N° 26 les champs des possibles

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« LE MONDE CHANGE, LES PAYSANS AUSSI »

In innova

HUBERT CHARUEL, LE RÉALISATEUR CÉSARISÉ DE « PETIT PAYSAN » NOUS LIVRE SA VISION D’UN SECTEUR EN PLEINE MUTATION. FILS D’AGRICULTEUR, IL DÉPOUSSIÈRE L’IMAGE DES PAYSANS AU CINÉMA.

DOSSIER SOUS PRESSION

DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES, ISOLEMENT SOCIAL, MARCHÉS INTERNATIONAUX, VIDES SANITAIRES... LA FACE SOMBRE DE L’AGRICULTURE.

HORS SÉRIE SÉSAME - MAI 2018 - N° 26 - 2 EUROS MAGAZINE DE L’ANNÉE SPÉCIALE ET LICENCE EN JOURNALISME - EPJT - IUT DE TOURS

LES

CHAMPS DES

POSSIBLES


HORS SÉRIE SÉSAME - MAI 2018 - N° 26 - 2 EUROS Magazine de l’année spéciale et de la licence en JOURNALISME – EPJT – IUT DE TOURS

L

ÉDITO

’agriculture française bat des records. Elle produit, elle exporte, elle innove. Et quand elle tient salon, une fois par an, porte de Versailles, à Paris, elle rassemble plus de visiteurs qu’il n’y a d’exploitations dans le pays. Politiques et journalistes aussi se pressent dans la « plus grande ferme de France ». Pour prendre le pouls des agriculteurs, parler des ­problèmes, évoquer des solutions… On l’oublie souvent, mais c’est à ces femmes et ces hommes aux commandes de quelque 500 000 fermes que revient la lourde tâche de nourrir toute une population qui augmente d’année en année. Certes, il n’y a guère d’autres points communs entre un gaveur béarnais et un maraîcher tourangeau. Si ce n’est une indéniable passion. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les industries agroalimentaires ont ­investi le monde rural. La terre est devenue un terrain de jeu tertiaire. Consommateurs et producteurs se sont éloignés les uns des autres. Les ­agriculteurs sont les premiers à en payer le prix. « Ploucs », « bouseux », « destructeurs de Mère nature »… L’opinion publique les caricature et les ­accuse de tous les maux. Les crises sanitaires à répétition ont terni l’image de la profession. Les exploitants se sentent abandonnés par les syndicats et les politiques. Fatigués de lutter seuls, certains baissent les bras. D’autres, ­nombreux, maintiennent leur activité avec dignité. Innova a voulu comprendre ce monde et ses personnages. Alors nous avons chaussé nos bottes en caoutchouc. Équipés de nos appareils photo et de nos blocs-notes, nous sommes partis à la rencontre de ces professionnels. ­Beaucoup d’entre eux s’en sortent. À leur manière. Vous ferez la connaissance de Gérard et de ses robots qui lui facilitent la vie. De René, retraité, qui préserve la biodiversité. Mais aussi de Clothilde et de ses bouteilles de vin aux étiquettes aguicheuses. Les problèmes que la profession rencontre sont davantage liés à un système global qu’à des comportements isolés. Élevage intensif, marchés internationaux, lobby de la FNSEA... Nos enquêtes montrent combien ces difficultés dépassent souvent les agriculteurs eux-mêmes. Mais elles montrent aussi que, malgré tout, subsistent des champs des possibles.

LA RÉDACTION

P.S. Tout au long de ce magazine, vous trouverez des QR codes que vous

pourrez flasher avec votre Smartphone ou votre tablette. Vous accéderez ainsi à des contenus, textes ou vidéos, qui enrichiront votre réflexion et votre expérience de lecture. Vous pouvez également les retrouver sur le site magazin.epjt.fr/ dans la rubrique Société/Innova.


16. PORTFOLIO

Noémie Le Page/EPJT

DE MAIN EN MAIN

21. DOSSIER

MES CRÉDITS, MES LABOURS, MES EMMERDES

Les agriculteurs face à leurs difficultés

Nicolas Campetelli/EPJT

De la graine à l’assiette, voyage d’un légume bio

38. INTERNATIONAL

DETROIT CULTIVE SES LÉGUMES Michigan Municipal League

Focus sur l’agriculture urbaine

SOMMAIRE ENTRETIEN - 4 -

Rencontre avec François Purseigle, sociologue des mondes agricoles.

S’INSTALLER - 6 -

Prendre possession de ses terres est toujours une étape cruciale dans la vie d’un agriculteur.

FNSEA MAXIMUM SYNDICAL - 8 -

Le premier syndicat agricole déploie ses tentacules que ce soit à l’Assemblée nationale ou dans les campagnes...

DU BON SENS À L’UTOPIE - 12 -

Au prix de la rentabilité, les permaculteurs refusent de céder aux engrais et aux tracteurs.

LES GARDIENS DE LA BIODIVERSITÉ - 14 -

Il existe des milliers de variétés de pommes et de poires. Comment toutes les sauvegarder ?

LE SANS PESTICIDES À L’ESSAI - 15 -

Peut-on se passer des pesticides et quelles sont leurs alternatives ?

LA TERRE EN HÉRITAGE - 20 -

Les terres agricoles ont toujours été sujettes à convoitises et crispations.

UNE FERME XXAILES - 30 -

12 500 dindes sont entassées dans un hangar. Reportage avec ceux qui les élèvent.

LA PATRONNE C’EST MOI ! - 32 Autrefois dans l’ombre, les femmes agricultrices prennent enfin leur place.

EN AVANCE SUR SON CHAMP - 36 -

Tracteurs dirigés par GPS, serres connectées et traite automatique, les nouvelles technologies envahissent les fermes.

UN PAYSAN DERRIÈRE LA CAMÉRA - 40 -

Hubert Charuel, réalisateur de Petit Paysan, dépoussière l’image de l’agriculteur au cinéma.

PRATIQUE - 42 -

Revue d’infos, de tweets et de chansons.

PARTAGE CONNECTÉ - 35 -

Les paysans font preuve de solidarité en échangeant du matériel grâce à Internet.

Innova Tours n°26. Mai 2018. Journal des étudiants en Année spéciale de journalisme et en licence, École publique de journalisme de Tours / IUT de Tours, 29, rue du PontVolant, 37002 Tours Cedex, Tél. 02 47 36 75 63 ISSN n°02191-4506. Directrice de publication : Laure Colmant. Coordination éditoriale : Laurent Bigot (rédaction en chef), Stephan Cellier (direction artistique), Laure Colmant (secrétariat de rédaction), David Darrault (photographie). Rédaction : Romain Bizeul, Justine Brichard, Nicolas Campitelli, Hugo Checinski, Louis Claveau, Thomas Desroches, Thomas Dupleix, Pierre-Emmanuel Erard, Bénédicte Galtier, Alice Kachaner, Irina Lafitte, Noémie Le Page Dronval, Théo Lebouvier, Bastien Lion, Axel Nadeau, Adrien Petiteau, Romain Pichon, Ewen Renou. Secrétariat de rédaction : Romain Bizeul, Justine Brichard, Nicolas Campitelli, Hugo Checinski, Louis Claveau, Thomas Dupleix, Pierre-Emmanuel Erard, Bénédicte Galtier, Irina Lafitte, Théo Lebouvier, Romain Pichon, Ewen Renou. Maquette : Thomas Desroches, Alice Kachaner, Bastien Lion, Axel Nadeau, Adrien Petiteau. Iconographie : Noémie Le Page Dronval. Photo couverture : Adrien Petiteau. Publicité : Thomas Dupleix, Bastien Lion, Adrien Petiteau. Imprimeur : Picsel, Tours. Remerciements : Ronan Appriou, Étienne Bonnet, Coopnature, Raphaël Helle, Mathilde Recazens.


Thomas Dupleix/EPJT

ENTRETIEN

« L’AGRICULTEUR, C’EST À LA FOIS LE TRADER ET LE RMISTE »

FACE AUX CRISES ENVIRONNEMENTALES ET SANITAIRES, À LA MONDIALISATION ET À LA DÉFIANCE DES CONSOMMATEURS, LES AGRICULTEURS SONT EN PREMIÈRE LIGNE. LE SOCIOLOGUE FRANÇOIS PURSEIGLE ANALYSE LEURS MÉTIERS EN RECOMPOSITION. SELON LUI, POUR OFFRIR UN AVENIR À L’AGRICULTURE, IL FAUT REPENSER LE MODÈLE. BIO 11 MARS 1973 Naissance à Chamalières dans le Puy-de-Dôme. 1998 Diplôme d’ingénieur en agriculture à l’ISA de Lille. 2017 Sortie de son livre Le Nouveau Capitalisme agricole. De la ferme à la firme.

Aujourd’hui, dans le monde, plus de 50 % des hommes vivent en ville. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de personnes vivant de l’agriculture. À quels défis font-elles face ?

Les défis sont à la fois économiques, techniques et sociaux. Les agriculteurs étaient 2 milliards en 1970, maintenant, ils sont 2,3 milliards. Ce nombre a effectivement augmenté mais leur part a diminué. Tous conçoivent l’agriculture de manière différente. Les agriculteurs peuvent s’orienter vers une production de qualité ou une production bon marché. D’autres privilégient la m ­ odernisation de leur équipement ou encore la relation entre professionnels. Au niveau d’un canton, sur 8 ou 10 agriculteurs, aucun n’aura le même p ­ rojet ­économique. L’enjeu est de maintenir une p ­ opulation agricole active et variée à l’échelle du globe. Il faut pour cela négocier des accords commerciaux favorables et trouver des solutions pour que ces exploitants puissent vivre sur leur territoire. Innova

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Dans l’ouvrage Le Nouveau Capitalisme agricole. De la ferme à la firme, écrit avec Pierre Blanc et Geneviève N’Guyen, vous considérez qu’il faut que les différentes formes d’agriculture coexistent. Pourquoi ?

Parce qu’un nouveau capitalisme agricole apparaît. L’agriculteur, aujourd’hui, c’est à la fois le trader et le RMiste. Deux modèles s’opposent, celui de la firme et celui de la ferme. Dans le premier, les exploitations s’industrialisent et font appel à des financements extérieurs. Dans le s­ econd, une grande partie des populations agricoles sont r­ éduites à une agriculture de survie. On retrouve ce modèle aussi bien en France que dans les pays du Sud, avec les paysans brésiliens sans terres et des Africains qui souffrent de famines à répétition. En 2008, on a assisté à des émeutes de la faim en Égypte où l’agriculture est pourtant un secteur clé de l’économie. Ce virage capitaliste n’est pas nouveau. Il a été porté par des exploitations familiales comme il en


ENTRETIEN alors quasi-exclusivement des paysans. À partir des années quatre-vingt, l’exode rural laisse la place à l’exode urbain et la périurbanisation. De nouvelles populations arrivent ou reviennent dans les campagnes. C’est le cas de jeunes couples ou de retraités. Deux visions de la campagne s’opposent : une vision productive et une vision récréative. C’est ce qui renforce le sentiment de déconsidération des agriculteurs. Engouement pour le bio, engagement pour le bien-être animal, rejet des OGM… les Français se préoccupent de plus en plus de leur alimentation. L’image qu’ils se font des agriculteurs est-elle déconnectée de la réalité ?

existe en Bretagne. Pour accélérer leur développement, elles ont fait appel à des capitaux extérieurs pour investir dans du matériel et standardiser leur production. Entre la firme et la ferme, l’agriculture familiale tente de préserver sa place. Toutes ces options doivent coexister. Quelle est la place de l’innovation dans l’agriculture actuelle ?

L’innovation a d’abord été technique. Elle était synonyme d’émancipation chez les agriculteurs. Avant les drones et les GPS, il y avait les tracteurs ou les machines à traire. Aujourd’hui l’agriculteur doit être un véritable manager. Mais l’innovation n’est plus uniquement technologique. Elle est aussi sociale, territoriale ou commerciale. Les plateformes collaboratives se développent. Pour le matériel agricole, un site comme AgriLend met en relation des prêteurs et des emprunteurs. Le site internet Le comptoir local fédère 200 producteurs pour proposer des livraisons à domicile de produits issus directement de la ferme.

Depuis soixante ans, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par cinq. On recense pourtant plus de 15 000 installations par an. Peut-on parler d’une crise des vocations ?

Il y a encore trente ans, l’État avait de la considération pour les agriculteurs. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ils découvrent qu’ils ne sont plus qu’une catégorie sociale comme les autres. Ils sont passés d’une majorité numérique et symbolique à une minorité (2,5 % de la population active, NDLR). À partir de la fin du XIXe siècle, avec l’industrialisation du pays, l’exode rural a vidé les campagnes. Les villages comptaient

Non, le désir d’agriculture existe encore et toujours. Mais un repreneur ne suffit pas pour que cela fonctionne. Les jeunes agriculteurs ne veulent pas forcément récupérer les exploitations telles qu’elles sont. S’installer, c’est à la fois p ­ ouvoir accéder à des terres et assumer des investissements importants. Sur le million d’hectares qui deviennent disponibles tous les ans, seule une moitié va profiter à l’installation de nouveaux agriculteurs. Le reste se répartit entre l’agrandissement d’exploitations et l’urbanisation. De plus en plus de voix dénoncent les ravages de l’agriculture sur l’environnement. À croire que l’on devrait se passer des agriculteurs...

Pour certains politiques, on pourrait se passer d’une partie d’entre eux. Mais la France est attachée à ses exploitants. La question reste de savoir de quels agriculteurs on veut s’entourer et avec quels moyens. Pour garantir une agriculture de qualité, les Français comme les pouvoirs publics, doivent comprendre qu’il faut en payer le prix.

RECUEILLI PAR THOMAS

DUPLEIX, PIERRE-EMMANUEL ERARD ET BÉNÉDICTE GALTIER

Thomas Dupleix/EPJT

Depuis 2004, le sociologue François Purseigle a publié cinq ouvrages sur l’agriculture.

Les Français sont amnésiques. Ils ont ­oublié que la modernisation de l’agriculture répondait à leurs besoins d’après-guerre. En 1945, la priorité était de nourrir la population. Aujourd’hui, ils imposent aux agriculteurs d’autres exigences : un monde sans viande, des circuits courts, la conversion à l’agriculture biologique... Ils ne mesurent ni les contraintes ni la diversité des conditions agricoles. Ils ont une vision binaire, soit celle du petit paysan, soit celle de la grande firme. Après deux ou trois générations d’urbains, les Français idéalisent la petite ferme des années cinquante. La paysannerie était un état alors qu’être agriculteur renvoie à un choix. Il est difficile pour eux d’être vus à travers une image dont ils ont voulu se ­débarrasser.

Entre la firme et la ferme, l’agriculture familiale tente de préserver sa place »

François Purseigle est luimême issu d’une famille d’agriculteurs.

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PROLOGUE

CINQ ÉTAPES POUR SE L CHAQUE ANNÉE, EN FRANCE, PRÈS DE 15 000 NOUVEAUX AGRICULTEURS S’INSTALLENT. QUEL QUE SOIT LEUR PARCOURS, ILS SUIVENT DES ÉTAPES INCONTOURNABLES. JUSTINE BRICHARD, NICOLAS CAMPITELLI, BÉNÉDICTE GALTIER ET ROMAIN PICHON (TEXTES) MATHILDE RECAZENS (ILLUSTRATION)

SE PERFECTIONNER Des organismes comme les agences de développement de l’emploi agricole et rural (Adear) ou les établissements du réseau Formabio proposent aux personnes non issues du milieu agricole des formations courtes adaptées à leurs besoins. Les Adear proposent par exemple un stage d’une durée de huit à dix jours où les futurs exploitants mûrissent leur projet. Car être agriculteur, c’est plusieurs métiers en un. Il faut être à la fois bon technicien, bon gestionnaire et bon commerçant.

DIPLÔMÉ OU PAS Il est possible de s’installer sans aucun diplôme. Mais pour bénéficier des aides, il faut avoir la capacité agricole. Elle s’obtient avec un diplôme de niveau IV minimum (bac, bac pro, brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole...) et six mois d’expérience. À la rentrée 2017, les 800 établissements agricoles français ont accueilli plus de 200 000 élèves, étudiants et apprentis. S’y ajoutent 250 000 stagiaires en formation continue.

ACQUÉRIR DE L’EXPÉRIENCE Tous les porteurs de projet peuvent bénéficier des parcelles, des matériels et des cheptels proposés par les espaces tests agricoles. Les candidats à la reprise peuvent suivre des stages dans leur ­future exploitation, accompagnés par le cédant.

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PROLOGUE

ANCER ET S’INSTALLER

TROUVER DES TERRES C’est la principale difficulté pour s’installer. Un tiers des futurs exploitants n’est pas issu du milieu agricole. Le réseau leur fait souvent défaut. Il faut en moyenne deux ou trois ans pour trouver une exploitation. Les chambres d’agriculture proposent un répertoire départ-installation. Il met en relation cédants et repreneurs. Des sociétés comme les Safer peuvent acheter des terres pour les mettre à disposition. Deux options s’offrent alors aux candidats : l’achat ou la location via un bail rural de neuf ans.

ÊTRE AIDÉ FINANCIÈREMENT Près des deux tiers des jeunes agriculteurs demandent l’aide financière phare : la dotation jeunes agriculteurs (DJA). Elle s’élève à 20 000 euros en moyenne et le montant varie selon la région. La DJA permet d’obtenir des exonérations fiscales. Au bout de quatre ans d’exercice, il faut pouvoir se dégager entre 1 et 3 SMIC par mois, sous peine de devoir remboursers l’aide. Un engagement qui effraie parfois les néophytes. D’autres aides sont proposées par les collectivités territoriales.

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Thomas Samson/AFP

Forte de ses 212 000 adhérents, la FNSEA quadrille tous les secteurs de l’agriculture. De quoi « bloquer le pays », selon son vice-président.

FNSEA

MAXIMUM SYNDICAL

PREMIER SYNDICAT AGRICOLE FRANÇAIS, LA FNSEA S’IMMISCE DANS TOUTES LES INSTANCES LIÉES À LA PROFESSION. UNE HÉGÉMONIE SOIGNEUSEMENT CULTIVÉE.

