une femme et une épouse adorée, une jeune mère – aujourd’hui grand-mère et arrière-grand-mère – aimée. Concilier deux sinon trois vies, démultiplier les tâches tout en gardant son indépendance d’artiste, Martine revendique sa liberté. Bien avant que la question ne suscite polémiques et débats au xxe siècle, son identité de femme artiste n’a jamais été pour elle matière à discussion. L’évidence de sa vocation doit d’ailleurs beaucoup au tempérament aussi peu conventionnel de ses parents dont l’ humanisme et l ’ originalité de vues furent le ferment de l’ éducation qu’ils donnèrent à leurs cinq enfants. Après une prime enfance heureuse, Martine fut naturellement tourmentée pendant les années d’Occupation. Son interrogation alors a assourdi ses angoisses. Avec l’âge adulte, ses émotions, au cœur de son inspiration artistique, seront comme distanciées : « À tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927)

Martine dans son atelier parisien de la rue des Sablons

I ntroduction


Grand Autoportrait. Huile sur toile, 1979, 73 x 60 cm

C atalogue

raisonné

Évoquons un instant la figure altière de Constantin Brancusi : en quittant avec un regret certain mais réfléchi l’atelier d’Auguste Rodin après seulement quatre semaines de travail auprès du seigneur de l’hôtel Biron, alors âgé de soixante-sept ans, le jeune sculpteur arrivé à pied de Roumanie à l’âge de trente ans s’était répété – avec son accent ourlé des Carpates – le proverbe de son pays natal : « À l’ombre de grands arbres, l’herbe ne pousse pas. » Si la leçon fut amère, elle s’avéra heureusement fructueuse. De la même façon, mais avec moins d’amertume, Martine a préféré, se souvenant des encouragements de Dunoyer de Segonzac et des préceptes de Maurice Marinot, après une formation attentive dans plusieurs académies et ateliers, se tenir à l’écart de ses maîtres pour rester elle-même (magister dixit !). Oublieuse des fondants de l’enfance, elle sut affirmer son talent pour s’inventer, non sans une souriante modestie, le patronyme double qui est désormais sa marque : « Martine Martine ». Ainsi, le mot de Colette n’en gagne chez elle que plus de subtilité : « La bonne foi n’est pas une fleur spontanée, la modestie non plus. » (Le Pur et l’Impur) Trouver son propre chemin en peinture – avant la sculpture – fut – est toujours – proposer des réponses à cet autre soi-même qu’est l ’ interrogation séminale du talent. La création au quotidien participe au premier chef de la discipline et de la rigueur de celle qui se rend chaque jour dans son atelier avec plaisir, constance et détermination. La multiplicité de ses autoportraits tout au long de sa carrière souligne bien les interrogations auxquelles Martine s’est heurtée et les réponses qu’elle a formulées en traduisant d’abord son environnement immédiat, ses coins d’atelier, des natures mortes classiques, des figures amies – de sa première galeriste Katia Granoff au violoniste Eduard Wulfson. Puis la longue série des mains – sa propre main qu’elle observe et traduit avec acuité –, ses doigts effilés tenant pinceaux ou crayons, avant de se libérer et de jouer entre eux dans l’espace, formant de noueuses cathédrales. Comment ne pas évoquer ici l’empan, cette mesure traditionnelle qui remonte à l’Antiquité, à l’aune – à l’étalon – de la distance qui sépare l’extrémité du pouce de celle de l’auriculaire, formes digitées et aciculaires en forme d’aiguilles. On pense naturellement à La Création de Rodin, mais plus sensiblement, plus modestement aussi, on observe chez Martine sa propre symbolique, à l ’ écoute de cette

question fondamentale sur la main, le faire, cette « main-d’œuvre » qu’elle nous offre, bimane, en sous-main, d ’une main heureuse qui grandit en l ’ordonnant son expression du doute existentiel, ou qui rejoint – dans une haute toile particulièrement déchirante – l’apocalypse du 11 Septembre, 2001. Martine s’exprime d’abord sur une rencontre aussi physique que mentale selon l’inspiration du jour, une appréhension sinon une rencontre corporelle du support choisi avec spontanéité. Le chevalet, la table ou la sellette orientent dans l’atelier l’assise du corps, son équilibre, sa solidité, de même façon que l’envergure du bras participe de la dextérité des mains. Martine, on le voit dans de nombreuses photographies, appréhende physiquement son sujet, au plus intime de sa mobilité d’approche, dans le continuum de son inspiration. Ainsi s’expliquent les variations d’échelle qui déclinent les thèmes qu’elle s’est appropriés. Il en est ainsi pour les nombreux cahiers d’études et carnets de notes qu’elle a remplis comme les pages serrées d’un journal intime autour de sa chambre – un vade-mecum de voyage « autour de son atelier » pourrait-on dire à la manière de Xavier de Maistre. Mais, de ses nombreux grands lavis à la palette intense et ses peintures de chevalet à la chromatique sombre jusqu’aux plus monumentales effigies sur carton et aux puissants bronzes à l’échelle urbaine, sans oublier les précieux bijoux à l’antique et les gravures très encrées sur bois, lino ou cuivre, l’univers plastique de Martine se déploie dans l’espace avec une mesure remarquablement conduite. La dominante chromatique saturnienne de son œuvre peint est une constante pendant près d’un demi-siècle qui appelle la réflexion. L’univers pictural de Martine, compact et puissant, est bien le reflet de son monde intérieur, qui est sans doute beaucoup plus douloureux que son expression souriante pourrait le laisser deviner. L’inspiration – très unitaire malgré sa diversité de thèmes comme de tons – est grave. Elle participe d’une sensibilité audacieuse, contrariée, à l’écoute – consciente ou inconsciente – des drames et des conflits tragiques de l’époque qu’elle a traversée debout. Martine Martine est une visionnaire de son temps, son vocabulaire des formes exprime les obscurités et les désarrois de l’artiste à l’unisson du moment. À cet égard, la grave suite des mains est particulièrement révélatrice, de L’Espoir au 11 Septembre, 2001, déjà mentionnée.

11 Septembre. Huile sur toile, 2001, 195 x 130 cm

I ntroduction


Comme elle aime le dire et le réaffirmer avec beaucoup de simplicité, elle a eu la chance de pouvoir mener plusieurs vies en une. Trop réservée pour parler longuement de son art dans la gravité d’une analyse qu’elle s’interdit, elle décline l’invitation « professionnelle » pour mieux décrire, avec familiarité, son environnement personnel protégé – qui fut aussi, par son union fusionnelle avec son époux Léon Cligman, parmi les plus privilégiés sinon les plus heureux, hors les profondes brûlures de l’Histoire qui ne l’ont certes pas épargnée. Il est ainsi passionnant de l ’écouter évoquer avec tendresse et affection cette large famille décidément exceptionnelle qui l ’a accompagnée, toute sa vie, sur les chemins de la création : ses parents, Pierre et Denise Lévy comme ses grands-parents maternels, mais aussi sa large parentèle. Non sans pudeur, mais avec un certain humour, Martine raconte volontiers son parcours depuis sa ville natale de Troyes, l ’exode pendant la guerre, ses années d ’étudiante à Paris comme à Londres, jusqu’à son mariage avec Léon Cligman. La naissance et l’éducation de leurs deux filles, Sophie et Olivia – et leurs incontestables réussites professionnelles toujours au service d ’autrui dans deux domaines parmi les plus exigeants qui soient, la médecine pour l ’ une, la magistrature pour l ’autre –, qui participent de sa légitime fierté de mère au foyer. Enfin, Martine évoque volontiers, avec tendresse, les personnalités originales de ses divers petits-enfants et arrière-petits-enfants. Aussi bien les pages que l ’on va lire en fin de volume tiennent-elles plus de la saga d ’une époque que d’une biographie stricto sensu. ■

Martine et Léon en famille, autour d’André Elbaz

Balzac paysage. Huile sur toile, 2011, 162 x 130 cm

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L’

ŒUVRE

DANIEL MARCHESSEAU


ATELIERS

A

près ses années de formation à l’académie de la Grande Chaumière et à l’écoute de certains maîtres, Martine a goûté très jeune les plaisirs spirituels de l’atelier, ce havre de concentration solitaire qui n’appartient qu’à l’artiste, où l’inspiration induite se renouvelle jour après jour et trouve sa cristallisation la plus juste. Le privilège d’avoir un lieu spécifique dans les années 1970 pour cette jeune femme à la vocation heureusement soutenue par son mari lui a permis d’embrasser avec passion et conviction sa destinée. ï a en effet d’abord occupé à partir de 1969, pendant ses premières années de peinture après son mariage, un assez grand studio avec balcon au cinquième étage sur cour d’un petit immeuble moderne 125, rue de Longchamp, non loin de l’appartement familial, 124, avenue Victor-Hugo. Depuis son look-out, plus modeste que celui de Victor Hugo à Guernesey, loin s’en faut, la vue sur les toits de Paris est saisissante et la jeune Martine s’est naturellement inspirée à une dizaine de reprises de ce motto traditionnel et séduisant, retournant ainsi sur les chemins du pittoresque parisien tel que les avaient déjà balisés de grands peintres de l’impressionnisme et du xxe siècle, de Vincent Van Gogh, Gustave Caillebotte et Maurice Utrillo jusqu’à Nicolas de Staël et Sam Szafran. Bon sang ne saurait mentir : la jeune Troyenne devenue Parisienne à part entière s’engage à restituer sur la toile la robe satinée des toitures voisines en zinc d’un gris éteint ou d’un bleu électrique franc. Les perspectives inattendues, contreplongées et lignes de fuite confèrent à ses tableaux urbains une dynamique colorée des plus pittoresques – au sens premier de la racine du terme : pittore – qui fait également vibrer des ciels pommelés après l’orage. Ce tropisme pour le paysage citadin borné sur la toile – comme on le dit d’un champ à la campagne – doit peut-être plus son originalité de points de vue à de lointaines réminiscences du plein-air anglais découvert pendant son séjour à Londres, qu’à l’élémentaire Traité du paysage qui avait imposé après la guerre le peintre André Lhote comme l’un des mentors les plus influents – avant même son fameux Traité de la figure publié en 1950. C’est dans ce premier atelier au Trocadéro que le cœur de Martine bat la chamade à la manière de Xavier de Maistre dans son célèbre Voyage autour de ma chambre : « Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers

Martine dans son atelier parisien de la rue des Sablons

A teliers

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La Boîte de peinture au premier plan. Huile sur toile, 1971, 55 x 38 cm Page de gauche : Le Matériel de peinture. Huile sur toile, 1970, 81 x 65 cm

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un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite. […] Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage. » Martine a sans doute bien pu souscrire à cet encouragement à la méditation et à la rêverie qui préludent à la naissance de la toile du jour. Car l’atelier est à la fois le repaire et le refuge où s’élabore une poétique de l’intérieur, où s’édifie une protection du privé. Le peintre commente la modestie humaniste de ses représentations hic et nunc, ici et maintenant, qui ne répondent à aucune règle codée mais se fondent librement sur une perspective parfaitement intuitive. Ainsi l’ordonnance du tableau évoque-t-elle plus parfois la rêverie fantasque d’un Chagall qu’une grammaire plastique stricte, bien étrangère au Salon des artistes indépendants lorsqu’elle y expose de 1974 jusqu’à 1993 au Grand Palais. Dans son univers des formes, précisément choisi et volontairement limité, Martine associe souvent les mêmes accessoires devant tel mur d’étagères ou un coin de l’atelier : une chauffeuse Voltaire garnie de velours ; un fauteuil provençal en bois fruitier ; une chaise plus paysanne, basse et paillée ; une sellette tournante de bois clair pour ses études en plâtre ; un majestueux chevalet romantique à crémaillère et guillotine fin xixe siècle qui a appartenu à Paul Delvaux ; la palette oblongue en bois dur de Maurice Marinot, offerte par sa fille Florence et que Martine emploie toujours, maculée de tons superposés ; une large boîte de couleurs ancienne rectangulaire, généreusement ouverte sur des tubes plus ou moins rangés : du rouge garance au grenat profond – d’un vert absinthe à un ton plus rompu –, d’un jaune de Perse à un cédrat soufré –, différentes valeurs de bleu, indigo, cobalt, turquin, outremer – et naturellement du blanc que l’on dirait de chaux… Tous les possibles s’offrent à l’artiste qui brosse justement, avec simplicité, sur une nouvelle toile, les confrontations inattendues d’un panorama miniature et intime qu’elle s’est approprié. Ce renchérissement formel, elle le doit naturellement à sa nouvelle thébaïde, trouvée en 1979. Martine s’est donc installée, rue des Sablons, dans un véritable atelier au deuxième étage d’une cité d’artistes du début du siècle – où elle a pu d’ailleurs au fil des ans s’agrandir. Dès lors, ses natures mortes et vues d’intérieur sont très identifiables par la lumière diffuse des hautes baies vitrées qui éclaire le volume agrandi des espaces. En témoigne la toile reproduite sur l’affiche de l’exposition organisée par Madeleine Fraquet dans sa galerie à Orléans en 1995. Dans le même temps, Martine, qui règne avec son mari Léon sur « Le Marteau », une belle propriété patricienne près de Tours, investit dans le parc adjacent un charmant pavillon bâti à l’ancienne pour y peindre à loisir. Le lieu, assez isolé quoique proche de la demeure principale, est dans l’esprit d’une annexe tourangelle, relativement petit, mais haut de plafond avec une loggia. L’espace, noble et beau, reçoit la lumière dispensée par une

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Martine dans son atelier avec le plâtre de La Prière Vue intérieure de l’atelier

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haute verrière en arcade orientée au nord, laquelle éclaire une spectaculaire charpente de poutres appareillées en coque de bateau inversé – admirable travail d’un ancien compagnon du Devoir. Le silence est total entre les murs badigeonnés de blanc à l’eau forte de chaux. Martine y a peint nombre de natures mortes et de vues d’intérieur, identifiables au carrelage rouge-orangé des tomettes et aux petits carreaux des fenêtres latérales basses. De consolationae picturae, pour reprendre le titre subtil du dialogue entre le poète et artiste post-moderne Gianfranco Baruchello et l’écrivain érudit Umberto Eco (Galerie Schwarz, Milan, 1970), d’après la paraphrase médiévale de Boèce De consolationae philosophae, est peut-être l’une des clés de ce journal intime que nous ouvre Martine avec ces vues d’ateliers : ne seraient-elles pas autant d’autoportraits par les multiples memento qu’elle y représente – comme certains autoportraits bien réels qu’elle inclut parfois dans ses compositions, sans oublier d’autres peintures et sculptures qu’elle resitue et brosse in situ, confrontant dans un espace réduit, en les juxtaposant, telles études de mains, tant peintes que sculptées, des foules animées de même, sans oublier ses anciens épais codex reliés, des esquisses en plâtre, des bronzes monumentaux… Selon cette inclination qui lui est naturelle, Martine emplit la toile de moult éléments qui fourmillent comme autant d’anecdotes ou d’énigmes. Des objets domestiques, pots, vases, bouteilles à siphon, une opulente dame-jeanne en verre soufflé, des châssis tendus vierges, des toiles peintes retournées, quelques brosses et pinceaux, couteaux plats, spatules et autres outils épars complètent cet inventaire à la Prévert qu’elle nous donne à voir sur ses peintures dans un ordre resserré. De manière assez laconique, l’adage latin Pictura est laicorum literatura – l’œuvre plastique est offerte au peuple pour la lire – s’applique ici très opportunément, puisqu’une description analytique pourrait presque s’imposer à haute voix. ■