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ans les allées du Centre international des congrès de Tours, le costume est de rigueur. Au milieu de la salle de réception trône un gigantesque buffet, assailli à chaque pause. L’auditorium, lui aussi réquisitionné, est plein à craquer. Sous la lumière des projecteurs, des invités prestigieux comme Marc Lièvremont, l’ancien sélectionneur du XV de France, ont été conviés pour stimuler l’audience. Derrière cette organisation soignée, où chaque ­d étail compte, on imagine une multinationale ou un salon haut Innova

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de gamme. Pourtant, la majeure partie de ces hommes et de ces femmes a plutôt l’habitude d’être en bottes. Ils sont éleveurs de bovins, céréaliers, ­v ignerons… Nous sommes au congrès de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le premier syndicat agricole français. Son budget est de 12 millions d’euros, soit près de trois fois celui de Confédération paysanne (surnommée la « conf ») et de Coordination rurale (CR), les deux principaux opposants. Le secteur agricole est en crise. Pourtant, la FNSEA reste majoritaire à toutes les élections de chambres d’agriculture. Lors des derniers scrutins, le syndicat a totalisé près de 54 % des voix, ne laissant à ses concurrents que 5 chambres sur un total de 89. Des miettes. En plus de la « conf » et de CR, une troisième organisation revendique le statut de dauphin de la FNSEA. Il s’agit des Jeunes agriculteurs (JA). En réalité, ils sont les premiers alliés du syndicat majoritaire, jusqu’à faire liste commune à chaque élection. Un


FOCUS

INGÉRANCE MINISTÉRIELLE

Une situation qui pose question. « J’ai vu des aides totalement ahurissantes être accordées à des adhérents de la FNSEA, raconte Gilles Menou, porte-parole de Confédération paysanne. Leur surreprésentation dans tous les organismes de l’agriculture est dangereuse. » Yannick Jadot, député européen Europe Écologie-les Verts constate que, aujourd’hui, pour les agriculteurs, « la vie est beaucoup plus facile quand vous êtes à la FNSEA ». Pour quadriller tous les domaines de l’agriculture, le syndicat a un organigramme pyramidal. Il se découpe de manière nationale, régionale (FRSEA), départementale (FDSEA ou UDSEA) et enfin cantonale. Cette couverture géographique permet au syndicat de mobiliser les agriculteurs au moindre désaccord avec les décisions de l’exécutif. « Nous avons la capacité de bloquer le pays pour nous faire entendre, ­reconnaît le vice-président Henri BiesPéré. On est le seul syndicat qui puisse demander à rencontrer tous les élus locaux. » Un pouvoir tel que le syndicat aurait un droit de regard sur la nomination du mi-

nistre. « Cela existait par le passé, tempère Henri Bies-Péré. Encore aujourd’hui, la FNSEA représente un agriculteur sur deux et le pouvoir ne peut pas se les mettre à dos. » En témoignent les difficultés rencontrées par les différents ministres de l’Agriculture en désaccord avec le syndicat. Parmi eux, Édith Cresson ou même Stéphane Le Foll. Ce dernier était pourtant « souhaité par Xavier Beulin qui a soufflé son nom à François Hollande », poursuit le vice-président de la FNSEA. Le ministre de l’Agriculture

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LE CHIFFRE

c’est le nombre de chambres départementales d’agriculture qui sont sous le joug de la fnsea. En france on en compte 89.

Stéphane Travert est habitué à ces accusations de connivence. « À aucun moment je ne peux penser qu’Emmanuel Macron puisse décrocher son téléphone pour qu’on lui dise qui nommer », se défend l’intéressé. Le 29 mars 2018, au congrès de la ­FNSEA, le ministre n’a toutefois rien fait pour ­réfuter ces accusations. Pendant son discours de clôture, la présidente du syndicat, Christiane Lambert, a volontairement joué sur cette ambigüité. « Merci, monsieur le ministre, d’imiter les propos de la FNSEA », lance-t-elle, fière de provoquer les rires moqueurs de l’assemblée. Stéphane Travert a reçu ces attaques sans broncher. Si ce n’est pour applaudir à la fin du discours. Christiane Lambert a été élue à son poste en avril 2017. Anciennement numéro 2 du syndicat, elle succède à Xavier Beulin, décédé brutalement d’une crise cardiaque. Cette éleveuse de porcs ne fait pas l’unanimité. Pour la plupart des exploitants, Christiane Lambert serait même la « risée de l’agriculture », selon Stéphane Pelletier, directeur de Coordination rurale 37. À tel

point que certains l’auraient rebaptisée « Madame Patate ». Il faut dire que prendre la suite du très influent Xavier Beulin n’est pas chose aisée. Président du groupe agroindustriel Avril – 5,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016 –, il possédait un fort pouvoir de conviction sur les gouvernements successifs. Il était respecté par ses troupes et par presque tout le milieu agricole. Ce qui lui a même valu d’être surnommé « Terminator » par des syndicats rivaux. INCITER AU PRODUCTIVISME

Dès la création de la FNSEA, en 1946, l’objectif affiché par son premier président, Eugène Forget, est clair : rassembler tous les pans de l’agriculture pour composer le syndicat le plus influent possible. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le paysage agricole français est en pleine ­reconstruction. Grâce à son quasi-monopole, la fédération devient un interlocuteur privilégié de l’État. À partir des années soixante, on parle même de cogestion de la politique agricole entre les responsables syndicaux et politiques. D’un côté l’État modernise rapidement l’agriculture hexagonale en s’appuyant sur un syndicat majoritaire. De l’autre, la ­FNSEA gagne l’oreille attentive du pouvoir en adoptant un modèle productiviste, porté sur l’exportation et organisé en filières. Cette vision a peu évolué en plus de soixante-dix ans. Toute solution innovante est fortement critiquée. « Vouloir faire croire aux consommateurs que les circuits courts et les cultures biologiques sont les solutions à tous les maux de l’agriculture, c’est une bêtise », assène Laurent Duplomb. Pour ce sénateur Les Républicains (LR) de la Haute-Loire et ancien responsable de la FNSEA, ce serait même « ignorer que nous sommes dans un circuit hyper-mondialisé. Si on veut sortir l’agriculture française de son marasme actuel, il faut s’appuyer sur l’exportation de nos produits ». ••• Christiane Lambert, ­ résidente de la FNSEA, tacle p Stéphane Travert, le ministre de l’Agriculture lors du congrès de son syndicat, en mars dernier, à Tours.

Ewen Renou/EPJT

bras armé selon les plus critiques, une relation forte pour les plus mesurés. À tel point que la moindre différence de position est susceptible d’entraîner un changement à la tête des JA. En 2014, François Thabuis, leur président de l’époque, fait entendre ses divergences d’opinion avec Xavier Beulin, alors leader de la FNSEA. Quelques ­semaines plus tard, François Thabuis ne se représente pas à la tête du syndicat. Les JA 37 sont catégoriques : les deux entités sont bel et bien indépendantes et peuvent ne pas être d’accord. Pourtant, on retrouve ces mêmes représentants locaux au congrès de la FNSEA à Tours. Derrière le comptoir du bar, ils servent bière, vin et café aux représentants venus de toute la France. Forte de ses 212 000 adhérents, la FNSEA a placé ses pions dans la quasi-totalité des instances de la profession. Il est presque impossible pour un agriculteur de ne pas y être confronté pendant son parcours. Ses membres interviennent dans les lycées agricoles pour sensibiliser très tôt les futurs exploitants à leurs arguments. Elle place ses adhérents dans les conseils des Safer1 où ils ont un droit de regard sur l’attribution des terres ; des CDOA2 où ils donnent leur avis sur les différents projets d’implantation ou d’agrandissement ; des regroupements de filières professionnelles où ils participent à la régulation des marchés. Les coopératives, qui sont les premiers relais économiques des agriculteurs, sont majoritairement contrôlées par des affiliés FNSEA. Le syndicat a également des liens avec le Crédit agricole, la banque de référence des agriculteurs, et la MSA, qui gère la protection sociale des exploitants.

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FOCUS

La pieuvre

agricole

INTERVIENT

INFLUENCE

Bastien Lion/EPJT

CONTRÔLE

••• Producteur de lait, président des Jeunes agriculteurs de Haute-Loire, ensuite ­adhérent de la Fédération puis président de la chambre d’agriculture du même département, Laurent Duplomb a suivi un parcours classique. Il a gravi les échelons un par un pour finir dans la politique. Il n’est pas le seul dans ce cas. « Le Sénat est trusté par des membres de la FNSEA », déplore Suzanne Dalle, responsable des questions liées à l’agriculture pour Greenpeace France. Les adhérents du principal syndicat agricole sont aussi présents à l’Assemblée nationale et au Parlement européen. QUAND LE SYNDICAT FAIT LA LOI

La FNSEA a l’oreille de nombreux parlementaires français. Nous avons pu nous procurer un document daté du 31 août 2017 émanant de l’UDSEA 37, « à l’attention des parlementaires d’Indre-et-Loire ». À l’époque, la France comptait voter pour l’arrêt du glyphosate. Deux lignes sont en gras : « Nous vous demandons d’intervenir auprès de Matignon et de l’Élysée afin que cette position soit revue. » Mieux, un autre document, daté du 13 juin 2014, montre que la FNSEA va jusqu’à écrire les amendements à la place des ­députés. Toujours relative aux produits phytosanitaires, l’archive en question reprend la nomenclature des textes officiels. En haut, une case vide. Le député n’a plus qu’à écrire son nom. Un procédé qui ne choque pas Henri Bies-Péré : « Quand le gouvernement met

à l’étude une loi qui ne nous convient pas, nous discutons avec les gens qui influent sur le dossier. Si le député ne se sent pas compétent, il nous demande comment nous écririons la chose. Si c’est adopté tel quel, ce n’est plus de notre fait. » Selon lui, au siège national, 90 personnes seraient prêtes à assurer cette tâche, avec chacune leur spécialité. Venant d’un ­organisme se déclarant apolitique, cela peut surprendre. Pour le journaliste Gilles Luneau, qui a beaucoup enquêté sur la FNSEA, « le syndicat majoritaire agricole s’est coupé de sa base d’éleveurs, de moins en moins syndiqués », en privilégiant un modèle productiviste. Les opposants fustigent également l’influence de grands groupes agro-­industriels sur le syndicat. Cette vision mondialisée de l’agriculture aveuglerait les choix des dirigeants. Du côté du syndicat et de ses soutiens, on nie tout rapport avec une quelconque puissance commerciale. Mais pour Gilles ­Menou, de Confédération paysanne, « la FNSEA ne s’attaque jamais à l’agroalimentaire. Ils n’ont probablement pas de lien officiel avec Monsanto mais ils défendent un peu le même modèle ». Si le gouvernement a annoncé une sortie du glyphosate dans cinq ans maximum, « il ­paraît évident que la FNSEA va réclamer des ­dérogations au cas par cas », poursuit Gilles Menou. « Les coopératives agricoles vivent assez largement de la vente de produits phytosanitaires », s’insurge Yannick Jadot. Quand on sait que la plupart de ces structures sont sous la coupe Innova

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du syndicat majoritaire, « il y a un conflit d’intérêts évident ». IMMOBILISME ÉCOLOGIQUE

À l’heure de la transition écologique et des inquiétudes sur la pollution et le réchauffement climatique, les méthodes de la ­FNSEA ne semblent pas adaptées. Pour Camille Dorioz, chargé de mission agriculture pour France nature environnement (FNE), le syndicat a « une grande responsabilité dans la non transition de l’agriculture française ». Une intuition partagée par Suzanne Dalle, de Greenpeace : « Leur objectif, c’est qu’il y ait le moins de changement possible pour les producteurs français. C’est complètement contradictoire avec le rôle d’un syndicat agricole, qui doit porter un projet pour les exploitants. Cette peur du changement est destructrice, elle nous mène droit dans le mur. » En janvier 2019 auront lieu les élections des chambres d’agriculture. Les syndicats ­minoritaires espèrent pouvoir jouer leur carte et gagner en influence pour contrer celle de leur adversaire. Reste que dans ces scrutins comme dans les débats environnementaux, l’agriculture semble bel et bien verrouillée : à la fin, c’est (presque) toujours la FNSEA qui gagne. ROMAIN BIZEUL, BASTIEN LION ET EWEN RENOU

(1) Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural. (2) Commission départementale d’orientation de l’agriculture.



ÉCOLOGIE

DU BON SENS À L’UTOPIE

Louis Claveau/EPJT

La ferme permacole qu’exploitent Damien Pariset et Amandine Ramos se veut en symbiose avec la nature. Pas de pesticide ni d’engrais. Coccinelles et vers de terre s’occupent de tout.

LA PERMACULTURE SÉDUIT DE PLUS EN PLUS DE PERSONNES. AU-DELÀ DES MÉTHODES TRADITIONNELLES ET DU BIO, C’EST UNE PHILOSOPHIE DE VIE RESPECTUEUSE DE L’ENVIRONNEMENT. MAIS LES PERMACULTEURS SEMBLENT AVOIR DU MAL À FAIRE DE CETTE UTOPIE UNE RÉALITÉ.

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ans le village de Nouâtre (37), au milieu d’une parcelle près du bourg, Hervé Ploquin finalise les plans de son mandala, un potager circulaire emblématique de la permaculture. « C’est un vrai projet de société où l’on cherche à recréer la diversité des écosystèmes naturels. » Prendre soin de la terre, prendre soin de l’humain et partager, tels sont les trois principes de la permaculture. Théorisés en 1978 par les Australiens David Holmgrem et Bill Mollison, ce type d’agriculture implique un respect total des sols et des cycles de la nature. Elle intègre les pratiques de l’agriculture biologique mais se veut beaucoup plus exigeante. Pourtant, à la différence du bio, il n’existe pas de label spécifique à la permaculture. Les permaculteurs privilégient le travail manuel, un aménagement optimal de leurs terres et n’utilisent pas de produits phytosanitaires. Pour pratiquer la permaculture, il faut faire preuve de beaucoup de ­patience. Laisser la nature faire son œuvre est une question de temps et les permaculteurs en ont bien conscience.

Depuis 2014, Hervé Ploquin, paysagiste de 47 ans, gère donc son entreprise, H2P jardins, en adéquation avec les principes de la permaculture. Il a arrêté d’utiliser les pesticides, utilise moins d’engins agricoles et récupère ses déchets pour faire du ­compost. Il intervient sur moins de chantiers car cette méthode est longue et fastidieuse. Mais la rentabilité n’est pas sa priorité. CULTIVER LA RAISON

« La permaculture s’enrichit d’elle-même, c’est un mariage des cerveaux et des compétences », déclare-t-il avec fierté. Dans cette optique, il crée en 2015 une association, Les jardins de Nouâtre. Le projet ? Un jardin ouvert à tous. L’objectif ? Faire ­découvrir la pratique, former les néophytes et fournir à terme fruits et légumes pour cette commune de moins de 800 habitants. Ambitieux. Car pour l’instant, l’association d’Hervé Ploquin vit surtout de son activité de paysagiste. Quant au terrain, il lui a été prêté par la commune. En vérité, la pratique dépasse le monde agricole. « La permaculture, ce n’est pas de Innova

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l’agriculture, ce ne sont pas des techniques agricoles, c’est une philosophie de vie », ­insiste Cécile Mougel, représentante de Brin de paille 37, une association qui œuvre pour la mise en réseau des permaculteurs en Indre-et-Loire. Au début, elle croyait à la possibilité de gagner sa vie grâce à une activité permacole. Mais elle s’est rendu compte, pendant sa formation, que cela n’était pas possible. « La permaculture, c’est du bon sens, pas un métier », tranche-t-elle. Guillaume Geffard, maraîcher pour Les bio de l’isle, à Saint-Genouph (37), applique quelques idées de la permaculture car « le concept est beau ». Il essaye de moins traumatiser le sol en évitant de labourer ses parcelles. Mais, concernant la viabilité de la pratique, Guillaume Geffard est beaucoup plus sceptique : « Les gens se disent permaculteurs alors qu’ils sont seulement maraîchers. Vivre uniquement de la permaculture, c’est impossible. » Certains veulent pourtant continuer à y croire. Damien Pariset est maraîcher permaculteur. Il s’intéresse aux plantes depuis son plus jeune âge. Un temps menuisier, sa


passion pour les plantes est revenue au ­galop il y a cinq ans. Après avoir découvert le concept de la permaculture, il a effectué une formation de maraîcher par le biais de Pôle emploi qui propose ateliers et chantiers d’insertion. Cela fait moins de deux ans qu’il s’est installé à La-Croix-en-­ Touraine (37). À La belle fertile, nom de son exploitation, le néo-maraîcher a bien avancé. Il a mis en place deux jardins ­autour de son habitation. À première vue, avec les trois serres et les rangs alignés, rien ne diffère d’une autre exploitation maraîchère. Les potagers sont cependant organisés en polyculture. « La production simultanée de différents produits sur une même parcelle est caractéristique de la permaculture. Elle permet un dynamisme biologique », ­explique Damien Pariset. Mais sa situation est précaire malgré sa forte implication. Il cultive des légumes de saison pour les vendre à des associations pour le maintien d’une agriculture payLes jardins de Nouâtre est un lieu de partage de savoirs permacoles. sanne (Amap). MOINS RICHES QUE LEURS SOLS

25 ans est bien placé pour l’affirmer. Il est l’auteur de La permaculture en ville, c’est possible ! et fondateur de l’association Kiwi-nature qui propose des stages de deux jours, facturés entre 80 et 200 euros. En trois ans, il a accueilli plus de 5 000 stagiaires. Davy Cosson constate une saturation depuis 2018. « Tous les formés se mettent à former à leur tour. Il y a même des formateurs de formateurs », s’effare-t-il. Pionnière en la matière, l’Université populaire de permaculture (UPP) a été fondée en 2008. Pas de locaux, pas de cours, pas de suivi, l’UPP n’est pas plus officielle que les diplômes qu’elle délivre. Pourtant, les étudiants s’y pressent. « C’est le retour à la terre et la quête de sens qui les animent », indique Henri Bureau, coprésident de l’UPP. Chômeurs, mais aussi cadres ou ingénieurs s’y croisent à l’occasion de stages. Le cours certifié de permaculture est le plus prisé d’entre eux. Douze jours en ­immersion totale, facturés entre 550 et 1 000 euros. Le prix d’une philosophie, sans garantie d’insertion professionnelle. La permaculture est-elle une utopie ? Henri Bureau répond sans sourciller : « C’est avec des utopies que l’on fait avancer le monde. » LOUIS CLAVEAU, THÉO LEBOUVIER ET ROMAIN PICHON

Théo Lebouvier/EPJT

À Montlouis-sur-Loire (37), la ferme très L’agriculteur de 30 ans a commencé avec médiatisée de La bourdaisière tente pourun pécule de 3 000 euros pour cultiver une tant de relever le défi sur une grande sursurface de 3 000 mètres carrés. L’habita- face. Lancée en 2014, la ferme a réalisé en tion et les terres appartiennent à un ami 2017 un chiffre d’affaires de 19 861 euros. qui les lui prête. Damien Pariset assure S’il est encore trop tôt pour interpréter ce que, pour ses produits, la demande est là résultat, force est de constater que les démais concède que ce n’est pas rentable. buts sont assez poussifs. La bourdaisière « Dans quatre ans, je ne sais pas si j’arrive- est entretenue par de nombreux stagiaires rai à me sortir un Smic », glisse-t-il en ar- et bénévoles. La question de la dépenrachant les mauvaises herbes de son jar- dance à cette main d’œuvre gratuite peut din. Avec le sentiment de participer « à un donc se poser. Quant au financement du changement de société, de mentalités et à projet, il dépend majoritairement des subun nouveau système de consommation », ventions publiques et de partenariats avec il se donne encore cinq ans pour réussir des entreprises privées. Contactés, les resson pari. ponsables de la ferme n’ont pas souhaité Damien Pariset et sa compagne Amandine nous répondre. Mais alors, peut-on réelleRamos se revendiquent hors système. Ils ment vivre de la permaculture ? utilisent la monnaie locale complémentaire tourangelle, la gabare. Ils participent aussi FORMATION D’UN BUSINESS aux réseaux d’échanges de bons procédés et Davy Cosson est réaliste : « Il y a deux aux réseaux de troc. « C’est en revenant à ­manières d’en vivre : vendre des bouquins ces pratiques que l’on fait du lien, du par- ou faire des formations. » Ce paysagiste de tage et de la solidarité », s’enthousiasme Amandine Ramos. Fiers de leur indépendance et de leur « symbiose avec la nature », le couple s’est serré la ceinture tout l’hiver. Pour compléter ses revenus, Amandine Ramos travaille en tant qu’animatrice socioculturelle. Ces difficultés n’étonnent pas du tout Fabien Chatté, producteur et primeur bio à La-Villeaux-Dames (37). « À grande échelle, la production permacole n’est plus adaptée. Elle fonctionne seulement dans un potager personnel, sur une peLe respect des sols est un des credo de la permacutlure. tite surface. »

Louis Claveau/EPJT

ÉCOLOGIE

Innova

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ÉCOLOGIE

Bénédicte Galtier/EPJT

En France, la législation sur les semences est stricte. Elle impose des standards et interdit à la vente les graines non conformes.

LES GARDIENS DE LA BIODIVERSITÉ

ALORS QUE 75 % DES VARIÉTÉS VÉGÉTALES CULTIVÉES DANS LE MONDE ONT DISPARU EN UN SIÈCLE, DES AGRICULTEURS ­ VEULENT PRÉSERVER LA BIODIVERSITÉ. CERTAINS SAUVEGARDENT DE VIEILLES VARIÉTÉS, D’AUTRES LES RÉINTRODUISENT.

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êtu de son tablier de jardinier, Jean-Pierre Couturier est un véritable chirurgien des pommiers et des poiriers. Il saisit d’une main un porte-greffe, un bois sur lequel on porte un greffon, et de l’autre, un bois de vie, une pousse bourgeonnée de l’été précédent. D’un geste précis, il les ­emboîtent. Avec le temps, les deux bois n’en feront qu’un. À la sortie de Veigné (37), une trentaine de retraités de l’association Les croqueurs de pommes s’est réunie par une après-midi pluvieuse pour pratiquer l’art de la greffe. « La plupart des consommateurs ignorent qu’il y a des milliers de variétés de pommes et de poires, explique René Alloncle, un des membres. Notre souhait est de sauvegarder des fruits régionaux en voie de disparition. Et la greffe est une des techniques pour y parvenir. » Pour cela, ils dorlotent leurs deux vergers conservatoires. Une telle sauvegarde paraît nécessaire. En 1996, l’Organisation des nation unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) alerte : 75 % des variétés végétales mondiales cultivées ont disparu en un siècle, au profit de variétés à haut rendement. Un résultat

de la conservation végétale en France. En 1974, il fonde la ferme de Sainte-Marthe, à Millançay (41), et se spécialise dans la préservation des semences anciennes. Depuis, il lui tient à cœur d’enrichir une véritable ­caverne d’Ali Baba. Plus de 1 000 graines non certifiées, dites paysannes, y sont conservées. Elles sont le fruit de recherches de l’agriculteur aux États-Unis ou en ­Europe orientale. Aujourd’hui, des donateurs lui envoient des graines utilisées par leurs aïeux. Elles gisaient au fond d’un sachet, dans une remise ou un grenier. Jean-Baptiste Couté et sa compagne Sandrine Jumilus sont maraîchers bio à SaintPaterne-Racan (37) depuis 2014. Le couple cultive 70 variétés de légumes bio. « Au ­départ, j’avais de grands idéaux. Je voulais utiliser le paillage à la place des bâches et je ne voulais que des semences naturelles », confie la maraîchère. Pourtant, aujourd’hui, ces dernières ne constituent qu’une partie de ses cultures. Elles requièrent beaucoup plus de soins et leurs rendements sont inégaux. Alors le couple s’adapte. Il a choisi, pour commencer, 4 semences de tomates hybrides F1 sur les 9 qu’il cultive. Ces dernières, issues de croisements, garantissent de bons rendements, rassurants pour des exploitations qui démarrent. SPECIMENS EN VOIE DE DISPARITION

toutefois nuancé par l’influent Groupe national interprofessionnel des semences (Gnis) qui préfère entretenir le flou et mettre en avant les nombreuses sous-variétés créées par les semenciers industriels en Europe. « On dit de nos pommes que ce sont des pièces de musées », s’amuse René Alloncle. Des pièces de musées qui ne peuvent être commercialisées car, en France, la législation est stricte. En 1932, un catalogue officiel des espèces et des variétés végétales a été mis en place par le Groupe d’étude et de contrôle des variétés et des semences ­(Geves). En harmonie avec la législation européenne, il impose trois critères : la distinction, l’homogénéité et la stabilité. Dès que l’on sort de ces standards, la certification n’est pas délivrée et la graine ne peut être commercialisée. UNE CAVERNE D’ALI BABA

« Les semences sont un patrimoine de l’humanité. Comment peut-on privatiser ainsi le vivant ? » dénonce Isabelle Champion-Poirette. Présidente de l’association Mille variétés anciennes, elle est l’associée de Philippe Desbrosses, un des pionniers Innova

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Le catalogue officiel est clivant. Beaucoup l’accusent de servir les intérêts des gros ­semenciers aux dépens de la biodiversité. « Cinq multinationales détiennent 90 % des semences en France », dénonce Juliette Duquesne, journaliste et autrice avec Pierre Rabhi, de Semences : un patrimoine vital en voie de disparition. Depuis dix ans, le catalogue prévoit, cependant, une ­ouverture à des spécimens locaux et ­menacés de disparition. Certains ont l’intention d’en profiter. À Aubigny-sur-Nère (18), sur 1 450 hectares, le groupement de l’économie sociale et solidaire ISA Groupe cultive exclusivement 2 variétés anciennes, en partenariat avec 3 producteurs locaux. Reconnu comme mainteneur du haricot barangeonnier et du chou-navet blanc à collet vert d’Aubigny, le groupe pourra demander leur inscription au catalogue, dans la catégorie « variétés de conservation ». Car, en déposant sa marque, Mon Berry, le groupe a pu certifier leur provenance et les commercialiser. Quand le marketing vient au secours des semences paysannes en voie de ­disparition. PIERRE-EMMANUEL ERARD,

BÉNÉDICTE GALTIER ET AXEL NADEAU


Photos : Noémie Le Page Dronval

LE SANS PESTICIDES À L’ESSAI LES ALTERNATIVES AGRONOMIQUES AUX PESTICIDES ­PERMETTENT AUX AGRICULTEURS DE PRÉSERVER LEUR SANTÉ ET L’ENVIRONNEMENT.

À

deux pas de la Loire, les choux chinois et les patates douces poussent dans les mêmes serres. Ces légumes, ­issus de la ferme La Petite Fève, située à Fondettes (37), sont garantis sans pesticides ni ­engrais chimiques. Pour Clara Dupré, responsable de cette petite exploitation depuis 2015, il n’était pas question de « s’empoisonner ». Pour se passer de glyphosate, elle a choisi de désherber son exploitation de 1 hectare à la main. « Si on entretient bien sa culture et son sol, on n’a pas besoin de traiter », affirme-t-elle. Pour limiter la propagation des maladies, elle cultive dans un même espace plusieurs variétés en petites quantités. Près de ses serres, elle a placé une ruche artificielle de bourdons pour favoriser la pollinisation de ses cultures. Elle applique aussi le principe de rotation où, sur une même parcelle, elle varie les plantations. Ainsi la richesse nutritive des sols est préservée. Autant d’alternatives aux produits chimiques qui lui permettent de protéger sa santé.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les pesticides seraient responsables de la mort de 200 000 personnes. Malheureusement, le chemin vers une agriculture sans produits chimiques est encore long. En 2016, la France était le deuxième pays européen ayant vendu le plus de pesticides, soit 68 000 tonnes. Pour remédier à cela, l’association antipesticide Générations futures participe, aux côtés d’autres partenaires à La semaine des alternatives aux pesticides. L’association promeut un mode de production qui permet aux agriculteurs encore attachés aux produits chimiques de les remplacer progressivement par des techniques agronomiques. Beaucoup de ces professionnels passent ensuite à l’agriculture biologique, secteur dont le nombre d’exploitations a augmenté de 8,4 % depuis quatre ans. RÉAPPRENDRE SON MÉTIER

Se passer de pesticides n’est pas chose aisée pour tous les professionnels. La différence de productivité entre ­l’agriculture bio et l’agriculture conventionnelle est évaluée à 19,2 %.

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Sur sa petite exploitation, Clara Dupré compense la moindre productivité du zéro pesticide par les prix plus élevés des produits labélisés bio. Mais à grande échelle, la mise en place des alternatives est plus complexe. Vincent Louault possède une ­exploitation céréalière de 300 hectares dans l’Indre-et-Loire. Après des années en conventionnel, il a choisi de se passer progressivement de pesticides. Jusque-là, le glyphosate était synonyme de simplicité dans son travail. Quelques litres du produit suffisaient pour désherber. Aujourd’hui, il doit réapprendre des techniques agronomiques. « Ce qui pose problème, c’est la main d’œuvre. Pour cultiver 500 hectares en bio, il faut embaucher deux ou trois personnes », affirme-t-il. Par ailleurs supprimer le glyphosate n’apporte, selon lui, aucune garantie concernant la santé publique et l’environnement. « Faire du bio en couvrant la terre de plastique ou en la dévitalisant avec de la vapeur, c’est une fumisterie », f­ ustige-t-il. Empoisonné par les pesticides, Paul François, ­auteur de Un paysan contre Monsanto, s’est convertit à l’agriculture bio en 2014. Il milite ­aujourd’hui contre leur utilisation. Il s’est tourné vers l’interculture, une technique qui consiste à créer un couvert végétal sur une terre non ­cultivée afin de tuer les plantes invasives. « Il faut faire preuve de pragmatisme, admet l’agriculteur. En matière de santé publique, il faut se ­donner du temps. » NOÉMIE LE PAGE DRONVAL ET AXEL NADEAU


PORTEFOLIO REPORTAGE

L’association Les jardins de contrat est née il y a vingt-quatre ans à la ferme du Roucheux (37). L’Amap distribue ses paniers bio sur un rayon de 40 kilomètres dans la région de Tours, Amboise et Château-Renault. Lieu de culture maraîchère et ­d’insertion sociale à la fois, on y protège la biodiversité et on y sème la solidarité.

DE MAIN EN MAIN

LES AMAP GARANTISSENT UN LIEN DE PROXIMITÉ ENTRE LE PRODUCTEUR ET LE CONSOMMATEUR. DE LA GRAINE À L’ASSIETTE, ITINÉRAIRE DE LÉGUMES PARTICULIÈREMENT CHOYÉS. TEXTES : ALICE KACHANER PHOTOS : HUGO CHECINSKI, ALICE KACHANER, NOÉMIE LEPAGE DRONVAL/EPJT

Plus d’une quarantaine de variétés de légumes sont cultivées sur les 11 hectares de terres de l’association : pommes de terre, poireaux, courges, poivrons, aubergines… Ici, tout est bio et se récolte au fil des saisons. Pas de fraises en hiver !

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PORTEFOLIO REPORTAGE

Les légumes sont récoltés, lavés et pesés à la main. Tous sont soigneusement triés. Les formes biscornues sont tolérées, on ôte seulement les parties abîmées. Les légumes les plus gâtés seront donnés à manger aux chevaux de trait qui travaillent à la ferme.

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PORTEFOLIO

Les légumes sont ensuite répartis dans des sacs en papier. Plus de 1 000 paniers sont distribués chaque semaine dans les entreprises, points relais ou universités de la région. Il faut compter 11 euros pour un panier moyen de 3 kilos.

L’équipe est composée de maraîchers professionnels et d’accompagnateurs sociaux qui encadrent une quarantaine d’employés en situation d’exclusion. L’association leur permet de retrouver un lien avec le milieu du travail après une période difficile. Chargé de peser carottes et panais, Gilles ne quitte pas des yeux la balance. Il a rejoint l’équipe il y a quelques mois. Cela faisait plus de deux ans qu’il était au chômage. Changement de vie complet pour cet ancien maquettiste publicitaire de la région parisienne.

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PORTEFOLIO

Charles, jeune artiste tourangeau de 31 ans, va récupérer son panier chaque samedi à vélo. À l’intérieur du sac en papier kraft : la « Feuille de Chou », la gazette hebdomadaire rédigée par les ouvriers des Jardins de contrat. Il y découvre idées et conseils pour cuisiner les légumes de la semaine. Il faut dire que tout le monde ne sait pas cuire la courge spaghetti ou le panais.


HISTOIRE

LA TERRE EN HÉRITAGE

DE L’ANCIEN RÉGIME À L’APRÈS-GUERRE EN PASSANT PAR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, PLUSIEURS DATES CHARNIÈRES ONT CONSOLIDÉ UN MODE DE TRANSMISSION PARTICULIÈREMENT RESTRICTIF, PROPRE À L’AGRICULTURE.

DES PROPRIÉTÉS ÉPARPILLÉES

À cette époque, le mode de succession des terres privilégie l’aîné. Les autres descendants se contentent d’une part réduite. Les filles, elles, sont reléguées au second plan et quittent l’exploitation familiale car elles ne perpétuent pas le nom. Ce mode de transmission des parcelles aboutit au morcellement des terres agricoles. Si bien qu’à la fin de l’Ancien ­Régime, dans les trois quarts des contrats de ­mariage, les terres promises font moins d’un demihectare. Dans ces conditions, rares sont les exploitations encore rentables. C’est à la Révolution que l’accès à la propriété se généralise. Les grands domaines sont confisqués à la noblesse et au clergé, puis revendus par l’État dès 1790. Ils sont alors divisés en petites parcelles pour faciliter leur acquisition. « Les paysans suffisamment aisés sont devenus ainsi proprié-

Mårten Sjöbeck

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’attachement des agriculteurs au foncier est profond. Surtout quand ils sont propriétaires. En effet, sans terre, ils n’existeraient pas. Elle est leur moyen de survie. Elle peut même être un symbole d’élévation sociale pour celui qui la cultive. Et constitue ainsi l’identité même des familles. « Pendant des siècles, la terre a été le principal outil de production. Sa possession donnait le pouvoir aux élites », raconte Michel Vergé-Franceschi, professeur d’histoire à l’université François-Rabelais à Tours. Selon son confrère du CNRS, Gérard Béaur, les premières acquisitions de terres par des paysans remontent au XVIIIe siècle. Auparavant, même le plus indépendant des paysans est redevable soit du clergé soit de la noblesse, propriétaires de la majorité des terres. Pendant l’Ancien Régime, les paysans ont recours à des mariages arrangés pour ­pérenniser leur exploitation. L’installation foncière se négocie dans le contrat de mariage. Le futur marié apporte alors au ménage une part des terres de son père. Quant à la femme, elle apporte une dot censée lui permettre de trouver le meilleur parti possible.

Au début du XXe siècle, la population agricole représente encore la moitié des travailleurs français.

taires », rappelle Michel Vergé-Franceschi. La question du morcellement des terres à la succession se pose alors plus largement. D’autant que la République instaure un partage égalitaire entre enfants. Cette pratique devient obligatoire. L’AÎNÉ, L’HEUREUX GAGNANT

Il faudra attendre 1804 et le Code civil de Napoléon, pour que soit à nouveau autorisée la préférence à l’aîné dans l’héritage. Mais cette transmission inégalitaire n’empêche pas le morcellement des terres. Les mariages arrangés n’y changeront rien. Certes, de telles unions se développent, y compris entre membres d’une même famille. Mais à la fin du XIXe siècle, les fermes françaises restent majoritairement de taille modeste. La Troisième République, avec la loi du 12 juillet 1909, veut mettre un terme à cette situation. Elle rend la propriété foncière indivisible et donc difficilement vendable. Elle cherche ainsi à encourager l’héInnova

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ritage direct à un seul des descendants. Ce dernier doit simplement indemniser les autres héritiers potentiels. Cette loi sur la succession est restée en vigueur jusqu’en 2013. Le Code civil ­assouplit les règles de l’héritage préférentiel mais donne encore la priorité à celui qui reprend l’exploitation. « Si des enfants héritent de parcelles agricoles de leurs parents et si l’un d’eux les cultive, il sera avantagé pour les reprendre », ­résume Michel Arnoult, avocat au barreau de Tours, spécialiste du droit rural et du droit de succession. Au fil des ans, les initiatives et lois destinées à limiter le morcellement des terres ont donc fortement contribué à la reproduction sociale dans le monde agricole. ROMAIN BIZEUL, THOMAS DUPLEIX ET IRINA LAFITTE

Pour aller plus loin. n « La terre : succession et héritage », Études rurales n° 110. e n Histoire agraire de la France au XVIII siècle inerties et changements dans les campagnes françaises entre 1715 et 1815, Gérard Béaur, Armand Colin, 2011.