La palette de Martine

Dans l’atelier de Touraine. Huile sur toile, 1977, 146 x 97 cm

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AUTOPORTRAITS « Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir »,

R

Paul Eluard, Le Phénix, « Je t’aime »

egroupés avec soin par séries sur les claies en bois de la spacieuse loggia qui surplombe l’atelier de la rue des Sablons, un grand nombre de la petite centaine d’autoportraits brossés par Martine depuis 1970 s’impose comme un corpus per se aussi important que singulier dans l’ensemble très articulé de son œuvre peint. Ces toiles de chevalet de dimensions réduites, souvent à l’échelle 1/1, égrènent, hors les humeurs du moment, sans narcissisme aucun, sans anecdote événementielle liée à l’actualité prégnante du temps ou de la saison, les questions récurrentes que se pose une artiste sur son identité profonde, sa place, sa vocation, son faire, son devenir, sinon son destin. À l’examen circulaire de ces variantes et déclinaisons, on est touché par la puissance de ces effigies dépouillées sans concession. L’exigence de Martine face à elle-même est assurément son attitude la plus frappante. Dans chacun de ces bustes coupés en deux dimensions, elle traduit son reflet dans le miroir en une posture d’icône, schématisée, intérieure, humble, et pourtant fière devant le doute. Dans une innocence sévère, sans décor, sur un fond neutre, aucun artifice ne vient embellir ou distraire ce chapelet d’images vraies qu’elle compose, pour la grande majorité, autour de son visage seul. Au long de toutes ces années de travail, Martine n’a vraiment rien changé, ni dans sa mise devant sa glace, ni dans la pose devant la toile, toujours réservée en regard de son jugement propre. De par leur sobriété mate et une grande économie de moyens, rien ne laisse deviner dans ces autoportraits qui ponctuent désormais quatre décennies la part conjugale et familiale de son autre vie, celle de Mme Léon Cligman, née Martine Lévy. Dans son domaine préservé de l’atelier, Martine Martine, cette artiste indépendante qui a doublé son prénom en un duo patronymique, loin des débats grégaires sur les avant-gardes de l’époque, médite avec gravité sur les arcanes solitaires de son projet artistique. Rien, jamais, dans ces œuvres-là ne filtre de sa position sociale comme fille de collectionneurs, d’épouse bien établie dans un milieu bourgeois éclairé – guère de bijoux, aucun accessoire –, de mère attentive à l’éducation de ses deux filles avant de se remettre à peindre – une interruption sensible d’environ quinze années. Elle suit, sans la connaître, la règle énoncée par Oscar Wilde : « Un artiste doit créer de la beauté, mais ne rien mettre de sa propre vie dans ses œuvres. » (Le Portrait de Dorian Gray). Autoportrait songeur. Huile sur toile, 1972, 65 x 54 cm

A utoportraits




Dans son huis clos – devant son haut miroir triptyque qui n’est en rien la coiffeuse de l’opéra Faust de Gounod, où Marguerite « rit de se voir si belle » pendant ses vocalises sur l’air des bijoux –, Martine s’interroge au plus secret d’elle-même, au-delà des mots sentis que l’on murmure dans l’intimité. Peintre elle est, peintre elle s’affirme dans ses autoportraits, simplement revêtue d’une confortable blouse blanche dont le col familier apparaît distinctement au niveau du cou. Cette tunique évasée, longue et ample qui est celle des peintres depuis Corot est, au quotidien, son autre soi-même, la tenue de travail qu’elle saisit comme un signe de son magistère, qu’elle enfile dès l’arrivée à son repaire comme une seconde peau. Ce sarrau sans façon n’est d’ailleurs pas sans lui rappeler probablement l’uniforme strict des ouvrières de l’usine familiale de bonneterie dans son enfance à Troyes. La facture de Martine dans cette suite intermittente de portraits d’elle-même ne doit rien aux arabesques néoclassiques d’un Picasso ni aux linéarités ornementales de Matisse, mais retrouve peut-être, par les chemins de l’inconscient, les accents sombres et naturalistes de certains peintres de l’École de Paris dont elle connaît les toiles depuis sa jeunesse. On pense en particulier à Maurice Marinot bien sûr, mais aussi à André Derain ou Roger de La Fresnaye qui, tous, avaient été profondément frappés par l’exposition et la redécouverte en 1934 des grands maîtres de la peinture de la réalité au xviie siècle au musée de l’Orangerie – Le Nain, La Tour et les caravagesques français notamment. Leur camarade Jean Lasne écrivait d’ailleurs en 1939, un an avant sa mort prématurée, ces quelques lignes auxquelles Martine pourrait encore souscrire : « Il n’est plus de fauvisme, d’académisme, d’impressionnisme mais d’inquiétude profonde : inquiétude avant tout de la forme car, si le sentiment anime la toile, si la toile doit être humaine, le sentiment ne vivra que dans une forme parfaite – l’œuvre n’émeut qu’indirectement mais il faut qu’elle émeuve. » Comment ne pas pressentir dans ces propos fiévreux les menaces inéluctables de la guerre meurtrière qui s’annonce, et dont la jeune Martine, comme toute sa famille, fut douloureusement l’otage. Ces questions centrales, l’artiste ne cesse jamais de se les poser, sur tous les « tons », à travers ces suites fragmentées de regards ouverts et muets qui sont toujours le sien aux diverses étapes de sa vie d’adulte, d’épouse et de mère, parallèlement à son identité d’artiste. Le précepte socratique Nosce te ipsum, « Connais-toi toi-même », répond à l’injonction du peintre – qui est aussi et pleinement son propre modèle, à la recherche de son ego dans ces instants de lucidité froide. Découragement sans doute, abandon jamais, angoisse peut-être, transparaissent derrière la dignité de ce visage naturel empreint d’humanisme, sans apprêt ni maquillage, simplement rehaussé, à partir des années 1980-1990, d’une coiffure gris cendré et d’une monture de lunettes ou d’une paire de larges anneaux aux oreilles – qui jouent en faire-valoir lumineux pour la moue du menton et l’arrondi du front. La traversée des émotions chez Martine est d’une extrême pudeur et la place résolument dans le non-dit. On pense à ces « bouffissures du chagrin » qu’évoque

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également, devant sa psyché, l’écrivain Geneviève Dormann, exacte contemporaine de Martine, biographe de l’Amoureuse Colette et chroniqueuse réjouissante du Bal du dodo. Le constat sévère des traits qu’elle dépeint s’interdit toute notion charnelle. Le visage est sans égard pour lui-même, malgré le rubis des lèvres, les grands yeux dévorants – le jais des pupilles éclatant sur le blanc de la cornée, l’arcade franche des sourcils, le nez aquilin, la chevelure épaisse qu’une raie centrale divise vers un chignon bas tiré en arrière de la nuque : telle est la composition récurrente de ces autoportraits. Ni le grain ivoiré de la peau, ni la sensualité d’une fossette, ni l’esquisse d’un sourire – que pourtant elle adresse toujours spontanément à autrui – n’adoucissent le constat graphique qu’elle prononce sur elle-même. La quête d’identité qu’elle reprend depuis des décennies souligne ce trait volontariste qui la stimule dans son approche. Ces autoportraits sont bien ainsi la marque chez elle du devoir au sens le plus élevé du terme – une vertu cardinale qui la caractérise. L’insatisfaction personnelle qui sous-tend cette série d’autoportraits se perçoit mieux peut-être encore dans les quelques toiles des années 1980 où elle se représente justement pendant l’acte de peindre. Comme l’exige l’adage vénitien – ville chère à son cœur ! : Voglio che tu ti ricordi di me. Martine se souvient en effet d’elle-même, par miroirs interposés, assise devant sa table, la feuille blanche posée à plat – et non sur un chevalet, pour que les autres en gardent également la mémoire. La peinture aussi est un affrontement avec soi, elle ne l’oublie jamais. Dans certaines œuvres récentes, l’image est inversée, à la limite du déséquilibre. Martine n’est pas gauchère – comme le prouvent bien ces mains tenant fruits ou pinceaux qu’elle peint depuis 1972 – mais se doit de rester fidèle à son schème de représentation, rigoureuse dans son observation, comme elle a toujours voulu l’être. Dans cette longue suite picturale, il est un florilège particulièrement émouvant, exécuté dans les années 1990, dont le fil conducteur initiatique sort d’un premier cuivre, assez grand (25 cm de haut) où Martine a gravé son effigie, le visage – vraiment fouillé – entouré d’un fragment de cadre. La planche évoque donc bien un portrait encadré. Cette image première, Martine l’a développée de manière spéculative sur une dizaine de châssis – suite et variations – qu’elle enrichit de retours polysémiques subtils : ainsi une épreuve de la gravure elle-même est-elle repeinte pour partie et dûment placée à la manière d’un collage sur une toile. Des versions ultérieures présentent cette même image inscrite dans l’œuvre finale, le faux cadre imaginaire de cette toile qui ne l’est pas moins, également dépeint sur la toile dans son entier – qui sera elle-même ensuite éventuellement bien encadrée de bois. L’image dans l’image, le tableau dans le tableau, l’autoportrait dans le portrait, participent naturellement de cette unité d’action que le jeune historien d’art français Daniel Arasse prématurément disparu (1944-2003), exégète très novateur de la Renaissance italienne, avait brièvement proposée dans son recueil d’essais d’iconographie analytique, Le Sujet dans le tableau (1997), le sujet étant bien, ici comme souvent, l’artiste elle-même. ■

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Ci-contre : Autoportrait sombre. Gravure, 1993, 24,7 x 19,7 cm Ci-dessous, de gauche à droite et de haut en bas : Autoportrait III. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait I. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait II. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait IV. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm

Ci-contre : Autoportrait V. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait VI. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm

Ci-contre : Autoportrait VII. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait X. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm

Ci-contre : Autoportrait VIII. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm Autoportrait IX. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc (gravure peinte), 1998, 37,5 x 28 cm

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LIVRES

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Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère, Le poème éternel ! - La Bible ? - Non, la terre. Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu, Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu. Victor Hugo, Les Contemplations, 1843

utour de 1977, Martine a été totalement hypnotisée par la beauté mélancolique et forte de plusieurs volumineux grimoires dont les multiples représentations semblent bien avoir été cette année-là l’une de ses priorités puisqu’on dénombre plus d’une quarantaine de toiles pour cette seule saison. Le livre recèlerait-il pour Martine cette image de l’univers chère à Victor Hugo pendant son exil à Guernesey : « L’univers, c’est un livre, et des yeux qui le lisent. » (Dieu - L’Océan d’en haut, VIII, 1856). Au cœur de son inspiration pendant cette décennie soixante-dix, l’une de ses plus fécondes – qui s’est naturellement poursuivie plusieurs années –, cette thématique des livres, plus attendue d’un lexicographe que d’une artiste peintre, s’est magnifiée depuis un naissain premier pour s’affirmer comme un corpus impressionnant. Martine conserve d’ailleurs toujours soigneusement ces ouvrages à portée de regard, là où ils doivent être, dans… une bibliothèque ! Que dire de leur origine sinon qu’elle est incertaine – Martine les aurait chinés dans les années 1970, ici et là. Aujourd’hui, en les observant, muets, négligemment posés à plat sur le haut d’une étagère, on se plaît à imaginer quand et comment ils ont été saisis, feuilletés, parcourus sinon lus in extenso, par plusieurs générations d’esprits avides de culture. Et sans doute l’ont-ils été – ne sont-ils pas encore chargés de méditation ! Martine en tout cas s’en est littéralement rassasiée. Son inclination naturelle pour l’authentique, la rareté évidente des témoins de cette haute époque sont pour elle, au-delà d’un désir de possession, des incitations au toucher. Le parchemin et le vélin imprimé sont des matières nobles qui appellent le peintre à les caresser de son pinceau – comme disait Renoir devant les seins opalescents et lumineux de ses muses, en se souvenant du poème de Rainer Maria Rilke : Martine et Pierre Lévy devant Livres sur fond bleu, 1977, 92 x 73 cm

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Les Grands Livres sur fond bleu. Huile sur toile, 1977, 130 x 162 cm Atelier à Tours. Huile sur toile, 1977, 114 x 146 cm Livres sur fond vert. Huile sur toile, 1977, 92 x 73 cm

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Le soir est mon livre. Sa couverture de damas resplendit, pourpre, j’ouvre ses fermoirs d’or de mes mains fraîches, sans hâte. Et je lis la première page, ravi du ton familier et plus lentement, je lis la deuxième, et je rêve déjà la troisième. (Pour me fêter, 1899) La sensibilité innée de Martine pour l’écrit en ce moment précis a sans doute opéré comme une catharsis pour sa création. Son inspiration libre s’est envolée par les incises qu’elle y a devinées : le poids, au sens propre comme figuré, de ces différents dictionnaria, breviaria et autres lexica, l’accumulation savante de ces traités en natures mortes équilibrées, la typographie sombre des fers sur des pages d’un blanc de plomb, la récurrence des alinéas en colonnes, des doubles pages ouvertes sur un savoir pléthorique, sont les alternances que Martine dépeint sur des toiles où l’espace alentour est bien de second plan. Prime le savoir pour lui-même – et le désir pour soi seule. Cette séduction de l’écrit, Martine, en épistolière confirmée, la pratique dans sa vie quotidienne. Depuis ses humanités, elle entretient fidèlement un réseau de correspondances et s’emploie à la lecture de manière attentive et suivie. La symbolique du livre est aussi prégnante à son travail qu’à son vivre journalier. La connaissance du livre, c’est aussi et surtout la connaissance par le livre, le contenant comme le contenu, l’objet autant que le sujet. Mais, qu’ils soient almanachs ou thesaurus, annuaires ou keepsakes, les ouvrages ont toujours leur propre destin : Habent sua fata libelli. La peau épidermée de ces épaisses reliures, les mouillures rouillées qui maculent ces in-folio, certaines rousseurs qui gâtent lettrines et enluminures, des usures et déchirures du papier vergé, témoignent des us, coutumes et turbulences subis. Cette symbolique picturale de la vie dans la durée, ces conjugaisons de mots chargés d’histoire, ces occurrences et ces entrées de chapitres passionnent l’artiste, qui s’en empare comme d’un viatique pour y découvrir de nouvelles sources artistiques et des motifs renouvelés d’inspiration. Ces peintures que l’on pourrait dire « à livre ouvert » – avec de savants pluriels – ont pour la plupart été brossées en 1977, tantôt à Paris, tantôt en Touraine. L’image des mots accentue la diversité des volumes typographiés – comme d’ailleurs de plusieurs journaux agrandis, véritables dazibao français qu’elle a réinventés. mais, pour avoir dépeint tant de

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combinaisons d’ouvrages, Martine les a parfois contextualisés, mis en situation dans l’atelier. Le rythme alterné des formes rectilignes d’une reliure et des courbes d’un feuillet ouvert en suspens est ainsi mis en abyme près d’accessoires familiers : céramiques, statuettes et bouquet en appellent à un contrepoint coloré. La construction de ces peintures est naturellement séduisante. Martine concentre ses pinceaux sur ces pyramides décalées, châteaux de cartes en équilibre précaire, volumes épars dont la blancheur des pages éclaire des écrasures de pigments en arrière-plan, poudrées d’absinthe ou d’indigo. Hors les compositions mises en scène dans l’atelier – que l’on devine par quelque accessoire mobilier, chaise, table ou tabouret –, les livres tiennent d’eux-mêmes dans un espace virtuel ou seulement induit. Ils se confortent les uns les autres en une ossification fragile mais dense qui évoque d’emblée pour nous les premiers dictionnaires de légendes signés Furetière ou Littré, mieux que les actuels Petit Robert ou Larousse illustré. ■ Je te vois, rose, livre entrebâillé, qui contient tant de pages de bonheur détaillé qu’on ne lira jamais. Livre-mage, qui s’ouvre au vent et qui peut être lu les yeux fermés…, dont les papillons sortent confus d’avoir eu les mêmes idées. Rainer Maria Rilke, Les Roses (II)

Pile de livres avec livre ouvert. Linogravure, 1974, 12 x 16 cm Le Livre ouvert. Pointe sèche, 1993. 19,8 x 24,9 cm

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MAINS

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Donne-moi tes mains pour l’inquiétude Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude Donne-moi tes mains que je sois sauvé … Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme S’y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement. Louis Aragon, Les Mains d’Elsa

endant quelque cinq années, de 1974 à 1980, Martine a beaucoup observé ses propres mains, la gauche naturellement puis la droite, avant le jeu alterné des deux, pour les recomposer à la suite en un ballet ouvert, musical et rythmé – la main étant, belle et bien, confondue à un modèle vivant pour celle qui s’est toujours refusée à en faire venir à l’atelier. Les premières études ont commencé vers 1971-1972, dans le studio de la rue de Longchamp : de simples exercices de style de l’artiste s’observant elle-même. Chez elle, donc, Martine s’identifie comme un sujet d’attention artistique, personnel bien sûr, mais hors satisfaction, sur des feuilles d’études qu’elle couvre d’une architecture corporelle – la sienne –, esquissant la forme imprécise d’une pose immobilisée dans l’instant, en bref, un motif désincarné à décrire au plus juste du regard. La main, sa main, est observée strictement, non comme un outil – ce serait dans ce cas la main droite, celle justement qui peint – mais comme un sujet potentiel d’observation ou d’analyse. Ce thème bien vivant, auquel on n’avait guère prêté attention jusque-là, devient dans ce moment une source neuve pour Martine dans sa progression thématique au bord de l’intime, une étape dans son ressourcement. Le regard attentif fixe ce qui pourrait bien être, par métonymie, une figure de proue à l’adresse d’une direction spirituelle non formulée. La main, préhensile d’abord, sous sa plume ou son pinceau, devient un ensemble organique en soi, Martine Martine

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une identité plastique qu’elle s’approprie selon l’usage. Immobile, la main tient, entre le pouce et l’index, tantôt une fleur de bouquet – églantier sauvage, renoncule quadrilobée ou cosmos graminée –, tantôt un fruit – rond, oblong, en opposition avec l’articulation marquée des phalanges – mais aussi naturellement l’autre main de l’artiste : un ou des pinceaux. Ainsi la main de Martine peut-elle se lire comme une autre forme d’autoportrait en miroir, à l’égal de certains de ses ateliers. Dans ses premières toiles brossées dans des valeurs ombrées presque automnales, le contrepoint chromatique toujours fort et contrasté – figue, orange, cerise – joue son rôle de faire-valoir. Éclairant l’ensemble de l’œuvre, il souligne l’échelle particulière de cette main vue de l’intérieur, qu’elle transmue en une étrange marionnette digitale. Le volume sans volupté de la paume, les sillons creusés de la main, le pli forcé du poignet, dans leur traitement ferme et musculeux, évoquent certaines pages plus sombres de Géricault qui, on le sait, observait ses propres membres – un dessin analytique de sa main gauche est particulièrement éloquent – mais surtout des fragments anatomiques conservés à l’hospice ou à la morgue, déchirés et sanglants. Souvenons-nous du mot d’André Gide : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » (Les Nourritures terrestres) Les nombreuses études de mains qu’ont livrées les plus grands artistes depuis la Renaissance, depuis Dürer, Delacroix, Gustave Moreau et Ingres jusqu’à Matisse et Picasso, ont rarement été l’objet d’œuvres per se – bien plutôt des travaux préparatoires en vue de portraits de commande, futurs tableaux d’histoire ou religieux… À l’inverse, pour Martine, les mains sont bien un sujet en soi, qui participe complètement de la genèse et des ramifications de son œuvre tout entier. Dès ses premiers tableaux, la main se tend vers le haut comme une offrande musicale, les doigts verticaux, élégants et prometteurs. Cette tension dynamique, qui évoque les ultimes mains en cristal d’Émile Gallé, se place sous le signe du partage poétique et confère à l’instant du regard, sa grâce dans son humilité. Dès lors, la grappe de raisin ou la pomme verte, acteurs centraux d’une représentation codée, sont simultanément les fruits courants du quotidien, le goût du partage – gourmand autant que visuel –, le sujet complémentaire comme prétexte à peinture, et l’artifice bis du tableau. Face à sa solitude dans l’atelier, le peintre dépeint avec modestie un geste autant dirigé vers autrui que vers soi-même. Dans son élan, elle invite à serrer d’une main l’alliance de l’autre. En 1974, Martine développe ce thème à mains forcées. Différentes linogravures à la stricte économie de moyens traduisent ses premières variations en images comme un duel en noir et blanc, inscrit sur le support propice d’un papier à l’épiderme légèrement grené. Le taille-doucier en a imprimé des épreuves sur ce support choisi qui innerve les sillons tracés directement à la gouge, d’un éclat lumineux inattendu. L’appréciation des aplats est d’autant plus convaincante qu’il ressort de la presse une feuille illuminée a mano un jour ou

Grandes Mains sur fond bleu. Huile sur toile, 2001, 195 x 130 cm

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a contrario le lendemain au crépuscule, une œuvre en soi, souverainement accomplie sur le thème nourricier de la main – le faire et le savoir-faire n’étant que les prémices du faire-savoir. Le noir de suie, très mat, nourrit l’estampe originale au cœur de la réserve du linoléum et lui assure son unité graphique. Thème central, les mains, indurées en intailles, ne sont plus une, mais deux, trois ou quatre. Superposées en transparences ou enlacées de leurs doigts effilés, elles s’ouvrent par leur coordination figurative en bouquets prometteurs que l’on verra bientôt éclore et s’épanouir, comme on écoute une introduction en musique – que Martine, avec Léon, goûte avec ferveur en se souvenant de la phrase bouleversante de Marcel Proust : « Je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. » (La Prisonnière - À la recherche du temps perdu.) Martine met alors en scène une danse des mains et un ballet de doigts à nul autre pareil – qu’elle enrichit de mille nuances et inventions pendant trois longues décennies, jusqu’en 2010. Cette thématique apparaît comme l’une des composantes les plus fortes de son univers des formes, une incantation souveraine qui évoque naturellement le splendide chant d’amour de Louis Aragon, Les Mains d’Elsa (in « Le Fou d’Elsa », 1963). Le jeu graphique des mains dans l’espace, des poignets balancés et des doigts allongés, tendus ou recourbés, est aussi multiple qu’unitaire, en dégradés de tons et variations formelles, en une exubérance de mains, chaudes ou glacées. Dynamiques à la verticale, ces mains délinéées à l’encre, potelées ou amaigries en peinture, nouées et noueuses en plâtre, expriment dans une nouvelle langue des signes – ne parle-t-on pas avec les mains – tout l’éventail des émotions de l’artiste. Mani-pulées, désaxées, resserrées, grimaçantes, embrassées,

Ci-contre : Le Savoir. Bronze, 1982, 44 x 18 x 14,5 cm

La Forge. Bronze, 2007, 207 x 130 x 170 cm. Jardin des Rives, Saint-Avertin (Indre-et-Loire)

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Servitude II. Huile sur toile, 2005, 92 x 73 cm Page de droite : Le Chœur. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 1998, 235 x 155 cm

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crochetées, toutes ces invocations prises « par la main » en répliques s’enchaînent, vivantes à l’envi, comme un calligramme à rebours que l’auteur aurait signé de sa main : Pinxit. Amitié, Union, Pardon, Douceur, Paroles, Racines, Calcul, Victoire sont quelques-uns des titres que Martine a conférés à ces nobles pages empreintes de sentiments et de sensations. La subtilité des parfums personnels doux-amers qui s’en dégage exprime bien l’immanence in puris naturalibus de son ressentiment. À propos de cette thématique des mains, il est un champ d’investigation que Martine a exploré avec une ambition renouvelée : la sculpture « de table » – comme on dit d’une peinture qu’elle est « de chevalet » – dès 1974-1975 – trois plâtres : Crispation, Main paysanne et Frémissement, avant L’Arbre (1975). Puis naturellement, autrement risqué, elle s’est attachée à retravailler ses agrandissements pour des sculptures monumentales en bronze – le fruit du feu – qui trouvent précisément leurs origines dans L’Arbre. Ainsi L’Araignée (1992), puis La Grande Araignée (1993), avant La Forge (2007), furent-elles souverainement transmutées depuis les lumières diffuses de l’atelier jusqu’aux soleils éclatants du plein-air. ■

A gauche : Force. Huile sur toile, 1975, 92 x 65 cm A droite : Sommeil. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 1994, 32 x 22 cm

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CONCERTS ET DANSE, DE HARMONIA MUNDI

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es musica, la cause de la musique au sens le plus fructueux du terme, est naturellement au cœur de la sensibilité de Martine, qui en a été nourrie dès l’adolescence – avant de la faire partager à ses deux filles, en particulier Olivia qui pratique toujours régulièrement le piano à quatre mains avec sa fille aînée Manon, laquelle a rêvé jusqu’à quinze ans de devenir danseuse, tandis que sa sœur cadette Jeanne est à quinze ans déjà une violoncelliste très prometteuse. Ainsi, la cause/cosa mentale (le mot est de Leonardo) est-elle « entendue » et le peintre témoigne dans de nombreuses toiles, lavis et sculptures de cette passion privée qu’elle partage avec son mari Léon Cligman – qui a soutenu avec ferveur l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris (1980) et qui préside toujours aujourd’hui le Cercle des fondateurs de l’Atelier lyrique (2005). Martine dévoile donc à mots couverts – sinon peints ! – tout un pan réservé de ce qu’elle appelle son « autre » vie, celle d’une femme éclairée – mais non dans la lumière ! –, une mélomane sensible avant d’être l’épouse cultivée d’un mécène engagé. Martine goûte ce plaisir ineffable des sons, l’écoute de la musique qu’elle partage en concerts, récitals, opéras et ballets pour nous séduire à notre tour par ses évocations plastiques en deux et trois dimensions. « L’oreille, disait Paul Valéry, est le sens préféré de l’attention. Elle garde, en quelque sorte, la frontière du côté où la vue ne voit pas. » Ce corpus thématique est très impressionnant, en particulier pendant la période 1975-2000 où, durant un quart de siècle, les motifs autour de la musique et de la danse naturellement s’épousent, fructifient et s’enrichissent sur toile et sur papier comme sur la sellette où Martine manie le fil de fer et le plâtre. « La musique est dans tout. Un

Martine et Eduard Wulfson, devant une huile sur toile intitulée Eduard Wulfson I, 1989, 92 x 73 cm

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hymne sort du monde » : cette assertion de Victor Hugo, il se pourrait bien en effet que Martine se la soit répétée en sourdine dans chacune de ses œuvres. Ces années sont d’autant plus fécondes pour son travail qu’elles ont coïncidé avec celles d’un profond renouveau artistique en France. Martine en a livré un reflet très personnel, sinon un témoignage précis. Après les Trente Glorieuses et les années Pompidou, Paris a connu un essor culturel inégalé en Europe. Sans en avoir été l’une des actrices, Martine s’est imprégnée de l’air du temps – qu’elle vivait en dehors de l’atelier à travers ses activités civiles de fille, épouse et mère – et la liberté qui régnait alors, l’énergie entrepreneuriale, l’enthousiasme des initiatives participaient de l’épanouissement serein d’une artiste rayonnante dans sa maturité. Rappelons l’enrichissement musical considérable de la scène parisienne, cette renaissance artistique qui a baigné cette période des années soixante-dix/quatre-vingt-dix – après l’inauguration de la Maison de la radio et de ses auditoriums en 1963, les ultimes soirées du Domaine musical créé dès 1954 par le jeune Pierre Boulez avec le soutien de Suzanne Tézenas – la mise en œuvre du Festival d’automne par le mécène et futur ministre Michel Guy (1972) ; les années Rolf Liebermann à l’Opéra (1973-1980) ; la nouvelle direction du Festival d’Aix-en-Provence (1974) ; la promotion de la musique d’aujourd’hui avec l’Ensemble intercontemporain fondé par Pierre Boulez (1976) ; l’ouverture de l’Ircam peu après l’inauguration du Centre Georges Pompidou (1978) ; les lundis musicaux promus par Pierre Bergé au théâtre de l’Athénée (1977) ; la rénovation du théâtre du Châtelet (1980) avant l’arrivée de Stéphane Lissner (1988) ; les années Rudolf Noureev à l’Opéra Garnier (1983-1989) ; les premiers concerts au musée d’Orsay (1986) ; la fin des travaux du théâtre des Champs-Élysées (1987) ; les inaugurations coordonnées de l’Opéra Bastille et de la Pyramide du Louvre (1989) – pour citer quelques exemples parmi les plus significatifs de cette formidable promotion de la musique, toutes disciplines confondues. Comment Martine Martine n’aurait-elle pas été moins impressionnée par ces stimuli d’exception que Mme Léon Cligman qui fréquentait régulièrement ces salles, cercles et cénacles, tandis que ses parents, Pierre et Denise Lévy, avaient justement fait, durant cette période faste, donation de leurs exceptionnelles collections à la ville de Troyes en 1977 – lesquelles furent exposées dès l’année suivante à l’Orangerie des Tuileries, le prestigieux pavillon d’expositions du Louvre, sis sur la promenade du bord de l’eau, place de la Concorde. Par le ressort de la métamorphose, Ut pictura musica – pour paraphraser le précepte d’Horace dans son Art poétique : « Ut pictura poesis… » –, Martine nous surprend par un florilège considérable d’œuvres réunies en une fusion presque sonore, sinon symphonique, entre la musique et la peinture. Mais surtout, si l’on considère que tout grand artiste est un voyant énigmatique, un traducteur poétique et un passeur d’images qu’il perçoit Le Grand Quatuor inspiré. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 1997, 210 x 155 cm