MALAISE CHEZ LES PAYSANS. ENTRE PRÉCARITÉ ET ISOLEMENT, IL RÈGNE COMME UN SENTIMENT D’IMPUISSANCE DANS LE MONDE AGRICOLE. CERTAINS S’ACCROCHENT TANDIS QUE D’AUTRES BAISSENT LES BRAS.


REPORTAGE

PAYSANS SOUS TENSIONS A

La surcharge de travail, couplée à la pression financière, provoque chez les agriculteurs un isolement profond.

utoroute A10 bloquée par des tracteurs près de Tours, pneus en flammes sur la ­rocade de Toulouse, barrages filtrants dans la ville de Pau... Ces images datent de février 2018, lors des dernières manifestations agricoles. Le motif de cette colère : la refonte de la carte des zones agricoles défavorisées, réclamée par la Cour des comptes européenne. Une carte utilisée comme barème pour la distribution d’une aide de la Politique agricole commune (PAC). La vocation de cette subvention est de compenser les contraintes naturelles rencontrées par les agriculteurs : altitude, pente, sécheresse, humidité, mauvaise qualité des sols… Si au bout du compte, selon le ministère, les bénéficiaires seront 13 % plus nombreux, plus de 1 300 communes aujourd’hui concernées en ­seront exclues. Or, cette ­subvention constitue l’essentiel des revenus de nombreuses exploitations. Cette réforme porte un nouveau coup au moral de la profession, déjà loin d’être au beau fixe. Les agriculteurs français sont particulièrement touchés par la dépression et le burn-out. Ils connaissent même un taux de suicide supérieur de 20 % à la moyenne nationale. « On estime qu’en France, un agriculteur se suicide tous les deux jours et demi », indique Véronique Louazel, chargée de mission en santé ­publique au sein de l’association Solidarité paysans. En 2015, elle a mené une étude pour comprendre la détresse des agriculteurs. « Celle-ci résulte d’un sentiment de pression, provoqué par plusieurs facteurs », énonce la chercheuse. Le premier, c’est le facteur financier. En 2016, selon la Mutualité sociale agricole (MSA), un tiers des agriculteurs français Innova

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touchait moins de 350 euros par mois. Et même si les comptes prévisionnels 2017 du secteur indiquent une hausse de 22 %, ça reste insuffisant dans certaines filières. Les producteurs s’estiment lésés par la grande distribution qu’ils accusent de tirer les prix vers le bas pour préserver le pouvoir d’achat des clients. « Ça me ­révolte quand je vois des ­promos sur la viande alors que les éleveurs ont du mal à vivre », s’insurge Philippe Landelle, 51 ans, éleveur laitier dans le Maine‑et‑Loire. Pour lui, les produits ­issus de l’agriculture servent trop ­souvent à pratiquer des prix d’appel. Voilà pourquoi les agriculteurs demandent une meilleure répartition des marges. Car, une fois que les grands groupes agroalimentaires ont répercuté la leur, c’est sur le producteur que cette politique de prix cassés ­retombe. « On est les dindons de la farce », résume, ­morose, Philippe Landelle. Dans sa branche, cette situation a été aggravée par la suppression des quotas laitiers européens en 2015. Rapidement, les éleveurs se sont retrouvés en surproduction et les prix ont baissé. En temps normal, Philippe Landelle vend son lait au groupe Lactalis 310 euros la tonne (1 000 litres), soit 31 centimes le litre. « Ça nous ferait beaucoup de bien si on pouvait le vendre ne serait‑ce que 35 centimes », analyse-t-il alors qu’une file d’attente se forme devant sa salle de traite. Ce soir-là, il ne vend pas sa production, il la donne. Pendant que les enfants s’amusent à approcher les vaches, les adultes se pressent pour faire remplir bouteilles et bidons du lait fraîchement trait par l’éleveur. Si Philippe Landelle fait cette distribution gratuite, ce n’est pas que par ­altruisme. Trois ans après la

Nicolas Campitelli/EPJT

L’AGRICULTURE FRANÇAISE SOUFFRE. DES CRISES ÉCONOMIQUES FRAPPENT RÉGULIÈREMENT LA PROFESSION. ELLES POUSSENT LES AGRICULTEURS DANS LA RUE ET, PARFOIS, AU SUICIDE.


DOSSIER

DÉPENSES ET DÉPENDANCE

En plus de la guerre des prix et de la surproduction, l’agriculture française subit de plein fouet la concurrence internationale qui tire les prix vers le bas. ­Céréales russes, bœuf argentin ou encore porc chinois, autant de marchandises qui ­bénéficient de coûts de production bien moins élevés qu’en France. En cause : des normes sanitaires et environnementales moins strictes dans ces pays. Mais leur faible rémunération ne dispense pas les agriculteurs de payer le matériel, les ­aliments, les semences… Pour cela, pas d’autre moyen que l’endettement. « La dette contractée à l’achat de l’exploitation ne cesse de se creuser, indique ­Véronique Louazel. Il n’est pas rare de devoir 4 000 euros par mois à un fournisseur d’aliments. » Au fil des générations, investir est devenu la norme chez les agriculteurs, au point de participer à une véritable course à l’endettement. « Mon père, quand son tracteur crevait, il ne changeait pas le pneu, il changeait le tracteur, se souvient Thierry Lebert, 51 ans, éleveur de porcs dans la Sarthe. Aujourd’hui encore, ça peut être mal vu de ne pas acheter régulièrement de matériel. Difficile donc pour les petits exploitants de se dégager un revenu décent. « La seule solution, maintenant, est d’avoir une ferme avec 1 000 vaches », assène Philippe Landelle. Mais ce genre de ferme usine participe à la mauvaise image des agriculteurs auprès d’une partie de la population. Les associations de défense des animaux, comme L214, suscitent l’inquiétude chez les éleveurs. « Quand on voit une voiture inconnue arriver dans la cour, on a peur », témoigne l’éleveur laitier. Philippe Guilbert est animateur syndical à la section FNSEA d’Indre-et-Loire, le syndicat agricole majoritaire en France. Pour lui, cette image est en partie due au traitement des sujets agricoles dans la presse, qu’il juge trop caricatural. Cela tombe bien, Philippe Guilbert est luimême journaliste pour l’hebdomadaire agricole Terre de Touraine. Un journal ­estampillé FNSEA. Pour lui, les médias font passer les agriculteurs pour des pol-

lueurs sans scrupules. « Les journalistes sont à la recherche du buzz », résume-til. Du côté des exploitants, « ça joue sur le moral », confie Thierry Lebert. Pour vivre de leur métier, beaucoup d’agriculteurs français sont dépendants des aides de la PAC. Ils en sont d’ailleurs les premiers bénéficiaires en Europe, à hauteur d’environ 10 milliards d’euros par an. Mais ce dispositif est à double tranchant : en quarante-deux ans, la PAC a connu huit réformes, instaurant à chaque fois de nouvelles primes, de nouvelles conditions, de nouvelles contrain­ tes. Cette accumulation de normes et de contrôles entraîne une forte pression ­administrative, qui vient s’ajouter à une charge de travail déjà importante. « Ça tombe bien, j’avais un petit créneau entre 22 h 30 et 23 heures pour faire la paperasse », ironise Guillaume Rondard, producteur de céréales en Indre-et-Loire. Sous une pluie fine, le trentenaire s’agenouille au milieu d’une parcelle et déterre une pousse de blé pour l’examiner.

En théorie, ça aurait dû être le dépôt de bilan. Les banques ont accepté de me suivre seulement si je ré-étalais ma dette sur vingt-cinq ans » GUILLAUME RONDARD

ques ont accepté de me suivre seulement si je restais double actif et si je ré-étalais ma dette sur vingt-cinq ans. » Alors, il enchaîne les semai­nes de quatre-vingts heu­ res, la journée à la coopérative, la soirée – et bien souvent la nuit – sur l’exploitation. Tout ça pour 40 euros par mois, une fois tous les crédits payés. Cette surcharge de travail, couplée à la pression financière, provoque chez les agriculteurs un isolement profond. « Ils ne

Irina Lafitte/EPJT

fin des quotas européens, Lactalis lui ­impose un contrat de livraison de 500 000 litres par an. Chaque tonne supplémentaire fait l’objet d’une pénalité de 288 euros sur son prix d’achat. Or, cette année, Philippe Landelle a dépassé ce quota de près de 15 000 litres. Ce surplus ne lui serait payé que 22 euros la tonne, soit 2 centimes le litre. « À ce prix-là, ­autant le donner plutôt que de vendre à perte. C’est désolant mais, au moins, il n’est pas perdu. »

Le groupe Lactalis, auquel Philippe Landelle livre son lait, lui impose un contrat de livraison de 500 000 litres par an. Il doit céder le surplus à perte : 2 centimes le litre au lieu de 31.

« L’agriculture, c’est surtout de l’observation », professe-t-il en désignant un épi qui commence tout juste à se former. Cette balade dans ses 65 hectares de ­céréales, il l’effectue chaque dimanche en compagnie de son chien. Un moment de répit dans un emploi du temps surchargé. Car il n’est pas seulement producteur de céréales, il est aussi magasinier‑silotier au sein de la coopérative Terrena. À l’origine, cette double activité était provisoire, mais il a dû la garder pour faire face aux récol­ tes catastrophiques de 2016. Le manque d’ensoleillement et les fortes pluies lui ­valent alors un déficit de 100 000 euros. « En théorie, ça aurait dû être le dépôt de bilan, se rappelle l’agriculteur. Les ban­ Innova

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sortent plus, explique Véronique Louazel, car ils n’ont pas les moyens d’arriver avec une bouteille ou de recevoir chez eux en retour. » Résultat : ils se replient sur euxmêmes. « Ce qui me fait le plus de bien, à la fin d’une semaine de merde, confie Guillaume Rondard, c’est de passer quarante-cinq minutes avec les Jeunes agriculteurs. » Un syndicat qu’il a rejoint après s’être installé. Il est aujourd’hui le secrétaire général de la section Indre‑et‑Loire. De très longues journées, pas de weekend. Quant aux vacances, même pas la peine d’y penser. « On a toujours la tête à l’exploitation », confirme Thierry Lebert. C’est également le sentiment de Philippe Landelle. Cela lui a coûté son mariage.


Irina Lafitte/EPJT

DOSSIER

Devant la salle de traite de Philippe Landelle, ils sont venus nombreux, avec leurs récipients, pour bénéficier d’un distribution gratuite de lait.

judiciaire. Il se heurte dès lors à l’hostilité de l’organisme qui gère sa comptabilité. Ses conseillers financiers veulent le voir continuer malgré tout. Pour établir son dossier, Olivier se tourne alors vers ­Solidarité paysans. Plus que l’aide juridique, c’est l’accompagnement moral qui lui fait du bien. « L’association, c’était le seul endroit où je pouvais parler librement. » Aujourd’hui, il y est lui-même bénévole. « Arrêter a été un vrai soulagement. J’aimais mon métier. Mais au bout d’un moment, c’était la seule solution. »

Arrêter ou continuer, le céréalier Guillaume Rondard se pose la question tous les ans. « J’ai la chance de ne pas avoir de pression familiale. Mes proches me soutiennent. » Le 29 mars dernier, Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture, reconnaissait, ­devant le congrès de la FNSEA : « Nous avons beaucoup de chantiers à faire avancer, pour tous les agriculteurs. » Pas sûr que cela suffise à soulager des professionnels sous pression. NICOLAS CAMPITELLI

Guillaume Rondard cumule le travail de céréalier et celui de magasinier-silotier en ­Indre-et-Loire. Il enchaîne les semaines de quatre-vingt heures.

Nicolas Campitelli/EPJT

Son ex-épouse est enseignante. Ils partageaient rarement leurs vacances. Il a fini par faire appel à la MSA et à son service dédié au répit des agriculteurs. Grâce à un remplaçant payé par la sécurité sociale agricole, il a pu prendre le temps de souffler un peu. « J’avais oublié qu’il était possible de ne rien faire. En dix jours, j’ai dû lire quatre bouquins. » Pour la MSA ou les associations comme Solidarité paysans, le plus difficile pour venir en aide aux agriculteurs est de les faire sortir de leur isolement. Car la ­pression sociale est elle aussi forte. Peur des on-dit, du regard des voisins… « Un agriculteur qui est obligé d’appeler au secours, c’est qu’il a échoué », décrypte ­Véronique Louazel. Cette situation est encore plus difficile à vivre pour ceux qui ont repris l’exploitation de leurs parents. C’est comme s’ils avaient gâché l’héritage familial. Pourtant, dans certains cas, ­appeler à l’aide devient indispensable. C’est ce qu’a fait, en 2014, Olivier ­Blanchard. Cet ­éleveur de porcs en Mayenne s’est installé en 1998. Trois ans plus tard, il reprend également l’élevage bovin de ses parents. Pour lui, tout va bien jusqu’en 2006. Puis, il accumule les difficultés : personnelles, lorsque sa femme le quitte, puis professionnelles, avec la crise du lait de 2009 et la chute vertigineuse des cours du porc. En 2013, il n’a d’autre choix que de prendre un poste d’agent commercial pour des producteurs bio. Cette année‑là, le kilo de porc est à 1,27 euro. Il lui ­aurait fallu toucher 1,53 euro minimum pour être à l’équilibre. Olivier décide de mettre son exploitation en redressement

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DOSSIER

LE PORC ET L’ARGENT DU PORC LES BÉNÉFICES RÉALISÉS PAR LES INTERMÉDIAIRES DE LA FILIÈRE

1,40 €/kg L’élevage.

+ 1,31 €/kg L’abattage.

+ 1,24 €/kg La découpe.

5,93 €

Prix d’achat moyen d’un kilo de côte de porc en grande surface.

+ 1,68 €/kg

Autres ventes.

3 %

Subventions.

7 %

Remboursement des prêts bancaires.

12 %

82 % 15 %

La transformation.

La grande surface.

QUELLES ÉTAIENT LES RECETTES ET LES CHARGES D’UN PRODUCTEUR PORCIN EN 2016 ? Ventes de porc.

+ 0,30 €/kg

Hypermarché

€ 243 600 €/AN

EN MOYENNE DE CHIFFRE D’AFFAIRES POUR UN PRODUCTEUR FRANÇAIS.

Charges structurelles.

65 % Alimentation des bêtes.

4 %

€ 213 150 € Cette somme, qui représente 88 % du budget annuel d’un éleveur, est consacrée à ses charges.

Nouveaux reproducteurs.

« Le cycle du porc est le résultat du décalage entre l’offre et la demande », explique Boris Duflot, économiste à l’Institut du porc. En 2015, les prix ont chuté car l’offre était forte contrairement à la demande. Les éleveurs ont donc réduit leur production. Avec succès : en 2016, les cours se sont stabilisés. Mais baisser la production n’a pas été sans conséquences. L’année suivante, le processus s’est inversé. Les agriculteurs, portés par un excellent marché, ont investi et accéléré leur production. Une nouvelle chute des cours est donc prévisible pour 2018. Le cycle recommence. « J’ai investi dans ce hangar mais je reste vigilant. Tous les éleveurs porcins devraient anticiper les années difficiles », soupire Thierry Lebert éleveur dans la Sarthe.

12 % Salaires.

Sources : Ifip, FranceAgriMer et Uniporc Ouest pour 2016.

30 450 € soit 1 268 €/mois

Voilà ce qu’a touché, en moyenne, un éleveur porcin français en 2016 dans une exploitation de deux salariés. HUGO CHECINSKI ET IRINA LAFITTE

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Scott Olson/AFP

Montera ou montera pas ? Le prix du maïs est enREPORTAGE pleine négociation à la Bourse de Chicago.

PRIX DÉCIDÉS À PÉKIN OU À CHICAGO, NORMES IMPOSÉES PAR L’UNION EUROPÉENNE… L’AGRICULTEUR FRANÇAIS N’EST PLUS MAÎTRE DE SON DESTIN. ET IL SE SENT INJUSTEMENT TRAITÉ.

B

ourse de Chicago, 18 h 59 ce mardi. Dans les dernières ­secondes des cotations, les courbes s’affolent et la salle de marché s’affaire frénétiquement. Quelques dizaines d’hommes cravatés ont les yeux rivés sur les écrans géants, remplis des chiffres du jour. En jeu, non pas du pétrole mais plus de 25 produits agricoles : du bétail au riz en passant par des milliers de tonnes de blé européen. Ce jour-là, alors que la cloche retentit, les prix terminent en baisse à cause des stocks mondiaux encore importants. À 6 000 kilomètres de là, dans la campagne française, Guillaume Rondard, producteur céréalier en Indre-et-Loire, suit de près les cours américains. Sa récolte 2017 a été vendue à 145 euros la tonne seulement. Il y a huit mois, le prix est pourtant monté à 160­euros. La faute aux « bonnes récoltes russes, mais aussi australiennes ». La concurrence mondiale n’a pas toujours affecté l’agriculture. Pendant longtemps, les produits agricoles ont été ­tenus à l’écart du marché. La libéralisation du secteur s’est

accélérée dans les années quatre-vingtdix. Tout en bénéficiant de ­subventions ­massives, les producteurs doivent ­se ­soumettre à des prix dictés par les marchés internationaux. Volatiles, ils sont la cause d’une grande partie de l’incertitude du métier. Les traités bilatéraux n’excluent plus l’agriculture des négociations, que ce soit pour décider des droits de douane ou des quotas de production. Même au niveau de la politique agricole commune (PAC), créée en 1962, il y a eu une évolution. Très interventionniste au départ, celle-ci ­devient de plus en plus ­libérale. Les prix ne sont plus fixés à l’avance mais fluctuent tous les jours. Par ailleurs, les mesures

Tout ça est décidé par des mecs qui n’ont jamais enfilé une paire de bottes » GUILLAUME RONDARD

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­ rotectionnistes sont moins nombreuses, p ce qui facilite l’importation de produits étrangers. La fin des quotas laitiers entraîne une hausse de la production et la chute des cours. Ainsi, les producteurs se retrouvent seuls face à un marché dont ils ne peuvent négocier les prix. La nouvelle carte des zones agricoles défavorisées, proposée par l’Union européenne (UE), ne risque pas d’arranger les choses. Cette carte identifie les terres les plus difficilement exploitables ouvrant droit à des indemnités compensatoires. Son entrée en vigueur en 2019 rajoute de l’inquiétude du côté des agriculteurs rayés du nouveau zonage. Car ces aides sont indispensables à leur survie. DE PLÉRIN À CHICAGO

Les éleveurs porcins, eux, ont les yeux rivés sur le marché de Plérin, à côté de SaintBrieuc (22). Car, même s’il ne ­représente que 10 % des ventes hexagonales, c’est lui qui fixe le prix pour toute la France. Pour le déterminer, Pascal Le Duot, directeur du


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Guillaume Souvani/AFP

marché breton, est en contact permanent local phytosanitaire sont souvent inspecavec ses correspondants en Allemagne, tés. Ces contrôles sont obligatoires pour LE CHIFFRE en Espagne, en Chine et aux États-Unis. continuer à toucher des primes de la PAC. L’économiste de l’Institut national de la En cas d’infraction, la prime ­est amputée LES PRIX DE PLUS recherche agronomique (Inra) Vincent de 5 %. « On n’a pas le droit à l’erreur », DE 25 PRODUITS Chatellier ne manque pas de relever l’incoconclut l’éleveur. Emmanuelle Thill ­admet AGRICOLES (AVOINE, BLÉ, COLZA, RIZ, hérence des prix du m­arché intérieur, caque ses services instaurent une petite SOJA, BOIS, BÉTAIL, LAIT...) SONT FIXÉS lés sur les cours internationaux. L’exemple marge de tolérance « afin de ne ­pénaliser À LA BOURSE DE COMMERCE DE CHICAGO. UNE INDEXATION QUI A DES du secteur porcin est ­éloquent : alors que que les ­infractions significatives ». Les IMPACTS CONCRETS SUR LES REVENUS la France consomme plus de 60 % de sa conséquences d’une non-conformité vont DES PRODUCTEURS FRANÇAIS. propre production, les prix payés aux prod’un simple avertissement à une mise en ducteurs sont basés sur les cours à ­Pékin ou demeure, voire un procès-verbal. En cas de à Chicago. Deux pays très ­différents de la refus d’un contrôle, le producteur risque la France en termes de coût de main d’œuvre suspension de toutes ses aides. et de normes sanitaires. l’Agence de service et de paiement (ASP)… Pour Philippe Landelle, producteur laitier Les producteurs qui cumulent plusieurs RELOCALISER LES MARCHÉS dans le Maine-et-Loire, « avec le marché activités multiplient d’autant leurs risques Mais les décisions qui impactent le terrain mondial, personne ne gagne sa vie ». Il d’inspection. Emmanuelle Thill, respon- ne s’arrêtent pas aux questions de prix ou ­déplore de ne pas pouvoir fixer ses prix, sable du SRA Centre-Val de Loire, explique de normes. Depuis le 6 août 2014, la ­Russie décidés tous les trimestres par Lactalis en que pour décider d’un contrôle, ses services a instauré un embargo sur les ­produits fonction des cours mondiaux. Les prix sont procèdent à une analyse des risques. « Plus agricoles européens. Il a été prolongé par tels qu’il a dû doubler le cheptel hérité de les terres du producteur sont entourées Vladimir Poutine jusqu’à fin 2018. Ce ses parents pour se dégager un revenu. de cours d’eau, plus il a de chances d’être jeu de sanctions a des conséquences bien Le producteur accueille mal le futur traité contrôlé régulièrement. Car, en cas d’er- réelles sur les agriculteurs français. Du jour entre l’UE et les pays du Mercosur (Argen­ reur, l’impact sur le milieu sera plus fort. » au lendemain, ils se sont retrouvés avec tine, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uruguay). Comme le Ceta (traité de libreéchange entre l’Europe et le ­Canada) avant lui, il inquiète de nombreux producteurs. Ces traités bilatéraux régulent aussi bien des barrières tari­faires (taxes) que non tarifaires (normes) entre les pays. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur du Ceta, en septembre 2017, « le Canada peut exporter plus de 50 000 tonnes de porcs par an vers l’Europe sans aucun droit de douane », précise l’économiste Vincent Chatellier. Pour le directeur du marché du porc breton, Pascal Le Duot, cette arrivée massive risque bien de déséquilibrer le marché intérieur français : « Les producteurs étrangers ont les moyens de produire pour moins cher que nos éleveurs, qui ne seront plus compé­ titifs. » Thierry Lebert, naisseur-­ engraisseur de porcs dans la Sarthe, Manifestation des agriculteurs devant l’hôtel de ville de Tours, le 5 novembre 2014. Ils protestent contre estime qu’il n’est « pas à armes égales la hausse des normes et des charges et contre la chute des prix due en partie à l’embargo russe. avec les autres pays. On impose des choses chez nous, mais on ferme les yeux Les normes environnementales imposent des stocks d’invendus. Ce qui fait baisser sur ce qu’on fait rentrer ». par exemple à Guillaume Rondard, produc- ­encore davantage les prix. Depuis, ils ont teur céréalier, la mise en place de bandes dû se tourner vers de nouveaux marchés. DES NORMES CONTRÔLÉES tampons. Un périmètre de 5 mètres entre Une solution pour les producteurs, ­selon Avec le Ceta, des porcs canadiens la parcelle et le cours d’eau pour ne pas l’économiste Vincent Chatellier, serait ­davantage traités aux antibiotiques arrivent ­contaminer ce dernier avec des ­produits de relocaliser toute leur activité, de la ainsi en Europe. Sans forcément respecter phytosanitaires. « Ces normes sont perti- ­production à la vente. Il prend l’exemple les normes vétérinaires et phytosanitaires nentes sur le fond, mais difficiles à mettre d’un apiculteur qui vend son miel sur le imposées par l’UE puis transposées par le en place. Sans bande d’herbe, on est marché le dimanche. « Il peut pratiquer les droit français. Le ministère de l’Agricul- ­pénalisé de 3 000 à 4 000 euros. Tout ça est prix qu’il veut. La concurrence est limitée. » ture transmet des directives aux services décidé par des mecs qui n’ont jamais enfilé Depuis la crise de 2015, Thierry Lebert de l’État en charge des inspections. Les une paire de bottes. » élève ses porcs sans antibiotiques. Un jour, organismes de contrôle sont nombreux : Régulièrement contrôlé par les services peut-être, il les proposera en vente directe la direction départementale des territoires vétérinaires, le producteur de lait Philippe sur l’exploitation. Pour se rapprocher des (DDT), le service régional de l’alimenta- Landelle confie : « Il faut justifier de tout. consommateurs. Et pour mieux maîtriser tion (SRA), la direction départementale Avant, on soignait nos animaux facilement. son destin. de protection des populations (DDPP), Maintenant, moins. » Sa pharmacie et son HUGO CHECINSKI ET IRINA LAFITTE Innova

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DOSSIER

« UN AGRICULTEUR EST TROP FIER POUR ALLER VOIR UN PSY » TOUS LES DEUX JOURS, UN AGRICULTEUR SE SUICIDE. C’EST 20 % DE PLUS QUE DANS LE RESTE DE LA POPULATION. POUR PASCAL CORMERY, ÉLEVEUR ET PRÉSIDENT DE LA MSA, IL FAUT DÉTECTER LE MAL-ÊTRE LE PLUS TÔT POSSIBLE. une passe difficile, la tendance est souvent à se recroqueviller sur soi. Il faut les amener à dire : « Je suis dépassé, il y a des choses qui ne vont pas. » Certains ont du mal à accepter le fait d’avoir besoin d’aide.

Quelle est l’alternative quand on est confronté à quelqu’un qui ne veut pas être pris en charge ni même parler ? P. C. Un agriculteur est trop fier pour aller voir

un psychiatre. C’est comme les SDF qui refusent de dormir dans un foyer alors qu’ils pourraient être au chaud. Dans la profession, on a tendance à penser que si on ne travaille pas quinze heures par jour, on n’est pas un vrai paysan. C’est un problème. Il faut trouver un subterfuge pour leur faire comprendre que c’est bien pour eux et qu’ils ne doivent pas en avoir peur. Une fois que les gens ont accepté de se livrer, on propose des solutions. Le problème c’est de trouver le mieux placé pour dire à un agriculteur qui va mal de se reposer et de réfléchir à sa situation.

Avez-vous déjà été personnellement confronté à un agriculteur en détresse ? P. C. Un jour, j’ai appris que quelqu’un que je

Joël Saget/AFP

Au salon de l’agriculture, en février 2016, les éleveurs ont alerté le grand public sur leurs conditions de travail.

connaissais était en difficulté et que j’étais le seul à pouvoir lui parler. J’ai fait l’école des responsables des Jeunes agriculteurs avec lui il y a vingt ans. J’ai appelé son épouse car je savais qu’elle serait plus réceptive. Quand j’ai proposé mon aide, il y a eu un blanc d’une minute au téléphone. Elle m’a finalement dit oui. Malheureusement, on est souvent alertés trop tard.

Beaucoup d’agriculteurs vivent mal la situation de stress provoquée par les difficultés économiques et sociales. Que met en place la Mutualité sociale agricole (MSA) pour les aider ? Pascal Cormery. On instaure depuis un an l’aide

Ces interventions sont-elles les mêmes partout en France ? P. C. Non. Par exemple, les profils professionnels

et personnels des agriculteurs du Loir-et-Cher et du sud de l’Indre sont différents. Avec les délégués locaux, nous essayons donc de nous adapter. Ainsi, sur le secteur Berry-Touraine, il y a vingt travailleurs sociaux. Pour aborder les exploitants en péril, il faut faire preuve d’empathie et d’écoute. Quand on est dans

Tout se joue donc au niveau de la détection ? P. C. C’est le plus dur. Soit on est prévenu par des Nicolas Campitelli/EPJT

au répit. Quand les gens sont dans des situations vraiment compliquées, des jeunes viennent les remplacer sur leur exploitation. Pendant ce temps, les agriculteurs en difficulté sont accueillis dans des centres de vacances. Là, ils sont accompagnés par des psychologues. Tout est pris en charge. Des actions sont mises en place pour leur permettre de s’ouvrir aux autres et, par la suite d’être aidés. Par exemple, dans le Loir-et-Cher, des responsables locaux ont fait le choix de faire découvrir la sophrologie. D’autres font appel à des troupes de théâtre.

PASCAL CORMERY est le président de la mutualité sociale agricole depuis 2015. Luimême agriculteur, il souhaite améliorer les conditions de travail des paysans.

proches ou par nos réseaux locaux, soit on essaye d’anticiper et de se rendre compte que ça ne va pas. Le souci, c’est d’agir sans faire de l’ingérence dans la vie privée. Voulez-vous dire que vous prenez certaines libertés avec la légalité ? P. C. Les données personnelles sont censées

être confidentielles. En réalité, le banquier peut nous avertir. On se réunit avec les chambres d’agriculture, les centres de gestion, les banques, les assurances, les syndicats, etc. Tous ces gens-là se connaissent. Notre service contentieux nous avertit lorsqu’il y a de grosses dettes quelque part. Comme nous, la banque ne voit pas tout de l’exploitant, donc on s’échange des informations pour pouvoir intervenir à temps. Ça se fait dans la discrétion parce qu’on n’a pas vraiment le droit… Si chacun respecte la confidentialité à la lettre, on ne fait rien.

RECUEILLI PAR ROMAIN BIZEUL

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DOSSIER

ils fondent ensemble la société Cazet, à Orin (64). Il a alors 29 ans et laisse derrière lui six années de plaquiste en bâtiment. Il construit sa propre salle de gavage, à côté de celle de son père. L’établissement, flambant neuf, accueille 640 canards Label Rouge, une à deux fois par mois, pour douze jours de gavage. Comme son père avant lui, Nicolas est un prestataire de la coopérative landaise Excel foie gras, filiale de l’entreprise Delpeyrat. Il reçoit ses canards, les gave, puis les renvoie prêts à l’abattage. Il est un maillon de l’agriculture dite « intégrée ». Quand l’affaire roule, les recettes mensuelles de la société s’élèvent à 8 000 euros. Mais, en décembre 2015, l’affaire ne roule plus. Les premiers cas de grippe aviaire H5N1 apparaissent dans les Landes. Des canards infectés arrivent à la salle de gavage du jeune agriculteur. Heureusement pour Nicolas, l’indemnisation de l’État lui est versée en moins de trois mois. La société s’en relève. « C’est ce qui nous est arrivé de mieux », ironise-t-il. La suite lui donne raison. Un an plus tard, en décembre 2016, une nouvelle crise sanitaire survient dans le Sud-Ouest. Cette fois, les canards infectés ne parviennent pas jusqu’en Béarn, les euthanasies se font en amont. L’activité est stoppée net mais les indemnités ne sont pas versées.

Thomas Dupleix/EPJT

TOUT PLAQUER POUR SA FAMILLE

L’AGRI C’EST FINI

DEUX ANS DE GRIPPE AVIAIRE SONT VENUS À BOUT DE LA FERME DE NICOLAS BALLIHAUT. CE GAVEUR BÉARNAIS A TROP PERDU POUR CONTINUER SON MÉTIER. IL ABANDONNE SES CANARDS POUR UNE NOUVELLE VIE.

L

es rides sont marquées, la barbe de trois jours laisse entrevoir quelques poils blancs, les mains sont rugueuses, fortes. De prime abord, le trentenaire paraît soucieux. Personne n’entend la colère des gaveurs, « ceux qui trinquent », comme il dit. Alors, lorsqu’on s’intéresse enfin à eux, cela lui redonne du baume au cœur. Dans ces moments où « tout le monde pense à sa gueule », ça fait du bien. Sa gueule, elle, s’éclaire à mesure que se dessinent les fossettes lorsqu’il sourit. L’homme est soucieux, mais pas abattu. Dès son adolescence, Nicolas prête main forte à son père, gaveur lui aussi. Il remue les sols, décharge les canards. Il ne se lancera pourtant dans le métier que des années plus tard. Début 2014, Innova

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En mars 2017, un arrêté communal est pris. Le vide sanitaire est imposé. Les salles de gavage de la société Cazet sont passées au peigne fin. Les portes restent closes pendant six mois. Pas de canard, pas de gavage, pas de revenus. Le manque à gagner est de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Et tandis que les recettes sont gelées, les prêts et les charges courantes ne cessent d’être débitées. Chaque mois, au moins 6 000 euros sortent des caisses de l’entreprise. Les comptes sont dans le rouge. Nicolas n’a droit ni au RSA, parce qu’il gagne trop à l’année, ni au chômage, car il est chef d’entreprise. « Pour vivre, je me prends un salaire de 500 euros par mois. Sans indemnités, on est tous morts », déplore le gaveur, les yeux baissés sur son café. Pendant les mois de vide sanitaire, il s’engage auprès de l’association Canards en colère, dont il est encore adhérent aujourd’hui. Pour vivre, il fait de l’intérim en tant que plaquiste, son métier d’origine. Durant cette période, il rencontre sa ­compagne avec qui il souhaite élever sa fille de 5 ans, issue d’une précédente union. Depuis la séparation, cette dernière habite avec lui. Mais, dans les faits, il a tout juste de quoi la nourrir, l’habiller, la faire vivre. Pas de sortie, pas de loisirs : ni les moyens ni le temps. De quoi le dégoûter encore un peu plus de l’agriculture. En juillet, il cèdera ses parts, revendra sa salle de gavage, sa maison et sa moto. Lui et sa fille partiront vivre à Rennes, chez sa compagne. Il quittera son exploitation pour la ville et cherchera un travail de plaquiste. Quand il sera salarié, il passera plus de temps avec sa fille. « Le changement de vie, j’en ai un peu peur, avoue Nicolas. Mais quand on veut, on s’adapte à tout. Il faut juste le vouloir. » THOMAS DUPLEIX


Bastien Lion/EPJT

ÉLEVAGE

Malgré les critiques, Daniel et Sylvie Hervouet continuent d’investir dans l’agriculture intensive. « On y croit encore dans notre métier. »

UNE FERME USINE TAILLE XXAILES

IL Y A UN AN, POUR FAIRE FACE À DES DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES, DANIEL HERVOUET SE LANCE DANS L’ÉLEVAGE INTENSIF DE VOLAILLES. LE CÉRÉALIER A VITE ÉTÉ LA CIBLE DE CRITIQUES DE LA PART DU VOISINAGE. L’AGRICULTEUR INSISTE POURTANT SUR LA RESPECTABILITÉ DE SON EXPLOITATION.