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Ci-contre : Eduard Wulfson II. Huile sur toile, 1989, 92 x 73 cm Ci-dessous : La Violoniste. Bronze, 1990, 27,5 x 25 x 20 cm En bas, à gauche : Le Violoniste. Bronze, 1990, 26 x 24 x 17 cm

au cœur de l’époque à laquelle il appartient, Martine, grâce à son intuition perceptive, à son talent de plume et de pinceau, pourrait bien apparaître comme l’héritière contemporaine de ces devins grecs et romains, l’une de ces vates de l’Antiquité, doublement inspirées par la vision du temps et la force de la parole formulée avec humilité mais aussi conviction par l’artiste. En observatrice attentive, Martine Martine, rare femme dans un univers musical alors encore très masculin, circule en liberté dans l’espace clos des salles de concert et des théâtres, traverse côté cour côté jardin, d’un point de vue à l’autre, la musique toujours à l’œuvre. Elle traite les perspectives en raccourcis, selon les lieux, opéra ou abbatiale. La dramaturgie comme les scenarii de ballets l’intéressent cependant moins que les interprètes eux-mêmes, comme l’avaient été en leur temps Edgar Degas, Raoul Dufy ou Jean Hélion. De ce dernier, il faut connaître son interprétation chromatique de Eine kleine Nachtmusik en deux – très grandes – dimensions : Petite Musique de nuit, 3 x 5 m, 1966. On pense aussi aux deux quintettes brossés au théâtre par Dufy depuis une loge de côté, Le Concert jaune et Le Concert orange (1948) dont Martine, sans les connaître, livre une interprétation renouvelée dans cette même appétence pour la musique de chambre : deux quatuors à cordes sur scène dépeints depuis le fond du parterre, Concert bleu et Concert jaune (1995). Elle pourrait d’ailleurs reprendre à son compte les mots de son aîné : « Quand je parle de la couleur, je ne parle pas des couleurs de la nature, mais des couleurs de peinture, les couleurs de notre palette qui sont les mots dont nous formons notre langage de peintre. » Les deux compositions suivantes, Concert bleu II qui évoque un orchestre symphonique et Concert vert représentant un orchestre à cordes plus réduit, tous deux dans la même nef gothique d’une abbatiale, disent également la perfection souveraine de l’acoustique dans ces hauts lieux de la spiritualité religieuse. Comme l’écrivait Pierre Jean Jouve : La plus grande vertu s’attache à la musique À l’imprévu des lignes de sons et des constructions Harmoniques pareilles aux fosses marines. Dans le domaine plus privé de l’écoute musicale dans l’intimité de l’atelier, il est un virtuose ami qui a inspiré à Martine huit puissants portraits lorsqu’il jouait pour elle à l’atelier, vers 1985-1990 : le violoniste Eduard Wulfson. Né à Riga, formé à SaintPetersbourg, ce musicien réputé est arrivé en Europe de l’Ouest en 1970, pour se former auprès de Yehudi Menuhin, Nathan Milstein et Henryk Szeryng. Compagnon, depuis les années 1980, de Danielle Lévy – la cousine de Martine Martine –, il a fait depuis une brillante carrière internationale comme soliste et comme professeur. Membre de la très

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savante Stradivari Society de Chicago – il a joué tant sur des Stradivarius que sur des Guarnerius del Gesù –, il a fondé les master classes du château de Champs-sur-Marne, dont il est le directeur artistique, aujourd’hui associées à « Musique en Sorbonne ». Que jouait donc Eduard Wulfson dans l’atelier de la rue des Sablons : était-ce La Danse des ombres de la Sonate pour violon seul no 2 d’Eugène Ysaÿe, dédiée à Jacques Thibaud ? Les Partitas de Jean-Sébastien Bach ? Les brillants Capricci de Niccolò Paganini ? Ou la plus élégiaque Fille aux cheveux de lin de Claude Debussy ? Les toiles de Martine garderont le secret de ces moments d’exception – mais évoquent désormais, par leur couleur musicale, le charme envoûtant du soliste auprès de son portraitiste. Par ailleurs, dans ce domaine spécifique du souvenir de récitals enchanteurs, Martine a esquissé d’autres portraits, comme celui de Mstislav Rostropovitch au violoncelle (1995) ou celui d’une souveraine violoniste en 1993 – serait-ce Anne-Sophie Mutter ? Car ce sont bien les musiciens qui fascinent le peintre et non leurs instruments. On ne trouvera pas chez elle l’impressionnant répertoire de toutes les variétés de violes, luths et altos que collectionnait – et mettait dans ces mêmes années à la disposition des solistes – la célèbre musicologue Geneviève Thibault, comtesse de Chambure, qui fut la directrice combien écoutée du musée instrumental du Conservatoire de Paris. Chez Martine, l’empathie se fonde plutôt sur les interprètes et les instrumentistes, qui parlent directement à son cœur et à son ouïe. Les cordes figurent donc en majesté dans la suite de peintures et lavis que lui ont inspirée ces nombreux et divers Kammerkonzert qu’elle écoute naturellement aussi à l’atelier. Ainsi est-elle restée attachée à des formations de trois, quatre ou cinq solistes en réunion. L’époque applaudissait alors le légendaire Beaux Arts Trio fondé par Menahem Pressler, le Quatuor à cordes Julliard ou le Quatuor Loewenguth, mais aussi la violoniste Andrée Colson, qui avait fondé à Langeais, non loin de Tours, un ensemble instrumental et un phalanstère musical de qualité. Les Cligman, ayant leur maison de campagne à Saint-Avertin, non loin de là, furent naturellement de fervents adeptes et soutiens du festival des « Fêtes musicales en Touraine » à la Grange de Meslay dès sa création en 1964 par le maître du piano, Sviatoslav Richter, dont Martine brossa un émouvant portrait de profil en 1972. Postulat de départ : l’exactitude de la représentation n’est pas, loin s’en faut, le plus ardent désir de Martine. Elle progresse sur la toile ou l’encre de couleur en fonction de souvenirs transmués par son imaginaire. Le titre, donné a posteriori, traduit le sentiment éprouvé devant l’œuvre aboutie bien plus que la précision d’une description de scène ou de livret – on songe au très émouvant Ballet de l’Opéra de Paris ou à Scène de ballet de l’opéra de Meyerbeer « Robert le Diable » qu’avait peints avec minutie Edgar Degas en 1876. Ainsi La Danse macabre ou La Danse du feu signées Martine Martine n’ont aucune relation circons-

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Le Concert vert. Huile sur toile, 1990, 73 x 92 cm

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L’Orchestre inspiré. Lavis d’encre de Chine et de couleur, 1991, 77 x 111 cm Page de droite : Danse autour de l’homme. Lavis d’encre de Chine et de couleur, 1991, 158 x 122 cm, détail

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tancielle whatsoever avec les partitions très écrites de Camille Saint-Saëns ou de Manuel de Falla. En revanche, ces étoiles traduisent avec fougue un rituel halluciné : La Danse du feu offre un spectaculaire grand jeté en hauteur derrière deux ballerines – dénudées – exécutant des ronds de jambe. De même, La Tentation n’est pas l’opéra-ballet de JacquesFromental Halévy (1832), mais l’évocation d’un attrait qui émeut ce quadrille de jeunes danseurs devant leur prima ballerina lançant son arabesque – ces coryphées « mi-nonnes mi-boxeurs » dont Charlie Chaplin souriait à pleines dents. En revanche, sur cette même toile comme sur d’autres de cette même année 1991 (Les Trois Danseurs, La Danse rituelle…), où les danseurs sont nus, la chorégraphie inventée par Martine anticipe, comme seule une artiste visionnaire a le don de le faire, sur le ballet Tragédie du jeune Olivier Dubois, qui fut très applaudi au festival d’Avignon en… 2012, plus de vingt ans plus tard. Ce poème chorégraphique pour dix-huit danseurs regroupait neuf hommes et neuf femmes aux corps nus, jeunes et matures, blancs ou bruns. Comme l’a écrit la journaliste – et ancienne ballerine – Sylvie de Nussac, « les danseurs sont des fatigués-inépuisables ou des épuisés-infatigables ». On se doit tout de même d’ajouter qu’Henri Matisse fut l’un des plus hardis à traiter ainsi de la nudité dans sa première traduction de La Danse (1909) commandée par le collectionneur très avisé Sergueï Chtchoukine à Moscou. Mais cette ronde de cinq danseuses en aplats rouge capucine cernées de noir reposait plutôt sur une allégorie à l’antique. Quatre décennies auparavant, le saisissant groupe sculpté en ronde-bosse de La Danse par Jean-Baptiste Carpeaux, représentant un jeune homme souriant debout jouant du tambourin au-dessus de plusieurs promises tournant et dansant autour de lui, avait diablement fait scandale sur la façade de l’Opéra Garnier lors de l’inauguration en 1869. C’était exactement un siècle avant la mise en scène révolutionnaire du Boléro par Maurice Béjart, dansé par le magnétique Jorge Donn (1979)… Dans ce genre aussi riche que global intitulé « Concerts et danse », une technique marginale pour Martine est la sculpture en plâtre modelée sur du fil de fer, dont elle a usé pendant une dizaine de saisons (1973-1983) pour une quarantaine de figures schématiques au répertoire de formes varié autant que monolithe. Chacune de ces silhouettes – en métaphores inscrites dans l’espace comme « Thème et variations » – est individualisée avec soin, quand, une fois réunies, elles forment un étonnant corps de ballet. Là encore, les pièces ont été titrées par l’artiste une fois terminées, et l’expressivité schématique très bienvenue des corps et des attitudes incline, après la récitation, à la rêverie plus qu’à l’affirmation. N’importe, ces ombres androgynes modelées en blanc – avant d’être fondues en bronze pour certaines d’entre elles – sont souvent d’un ressort plus populaire.

La Danse du feu. Huile sur toile, 2000, 195 x 130 cm

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Sirtaki et sardane sont bien des danses traditionnelles. La première évoque le frénétique finale entraîné sur les refrains originaires des Balkans de Mikis Theodorakis en 1964, repris par Anthony Quinn dans le film de Michael Cacoyannis, Zorba le Grec. La seconde, cette sardane tout aussi familière, est, chaque jour de soleil, la sacro-sainte distraction vespérale des Catalans qui enchantait Joan Miró à sa sortie de l’hôtel Colón devant la flamboyante cathédrale gothique de Barcelone. Certains historiens de l’art ont d’ailleurs suggéré que la sardane de Catalogne serait bien l’origine de La Danse de Matisse (1905), à l’instar des bordels du Carrer d’Avinyó (la rue d’Avignon), à Barcelone, qui participent pleinement de la conception des Demoiselles d’Avignon de Picasso (1907). Pour Martine, Swing, Charleston et Tango, dont Magritte avait livré des illustrations pour des partitions grand public dès 1927, sont des titres de tableaux autant que des motifs d’études aussi graves que ludiques, comme a pu l’écrire, en toute connaissance de cause, l’écrivain argentin Ernesto Sabato : « Le tango est une pensée triste qui se danse. » Une exception peut-être dans ce vocabulaire des formes si personnel, cher à l’artiste, L’Hymne au soleil, bronze de 1979, qui assurément rappelle ces vers d’Alphonse de Lamartine : Je veux voir le soleil s’élever lentement, Précipiter son char du haut de nos montagnes, Jusqu’à l’heure où dans l’onde il ira s’engloutir, Et cédera les airs au nocturne zéphyr ! Si l’on considère l’ensemble de ce corpus de statuettes dérythmées, la grâce toute byzantine des figures, la fragilité apparente de ces membres en surplomb, le déséquilibre libéré des appuis, la flexibilité inattendue des conventions, Martine semble bien s’être prise au jeu des corps et avoir couru des risques. Mais la cohérence formelle de cette suite n’est disparate qu’à première vue. Gammes et variations confèrent in fine à ce corpus très unitaire une intensité élective toute musicale qui prélude aux résonances symphoniques de son œuvre sculpté monumental. ■

Danseurs au repos. Huile sur toile, 1973, 73 x 54 cm

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ans le catalogue de son exposition à Troyes, Martine s’est déjà exprimée très naturellement sur cette thématique de plein-air – a priori – qui ne manque pas de surprendre chez une artiste dont on connaît l’attachement pour la peinture à l’atelier – où a bien été peinte chacune des œuvres de cette importante série : « J’ai appris à monter dès mon adolescence à Bréviandes chez mes parents. Après une chute à l’âge de vingt-deux ans, avant mon mariage donc, il m’a fallu arrêter. Au galop toutefois, la notion de vitesse m’a marquée. Le thème des chevaux est ainsi devenu récurrent dans mon œuvre. Il y en a quelque cent cinquante variations, toutes techniques confondues. mais mon inspiration n’est pas seulement vécue, elle repose le plus souvent sur des images. J’ai ainsi réuni une vraie documentation de livres et de revues sur le milieu équestre, avec de nombreuses photos de spécimens. C’est bien la morphologie qui m’intéresse, les chevaux de trait – boulonnais, comtois, percheron, mulassier poitevin, cob normand – dont j’étudie l’anatomie dans certains manuels, l’aplomb, les positions, les mouvements de groupes (les camarguais en hardes)…, l’allure, la constitution – beaucoup moins la robe : bai, alezan, gris de fer, palomino, celle du paint horse ou du lipizzan. » Martine, une fois encore, reste fidèle à elle-même et développe spontanément, au fil de ses découvertes et de sa fantaisie, un vocabulaire des formes qu’elle régénère par une accumulation préalable de photographies, pages de magazines et documents de toutes sortes glanés au fil du temps. Lorsque la moisson est terminée et la collecte, incitative, l’artiste entre dans le champ ouvert de son domaine d’élection, propice à son inspiration. Le motif équestre l’a donc passionnée, en particulier durant deux années très fécondes, 1997 et 1998, où elle a brossé plus de cent peintures et lavis ainsi que modelé plusieurs sculptures et bijoux. La représentation de l’univers chevalin est particulièrement exigeante en raison des différents paramètres qu’il implique : rapidité de l’esquisse, brièveté dans le mouvement, équilibre des masses, fuselage des profils, sans oublier la fragilité des attaches rapportée aux volumes. Cette thématique animale, d’une réelle richesse dans sa multiplicité formelle – il n’y a, peu ou prou, aucune allusion à l’homme dans ces œuvres –, est pour l’artiste une Martine dans son atelier devant Bande à part. Lavis, 2006, 150 x 180 cm