A

u hameau de la Godetterie, à quelques encablures de La-Celle-Guenand (37), petit village de 375 âmes entouré de champs à perte de vue, une bâtisse détonne. Un édifice immense, moderne, en contraste avec l’environnement rural et verdoyant. Difficile d’imaginer le tumulte qui règne entre ces murs. Derrière les portes de ce hangar, aussi long qu’un terrain de foot, plus de 12 500 dindes et dindons vivent agglutinés, en attendant l’abattoir. Ce hangar appartient à la SAS Godavie. À sa tête, Daniel Hervouet, 50 ans. Dans sa famille, on est agriculteur de père en fils. D’emblée, il exprime sa méfiance envers les médias. Il ne laissera pas prendre ses bêtes en photo. Question de principe. L’extension de son exploitation a beaucoup fait parler dans le voisinage. On lui reprochait un élevage démesuré. Et pour cause, son hangar s’étend sur 1 800 mètres carrés alors que la moyenne ­nationale est trois fois moins importante. Une ­véritable « mise sous pression » qui a duré plusieurs semaines, selon l’agriculteur. Cet élevage n’est pas unique. En France, 13 500 élevages avi-

Je conçois que mon produit ne plait pas à tout le monde, mais on est obligé de le faire pour avoir des salaires normaux » DANIEL HERVOUET

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coles renfermeraient en moyenne 16 000 bêtes chacun. À Pamproux, dans les Deux-Sèvres, un élevage compte même 305 000 volailles. Cela fait un an que la ferme de Daniel Hervouet accueille des volatiles. Quand ce ne sont pas 12 500 dindes, ce sont 35 000 poulets qui s’entassent dans le hangar. La mécanique est bien huilée. La SAS Godavie fonctionne selon le principe de l’élevage intégré. Autrement dit, l’entreprise est l’un des rouages d’une production industrielle. Daniel Hervouet a choisi de travailler pour le groupe agroalimentaire LDC, premier volailler français qui possède les marques Le Gaulois, Loué, Maître Coq et Marie. Les poussins âgés de 1 jour, arrivent dans le hangar. Avant d’être abattus, ils sont élevés en un temps record : trentecinq jours pour les poulets, quatre-vingt-cinq pour les dindes et cent vingt pour les dindons. Ensuite, le bâtiment est placé en vide sanitaire pendant trois semaines pour débarrasser les lieux de tout microbe potentiel. Puis le processus recommence. Si Daniel s’est lancé dans ce projet, c’est parce que sa ferme était déficitaire depuis


ÉLEVAGE

Bastien Lion/EPJT

Raphaël Helle/signatures

trois ans. Malgré ses 120 hecproduit ne plaise pas à tout tares de terres, la concurrence le monde, mais on est oblimondialisée et les récoltes ingé d’arriver à ça pour avoir suffisantes ont poussé ce cédes salaires normaux », réalier à se diversifier. Il s’est concède le producteur. Lui donc tourné vers l’aviculture ne s’octroie qu’une semaine intensive. Pourquoi l’aviculde congés par an et un ture ? « On cherchait un job ­salaire variant entre 500 et pas trop physique pour per1 000 euros par mois. Pour mettre à Sylvie, ma femme, de construire cette installation ­travailler ici à mi-temps », réaviaire, il a dû emprunter pond-il. Quand elle ne tra600 000 euros. En vendant vaille pas à la maison de re1 kilo de poulet 1,10 euro, traite de La-Celle-­Guenand, son investissement ne sera Sylvie épaule son mari à la amorti qu’au bout de ferme, pour « environ 600 euquinze ans. ros par mois ». De plus une nouvelle Daniel et Sylvie ont profité du Sous la pression des consommateurs, McDonald’s demande désormais contrainte vient juste décret promulgué en 2015 à tous ses fournisseurs d’équiper leurs élevages de fenêtres. d’apparaître. La densité de par Stéphane Le Foll, alors population a été revue à la ministre de l’Agriculture. Ce décret faci- contrôle de la lumière pour calmer les baisse par le groupe LDC. Alors que le lite le développement de fermes d’enver- bêtes trop agitées… L’agriculteur n’entre poulailler de Daniel Hervouet a une gure, souvent dénoncées comme dans le poulailler que pour observer les capacité de 40 000 bêtes, il ne peut « fermes-usines ». Avant cette mesure, les volailles, ­ajuster certains outils ou ramas- désormais plus franchir le seuil des exploitations accueillant entre 30 000 et ser les morts, environ 5 % de chaque 35 000. Soit 18 poulets au mètre carré, 40 000 volailles faisaient l’objet d’une groupe. Derrière son ordinateur ou de- contre 22 auparavant. Un manque à ­enquête publique d’un an, très exigeante. puis son Smartphone, il contrôle le pro- gagner direct, mais l’éleveur en a pris son Le processus est désormais plus souple et cessus et s’assure que tout est fait selon le parti. Lui-même s’enquiert des nouvelles plus rapide. Il faut simplement respecter rigoureux cahier des charges de LDC. Da- évolutions technologiques qui lui un certain nombre de prescriptions va- niel Hervouet suit d’ailleurs de très près le permettront d’améliorer ses conditions lables sur l’ensemble du territoire fran- protocole sanitaire établi par le groupe : de travail et le confort de ses animaux. Il çais. une vaccination systématique des vo- évoque avec enthousiasme sa nouvelle lailles, aucun traitement préventif par an- trouvaille : un propulseur de litière. Cet LES DINDES DE LA DISCORDE tibiotiques et la visite hebdomadaire d’un équipement mécanisé permettra non Dans un souci de transparence, tout le technicien. LDC impose d’ailleurs depuis seulement d’éviter les mouvements de monde peut avoir accès au dossier déposé 2017 de nouvelles règles aux éleveurs qui panique lors du paillage du sol, mais aussi à la préfecture. Mais Sylvie précise : « Ça travaillent pour lui. Il faut dire que le de protéger les volailles de l’humidité et fait quand même 6 kilos de paperasse ! » groupe fournit McDonald’s et KFC, deux du froid. « Elles nous reconnaissent et Ces règles simplifiées ont sans doute en- chaînes de fast-food qui cherchent à re- adorent quand on les caresse sous le couragé les opposants au projet à expri- dorer leur image auprès des consomma- jabot », assure-t-il. Et de conclure dans un mer leurs inquiétudes. La Confédération teurs. McDonald’s a exigé que chaque sourire : « Faut pas croire, y en a beaucoup, paysanne d’Indre-et-Loire a alerté les mé- hangar soit équipé de fenêtres pour que mais on les aime nos bêtes. » dias ainsi que les riverains de La­-Celle- les volailles profitent d’un éclairage en luALICE KACHANER, BASTIEN LION Guenand en organisant un rassemble- mière naturelle. « Je conçois que mon ET AXEL NADEAU ment au dernier jour de la consultation publique. Le lendemain, La Nouvelle République ­titrait : « La chair de poule pour 280 000 poulets. » Des voisins ont reproché à Daniel Hervouet de produire de la volaille de mauvaise qualité. « Les gens avaient peur d’attraper le cancer », se ­rappelle même Alain Morève, le maire de la petite commune. Aujourd’hui, l’agitation est retombée. Mais l’agriculteur a mal vécu cette exposition médiatique, ressentie comme un acharnement. Il met en avant le sérieux avec lequel lui et son épouse travaillent et respectent toutes les normes qui leur sont imposées. Dans son local technique, il montre avec fierté le fonctionnement de son exploitation. Tout ou presque est L’automatisation de sa ferme fait la fierté de Daniel Hervouet. ­automatisé : circulation de l’air, alimentation et abreuvement des animaux, Innova

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FEMMES

Odile Canon est éleveuse. Elle estime qu’elle est plus douce avec les animaux que les hommes. Notamment lors des mises bas.

LA PATRONNE C’EST MOI !

DE SIMPLES COLLABORATRICES À CHEFFES D’EXPLOITATION, LES AGRICULTRICES GAGNENT EN VISIBILITÉ. CONSCIENTES D’APPARTENIR À UN UNIVERS CONSIDÉRÉ PAR CERTAINS COMME MASCULIN, ELLES SOUHAITENT EN FINIR AVEC LES CLICHÉS. Innova

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FEMMES

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as un bonjour, pas une poignée de main. Sandrine Le Feur, députée LREM dans le Finistère, arpente les allées du Salon international de l’agriculture à Paris dans le cadre de ses fonctions. Mais la jeune femme, également cogérante d’une exploitation céréalière avec son mari, n’obtiendra aucune considération des ­patrons de coopératives. « C’est à ce moment là que je me suis vraiment rendu compte de la place des femmes », soupire-t-elle. Qu’elles soient en bottes en caoutchouc ou en ­talons aiguilles, agricultrices ou politiciennes, les femmes, dans le milieu agricole, restent encore sous-estimées par leurs homologues masculins. Une situation qui les poursuit jusque dans les champs. Face aux clients ou aux agents commerciaux, aucune n’échappe à la question rituelle : « Il est où le patron ? » Si les agricultrices accèdent ­désormais aux postes à responsabilités, elles restent néanmoins minoritaires. Elles ne représentent que 24 % de l’ensemble des chefs d’exploitation, selon les chiffres de 2017 de la Mutualité sociale agricole (MSA). Un pourcentage stable depuis 2000. Autrefois, elles œuvraient dans l’ombre de leur père ou de leur mari et ne bénéficiaient d’aucune protection sociale. Mais avec la loi d’orientation du 4 juillet 1980, les femmes obtiennent le statut de coexploitantes. Leur activité professionnelle est enfin reconnue juridiquement. Et cela, l’année même où MarieAgnès Peltier démarre son exploitation avec son mari Vincent, à Bossay-sur-Claise (37). L’an passé, cette éleveuse de chèvres s’est ­présentée aux élections législatives. À présent, à 63 ans, elle compte vendre sa ferme et prendre sa retraite. Elle témoigne d’un monde agricole qu’elle a vu évoluer mais dans lequel les femmes ­restent sous-­ représentées. Son époux a toujours reconnu son travail, mais cela n’a pas été le cas de tout le monde. « Dès que l’on recevait des clients, ils préféraient s’adresser à lui, explique-t-elle. » Et quand MarieAgnès Peltier a voulu apprendre la mécanique, les techniciens ne voyaient pas l’utilité de montrer le fonctionnement du ­matériel à une femme.

Les personnes qui nous critiquaient à nos débuts reviennent nous voir pour nous demander des conseils » AURORE GORIN

cadrer des femmes. Toutefois, leur nombre dans les formations agricoles est en augmentation. En 1990, elles représentaient 39 % de l’effectif. À la rentrée 2017, elles étaient 47 %, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture. Les exploitantes rencontrent également des ­obstacles lorsqu’elles décident de s’installer seules. Elles se retrouvent alors sur de petites surfaces et doivent s’adresser à des coopératives pour éviter d’avoir affaire à des banquiers hésitants. Pour les femmes qui ne viennent pas du monde agricole, se lancer est encore plus difficile. Elles se retrouvent désavantagées face à des agricultrices qui ont l’intention de reprendre l’entreprise familiale. Pour beaucoup, hériter d’une propriété agricole ­facilite l’installation. C’est le cas de Lucie Guillier, 29 ans, cheffe d’exploitation céréalière à Marray (37). La jeune femme a repris la ferme de son père en 2017. « J’ai baigné dans ce monde-là mais ce n’était pas une vocation, raconte-t-elle. Avant, j’étais assistante sociale. Mais j’ai vite ­compris que ce n’était pas un métier fait pour moi. » Lorsque son père est parti à la retraite, la question de la succession s’est posée. Son frère, étudiant ingénieur, ne désirait pas reprendre l’affaire familiale. C’est ­l’occasion pour elle de démarrer son aventure agricole. En France, seulement 13 % des femmes ­héritent de la ferme de leurs parents. La tradition veut qu’elle soit léguée aux fils. « Je ne sais pas ce qui est le plus simple entre ­reprendre une exploitation ou la démarrer de zéro », ironise Clothilde Pain. Cette vigneronne de 37 ans vit à Panzoult (37). Elle a commencé à tra-

Pour les agricultrices, les complications commencent dès le début de leur ­parcours. Les formations spécialisées comme les CAP ou les BTS leur sont plus difficiles d’accès. La sociologue ­Sabrina ­Dahache est spécialiste des dynamiques du genre dans les professions rurales. Pendant dix ans, elle s’est immergée dans l’enseignement supérieur agricole. Elle a observé que les ­questions ­posées ­durant les entretiens de recrutement n’étaient pas les mêmes pour les filles que pour les garçons. « On va plus interroger les étudiantes sur leur ­projet de maternité, sur la gestion de leur vie familiale et professionnelle », explique-t-elle. Les jurys attendent souvent des jeunes filles qu’elles adoptent une ­apparence masculine. Les accessoires renvoyant à la féminité, comme les bijoux ou le vernis à ongles, ne sont pas toujours ­appréciés des recruteurs. Les difficultés pour obtenir un stage représentent un frein important dans leurs études. Les maîtres d’apprentissage sont souvent réticents à l’idée d’en-

Pour Lucie Guillier, assistante ­sociale devenue agricultrice, la féminité n’est pas incompatible avec le travail des champs.

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Photos : Noémie Le Page Dronval/EPJT

UN PARCOURS SEMÉ D’EMBÛCHES


FEMMES

vailler en tant que salariée au domaine ­familial en 2003 avant de devenir propriétaire de 5 hectares. Elle compte reprendre les vignes de son père lorsque celui-ci ­partira à la retraite. Beaucoup lui rappellent que c’est un privilège. Une idée reçue qui a le don de l’agacer, plus encore que les ­remarques sexistes. ASSUMER SA FÉMINITÉ

Au quotidien, il est parfois difficile d’échapper aux a priori. Une femme sur un tracteur, cela en étonne encore plus d’un. ­Gérante d’une exploitation de vaches laitières dans la commune de Morand (37), Anne-Lise Rossignol se remémore son premier souvenir au volant d’un engin agricole. Le regard des voisins curieux était braqué sur elle. « Je ne voulais surtout pas me ridiculiser, pour leur prouver que je pouvais me débrouiller aussi bien que les hommes », ­raconte-t-elle en souriant. Au lancement de sa première cuvée, les ­vignerons voisins attendaient Clothilde Pain au tournant. Ils n’ont pas été déçu : dans sa communication, la jeune femme a décidé de mettre en avant la féminité. Au domaine de la Commanderie, les bouteilles de vin rouge sont habillées d’un porte-­jarretelles et le rosé se nomme « Une petite robe rose ». Une particularité qui ne passe pas inaperçue. « J’ai eu droit à ma part de blagues machistes. Par exemple : “Vous ne voulez pas que je vous mette le porte-­jarretelle ?” » Loin de se laisser intimider, Clothilde Pain préfère savourer son effet. Bien sûr, les stéréotypes sont plus marqués chez les agriculteurs les plus âgés. Et toutes les exploitantes s’accordent à dire que les mentalités ont évolué. Un changement ­observé par Aurore Gorin, installée avec sa sœur depuis douze ans sur ­l’ancienne ferme de leur père. Pour se débarrasser des préjugés et devenir légitime aux yeux de ses ­collègues, elle a dû redoubler d’efforts. Maintenant, les temps ont changé. « Les personnes qui nous critiquaient à nos ­débuts reviennent nous voir pour nous ­demander des conseils », remarque-t-elle non sans une certaine fierté. Même constat dans les instances agricoles, où les femmes commencent à sortir de l’ombre. En 2017, Christiane Lambert est la première à diriger la Fédération ­nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Le syndicat est en train de réfléchir à un service de remplacement pour les agricultrices, souvent partagées entre leurs obligations familiales et professionnelles. Concilier son métier et sa vie privée n’est effectivement pas toujours évident. La ­passion de Clothilde Pain n’a pas toujours été du goût de tout le monde. Séparée de son compagnon peu après son installation

en 2012, elle explique : « Être au programme. Des activités cheffe ­d’exploitation a sportives que d’aucuns jugent ­provoqué de l’incomprémasculines, mais qu’elles rehension dans mon couple. vendiquent fièrement. « Un Quand la femme se retrouve garçon manqué », c’est sur le devant de la scène et d’ailleurs comme cela que gagne plus d’argent, ça pose Lambert décrit sa Je ne voulais Christiane problème. » personnalité. Amatrice de surtout pas rugby, elle estime qu’être À Chemillé-sur-Dême (37), me ridiculiser, ­entourée d’hommes forge le Odile Canon est, avec son pour prouver caractère. Un point de vue mari, à la tête d’un élevage de 500 brebis. Mère de que je pouvais que ne partage pas ­Lucie quatre enfants, elle vit dans me débrouiller Guillier qui accorde bien plus un corps de ferme en pleine aussi bien que d’importance à sa féminité rénovation, situé en face de son installation. « On les hommes » depuis son étable. Cette proximité peut être agricultrice et fémientre son lieu de travail et sa ANNE-LISE ROSSIGNOL nine », revendique-t-elle. maison facilite sa vie de faAujourd’hui, les agricultrices mille. Durant les vacances d’été, tous ses ne sont plus considérées comme des enfants mettent la main à la pâte. « Je ne femmes d’agriculteur mais comme des veux pas les forcer, mais c’est important professionnelles à part entière. ­Souvent juque nous soyons ensemble », insiste-t-elle. gées plus efficaces dans le ­relationnel ou La robotisation des équipements agricoles dans la diversification des ­activités, les a permis aux agricultrices de passer plus agricultrices sont ­majoritaires dans les réde temps avec leur entourage. « Mon fils seaux de circuit court. À ceux qui pensent de 5 ans a vu un robot agricole à la télé. Il encore que l’agriculture est un métier m’a demandé d’en acheter un pour que je d’hommes, ces femmes rétorquent, à l’inspasse plus de temps avec lui », raconte Au- tar d’Aurore Gorin : « Ce n’est pas une prorore Gorin. L’agricultrice a pris la décision fession qui est limitée à un sexe. C’est phyde moderniser entièrement sa ferme. sique, mais si on travaille avec sa tête, on y En dehors de leur vie familiale, les loisirs arrive sans problème. » occupent une grande place dans leur THOMAS DESROCHES ­quotidien. Football, chasse et pêche sont ET NOÉMIE LE PAGE DRONVAL (PHOTOS)

La vigneronne Chlotilde Pain a baptisé son rosé « Une petite robe rose », comme un pied de nez aux blagues machistes.

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TECHNOLOGIE

PARTAGE CONNECTÉ

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amuel Bernard, éleveur de chèvres en Indre-et-Loire, tapote sur son clavier d’ordinateur. Dans la barre de recherche, le site WeFarmUp. En quelques clics, il vient de mettre son semoir et son tracteur à disposition sur cette plateforme de location de matériel entre professionnels. Ces derniers mois, de nombreux sites internet offrant ces services ont vu le jour. C’est ce qu’on appelle le cofarming. Un terme anglais pour un concept français. En janvier 2017, cinq entrepreneurs, pour la plupart ingénieurs, créent l’association #Cofarming pour promouvoir la pratique. Idriss Aouriri est l’un d’eux. Il a fondé Laballeronde.fr, un site sur lequel les agriculteurs peuvent acheter du fourrage. Il définit le cofarming comme « la mise en réseau d’agriculteurs qui leur permet d’accéder à des ressources disponibles partout en France ». Une fois inscrits sur les plateformes de ce type, les agriculteurs référencent leur matériel à louer ou leur parcelle de terre à échanger. Sans oublier de préciser le lieu et les tarifs de location à l’heure ou à la journée. On compte déjà une dizaine de sites de ce genre. La notion de groupement est loin d’être une nouveauté dans l’agriculture. Jean-Paul Hébrard, journaliste et cofondateur du site WeFarmUp rappelle que « les paysans ont surmonté de nombreuses crises en s’entraidant ». En 1945, les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) sont nées pour redynamiser le secteur. En 1965, le premier groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) est créé. Le cofarming s’inscrit dans cette tradition d’entraide. Lorsqu’il se lance en 2007, Samuel Bernard est ­associé avec un autre exploitant. Il s’agissait pour eux d’avoir du matériel en commun. Selon lui, le cofarming amène les agriculteurs à envisager leur travail autrement. « Il faut que j’anticipe mon ­organisation car je n’ai pas tout le matériel sous la main, constate l’éleveur. Je ne peux pas me lever le matin et dire : “Qu’est-ce que je vais faire ­aujourd’hui ?” Et me décider sur un coup de tête. » Avec 10 000 inscriptions et 2 000 visites par mois, Agrifind est l’un des plus fréquentés. Ce site d’échange de conseils prélève 9 % sur les transactions. Mais cela ne suffit pas pour dégager des ­bénéfices. Un constat partagé par de nombreux fondateurs de sites de cofarming. « L’économie ­numérique n’est pas la plus rentable. On perd de

Justine Brichard/EPJT

COVOITURAGE, LOCATION D’APPARTEMENT, GPS PARTICIPATIF… TOUS CES SERVICES SONT PROPOSÉS PAR DES SITES COLLABORATIFS. LES AGRICULTEURS ORGANISENT, EUX AUSSI, LEURS RÉSEAUX CONNECTÉS D’ENTRAIDE.

S’échanger du matériel est possible grâce aux sites de cofarming.

l’argent, c’est un schéma classique sur les trois ­premières années », analyse Jean-Michel Lamothe. Lui a créé VotreMachine.com en 2015. Certains entrepreneurs ont pourtant des projets à l’international, comme en Suède ou en Roumanie. PAS PRÊTS À PRÊTER

Les paysans sont encore très attachés à la notion de propriété. L’idée que “si tu n’as pas ton propre matériel, tu ne peux pas être agriculteur”  perdure » SAMUEL BERNARD

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Parmi les fondateurs de ces plateformes, il n’y a que deux agriculteurs : Mickaël Jacquemin et Jean-­ Michel Lamothe. Bien qu’il ne fasse pas partie de l’association #Cofarming, ce dernier est en quelque sorte l’initiateur du concept. « Ma problématique sur les vingt-cinq dernières années, cela a été de m’équiper. » Un problème classique pour l’ensemble des agriculteurs : l’achat de matériel représente près de 40 % des dépenses annuelles des ­exploitants selon le magazine Perspectives agricoles. Du coup, pour Jean-­Michel Lamothe, ­l’objectif du ­cofarming est clair : réduire les coûts de production. Dans certaines régions, l’offre est insuffisante. À la différence des grosses exploitations, qui ont vite perçu les avantages du cofarming, certains agriculteurs n’osent pas franchir le pas. « Les petites structures ont un mal fou à s’inscrire sur notre site », regrette Jean-Michel Lamothe. Pour Samuel Bernard, les réticences viennent aussi de la mentalité de certains paysans. « Ils sont encore très attachés à la notion de propriété. L’idée que “si tu n’as pas ton propre matériel, tu ne peux pas être agriculteur” perdure. » Ce à quoi Arnaud Bouchat, éleveur à Vouvray (37) répond, sceptique : « C’est vrai. Mais les agriculteurs ont souvent besoin du même matériel à des périodes similaires. » Avec l’arrivée d’une nouvelle génération de professionnels davantage connectés, le cofarming va peut-être trouver son public. Comme ont su le faire avant eux Blablacar, AirBnB et autres leaders de l’économie collaborative. JUSTINE BRICHARD, ADRIEN PETITEAU ET EWEN RENOU


Théo Lebouvier/ EPJT

Alexis Levêque consulte les données transmises par son robot désherbant.

EN AVANCE SUR SON CHAMP

LES ROBOTS ARRIVENT DANS LES FERMES. ILS NE PRENNENT PAS ENCORE LE PAS SUR L’HOMME. ILS RISQUENT CEPENDANT D’ÉLOIGNER LES AGRICULTEURS DE LA NATURE.

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ar un après-midi ensoleillé à Charnizay, petite commune du sud de l’Indre-et-Loire, Gérard Guibert taille les arbres qui jouxtent sa maison. La scène est tout à fait ­ordinaire, jusqu’à ce qu’un bruit strident de ­moteur électrique détourne l’attention. Un objet non identifié, d’environ 2 mètres de haut, traverse lentement la cour de cet ­éleveur de vaches laitières. Ce qui ressemble à un mixeur géant est en réalité un robot ; il fait partie d’un système d’alimentation automatisé. Depuis 2014, les automates de Gérard Guibert travaillent pour lui sans répit. De l’approvisionnement en nourriture à la traite de ses bovins, il n’a presque plus à intervenir. Juste à ravitailler sa « cuisine » dans ­laquelle il dépose herbe, maïs et paille. Les machines s’occupent du reste. Une mâchoire mécanique récupère les

fourrages entreposés et ­remplit un robot mélangeur qui part lui-même nourrir les bêtes de l­’exploitation. Une fois rassasiées, les vaches vont se faire traire à leur guise, en moyenne deux fois par jour, par un autre robot. Guidée par un système de lasers, la machine détecte les pis de l’animal et commence la traite. Pendant ce temps-là, les vaches se régalent de ­savoureux granulés. Ces engins sont contrôlés et assistés par un logiciel qui ajuste les doses de fourrage optimales pour la production de lait des ruminants. UN CONFORT DE TRAVAIL

Les nouvelles technologies ne sont pas ­uniquement l’apanage des passionnés d’informatique. Contrairement au cliché du paysan en retard sur son temps, les ­agriculteurs maîtrisent eux aussi les nouveaux outils numériques. Innova

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Si Gérard Guibert a investi dans ces ­nouvelles machines, c’est avant tout pour plus de confort et de meilleures ­conditions de travail. « Avant, nous passions nos ­journées à racler du fumier dans la cour, par tous les temps », lâche le fermier. ­Aujourd’hui, il peut partir en week-end, s’investir dans les associations de sa ­commune et, à 56 ans, anticiper la transmission de l’exploitation à sa fille. Comme son étable est quasiment autonome, il peut se consacrer à l’exploitation de ses 100 hectares de céréales qu’il récolte essentiellement pour nourrir son troupeau. Avant de céder à la tentation des nouvelles technologies, Gérard Guibert faisait 1 500 heures de tracteur par an. ­Aujourd’hui, il n’en fait plus que 200. Pour lui, plus ­besoin de multiplier les allers-­retours entre le lieu de stockage du fourrage et l’étable. La ­machine s’occupe


TECHNOLOGIE

de tout. Sa production ­quotidienne de lait a également augmenté de plus de 2 litres par vache, lui assurant des bénéfices plus importants. Mais ces installations ont un coût. Gérard Guibert a dû débourser plus de 700 000 euros sur une quinzaine d’années. Un investissement qui n’est pas forcément à la portée de tous les paysans. Un peu plus au sud, à Saint-Georges-lèsBaillargeaux, près de Poitiers, un petit ­robot sillonne les rangs de carottes d’une serre. Son travail ? Désherber. Alexis ­Lévêque et son frère David sont les heureux propriétaires de cet engin baptisé Oz. Les maraîchers l’ont adopté durant l’été 2016, quelques mois à peine après s’être installés. Ils ont rapidement été ­séduits par sa simplicité d’utilisation. Il leur suffit de renseigner sur un boîtier relié au robot les informations sur la parcelle à ­désherber. La machine se déplace toute seule grâce aux capteurs dont elle est dotée. Une carte SIM intégrée lui permet d’envoyer un SMS à ses propriétaires lorsqu’elle a fini de travailler ou en cas d’imprévu. MOINS DE MAIN D’ŒUVRE

Louis Claveau/EPJT

Créé par Naïo Technologies, une start-up basée dans la banlieue toulousaine, Oz a pour objectif de réduire la pénibilité du ­travail dans les champs. Les deux frères l’utilisent à la fois pour désherber mais ­aussi lors des récoltes. « Avec le robot, nous n’avons plus de cageots lourds à porter », se réjouit Alexis Lévêque. Ce dernier se félicite d’avoir à employer moins de produits chimiques pour ­désherber. Le robot fonctionne à l’électricité, l’agriculteur voit donc sa consommation de carburant diminuer. Un geste pour

la planète et pour son porte-monnaie. « Grâce à lui, nous n’avons pas besoin d’embaucher quelqu’un pour arracher l’herbe, reconnaît Alexis Lévêque. Investir dans le robot nous a coûté 20 000 euros, à peu près le montant que nous aurait coûté un ­ouvrier à l’année. » La machine, elle, est amortie en un peu plus d’un an. L’arrivée de ces ­technologies dans le quotidien des agriculteurs questionne l’avenir de la profession. ­Robots d’élevage, désherbage automatisé, serres et tracteurs connecté… dans le monde entier, l’automatisation de l’agriculture avance à grand pas. On ­observe même dans les fermes californiennes des réseaux de pompes souterraines automatiques qui analysent et irriguent le sol en permanence. En France, la société de ­robotique agricole Agreenculture a lancé le challenge Centéol 2018. Ce projet consiste à cultiver, d’ici fin 2018, 50 hectares de maïs grâce à des robots guidés par GPS, surveillés à distance par les agriculteurs. Le paysan de demain troquera-t-il la cabine de son tracteur contre une chaise de bureau ? Difficile à dire. La grande majorité des fermiers n’est pas encore formée ni ­habituée à ces technologies. L’utilisation de matériel comme les drones agricoles reste accessible mais nécessite souvent une aide extérieure. De nombreux exploitants font voler leurs propres engins, mais peu d’entre eux ont les connaissances suffisantes pour interpréter les données recueillies. L’aide d’une ­entreprise spécialisée dans leur traitement devient alors indispensable. Ces outils ont beau permettre à ­l’agriculteur de mieux connaître son ter-

Pour automatiser sa ferme, ­Gérard Guibert a dû débourser plus de 700 000 euros sur une quinzaine d’années. Un investissement qui n’est pas forcément à la portée de tous les paysans rain et ses ­besoins, ils l’éloignent progressivement de la nature. Gérard Guibert le reconnaît, il a désormais très peu de contact avec ses vaches. Ses journées de travail se ­déroulent entre son ordinateur et son téléphone portable. Il est aujourd’hui complètement ­dépendant de son équipement, loin de la paille et des ruminants. Mais en est-il détaché pour autant ? Pour Marie-Christine Meunier-Salaün, ingénieure de recherche à l’Inra, « l’élevage de précision s’intéresse à l’animal en tant qu’individu et non plus au groupe. Cela permet de détecter plus ­rapidement leurs problèmes de santé ». FRANCHIR LE PAS

Lorsqu’on l’interroge sur la possibilité de reprendre le travail manuel, ­Gérard ­Guibert répond, sourire aux lèvres : « ­Certainement pas ! » Les vaches se sont elles-mêmes habituées à cette routine ­mécanique. Peut-être un peu trop. « C’est très confortable pour la vache d’aller se faire traire toute seule, observe Vincent Tardieu, journaliste agricole. Mais dans la plupart des ­exploitations avec robots de traite, les vaches ne sortent plus. Elles ont tout ce qui leur faut dans l’étable. » Les frères Lévêque et Gérard Guibert font partie des premiers à avoir sauté le pas. « Nous sommes les seuls dans le coin à avoir un robot. Les autres n’en ont pas ­forcément les moyens et sont assez ­réticents », explique Alexis Lévêque. Une partie des agriculteurs, souvent plus âgés, reste frileuse face à ces innovations. C’est le cas du voisin de Gérard Guibert qui, ­selon ce dernier, « se refuse à évoluer ». Le producteur de lait considère qu’investir dans les nouvelles technologies, c’est assurer la pérennité de son entreprise. Ce mode de travail ultraconnecté lui ­permet également de bénéficier des atouts d’une agriculture de précision. Les agriculteurs sont-ils devenus des geeks ? En tout cas, pour ceux qui ont osé investir dans un ­outil dernier-cri, l’essayer c’est l’adopter. Au risque, peut-être, de perdre le contact avec la nature et les animaux. LOUIS CLAVEAU, THÉO LEBOUVIER

Attendu comme le messie par les vaches, le robot distribue la nourriture.

ET ADRIEN PETITEAU

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INTERNATIONAL

DETROIT CULTIVE

DEPUIS LA CRISE INDUSTRIELLE DES ANNÉES CINQUANTE, LA CITÉ AMÉRICAINE DÉVELOPPE L’AGRICULTURE URBAINE. SANS INSTALLATIONS HIGH-TECH MAIS AVEC DES ORGANISATIONS NONLUCRATIVES QUI VEULENT NOURRIR CORRECTEMENT LES CITOYENS.

S

Dans la Motown, la ville de l’industrie automobile, les betteraves poussent à l’ombre des gratte-ciel.

Michigan Municipal League

Ces jardins sur le toit du Traffic Jam Restaurant attirent les curieux.

contre, vous croiserez plein de magasins d’alcool et de fastfood sur la route », s’indigne Tony Johnson qui gère la ferme lorsque Chris est en déplacement. Selon Fair Food Network, il y aurait ici un ­supermarché pour 10 000 habitants, soit deux fois moins que dans la ville voisine, Ann Arbor. De plus, ­Detroit a perdu les deux tiers de sa population ­depuis 1950 et ne compte plus que 670 000 habitants. Faute de transports, la plupart se reportent sur des commerces de proximité. Au choix : le ­liquor store (magasin d’alcool), qui propose œufs, lait, pâtes et autres aliments basiques à des prix relativement élevés, ou le fastfood, plus populaire. L’agriculture urbaine est enracinée dans l’histoire de la ville. Detroit a été une terre d’accueil pour beaucoup d’Afro-Américains originaires des États du sud. Ils ont amené avec eux leurs connaissances de

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wikicommons

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ur Glendale Avenue, des maisons en brique jouxtent des fermes aux caractéristiques inhabituelles. Pas de champs à perte de vue mais un décor urbain. C’est sur le parking d’un dispensaire pour femmes et ­enfants que Chris Skellenger a ouvert Buckets of rain (seaux de pluie) il y a six ans. Il cultive concombres, haricots et choux qui vont ensuite être distribués dans des refuges. L’objectif de cet agriculteur urbain est de servir la communauté ­locale et d’apporter des produits sains et frais à ceux qui n’en n’ont pas les moyens. Depuis la crise industrielle qui a débuté dans les années cinquante, puis la mise en faillite de la ville en 2014, difficile de se nourrir. « Il faut rouler un bout de temps avant de voir un supermarché. Par