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véritable course d’obstacles tant son niveau d’observation est ambitieux, en particulier durant cette courte période d’études concentrée sur deux ans, au cours de laquelle la couleur exulte. Mais la première toile de Martine sur ce thème date en réalité de 1950, lorsqu’elle avait dix-huit ans et qu’elle pratiquait encore régulièrement l’équitation. Et l’œuvre s’intitule précisément Le Cheval bleu ! Dès lors, s’il est une référence historique à laquelle on doit naturellement souscrire, c’est bien le peintre munichois Franz Marc qui s’impose sans coup férir, quand ses nombreux Chevaux bleus (1911-1912), à la palette très subjective, participent sans nul doute de notre inconscient collectif. La symbiose s’opère d’évidence avec le mouvement germanique Der Blaue Reiter (« Le Cavalier bleu »), cher à ses cofondateurs et amis Vassily Kandinsky et August Macke. Cet expressionnisme haut en couleur, dans le sillage du mouvement Die Brücke (« Le Pont ») né à Dresde en 1905 – contemporain du fauvisme français –, fut en effet aussi déterminant pour l’évolution de la peinture allemande qu’il fut salué en France, en particulier chez les grands « fauves » parisiens modernes – et leurs thuriféraires en littérature –, par des critiques remarquables. Nul doute que la jeune Martine y trouva donc, peut-être à son insu, un encouragement prometteur…, chacun connaissant son goût pour les gammes chaudes de sa palette qui expriment au plus juste l’immédiateté de son ressenti pictural. Chromatiquement, les tons purs – des bleus cobalt sous des nuées céruléennes, « bleus comme l’enfer » pour reprendre le mot de Philippe Djian –, mitoyens de certains rouges garance ou fuchsia, plus édéniques, équilibrent la toile que le peintre rehausse ensuite de blancs d’argent et de jaunes d’or. L’audace de ces assemblages empoigne avec vigueur la thématique puissante et noble de ces suites de chevaux à sang chaud, l’Equus caballus bien décrit par le naturaliste suédois Carl von Linné, à l’opposé du Bucéphale monté par Alexandre le Grand, voire d’un Pégase ailé comme les quatre bronzes monumentaux – redorés par le président Mitterrand – tenus par les Renommées signées du sculpteur Emmanuel Frémiet qui ceignent les pylônes d’entrée du pont Alexandre-III. En éthologue équine amateur, Martine dépeint les situations quotidiennes les plus naturelles que vivent les animaux dans son imagier privé : cavalcades et chevauchées, parades nuptiales et combats d’étalons, saillies sauvages et juments protégeant leur poulain. Comme le veut le dicton : « Cheval de foin, cheval de rien ; cheval d’avoine, cheval de peine ; cheval de paille, cheval de bataille. » Faisant résolument « Cavalier seul », comme l’écrivain Jérôme Garcin le prône dans son « Journal équestre » (2006), Martine observe, surtout dans ces années 19971998, des chevaux d’allure en couple ou en petites hardes, avant de les observer en plus larges troupeaux. Ici encore surgissent des images référentes et des harmonies virtuoses d’un romantisme très chevaleresque : les rutilantes Croupes de chevaux peintes par Théodore Géricault, la brutalité dramatique des Chevaux arabes se battant dans une écurie d’Eugène Delacroix, ou la brillante Fantasia cosaque de « Mazeppa aux loups », d’après Byron, peinte par Horace Vernet – autrement plus tragique que l’éponyme étude d’exécution

Trois Chevaux foulant l’herbe. Huile sur toile, 2007, 195 x 130 cm

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transcendante pour piano Mazeppa de Liszt, fantasia et fugue dédiée à Victor Hugo ou sa plus intrépide encore folie pianistique de jeunesse Grand Galop chromatique. Mais Martine apprécie d’instinct la puissance de l’animal sauvage qu’elle situe dans un espace esquissé, tantôt pâture, tantôt nature – l’air et le vent relevant d’une poésie le plus souvent nocturne, violine ou acier. On pense aux vastes landes inhabitées et aux fameux lacs du Connemara irlandais qui ont inspiré Les Poneys sauvages à l’écrivain Michel Déon (1970). En revanche, Martine ne prise guère, pour sa peinture, les pur-sang de haras chers au peintre et sculpteur Degas, les yearlings d’un Van Dongen, les trotteurs d’un Jacques-Henri Lartigue, les enjeux de paris au populaire PMU, les montures chinoises au polo, ni même les étalons d’élite du Cadre noir de Saumur ou de l’École espagnole de la Hofburg à Vienne. Contrairement à Calder qui les a formidablement caricaturés en fil de fer et au crayon, Martine ne retient pas même les chevaux de cirque – alors qu’elle a sans nul doute été applaudir « CrinBlanc », chef d’un troupeau de chevaux de Camargue en liberté, le héros mythique du film éponyme d’Albert Lamorisse, qui connut un succès mondial dès 1953. Martine souligne toutefois son admiration, inattendue, pour un Grand ChevalHomme, haut destrier sauvage domestiqué (par elle ?) qu’elle a modelé et agrandi – toujours en 1997 – à une échelle monumentale, le plâtre ayant d’abord été fondu en résine, avant une épreuve en bronze patiné. Poussé sur ses postérieurs, cet impressionnant héros équin se dresse en surplomb, impérieux et dansant pendant une pose ambidextre de défense et de combat qui n’est pas sans évoquer un exercice de haute voltige, courbette ou pesade ici sans écuyer, dont témoignent les deux chevaux cabrés avec leurs palefreniers – les Chevaux de Marly – de Guillaume Coustou (1745), installés place de la Concorde, et, plus près dans le temps, les deux quadriges de Georges Récipon (1900) placés sur les toits du Grand Palais aux angles de la Seine et des Champs-Elysées. Ainsi pourrait-on dire, en conclusion provisoire, que ces multiples images de la liberté animale que dépeint Martine dans ce corpus particulier prolongent, une fois encore, ses suites originales d’autoportraits. Son message se traduit en une métaphore poétique – « Liberté, j’écris ton nom », scandait Paul Eluard en 1942, ce vers étant repris par Fautrier en remarque annotée sur chacune de ses Têtes de partisans brossées en hommage aux insurgés hongrois après l’invasion de Budapest par les chars soviétiques (1956). De manière analogue, indépendante dans sa tribu, attachée à sa famille, éprise de son cavalier, Martine demeure-t-elle ainsi toujours rétive à la capture. Sans harnachement aucun, elle ne marche jamais à l’amble, campe sur ses positions et se cabre au dressage. On aime alors lui lire à haute voix certaines pages subtiles du formidable Dictionnaire amoureux du cheval signé Homéric, et se souvenir ensemble des représentations glorieuses de Zingaro, le frison noir de Bartabas – qui, lui, incarne fièrement le centaure d’aujourd’hui. ■ Grands Rêves de chevaux II. Huile sur toile, 1997, 162 x 130 cm, détail

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Cheval fourbu. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 2005, 28 x 33 cm Page de droite : Quatre Grands Chevaux fond noir et blanc. Lavis d’encre de Chine rehaussé de blanc, 2006, 180 x 150 cm

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D’APRÈS, LES INTERPRÉTATIONS LES

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oujours distanciée dans ses références historiques et plastiques, Martine Martine s’est depuis de nombreuses années attachée à reprendre assez régulièrement, toujours avec humilité, certaines compositions de quelques grands maîtres en peinture qui appartiennent certes pour la plupart à la mémoire collective, mais font surtout assurément partie de sa propre bibliothèque hantée, in memoriam amicorum. Hors ses brèves retrouvailles avec les peintres néoclassiques David et Gros en 1970, Martine s’est réappropriée, à la suite d’un choc émotionnel dû à un cambriolage, certaines toiles de peintres de la Renaissance et de l’âge classique avant un Millet ou un Van Gogh. Dès lors, cette sélection ymagière très personnelle de chefs-d’œuvre s’est opérée en contrepoint, au fil des années, selon les rencontres alternées de coups de cœur, par le truchement de visites, lectures et rencontres. Ainsi s’est accompli, plus intuitivement qu’intellectuellement, un retour aux sources fécond et passionnant, qui ne participe en rien de la copie stricto sensu mais bien plutôt d’une prise de possession, d’une soif aussi d’expérimentation. Martine assure d’ailleurs avoir deux yeux différents : l’un pour le plaisir et l’admiration, l’autre pour la trouvaille qui déclenche son inspiration. Elle a ainsi rassemblé à l’atelier nombre d’illustrations, cartes postales et autres reproductions noir et blanc ou couleur qui ponctuent, comme les pages éparses d’un carnet de rendez-vous, la table de sa fabrica. Ces clichés miniatures suscitent en son for intérieur au moment propice, l’humeur venue, après un examen préalable des divers possibles, une inspiration réfléchie, une verve interprétative sans façon qui est résolument plus mentale que jubilatoire. Cette néo-appropriation de la peinture ancienne repose donc sur ces visuels réunis à l’encan comme dans un scrapbook ou un cadre en trompe-l’œil, à l’instar des premières reproductions de haute qualité en héliogravure au grain publiées au xixe siècle avec la révolution industrielle – preuve s’il en était besoin que « l’art est dévoré chaque jour davantage par son double : la reproduction », comme l’écrivait dès 1973, avec beaucoup d’intuition, le professeur et critique d’art français d’origine helvétique, Jean-Louis Ferrier. Nul doute qu’après les premières vignettes, chéries dans son enfance comme de précieux talismans durant cinq difficiles années de guerre entre nuit et brouillard, La Résurrection (d’après Carrache). Huile sur toile, 1994, 162 x 130 cm, détail

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Le Christ parmi les docteurs, d’après Albrecht Dürer. Huile sur toile, 1987, 46 x 55 cm

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Martine ait conforté ce tropisme propre avec ses cartes de correspondance imprimées sur des cartons rigides, mats et dentelés. « Le bonheur, c’est de le chercher » notait très à propos Jules Renard. Et Martine, de même, goûte les plaisirs de rechercher, sélectionner, trier ses petits memento comme autant de vade-mecum personnels. Quand d’autres tirent les tarots, le peintre, face au chevalet, choisit ses cartes avec une acuité sans faille : telle ou telle reproduction attise alors son désir, interpelle sa réflexion, appelle une épreuve à gagner, avant de conduire sa main et guider son pinceau. Sa mémoire sélective puise parmi les souvenirs de musées et de lieux historiques quelques schèmes picturaux puissants dont elle réveillera spontanément l’ordonnance et le rythme par le truchement de ces cartes-souvenirs. Cette propension au respect avant la relecture puis la libre interprétation de ces monuments renommés de l’esprit soulignent cette vigoureuse indépendance de vue qui est – comme Pierre Lévy, son père, et Léon Cligman, son époux, l’en félicitaient – une de ses vertus cardinales. Selon son juste mot : « Je m’envole et revisite le sujet. » Avec une intuition sûre, Martine, dès ses deux premiers D’après, en 1970, exprime, par cette métonymie picturale qu’elle va faire sienne, son questionnement qui se projette – encore une forme d’autoportrait – dans tel ou tel personnage historique engagé. Si l’on se souvient en effet du ressenti violent de l’ensemble de la société française après les événements de mai 68 qui ont bouleversé un équilibre sociétal précaire après les vingt années de la reconstruction après-guerre, aucun artiste – et Martine Martine au premier chef – n’est resté insensible à ce choc des cultures et des générations. Retrouver chaque jour le chemin de l’atelier comme celui de l’école des maîtres est un bonheur sans mélange. Elle est prête à expérimenter tous les genres – au sens académique des beaux-arts : la figure comme la nature morte, le paysage et l’autoportrait, l’animal et les fameux « d’après ». Racines traditionnelles et compositions emblématiques de l’histoire de l’art vont de pair et sa démarche de chercheuse inventive et juvénile est aussi nourricière qu’ambitieuse. Ainsi Martine s’identifie-t-elle, dès cette année 1970, à l’héroïne courageuse qui sépare les guerriers dans sa version personnelle des Sabines arrêtant le combat entre les Romains et les Sabins. Elle choisit la célèbre composition de Jacques-Louis David au Louvre – immense, à l’échelle du palais, horizontale, 4 x 5 m environ, justement commandée après la Révolution – et non celle plus classique, moins vibrante, de Nicolas Poussin. Martine y a précisément sélectionné, « découpé » pourrait-on dire dans la carte postale et reporté avec une sûreté de main impérative dans l’homothétie, l’effigie virginale et rebelle, brossée avec énergie sur une petite toile verticale (41 x 33 cm), nerveuse comme

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un cri. Dans son interprétation, aussi libre que le souvenir, elle ajoute à la composition, hors de son sujet propre, quelques éléments graphiques hors cadre – en particulier les lances verticales brandies dans le ciel comme des foudres de guerre – qui renforcent le nœud dramatique de cette légende bien connue de l’histoire romaine. Martine, également peintre d’histoire ? La question, à l’époque, aurait mérité de lui être posée, quand elle s’identifie en une figure de proue, dans la grande tradition française. On aurait pu lui suggérer alors La Liberté guidant le peuple, mais la facture romantique de Delacroix lui est sans doute trop pulsionnelle comparée à celle, également hardie et colorée mais plus mesurée, du baron Gros – élève de David, donc plus direct, dans Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa. Décidément conquise par des œuvres monumentales (celle-ci mesure 5 x 7 m), vues à travers le prisme réducteur de la carte postale, Martine travaille toujours d’après une reproduction et jamais face à l’original dans le musée. Ainsi en livre-t-elle une seconde interprétation « d’après », évidemment condensée à l’échelle de son chevalet (100 x 81 cm). Dans ce cas d’espèce, elle choisit à nouveau le motif central de la tragédie picturale. « J’aurais voulu en faire une copie, dit-elle, mais ne m’en suis pas sentie capable. Cependant, mon inspiration s’est libérée devant le détail. » Martine transcrit donc en le schématisant à larges traits de pinceaux le moment terrible de ce jour sombre du retour d’Égypte, le 11 mars 1799, tel qu’il fut réinventé par le peintre Gros à la demande de Napoléon en 1804. Complexe comme une scène d’opéra, la scène originale se déchiffre dans ses trois unités, de temps, d’action et de lieu. L’émotion compassionnelle étreint le valeureux général Bonaparte qui salue dans la ville méditerranéenne de Jaffa qu’il vient de conquérir, ses malheureux jeunes soldats agonisant d’une épidémie de peste, dans leur nudité cadavérique. Le futur monarque soutient du regard ces fidèles entre tous quand ils sont parqués, face à leur inéluctable destin, sous les arcades minérales intemporelles d’un caravansérail maure, édifié de longue date hors des fortifications – tandis que sa destinée d’airain le conduirait bientôt sous les ors de l’Empire. Le cœur du drame, ce motif pictural aussi imbriqué dans l’histoire, ne pouvait que passionner Martine, jugeant opportunément de la complexité plastique de la narration peinte sur toile. En 1970, sa sélection de ces deux imposantes compositions signées David et Gros n’est donc pas un hasard – elle participe aussi sans doute d’une prise de position personnelle engagée que Martine partage et traduit à sa manière. Ne redit-elle pas alors le mot du Corrège devant une peinture de Raphaël : Anch’ io son’ pittore ! « Et moi aussi, je suis peintre ! » Dans le continuum de ce cycle, qui regroupe une cinquantaine d’opus brossés au long de quatre décennies, on relève très tôt une inclination claire pour les maîtres les plus respectés de l’art classique depuis les Primitifs, dans certaines de leurs compositions les plus élaborées : Saint Jean dans le désert (1970), d’après le Saint Jérôme pénitent de

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Ci-dessus : L’Hiver (d’après Arcimboldo). Huile sur toile, 2000, 27 x 22 cm Ci-contre : Œuvre originale d’Arcimboldo

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Ci-dessus : L’Art de la peinture (d’après Vermeer). Huile sur toile, 2012, 92 x 73 cm Ci-contre : Œuvre originale de Vermeer

Lorenzo Lotto (Louvre) ; La Tentation d’Ève (1975), d’après la fort étrange peinture sur panneau de Hans Baldung Grien (musée d’Ottawa) Ève, le Serpent et la Mort – et Le Baiser de la Mort (1975) d’après l’allégorie mortifère du même peintre flamand (musée de Bâle) ; ou encore Le Tricheur (33 x 41 cm, 1975), d’après le fameux Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour. Cette interprétation neuve d’un des rares tableaux diurnes connus du peintre français le plus longtemps méconnu – reconnu seulement au xxe siècle – correspond à la découverte très médiatisée de ce chef-d’œuvre offert en 1972 au musée du Louvre par le collectionneur Paul Landry, Valéry Giscard d’Estaing étant alors ministre des Finances. La toile, qui fut un temps au centre de bien des diatribes parisiennes – une formidable conversation piece –, était le clou de la prestigieuse exposition consacrée cette année-là à l’artiste d’origine lorraine, qui connut un succès considérable resté dans les annales. Par la simplification des volumes, l’étrangeté de la composition et l’aspect cocasse du sujet, Le Tricheur de Georges de La Tour ne pouvait que marquer en profondeur et durablement la facture de Martine Martine. Comme l’écrivit Voltaire dans ses Commentaires sur Corneille : « J’avoue, en mon particulier, que j’estime autant celui qui n’a fait en sa vie qu’un bilboquet d’ivoire, que Phidias élevant son Jupiter Olympien, ou Pigalle sculptant son Maréchal de Saxe : In tenui labor… » Martine poursuit en solitaire ses propres « Dialogues du Louvre », pour reprendre le titre du recueil d’entretiens de Pierre Schneider avec des artistes (1971). Elle livre de nouvelles interprétations de toiles conservées dans les plus grands musées du monde – le Rijksmuseum d’Amsterdam : La Lettre (1976), d’après La Lettre d’amour (1670) de Vermeer, mais aussi le Kunsthistorisches Museum de Vienne avec L’Art de peindre (1666) d’après le même maître de Delft. Le Louvre : La Pêche (1595), d’Annibal Carrache, lui inspire Scène au bord d’un lac (1987) et La Résurrection du Christ (1593), une grande version où dominent des bleus célestes (1994). Les deux fascinants Arcimboldo, L’Hiver et L’Été (1573), la conduisent vers trois réinventions complètes en l’an 2000. Elle brosse d’après la toile éponyme de Willem Claesz Heda de la collection Thyssen-Bornemisza à Madrid Un dessert (1984) et Coupe chinoise avec des fleurs (1987) d’après une petite peinture de Jacques Linard (1640). Les Gallerie dell’Accademia, à Venise : La Tempête (1986) d’après celle, emblématique et combien mystérieuse du Giorgione (1506), mais aussi, la même année, Pietà (1986), d’après la Pietà Martinengo de Giovanni Bellini (1505). Le Mauritshuis de La Haye : Nature morte à la bougie (1986), d’après la Nature morte à la bougie se consumant (1627) de Pieter Claesz. Les musées de Bruxelles avec le gargantuesque Le Roi boit (1640) de Jordaens qui lui a inspiré récemment une peinture et une eau-forte (2012) et, autrement plus brutal, Le Massacre des innocents de Pieter Brueghel le Jeune, dit d’Enfer, qu’elle interprète en sombre (2001) avec des blancs crayeux comme des cristaux de gemme.

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Mais Martine privilégie les artistes et leurs œuvres sans tenir compte des musées où ils sont conservés. Son intérêt avéré pour la Renaissance et pour certains thèmes religieux ou sacrés relève surtout, comme elle aime à le préciser, de la dynamique des forces plastiques en présence. Son éducation informelle sur le plan religieux a nourri son goût des situations au détriment de celui des dogmes. Sa liberté d’interprétation est entière. Elle est le fondement de son inspiration. Il est un peintre français en particulier qui la touche profondément par la puissance directe de ses images, son humanité dans l’humilité des tâches domestiques et des travaux des champs, sa tendresse envers ses modèles : Jean-François Millet, dont elle découvre, en 1998, la lumineuse confrontation avec Vincent Van Gogh dans une exposition au musée d’Orsay. S’ensuivent plusieurs émouvantes versions d’après Millet seul : Un paysan se reposant sur sa houe, La Petite Bergère, La Lessiveuse, La Tondeuse de moutons, Une faneuse, d’autres encore – et une autre d’après Van Gogh revisitant Les Premiers Pas (d’après Millet) – l’une des vingt et une œuvres qu’il brossa en Arles d’après son illustre aîné. Vincent, qui considérait ce travail de copie comme des improvisations ou des libres interprétations comparables au travail d’un musicien jouant la partition d’une œuvre écrite par un compositeur, justifiait sa démarche auprès de son frère Théo : « C’est plutôt traduire dans une autre langue, celle des couleurs, les impressions de clair-obscur en blanc et noir. » C’est ici que le mot de Georges Perec prend tout son sens : « Tout tableau […] et surtout tout portrait, se situe au confluent d’un rêve et d’une réalité » (La Vie mode d’emploi), à propos de la vocation d’interprète de Martine Martine. Ses « d’après » peuvent en effet aussi bien être lus comme des « portraits » que comme des répliques ou des relectures, entre rêve et réalité, œuvre et reproduction. De la même audace sinon de la même eau que celle des maîtres, les interprétations si personnelles de Martine « d’après » sont décidément bien des déclinaisons réinventées de son désir de peindre. ■

Ci-contre : Les Premiers pas (d’après Van Gogh et Millet). Huile sur toile, 1998, 60 x 73 cm Page de gauche : Œuvre originale de Van Gogh

Ci-contre : Têtes de nègres (d’après Rubens). Huile sur toile, 1975, 38 x 46 cm Page de gauche : Œuvre originale de Rubens

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ALTÉRITÉ SOMBRE AUTOUR DE QUELQUES FIGURES DE BALZAC

L

es nombreuses variations sur le thème incandescent des effigies frontales de l’immense personnage qu’est Honoré de Balzac semblent bien avoir été profondément renouvelées par Martine, qui les a pleinement « remaniées » – au sens propre de la main qui brosse, ébauche, pétrit. Guidée à l’atelier par son imaginaire comme par son énergie créatrice, Martine Martine s’est emparée physiquement de la stature – la statuaire ? – du formidable genius loci de la littérature française. Depuis 2010, ses représentations plus obsessionnelles que récurrentes – tant Martine est habitée par le maître – s’imposent avec autant de puissance que le requiert son modèle hors du commun, enrichies des valeurs de sa palette selon un large éventail d’images réinventées, d’échelles contrapunctiques – de la modeste page de carnet jusqu’aux toiles monumentales, sans oublier les grands lavis saturés d’encres de Chine. Dans sa pratique, Martine alterne ses options chromatiques, des sourdes valeurs de terre et de feu jusqu’aux camaïeux plus exigeants de noirs d’ivoire ponctués de blancs argentés. Comme les courants souterrains d’un fleuve sombre charriant un abécédaire sinueux à la Prévert, l’interprète délivre, au jour le jour, comme on relève des trésors aussi divers que rutilants, des expressions faciales et corporelles inconnues de l’écrivain dont elle déclame autrement, pourrait-on dire, les harangues à pleine voix. Dans un pathos graphique aussi assourdissant que silencieux, Martine ouvre son théâtre intérieur et magnétise notre sensibilité. Cette formidable déclinaison plastique qu’elle déchiffre devant nous – qui pouvons la lire comme Le Chef-d’œuvre inconnu, la prononcer mot à mot, avant de la méditer – est, dans sa stricte économie de moyens binaires, un pari à nul autre pareil. Cette ascèse féconde, qu’elle entretient comme l’étincelle de la passion, participe autant de son inclination pour la physiognomonie de l’écrivain, que de la transfiguration de son faciès carnassier. Anticipant sur une incitation au regard complice pour le visiteur, Martine plante son chevalet ou sa sellette non loin de son premier bronze initiatique à l’effigie de l’écrivain – commandé précisément par le grand balzacien et mécène Paul Métadier pour le musée Balzac qu’il a offert à la ville de Saché – et du buste de Rodin, d’origine familiale. La discipline et la vélocité attentive de Martine excèdent chaque jour plus largement les limites de la représentation in vivo pour laisser libre cours à un Martine dans son atelier devant Balzac paysage. Huile sur toile, 2011, 162 x 132 cm

A ltérité

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rêve éveillé. Chacun des fruits de cet immense opus post-balzacien peint et sculpté à l’aune de sa seule vérité contribue, ad libitum, à une mosaïque monumentale multicolore, une fresque contemporaine originale autour du créateur forcené de La Comédie humaine : chaque tesselle individuelle – et justement individualisée – ayant valeur à la fois de tout et de partie. Chacun de ses travaux – d’approche ? – reflète en camaïeux mêlés, à travers différents noirs charbonneux, quelques bruns bistre ou sépia, tel blanc de Troyes ou d’Espagne, les facettes multiples et les mimes indéchiffrables de l’écrivain visionnaire. L’acuité de son regard interrogatif ou perçant, la moue dubitative ou hardie, le rictus amer ou désabusé, les zygomatiques ouverts ou tendus, l’appétence gourmande ou sensuelle inhérente à son regard impavide, démultiplient son aura en majesté. Au-delà des images habitées, ce sont peut-être, une fois encore, autant d’autoportraits oniriques de Martine – autant de projections audacieuses et pourtant familières d’incarnations virtuelles ou dédoublements putatifs. La symbiose s’est opérée lentement chez elle, comme une macération sourde. Elle est d’autant plus sensible qu’elle s’est longuement mûrie dans le silence de l’atelier, nourrie de lectures chroniques, d’interprétations libres, d’iconographie retrouvée, de questionnements douloureux. Cette quête identitaire du génie de la logorrhée romantique par une artiste du xxe siècle, modeste mais ambitieuse dans sa confrontation au xixe siècle fantasque et débridé – une démarche que d’aucuns qualifieraient de monomaniaque sinon de passionnelle – renforce l’unicité de chacune de ses œuvres réunies au sein d’une pénétrante variété de… variations – bis repetita placent. Telles des odes en refrain, elles résonnent comme les strophes d’une litanie ou d’anciennes palinodies psalmodiées da capo. La frontalité placide du héros balzacien est sans doute l’accentuation la plus signée de Martine qui en livre la haute silhouette alourdie, engoncée massivement dans la robe de lin blanc – de bure ? – chère au maître laborieux de Saché. Le traitement pictural – grandes peintures ou lavis monumentaux – que l’on retrouve dans certaines gravures corrélatives ultérieures éprouve la touche elliptique du pinceau, les éclats chevauchant les aplats. Dans sa gestuelle, les croisillons hybrides fixent sur un avant-propos opaque en forme d’esquisse liminaire les multiples battements d’une céruse ductile, le blanc solaire de l’aube ou tel gesso dont elle garde le secret. Martine éclaire à la brosse un fond baroque riche comme une anthologie, dense comme le maquis. La figure de Balzac, en souvenir altier, se délie dans le continuum de ses images, qui livrent progressivement leurs secrets. Dans sa révérence respectueuse mais toujours distante envers le romancier, Martine traite l’effigie comme elle l’a toujours fait dans le cursus rigoureux de son travail, avec vigueur, sans grâce ni coquetterie. Cette brutalité courageuse évoque le souffle rauque du héros au long cours. L’énergie induite rayonne, chez elle, avec une intensité poétique sans égale. Une maîtrise très contenue dirige la main avec sûreté selon les lignes de tension à

Balzac VIII. Huile sur toile, 2012, 195 x 130 cm

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l’échelle du support choisi. L’effigie repousse souvent les bordures du cadre, envahit la toile, qu’elle dévore d’une puissance résolument sanguine. La mine mauvaise, la mèche en bataille, l’œil incandescent, la main autoritaire et l’aplomb fiévreux sont les attributs premiers de ce génie surpuissant dont Martine revigore, rajeunit la présence outre-tombe. Si la sculpture a bien été à l’origine de cette entrée en Balzac – comme on entre en religion –, Martine s’est jouée moins spontanément de la terre ou du plâtre que des pâtes plus huileuses de sa palette. C’est avec un recul très attentif, sinon prudent, qu’elle a travaillé sans relâche à étudier, monter, remonter, raffermir, nuancer les différentes versions de la formidable gueule du maître, sa tête satisfaite, son buste enrobé, son torse fat, ses bras déterminés. La volonté trempée dans l’encre de l’écrivain, son tempérament boulimique et son acuité sans failles participent de la fascination du sculpteur pour son modèle spirituel. La vibration sensible que la patine boisée confère à la peau satinée du bronze suscite au plus près de cet épiderme métallique la même émotion visuelle et tactile qui a inspiré l’artiste tout au long – depuis l’origine ? – de sa gestation plastique. Après les aspérités sèches du modello en plâtre – dont la respiration crépie marque les hésitations, les repentirs, les reprises conjuguées de la main à la spatule –, l’œuvre achevée, fondue, ciselée et patinée à chaud restitue au mieux la ferveur de l’artiste au combat entre elle-même et la figure aristocratique de Balzac. L’aboutissement d’une genèse psychologique et physique en trois dimensions sonne comme un point d’orgue, une coda dans l’iconographie balzacienne la plus riche et la plus féconde qu’aucun artiste ait jamais créée. ■

Mémoires I (Balzac, Partie 1). 48 lavis d’encre de Chine sur papier, 2010, 105 x 99 cm

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Buste de Balzac I. Bronze, 2006, 53 x 39 x 36 cm. Musée Balzac, Saché

A ltérité

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Balzac moyen LVIII. Stylo-bille sur carton, 2014, 27 x 20,5 cm Page de gauche : Balzac rouge. Huile sur toile, 2015, 116 x 89 cm

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SCULPTURES

S

Le silence sculpte les astres, modèle l’âme, guérit Il ne nomme pas il devine, de l’autre côté du verbe, l’indicible Gilles de Obaldia, La Langue des oiseaux, 2012

on aîné de plusieurs années, le sculpteur Gérard Koch (1926-2014), est massier dans l’atelier de Zadkine lorsque Martine le rencontre « en voisine » à la Grande Chaumière en 1973. Il l’encourage immédiatement à la pratique de la sculpture. En 1974, il stimule son effervescence créatrice et lui propose de modeler leurs portraits réciproques, posant à tour de rôle. Ainsi est née chez elle, sans guère d’apprentissage, cette deuxième vocation à part entière, tant l’artiste s’y est pleinement consacrée, parallèlement à l’huile et au lavis. Le bilan, quarante ans après, ne laisse d’impressionner : une trentaine de Grands Personnages à l’échelle de l’atelier en hauteur de la rue des Sablons pour un environnement urbain ou arboré ; quatre-vingts petits sujets à l’échelle d’intérieurs ; cinq puissants rostres de Balzac ; une dizaine de chevaux – de l’esquisse de la première ruade à l’étalon monumental en chef de bande ; une dizaine d’études de mains dont une paire arachnéenne et poignante, La Forge, anime l’espace incommensurable d’un parc à Saint-Avertin, en Touraine ; trentetrois portraits et figures de ses amis de la première heure, dont Josepha, modèle d’origine martiniquaise d’un âge certain, très aimée à l’académie de la Grande Chaumière. Il en est pour elle comme pour Libero Nardone, le fameux Italien dit « Cacao », dont elle a laissé plusieurs portraits peints. Celui qui avait assurément été le dernier modèle vivant de Rodin pour Balzac et le marbre du Baiser, fut également celui de Germaine Richier pour L’Orage (1949), ce haut bronze à la force tellurique entre réalité et imaginaire, qui répond à L’Oura-