INTERNATIONAL

bures est à craindre. ternes sont reliées par un tuyau qui longe le « Un sol qui contient domaine et p ­ ermet de l’irriguer. une trop forte concen- D-Town rémunère 4 employés à mi-temps tration de produits pour 13 dollars (10 euros) de l’heure. chimiques pourra être « C’est plus élevé que la moyenne, indique assaini en incorporant Malik Yakini. Même si nous avons tous des ­bactéries, explique un autre emploi à côté. » Pour ces salariés, Tony Johnson, diplômé cette ­activité n’est qu’un bonus financier en géologie. Mais par- ­d’environ 950 dollars par an (774 euros). Il fois, le problème n’est est cependant possible de vivre de l’agriculpas chimique. Certaines ture urbaine. Grâce à des partenariats avec terres contiennent trop des restaurants et des ventes sur le mard’argile ce qui les rend ché, certains ont réussi à en faire leur seule infertiles. » En plus du ­activité. Ce n’est pas le cas de D-Town. Bien compost, les agricul- que ce soit une grande ferme, les ventes ne teurs utilisent pour contribuent aux ressources qu’à hauteur ­fertiliser des cultures de de 25 %. Les 75 % restants proviennent couverture. Des plantes de ­donations et de partenariats avec des qui occupent la terre ­organisations locales. « Nous sommes dans en ­attendant la bonne un esprit de coopération, pas de compétiLa ferme D-Town a rendu les produits frais accessibles aux habitants. saison. tion », souligne Malik Yakini. Suivant le sol Malik Yakini est le dont ils disposent, les agriculteurs urbains la terre et leurs pratiques agricoles puis les propriétaire de D-Town, la plus vaste ferme se spécialisent chacun dans une culture. ont transmises aux générations suivantes. de Detroit. Ici, pas de béton, mais près Dès les années mille huit cent-quatre-vingt- de 3 hectares de terrain herbeux, loués à JARDINS COMMUNAUTAIRES dix, les premiers jardins urbains ont fait leur l’année à la mairie pour 1 dollar symbolique. Dans la ferme de Buckets of Rain, Tony ­apparition avec les potato patches (champs « Nous avons eu de la chance, le sol ne Johnson cadenasse le gros conteneur rouge de pommes de terre). En 1970, le maire lance nécessitait pas d’assainissement », indique qui vient colorer la ferme en cette saison le programme Farm-A-Lot, grâce auquel les Malik Yakini. Les 30 variétés d’herbes, de hivernale : « On avait un tracteur à l’intéhabitants de Detroit peuvent ­demander un fruits et de légumes que D-Town produit rieur, dit-il en soupirant. Quelqu’un nous permis pour cultiver un ­lopin de terre dans sont cultivées à l’air libre ou dans des serres l’a volé. » Une preuve que l’agriculture leur quartier. Aujourd’hui, Detroit compte chauffées grâce à des panneaux solaires. ­urbaine n’attire pas toujours la sympa1 500 lieux dédiés à l’agriculture urbaine, Les agriculteurs de D-Town utilisent du thie. Reste que Buckets of Rain a réussi à selon les chiffres 2017 de Keep Growing De- compost, des déchets alimentaires comme mobiliser de nombreux bénévoles. Ils ont troit. Cela va du ­jardin particulier à la ferme les peaux de fruits, ou laissent pourrir travaillé quatre mille cinq cents heures en urbaine de 4 000 mètres carrés, telle que délibérément certaines cultures pour 2017. La ferme a aménagé, à proximité, un Buckets of Rain. fertiliser le sol. Les gérants de la ferme sont petit ­jardin communautaire. Des résidents également en contact avec une association ont accès au matériel pour cultiver leurs UN SOL À DÉCONTAMINER locale qui récolte les restes alimentaires. propres fruits et légumes. Chacun est libre « Lorsque l’on souhaite se lancer dans D-Town n’a pas le droit d’élever d’animaux. de se servir. « Ce que j’aime le plus, c’est l’agriculture urbaine, la première étape est La réglementation, mise en place en 2014 quand les résidents me livrent leurs recettes de trouver un espace fertile », indique Tony par la mairie, quadrille la ville en plu- avec les légumes qu’ils ont cultivés, sourit Johnson. Ce sont donc de nombreuses sieurs zones pour que l’activité agricole ne Tony Johnson. C’est pour ce lien ­social que ­recherches dans différents quartiers et au- nuise pas au voisinage. « Il faut gérer notre j’ai souhaité devenir agriculteur. » tant de tests de sol qui ont amené ­Buckets ­compost de façon à ce qu’aucune odeur ne SALOMÉ MESDESIRS, À DETROIT (ÉTATS-UNIS) of Rain à s’installer sur l’ancien parking d’un s’en dégage. Ce n’est dispensaire. Aucun frais n’a été ­demandé pas aussi restreint Pailler les cultures au printemps permet d’éviter les mauvaises herbes. pour utiliser cet espace. Pas de taxes à payer en zone rurale », non plus. Le sol est recouvert de béton. La ­explique Shakara culture des légumes est donc répartie dans Tyler, bénévole. 800 bacs alignés. Avec les contraintes À Detroit, le nombre de terrains inuti- urbaines, les agrilisés est très important. Le risque que culteurs ont des ces ­derniers soient contaminés par les difficultés à accé­anciennes industries ou la dégradation des der à l’eau. À Dmaisons abandonnées est élevé. Dans un Town, un bassin a guide sur l’agriculture urbaine, publié en été aménagé pour 2014, les autorités du Michigan listent les ­stocker l’eau de risques de contamination des terrains. Par pluie, soit des diexemple, pour le sol d’un ancien ­parking, zaines de milliers la présence de métaux et d’hydrocar- de litres. Deux ciInnova

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Michigan Municipal League

Michigan Municipal League

SES LÉGUMES


CULTURE

« LE MONDE CHANGE, LES PAYSANS AUSSI » LE RÉALISATEUR DE « PETIT PAYSAN » AURAIT PU ÊTRE LE HÉROS DE SON FILM. FILS D’ÉLEVEURS, HUBERT CHARUEL DÉPOUSSIÈRE L’IMAGE DES AGRICULTEURS. Trois César, trois prix au Festival du film francophone d’Angoulême… Ce n’est pas mal pour ce que aviez appelé « un film de plouc sur les ploucs fait par un gros plouc », lors de votre discours de remerciement aux César. Hubert Charuel. Toutes ces récompenses, ce n’est

disaient : « Les paysans, c’est pas sexy. La ruralité c’est bien ; en revanche, les vaches, on s’en fout. » Tout a basculé quand j’ai rencontré mes producteurs, Stéphanie Bermann et Alexis Dulgerian. Ils ont très bien compris ce qu’on voulait faire avec Claude Le Pape, ma coscénariste. L’écriture a duré deux ans et demi. Le film s’est ensuite financé très vite, en huit mois.

pas mal pour un film tout court. Ce que j’ai dit lors de mon discours, c’était surtout une blague. Je suis très fier de mes origines mais quand je suis arrivé à la Fémis (prestigieuse école de cinéma parisienne, NDLR), je ne disais pas que j’étais fils de paysans. Je ressentais un sentiment de honte. À partir du moment où j’ai commencé à en parler, je me suis rendu compte que cela intéressait les autres. J’avais plus d’a priori sur les Parisiens que les Parisiens n’en avaient sur moi. Je me suis longtemps considéré comme un plouc mais, aujourd’hui, j’affirme qu’être plouc, c’est cool.

Votre film est un thriller. Pourtant, la plupart des films sur l’agriculture sont des comédies. On pense à Normandie Nue, Le Bonheur est dans le pré, Je vous trouve très beau… H. C. Ce qui aurait pu faire peur aux financeurs s’est

transformé en atout. Le fait que je sois moi-même fils de paysan a crédibilisé le propos. Je parle de choses vécues de l’intérieur. Ce que je voulais raconter, avant tout, c’était une histoire d’amour entre un homme et ses animaux. J’ai fait énormément de plateaux télé alors que j’étais un total inconnu. Cet engouement médiatique s’explique en grande partie par mes origines paysannes et aussi parce que l’agriculture est un sujet d’actualité. J’ai d’ailleurs dû rappeler que je

Est-ce compliqué de financer un film sur les paysans ? L’agriculture a-t-elle du succès auprès des producteurs ? H. C. Au début, cela a été très difficile. Nous nous

sommes heurtés à des producteurs qui nous

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Alice Kachaner/EPJT

Pour Hubert Charuel, la difficulté est de faire comprendre qu’il n’est pas le porte-parole des agriculteurs. Il refuse de donner son opinion sur le monde agricole d’aujourd’hui.


CULTURE

n’étais pas un porte-parole. Je suis réalisateur, je n’ai pas à donner mon opinion sur le monde agricole d’aujourd’hui.

Petit Paysan est un film engagé. Vous opposez deux façons radicalement différentes d’envisager ce rapport avec les animaux. D’un côté, il y a le héros, Pierre, qui s’occupe de ses bêtes de manière traditionnelle. Il connaît le prénom de chacune de ses vaches. De l’autre, il y a son ami Fabrice. Lui, il possède une grande ferme qu’il gère depuis son Smartphone. H. C. Ces deux façons d’élever les bêtes n’ont en

effet rien à voir mais c’était important pour moi de ne pas les représenter de manière manichéenne. Fabrice n’est pas un méchant. Je défends aussi son personnage. Certes, il a une grosse ferme qui s’industrialise et, en même temps, c’est quelqu’un qui dit : « Je ne veux pas que mes enfants héritent de dettes. » Il essaie de s’en sortir comme il peut. Agrandir son exploitation et être plus puissant, c’est souvent ce modèle qu’on propose aux paysans pour ne pas mourir. Mon film parle de cette thématique en filigrane. C’est pourquoi il a pris une nouvelle dimension. Il est devenu politique. Était-ce important de mettre en scène des personnages jeunes et connectés ? H. C. Je voulais casser l’image du vieil agriculteur.

Il y a aussi de jeunes paysans. La vie de Pierre est un peu celle que j’aurais dû avoir si j’avais décidé de reprendre la ferme de mes parents. À la Fémis, des étudiants pensaient que tous les paysans ressemblaient à ceux des films de Raymond Depardon. J’adore son travail de documentariste mais les gens ont tendance à voir les paysans comme des Charles Ingalls de La Petite Maison dans la prairie. Je me suis dit qu’il fallait montrer autre chose. Ce n’est pas la réalité que je connais. Que pensez-vous de l’image renvoyée par certaines émissions de télévision comme « L’Amour est dans le pré » ? H. C. J’adore cette émission. C’est un vrai moment

BIO

31 mai 1985. Naissance d’Hubert Charuel à Vitryle-François, dans la Marne.

Quelle a été la réaction des agriculteurs lorsqu’ils ont découvert votre film ? H. C. J’ai eu beaucoup de retours de leur part. Ils

m’ont remercié de montrer l’amour qu’ils portent à leurs animaux. D’autres m’ont reproché de réaliser un film glauque. Ils s’attendaient à ce que je fasse une carte postale du monde rural et de leur métier. Il y a une forme de paranoïa chez les agriculteurs. Avant même que le film ne soit tourné, ils me disaient : « Attention, ne nous fais pas passer pour des cons ! »

juin 2011. Diplômé du département Vous filmez les gestes qui font le quotidien production des paysans à la manière d’un rituel. de la Fémis, à Paris. La vie d’agriculteur est-elle un sacerdoce ? mars 2018. Hubert Charuel reçoit le César du meilleur premier long métrage

H. C. Bien sûr qu’il y a un côté sacerdotal. Pierre

est un moine. Il voue un amour inconditionnel à ses animaux. Il va deux fois par jour à la traite comme il va à la prière. Mes parents, eux, travaillaient trois cent soixante-cinq jours par an. Ils s’autorisaient à partir en vacances uniquement lorsque je les remplaçais à la ferme. En plus, leurs vaches étaient leur unique sujet de conversation à table. C’est pour cette raison que je me suis dirigé vers le cinéma. Je ne voulais pas sacrifier ma vie. Vous montez actuellement un documentaire sur les derniers mois de travail de votre mère à la ferme avant sa retraite. Une page se tourne. Êtes-vous nostalgique ? H. C. Oui, j’ai ressenti de la nostalgie quand j’ai

compris que personne ne reprendrait la ferme. C’était comme couper un cordon. Avant je savais exactement où étaient mes parents et ce qu’ils faisaient à n’importe quelle heure. Maintenant, entre Petit Paysan et ce documentaire, j’arrive à saturation. Je dois passer à autre chose. Avec ces deux films, la boucle est bouclée.

RECUEILLI PAR THOMAS DESROCHES ET ALICE KACHANER

de partage avec mes parents (il éclate de rire). Quand je la regarde, nous échangeons des messages avec ma mère pour se dire : « Putain, lui, il est trop con » ou « Celui-là, je l’aime trop, il est émouvant ». Quand l’émission a commencé, il y a douze ans, c’était la première fois qu’on montrait des paysans faire la fête, conduire des tracteurs hypermodernes avec des GPS mais, surtout, des gens passionnés par leur métier. On sortait du cliché qu’on retrouve beaucoup dans les médias. Quels sont ces clichés sur les paysans ? H. C. Beaucoup ont cette image stéréotypée de

Réalisé par Hubert Charuel, le long métrage Petit Paysan a reçu trois César, dont celui du meilleur premier film.

Julien Panié

deux vieux mutiques qui mangent leur soupe dans leur cuisine en formica, de gens qui parlent avec un accent, peu cultivés et qui ne suivent pas l’actualité. Ou celle des paysans en train de manifester devant des McDonald’s. Dans la réalité, tout est plus nuancé. Le monde change et eux aussi. Aujourd’hui, les céréaliers font de la spéculation. Ils moissonnent et stockent leur blé en gardant toujours un œil sur la Bourse.


PRATIQUE

PANIER GARNI

POULE SENTIMENTALE

Rencontrer les agriculteurs du monde ­entier en respectant l’environnement, c’est le défi d’Anthony Marque. Ce Clermontois de 30 ans a enfourché son vélo en décembre 2016. Aujourd’hui en ­Bolivie, il a déjà parcouru plus de 10 000 ­kilomètres à travers l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique du Sud. Son objectif ? Sensibiliser les consommateurs sur les modes de production durables. Destination ­finale : la Terre de Feu, au Chili.

POINTEZ AU POULE EMPLOI

Vous voulez vous lancer dans l’élevage à grande échelle ? Cocorette a pensé à vous ! Avec sa plate-forme Poule-Emploi.com, cette société, basée à Arras (62), vous permet de vous lancer dans l’élevage de gallinacées. En sept étapes, elle vous accompagne dans votre projet, de la réflexion au financement, sans aucune prise de bec.

L’oiseau bleu

Will_Cyclist/Flickr

Théo Lebouvier/EPJT

Les gallinacés envahissent nos villes. De plus en plus à la mode, les poules sont désormais des animaux de compagnie au même titre que les chiens ou les chats. Pourquoi ? La poule domestique amène un petit morceau de campagne dans nos villes et la perspective d’œufs frais chaque matin a de quoi séduire, même les plus réticents… Vous pouvez désormais trouver la poule de vos rêves en ­animalerie. Dans certaines villes, les volatiles sont même distribués gratuitement par les autorités. Ils débarrassent leurs propriétaires de leurs déchets en les mangeant

La (très) grande boucle

La meilleure vidéo ­ agricole sur YouTube

Baptisé Agri Mouv, ce concours est ouvert à tous les collectifs d’agriculteurs accompagnés par les chambres d’agriculture et adhérents à la Fédération nationale des groupes d’études de développement agricole. Le but : partager métier, savoirfaire et ­méthodes de production. Ils doivent réaliser une courte vidéo (environ deux ­minutes) d’ici le 1er juin 2018 avec un Smartphone ou une caméra. Le public votera du 4 au 29 juin. Les gagnants seront connus début juillet.

LE ROMAN DE LA CRISE PAYSANNE Ça commence comme une bluette. Denis, jeune agriculteur, rencontre Mélanie l’infirmière, ils se marient et ont trois enfants. On sourit ­devant ce joli récit. Et puis, ça se corse. Les personnages prennent de l’épaisseur en même temps que le récit. Denis, éleveur et producteur laitier, traverse tous les orages de l’agriculture ­moderne : les cours du lait et de la viande qui s’effondrent, la pression de la coopérative, celle de la banque, du maquignon… Il fait front tant bien que mal, avec toute sa fierté de paysan et l’aide de sa femme. Mais la spirale est infernale et entraînera le lecteur jusqu’au drame final. Fille et sœur d’agriculteurs, correspondante pour des journaux agricoles, Odile Talon connaît bien ce monde et ses difficultés. Son roman, implacable, retrace le quotidien de nombreux paysans aujourd’hui. Les tournesols ne fleuriront pas, Odile Talon. Publié à compte d’auteur. À commander sur www.odiletalon.com Innova

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PRATIQUE

Pimp my tracteur

Sébastien Duboc/Amaltup

Arrivé des États-Unis dans les années soixante-dix, le tractor pulling se développe en Europe. La France a même sa fédération nationale à Azay-sur-Cher (37). Le principe : tracter une lourde charge sur la plus longue distance possible. L’objectif est d’aller loin. Pourtant les machines modernes s’apparentent à de véritables dragsters. Moteurs de tanks, de bateaux ou encore réacteurs d’avions… tous les moyens sont bons pour gagner. Rendez-vous à Tours les 14 et 15 juillet 2018.

Royal Broil/Flickr

CHÈVRES EN BARRES

Capture d’écran/RTS

Cultivez, vous êtes filmés !

La première émission de téléréalité sur l’agriculture vient du Sénégal. La Ferme Factory rassemble 32 jeunes dans une exploitation, qui apprennent les métiers de la terre. Dans ce pays, l’agriculture représente plus de 14 % du PIB. Cette émission imaginée en partenariat avec l’état a pour but de changer le regard des Sénégalais sur l’agriculture. Un bon moyen d’attirer les jeunes dans ce secteur et ainsi de contrer l’émigration clandestine.

Boîte à meuh

Pour écouter flashez ce QRCode.

Kana – Plantation

Mister V – Savez-vous planter les choux ? (coco remix) Les Fatals Picards – Les animaux de la ferme Aggressive Agricultor – Ma charrue n’avance plus Ridan – L’agriculteur The Smiths – Meat is murder Atahualpa Yupanqui – Campesino Paul McCartney – Heart of the country Eugène Mona – Ralé Ralé

PAGES RÉALISÉES PAR HUGO CHECINSKI, LOUIS CLAVEAU, BÉNÉDICTE GALTIER, NOÉMIE LE PAGE DRONVAL, THÉO LEBOUVIER, BASTIEN LION, AXEL NADEAU, ADRIEN PETITEAU, ROMAIN PICHON ET EWEN RENOU

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Des barres de céréales à base de lait de chèvre ? Oui, ça existe. Sébastien Duboc, jeune entrepreneur tourangeau, lance le concept avec sa start-up So Chèvre. Installé dans l’ancienne laiterie de Parçay-sur-Vienne (37), ce passionné du monde agricole espère toucher un large public. Il s’est associé à des commerces de proximité mais compte aussi sur les sportifs et les touristes de passage. Avec ses barres diététiques, Sébastien Duboc promeut les vertus du lait de chèvre, plus facile à digérer et moins allergène.

Un grand merci à nos généreux donateurs Anne Bastière, Angèle Bizeul, Marion Bizeul, Philippe Bizeul, Kevin Brichard, Pascal et Lysiane Brichard, Dominique et Maryse Campitelli, Flore Caron, Maxime et Marc Checinski, Gwénaëlle Chedanne, Laure Colmant, Marie Danais, Romain Delacroix, JeanPierre Delaunay, Karine Delaunay, Pierre-Édouard Deldique, Patricia Desroches, Michèle Dupleix, JeanYves Erard, Hugo Flotat-Talon, Nicolas François, Blandine Galtier, Nicolas Gréno, Maëva Gros, Évelyne et Franck Lebouvier, Béatrice Lion, Philippe Lion, Élodie Mette, Émilie Mette, Annabelle Nadeau, Alain Nadeau, Thierry et Magali Petiteau, Valérie et Philippe Pichon, Léna Plumer-Chabot, Laure Poignant, Quentin Raillard, Myriam Regnier, Denis Renou, François Réthoré, Michel Richard, Jean-Luc Riquelme, Auriane Sainson, Hanen Slimani, Annick Viennet, Gabrielle Viennet et Hélène Viennet.


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