Martine entre Quasimodo et La Prière, dans son atelier

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gane (1948), deux œuvres que Martine apprécie au plus haut point et qui l’ont sûrement marquée ; quatre Sumotori, lutteurs nippons aussi puissants qu’équilibrés dans leurs défis virils ; deux tribus, dont la majestueuse Ronde de la Fraternité (2000), une commande publique d’après plusieurs petites études de Rondes (1984-1985) qui ne sont pas sans évoquer le ballet de Merce Cunningham Walkaround Time, 1968… un corpus très impressionnant donc. L’ensemble des sculptures de Martine est donc très significatif, à part entière. Il regroupe près de deux cents œuvres – qu’il faut comparer à d’autres suites de rondesbosses exécutées avant elle par plusieurs peintres ayant également pratiqué la sculpture. Nombre d’entre eux, et non des moindres, se sont exercés des décennies durant à ces disciplines exigeantes et variées, concurrentes et complémentaires, que sont le modelage à main libre de la terre crue ou de l’argile, le travail du plâtre plus liquide ou de la cire chaude et ductile sur une armature de cuivre. Ainsi connaît-on soixante-dix-sept statuettes signées Edgar Degas ; une vingtaine pour Pierre-Auguste Renoir (la plupart ayant bénéficié de la collaboration du praticien catalan Richard Guino) ; quatre-vingts environ pour Henri Matisse ; une trentaine pour Jean Fautrier. Plus récemment, un corpus, innombrable celui-là, toutes échelles confondues, pour Jean Dubuffet, des premières Petites Statues de la Vie précaire (1956) aux ultimes développements spatiaux du Cycle de l’Hourloupe ; mais guère plus d’une dizaine chez Georges Braque ou Olivier Debré, et seulement cinq chez Sam Szafran. En revanche, l’inventaire d’André Derain est l’un des plus nombreux, riche de plus de trois cents sculptures et masques. Martine, en admiratrice familière du maître depuis l’adolescence, redécouvrit manifestement sa facture manuelle – Derain à qui Pierre et Denise Lévy restèrent fidèles jusqu’au soir de sa vie (1954) : leur collection, au Musée d’art moderne de Troyes, compte aujourd’hui soixante-dix-sept sculptures pour quatre-vingts peintures. Issus de ses participations nombreuses entre 1918 et 1953 pour les plus grandes compagnies de ballet, de théâtre et d’opéra, ses masques mêlent des influences africaines, hellénistiques, étrusques voire foraines. Chez Derain d’ailleurs, certaines des nombreuses créations en glaise ou en plâtre portent des noms que ne désavouerait pas Martine : L’Énigme, L’Étonné, L’Inquiétude, La Grimace, Le Jongleur, La Danse, Offrande, Le Repos…, qui dénotent l’humeur décisive du sculpteur devant son œuvre ayant trouvé son point d’achèvement. Martine ne procède pas autrement lorsque, l’étude terminée, in ou hors série, elle l’identifie d’un titre elliptique souvent nimbé d’une aura poétique ou littéraire : Le Premier Homme, La Bête humaine, La Métamorphose, Le Banc des dernières amours, Quasimodo, Méduse… Ce ressenti intime qui appartient en propre à l’artiste dans cette phase ultime où la main se retire de l’œuvre, comme on le dit de la marée qui abandonne la grève ou d’un parent qui laisse l’enfant quitter le foyer familial, est bien double dans son non-dit. Cette contradiction duelle en forme de coda esthétique clôt l’œuvre accomplie selon l’éternel dilemme artistique

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Ci-contre : La Prière. Bronze, 1986, 183 x 82 x 60 cm. Musée d’art moderne de Troyes Ci-dessous : Martine et le plâtre de La Prière

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Florence Marinot. Bronze, 1978, 31 x 17,5 x 26,5 cm. Musée des Beaux-Arts de Béziers Musée des Beaux-Arts de Cognac Musée d’art contemporain de Dunkerque Musée des Beaux-Arts de Tournai (Belgique) Musée d’art moderne de Troyes

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Katia Granoff. Bronze, 1976, 30 x 19 x 16,5 cm

douloureux mais fondateur : satisfaction/souffrance, liberté/abandon. Une telle dichotomie, aussi fugitive soit-elle, pousse Martine à reprendre son élan, renouveler sa quête et ses réponses, repartir sur des bases neuves dans sa thématique et toujours parfaire la création suivante. Sa méthode de travail, très empirique, est fort différente – moins obsessionnelle – de certaines de ses grandes aînées, femmes artistes déterminées, dans leur pratique à trois dimensions, à toujours pousser plus avant les frontières sinon les sommets de leur terra incognita. Camille Claudel, Germaine Richier, Louise Bourgeois, pour ne citer qu’elles, ont ainsi exploré leur vie entière les projets plastiques les plus audacieux – mais elles furent sculpteurs à part entière et s’affirment comme telles. Martine, qui, elle, étudie simultanément plusieurs modes d’expression, trouve son épanouissement dans sa facture personnelle qui lui laisse décliner, selon un squelette adapté, nombre de figures dérivatives, ravivées au fil des jours à l’unisson de son inspiration – qu’elle exerce parallèlement dans les champs mêlés du lavis, de la peinture ou du plâtre. On peut néanmoins rapprocher son Homme-sauterelle (1987) de La Sauterelle et La Mante que Richier avait modelées dès 1944 et 1946. Sa sculpture, toutes échelles confondues, résulte formellement d’un jeu de résonances sous-jacentes avec l’unité de temps – celui passé publiquement à l’atelier, certes, mais surtout sa temporalité propre, vécue dans son intériorité silencieuse. L’espace insensible en creux qui sépare physiquement l’artiste de la sellette, analogue à « la distance qui se trouve entre la parole et l’écrit » chère à Balzac, est un premier paramètre de la distanciation nécessaire pour développer son sujet alors même qu’il est en train de naître sous ses doigts. La conception libre de sa pratique spontanée est pour Martine le contraire d’un académisme rigoriste qui ne lui conviendrait pas. Dans son humilité créatrice, son microcosme est son corps quand le macrocosme supérieur est celui qui inspire cérébralement son questionnement existentiel. Car c’est bien au quotidien que l’interrogation germe avant de se cristalliser en œuvre. Mû par un désir d’achèvement et de continuation, le sculpteur expérimente, essaie, tente plusieurs versions en allitérations d’un même vocable que son énergie relance en suivant. Chaque pièce est une réinvention neuve, une découverte inattendue, comme trouvée en réserve dans son patrimoine esthétique intérieur. Le traitement cursif qu’elle applique à la pièce en cours est façonné des deux mains sur une structure métallique souple qu’elle adoube d’un élixir de plâtre plus ou moins aqueux. Le sujet se couvre bientôt d’une peau harmonieusement modelée a mano en rondeurs plus ou moins nervurées. « Caresser est plus merveilleux que se souvenir », s’émouvait déjà André Pieyre de Mandiargues dans La Marge (1967). Cet artifice hybride en ombres et en lumières retrouve des solutions graphiques déjà tracées sur d’autres perspectives brossées sur papier – en noir et blanc, bleu soutenu et gris clair, émeraude

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et quinquina. Ces dissonances chromatiques au charme élusif et changeant vibraient déjà sur l’espace diapré de grands lavis antérieurs envahissant la feuille et leur donnaient cette respiration ample qui anime autrement ses figures monumentales. Dans son cheminement vers la globalité induite d’un œuvre sculpté qu’elle appréhende par séries plurielles, Martine se donne une liberté onirique, une mesure interprétative. Sans le formuler clairement, sa main s’affranchit et découvre dans la matière des potentiels de méditation qui orientent le tout au détriment du fragment. Le philosophe Alain le soulignait déjà avec force : « Ce que dit l’œuvre, nul résumé, nulle imitation, nulle amplification ne peut le dire. Où est pourtant la masse ? Je ne trouve que des mots. mais c’est la disposition des mots qui fait l’œuvre ; aussi ne saurais-je point dire ce qui est important et ce qui ne l’est point ; tout importe. Chaque partie de statue est un grain de marbre ou de pierre, qui par lui-même n’a point d’importance, et qui dans la statue a toute [son] importance. » Propos de littérature (1934). L’énoncé de la multitude de titres et d’appellations que Martine a inventés – avec la complicité parfois de son assistant de la première heure, Yves Monestier, puis, après son départ, avec celle de son successeur Guillaume Daban – souligne sa puissance de travail – ce rythme de vie plein de lenteur – mais aussi l’étendue de sa culture et sa curiosité. Car la contemplation des œuvres suscite des réminiscences, conscientes ou non chez elle, seulement pressenties chez certain spectateur qui garde dans sa mémoire personnelle des images partagées. On peut à cet égard relire le catalogue de l’exposition remarquable qui s’est tenue au musée d’Orsay en 1990, Le Corps en morceaux, où les nombreuses esquisses des meilleurs plasticiens post-romantiques traduisaient leurs doutes et leurs hésitations. « Entre la fin d’une sculpture et son élaboration, il y a sa présence effective dans son aboutissement et dotée de tout ce que son concepteur avait prévu pour elle. La beauté blessée devient humaine, elle rend les dieux aux hommes et parmi eux ils deviennent des présences souffrantes, faisant dévier l’idée de beauté triomphante vers celle d’une beauté menacée et à ce titre émouvante », écrivait ailleurs le chroniqueur Jean-Jacques Lévêque. On se souvient que, sous l’influence de Rodin, Matisse, avant de s’attaquer à la sculpture, avait acheté un de ses bronzes, avec un de Barye, puis ses premières sculptures nègres. De même, et cependant très différemment, Martine, rue des Sablons, s’est entourée d’un Balzac – offert par son mari – et de quelques pièces d’art primitif lui rappelant sans doute les multiples fétiches (au nombre de 80 !) qui ponctuaient la maison familiale de Bréviandes. Mais, de sa mémoire profonde, dans son musée imaginaire, elle a également retenu – soit par la rencontre avec l’œuvre, soit par l’image photographique – maints chefs-d’œuvre connus ou méconnus des xixe et xxe siècles. Sans parler de réinterprétations, comme dans la riche suite des D’après brossés à l’huile, on peut néanmoins parler de sources iconographiques réelles quoique La Force. Bronze, 1980, 86 x 78 x 65 cm

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imprécises, revues et corrigées. Edgar Degas bien sûr, dont les studieuses ballerines ont dû infléchir la pose du Modèle à la chaise comme celles de tant d’autres figures de danse, immobiles ou en suspens ; Honoré Daumier, dont les petites caricatures massives mais aussi le Ratapoil dégingandé se réfléchissent sans doute dans bien des ébauches morphologiques de visages ou d’équilibristes ; certaines (Le Clochard, La Clocharde, La Paysanne, L’Ami, Le Bourgeois, La Bourgeoise, Le Prof, entre autres) pourraient même se situer dans la lignée des esquisses et portraits-charges du sculpteur romantique Jean-Pierre Dantan le Jeune exposés en permanence au musée Carnavalet ; naturellement Auguste Rodin, dans la majesté impérieuse et tragique des six Bourgeois de Calais, que les cinq Bons Bourgeois de Martine ne manquent pas de saluer – Celle qui fut la belle heaulmière qui hante Martine dans La Désespérance ou L’Automne – mais aussi ses études de mains dont le thème est si cher à Martine, et qu’il a longuement étudié : La Main de Dieu, La Main du Diable, Les Mains d’amants, La Cathédrale, La Pensée… ; son émule italien Medardo Rosso, dont Ecce Puer, offert par son fils au Louvre, annonce Masque assoupi et Masque pensif ; L’Implorante de Camille Claudel pour L’Offrande, voire ses Causeuses que l’on rappelle devant La Grande Famille ; l’ascétique effigie glabre de Baudelaire l’intemporel, signée Raymond Duchamp-Villon, qui prélude (?) au traitement autrement plus chargé du premier buste de Balzac par Martine ; Marcel Gimond, qui modela les bustes de Pierre Lévy (1949), Maurice Marinot, Louise Weiss et Rose Granoff – dont elle-même brossera le portrait en 1984 ; sir Jacob Epstein, le formidable sculpteur britannique d’origine américaine dont on connaît la main surpuissante en bronze mais aussi les portraits marquants d’Albert Einstein, Haïlé Sélassié, Winston Churchill, G. B. Shaw, Rabindranath Tagore, Yehudi Menuhin, Somerset Maugham, T. S. Eliot et Lucian Freud (son gendre) ; un autre Américain, Alexander Calder, dit Sandy, le voisin tourangeau des Cligman à Saché. Son bronze The Chicken (1944) n’est pas absent dans la construction biaisée de sa propre Chaise décentrée. On pourrait ainsi parler de ces maîtres comme d’ancêtres plus ou moins proches et lointains dont elle aurait choisi, sans anachronisme, de nourrir sa propre psyché. « Le passé est toujours présent » écrivait Maurice Maeterlinck dans Le Temple enseveli (1902) qui commençait par ces mots : « Je parle pour ceux qui ne croient pas à l’existence d’un juge unique. » Dans cet arbre de vie remarquablement florifère que constitue l’œuvre de Martine dans son entier, mais plus particulièrement peut-être dans son œuvre sculpté, ses Racines du ciel, pour reprendre le titre éloquent de Romain Gary couronné par le Prix Goncourt en 1956, sont multiples. La sûreté de la main comme sa rapidité dans la transcription à trois dimensions sont sans doute parmi ses dons les plus affirmés. Dans son attachement au réel, elle maîtrise ainsi ses volumes avec franchise, tout en laissant son inspiration conduire l’ébauchoir ou la spatule selon un relatif automatisme du geste, même si l’image qui en résulte n’est pas conforme aux canons habituels. Comme l’affirmait non sans humour

S culptures La Terre. Bronze, 1981, 105 x 60 x 57 cm

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La Fougue. Bronze, 1981, 165 x 80 x 83 cm Page de gauche : Le Grand Cheval-Homme. Bronze, 2007, 153 x 69 x 100 cm. Domaine de La Celle-Saint-Cloud

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Salvador Dalí, « le moins que l’on puisse demander à une sculpture, c’est qu’elle ne bouge pas » dans son opus qui ne manque pas d’acidité, Les Cocus du vieil art moderne (1956). Dans la grande tradition de la statuaire classique, Martine a demandé à plusieurs fondeurs à la réputation sans failles de pérenniser son œuvre par la technique du bronze à la cire perdue. Après un premier essai chez Valsuani, situé rue des Plantes, derrière Montparnasse, où elle fondit le buste de Gérard Koch (1973), la maison disparut en 1974. Elle s’adressa donc bientôt à Nino Decristofaro, dirigeant la maison Émile Godard à Malakoff, en banlieue parisienne, qui travaillait de même la fonte à l’ancienne, au sable et à la cire perdue – notamment pour Katia Granoff (1976) et les diverses épreuves de Florence Marinot (1978). Depuis 2007, Martine travaille régulièrement avec la Fonderie de La Plaine à Saint-Denis dirigée par Daniel Jolivot, le beau-frère de Nino. La, ou, les raisons de ces alternances de praticiens – qu’attestent les différents cachets apposés sur la terrasse de la majorité de ses petits bronzes – ne relèvent d’aucun manquement, tant les ciselures et les patines de ces entreprises artisanales sont de qualité voisine. La ronde des chefs d’atelier, les aléas des mutations et des crises économiques, l’urgence de certaines réalisations figurent parmi les éléments de sélection d’une entreprise à un instant t. Enfin, pour les quelques sculptures monumentales en résine (La Prière, Grand Quasimodo, Le Grand Cheval-Homme), Martine s’est adressée à l’entreprise Bigel et à celle dirigée par Michel Renaud. Le petit modèle original est agrandi au triple, naturellement toujours repris dans le détail, puis moulé. Par ailleurs, pour répondre à une commande majeure de la mairie de Valenced’Agen (Tarn-et-Garonne), Martine, liée au sculpteur Louis Derbré, lui demanda d’agrandir, mouler et fondre à échelle monumentale La Ronde de la Fraternité (2000) dans sa propre fonderie à Ernée (Mayenne) pour y être mise en place. Enfin, seule occurrence, la fonderie J. Cappelli, en Seine-et-Marne, réalisa La Pause en 1983. Dernièrement, elle a confié à Susse Fondeur la réalisation d’une nouvelle épreuve de La Source destinée au musée des Beaux-Arts de Tours (2015). S’il est donc un domaine que Martine a voulu conquérir, c’est bien celui de la sculpture monumentale, dont elle a livré en une vingtaine d’années une petite dizaine de morceaux de réception, comme on le disait au xviiie et au xixe siècle pour être admis au Salon, avant d’être élu à l’Académie. La Source (1982) est la deuxième sculpture monumentale de Martine Martine, la première s’appelant La Fougue (1981). La réunion de ces deux titres dit bien toute l’énergie contenue, l’indépendance de vue et la spiritualité très juvénile de l’artiste, entre son engagement fougueux pour entrer en sculpture et le jaillissement sensuel, presque dansant, de La Source purificatrice qui, avant elle, avait déjà inspiré Ingres, en déesse antique, Rodin, en Danaïde symboliste, et Maillol

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Masque assoupi. Bronze, 2000, 41 x 25 x 29 cm

qui avouait sans vergogne : « Je travaille comme si rien n’existait, comme si je n’avais rien appris. Je suis le premier homme qui fait de la sculpture. » Cette démesure pour le plein air, Martine y revient rapidement selon le questionnement qui est le sien avec La Prière (1986), dont elle agrandit légèrement l’original en le modifiant pour une deuxième version en résine (1986), son exigence hybride dans Le Grand Félin (1995) – anoblissement inquiétant de son Félin (1994) – avant le Grand Quasimodo (résine, 1999), La Ronde de la Fraternité, 2000, et la puissance allégorique de La Forge, 2007, un ultime avatar de ses autoportraits avec ses deux mains laborieuses ouvertes et crochues, accolées dos à dos comme siamoises, telles des inséparables, en un mouvement mystique. En conclusion, « Fervet opus. La fournaise est allumée, et, de cette lave, à chaque instant, vous voyez sortir des œuvres puissantes, des œuvres glorieuses », pour applaudir le « Prince des critiques », Jules Janin, « ami des anciennes chansons, négligent des cantiques du lendemain ». ■

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FACES À FACES, LES SUMOS

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eux lutteurs pachydermiques s’affrontent et tentent l’un l’autre de se pousser hors d’un cercle. Si le rituel qui l’entoure est assez long, le combat lui-même ne dure qu’un instant. Toute cette préparation physique qui dure des années et qui transforme profondément les corps se résume en ces secondes toutes de volonté où le lutteur saura trouver le moment pour pousser l’adversaire. Le sumo est l’art du kaïros à l’état pur. » Roland Barthes, L’Empire des signes, 1970. L’imaginaire pictural que Martine Martine se plaît à fouiller pour en distiller son ample corpus d’interprétations et de traductions est aussi personnel que sériel. Depuis le tournant du xxie siècle, il s’est singulièrement enrichi pendant une petite dizaine d’années de deux suites plurielles qui se sont engendrées et démultipliées mutuellement dans une continuité véritablement héroïque au sens plein du terme, pour une sacralisation de ses avatars et métamorphoses : la riche épopée des lutteurs de sumo – précédée par trois lavis de boxeurs qui annoncent ce magnétisme du combat (2002-2009), avant l’impressionnante déclinaison d’effigies de Balzac, ce prodigieux forçat de l’écriture qui a tant inspiré Martine ces dernières années, depuis son premier buste modelé en 2006 jusqu’aux ultimes variations sur papier qu’elle retravaille régulièrement, encore et encore, aujourd’hui. De manière tout à fait fortuite, Martine Martine peut répondre d’instinct, selon la formule consacrée – elle le souligne, non sans candeur, avec spontanéité –, au poids des mots – ainsi en est-il de Balzac – comme au choc de certaines photos – ainsi en est-il des tournois de sumo… Aussi une fameuse, quoique bien modeste, carte postale que lui a adressée en 2002 son amie japonaise Sayuri Gasquères l’a-t-elle inspirée bien au-delà de la simple curiosité. Cette carte l’a très profondément impressionnée et l’a engagée durablement dans une suite artistique véritablement cathartique sur le thème des sumotori – comme on déviderait le fil de soie d’un écheveau d’Orient. Pour détourner le mot

Grands Sumos I. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 2002, 220 x 148 cm

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deRoland Barthes dans L’Empire des signes et le reprendre au profit de l’artiste : « Le Japon l’a mis en situation d’écriture. » Autrement dit : Le Japon l’a mise en situation de… peinture. Martine Martine a en effet éprouvé bien des ressentis devant l’ensemble croissant de documents folkloriques inattendus qu’elle a peu à peu collationnés avec soin sur le thème des sumos – magazines, photos, films, etc. Cette collecte iconographique de revues, coupures de presse et DVD a suscité chez elle une verve créatrice neuve et l’a incitée à un renouvellement formel profond dans son magister de représentations. Chacun de ces supports visuels l’a conduite vers un vagabondage de la pensée en liberté au profit de sa nouvelle obsession picturale. Sa réflexion et sa détermination ont sollicité son for intérieur pour des ressources qu’elle a d’abord ébauchées avec précaution avant d’en récolter les résultats plus accomplis. Ces tournois séculaires – honbasho- – dans l’Empire du Soleil levant, auxquels Martine n’a cependant pu assister durant ses trop courts séjours au Japon, l’ont ainsi, de manière inattendue, totalement absorbée dans son atelier parisien, comme avant elle un autre peintre français, également fasciné par ce pays, Bernard Buffet (1987). La graphie très évocatrice des quelque trente prises schématisées par un dessinateur anonyme sur un modeste carton épistolaire en forme de memento l’a conduite à vouloir s’initier intellectuellement et picturalement à cette discipline implacable à l’envoûtante beauté. Cette confrontation martiale de deux masses pondérales surchargées au corps-à-corps aussi étroit que violent a d’emblée exercé sur l’artiste occidentale qu’est Martine Martine une attirance obscure que son pinceau a traduit avec lyrisme et feu. Ces surhommes d’un autre temps et d’un autre continent lui ont inspiré en sept années près de deux cents variations passionnées au lavis comme au pinceau – certaines toiles sont de très grandes dimensions – , sans oublier quelques vibrantes eaux-fortes et quatre bronzes patinés et râblés. Nourrie de la noblesse de cet exigeant rituel de combat en visionnant nombre de cassettes vidéo, l’artiste a réinventé les faciès les plus grimaçants, sans même bien connaître les estampes d’un Hiroshige ou d’un Kunisada léguées par Charles Cartier-Bresson – l’oncle du photographe – au musée des Beaux-Arts de Nancy. Par osmose visuelle et tropisme sentimental, Martine Martine s’est ainsi appropriée la concentration hypnotique qui oppose ces montagnes gigantomachiques – selon le néologisme très éloquent de Lydia Harambourg – avant la fulgurance impitoyable de la victoire, l’instant t où tout précisément bascule, ce fameux kaïros cher à Roland Barthes et à Jean-Pierre Vernant. L’artiste en a intuitivement deviné le code d’honneur et reformulé,

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Grands Sumos VI (La Chute). Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 2003, 147 x 165 cm

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Portrait de sumo en couleurs I. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 2002, 23 x 19 cm

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Portrait de sumo en couleurs II. Lavis d’encre de Chine et de couleur rehaussé de blanc, 2002, 23 x 19 cm

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En haut : Sumos, la prise. Huile sur toile, 2003, 162 x 130 cm Ci-dessus : Sumo C. Huile sur toile, 2002, 116 x 89 cm Ci-contre : Portrait de sumo VI. Huile sur toile, 2004, 89 x 116 cm

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à l’aune de son talent, leur geste combattante. Dans l’exercice de sa peinture, la puissance écrasante des énergies magnifiées de ces héros l’a emportée, sinon émue, au-delà des mots. L’expressionnisme de Martine s’impose, éclatant dans la puissance des muscles et la frontalité des grimaces censées terrifier l’adversaire. Supports contrastés, traitement en raccourcis, palette réduite, cernes noirs, rehauts de blanc, lumière blafarde participent de ces mises en espace quasi féodales. Rien cependant dans ces combats de géants ne saurait relier ces représentations dans le goût extrême-oriental à celles, également très chargées symboliquement et plastiquement mais combien différentes dans les sources, dans la mythologie, dans la figuration monumentale et la spatialité, des précédents combats de géants peints à fresque sous la Renaissance à la Sala dei Giganti pour le duc de Mantoue au Palazzo Te. Ces tempéraments imperturbables et mystérieux qui provoquent l’artiste épris du courage nippon, ces affrontements impavides et muets, intenses et intimidants comme le sont eux-mêmes les rikishi – les lutteurs professionnels – qui se produisent sur le dohyo- traditionnel un tertre carré en hauteur symbolisant la terre – balisent ces joutes silencieuses et ardentes d’un stimulant « De Viris illustribus » à la nippone. Martine Martine restitue puissamment ces face-à-face tendus, aussi brefs que violents, sur le tawara – l’arène circulaire bordée de paille de riz et poudrée de poussière d’argile – entre deux titans rogues et cuivrés, juvéniles et glabres, obèses et torse nu, résistant pesamment dans leurs postures en miroir. Elle dépeint sans décrire, à sa manière sobre, immédiate, heurtée selon les phases du pugilat, les prises gagnantes et un protocole ancestral immuable : jeté de sel purifiant l’arène, observation sourcilleuse dans l’instance de l’attaque – atari –, résonance sourde du choc initial – tachi-ai –, poussée des masses adipeuses – butsukari-keiko –, prises au corps sans émoi, souplesse inattendue et vélocité déconcertante dans l’assaut, saisie de la ceinture adverse – yotsuzumo- –, inanité des émotions, chutes brutales et issue aussi fatale qu’immédiate. La brièveté de l’échange multiplie d’autant la force colossale que tend la volonté de triomphe. On songe à celle tout aussi élective de l’écriture transcendante d’un haïku, pourtant autrement plus poétique mais tout aussi travaillée… Dans cet exercice d’expression, Martine limite à dessein sa perspective au ring qu’elle trace d’un trait, au centre duquel se règle l’affrontement. Martine brosse avec ferveur et… rondeur ces colosses quasiment nus au derme laiteux satiné, fortement mamelus et fessus, nourris quotidiennement, après cinq heures d’entraînement intensif, au riche chankonabe traditionnel, roboratif et épaississant. Elle accuse la corpulence de la taille ceinte de l’épais mawashi, ce lourd pagne uni, coloré de rouge comme

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le soleil éclatant au centre du drapeau japonais, ou teint en bleu profond tel l’indigo des estampes de l’époque Meiji. L’intriguent également ces visages comme absents, inexpressifs et impassibles, les cheveux de jais gominés à l’huile de kiku (chrysanthèmes du Japon), le court chignon plat rabattu en chonmage, luisant comme un laque, les yeux bridés très noirs, aiguisés en profil de sabre, qui dardent l’adversaire avec une froideur glaciale. Cette dominance absolue d’un sport inconnu en Europe jusqu’à l’ouverture de l’archipel en 1860, on la trouve couramment magnifiée dans les estampes japonaises de style ukiyo--e – « images du monde flottant » – fleurissant tout au long de l’époque Edo. On y admire de séduisantes geishas dans les maisons vertes, un valeureux samouraï et des acteurs de kabuki lourdement costumés et grimés. On y retrouve aussi les redoutables yokozuna, ces champions très respectés parmi les sumotori, que l’on reconnaît à leur silhouette impressionnante, revêtus d’un spectaculaire tablier d’apparat : autour de la taille est nouée la pesante tsuna – une haute et lourde ceinture de corde de chanvre tressée d’un blanc absolu d’où descendent en cascade d’origami des découpages festonnés savamment pliés en papier de riz d’un blanc également éclatant : plusieurs peintures de Martine représentent ainsi ces seigneurs du o-sumo à la pompe ostentatoire lors de leur entrée solennelle à la parade cérémoniale. Ainsi Martine exprime-t-elle l’énigmatique grandeur, traduite en une autre langue des signes, de ces empoignades brutales mais brèves et parfaitement codées qui ont forgé cette légende séculaire, rappelée aujourd’hui par les schémas curvilignes de la grande distribution comme des idéogrammes sur une simple carte postale de propagande populaire. La « graisse narrative » ne saurait mieux se lire que sur cet envoi courant qui fait écho à l’écriture par Éric-Emmanuel Schmitt du formidable roman Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), dernier volume de son « Cycle de l’invisible » – ça ne s’invente pas ! Pour conclure, réjouissons-nous à la lecture du piquant journal de Pol Bury au Japon : « À la télévision, il y a des combats de sumos. C’est assez daily-bulesque. L’aspect surtout. Cette abondante graisse me paraît destinée à cacher les muscles, les plus gros personnages (athlètes ?), aux habits tricotés avec de fines aiguilles, n’étant pas forcément les plus forts. Magnifiques les mouvements de ces sacs de chair adipeuse. Ah, leurs jambes ! Ils en lèvent une comme un chien devant un arbre et se jettent des regards inexpressifs. Derrière eux un grand prêtre donne des ordres qu’ils suivent comme des toutous et retournent dans leurs coins. Ils s’accroupissent (peut-être font-ils dans leurs gros slips caparaçonnés un petit caca de peur ou de contentement ?) et, après quelques secondes, ils s’élancent l’un contre l’autre comme des bêtes. Le but à atteindre ? Faire sortir d’un cercle le vis-à-vis ou le faire tomber tout simplement. C’est alors qu’ils sont le plus désarmants. Toute cette graisse acquise avec la patience d’un bonsaï inverti pour une chute ridicule ! » (Pol Bury, Le Chemin de Yamagata, éditions Le Daily-Bul, La Louvière, Belgique, 1994.) ■

Sumo gagnant. Plâtre, 2003, 56 x 40 x 32 cm

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