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La précarité des journalistes pigistes au Québec
Que sont devenus nos journalistes?
MARINE CALEB
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En 2015, le certificat en journalisme de l’Université Laval m’a menée à Québec depuis ma France natale. J’ai rejoint La Quête alors que j’avais atterri au Québec depuis quelques mois seulement. J’ai collaboré jusqu’à mon déménagement à Montréal fin décembre 2016 pour suivre une maîtrise en études internationales à l’Université de Montréal. J’ai choisi de ne pas continuer à étudier le journalisme, car je voulais mieux comprendre le monde et donner de la texture à mes futurs articles. Cette maîtrise m’a permis de me spécialiser sur les enjeux de la migration, des minorités et de la diversité à travers différentes disciplines. J’ai aussi eu la chance de réaliser deux stages en rédaction: l’un à Paris, au sein de l’hebdomadaire indépendant Politis; l’autre à Beyrouth (Liban), pour le quotidien L’Orient-Le Jour. Dès les premiers mois de cette maîtrise, j’ai commencé à collaborer avec la revue L’Esprit libre, un média qui s’oppose à l’information-spectacle.
HUMILITÉ
Une fois mon diplôme en poche en 2018, je me suis lancée dans le grand bain de la pige. Depuis le début de mes études universitaires, je crois avoir toujours senti que j’étais faite pour être pigiste. J’aime choisir les sujets que j’écris et comment je l’écris. J’ai à cœur l’humain derrière les événements, tout en apportant rigueur et profondeur à mes articles. J’aime défaire les clichés et décortiquer les clivages. Mon ambition est de dénoncer les injustices et les discriminations afin d’aider à les combattre. Si un article peut aider une personne, mon travail est fait. Mes premières collaborations, je les dois à des conseils de collègues et d’amis rencontrés entre autres lors de réunions de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). J’ai commencé à collaborer avec une publication, puis deux, puis trois. Et aujourd’hui, je n’en cumule pas beaucoup plus, car j’aime avoir des collaborations à long terme. J’ai continué à me spécialiser sur l’immigration, puis les enjeux liés au consentement ou à la violence conjugale se sont ajoutés à mes sujets préférés. S’il m’arrive d’écrire sur d’autres sujets, je me concentre majoritairement sur ces thèmes, car j’estime que c’est la force des journalistes (et notamment indépendants) d’apporter une expertise que les médias n’ont pas forcément. En plus, il y a tellement à dire sur ces sujets; plus on se spécialise, plus on comprend que les sujets sont infinis. Aujourd’hui, je couvre les mêmes sujets, mais au Liban, dans la ville de Tripoli, au nord du pays, car tous les journalistes se trouvent à Beyrouth. J’aimerais montrer le Liban au-delà de la couverture médiatique classique. Parallèlement, j’aurai la chance et le privilège d’être la rédactrice en cheffe pendant trois ans du magazine Le Trente, de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Un nouveau défi rendu possible grâce à la revue L’Esprit libre, qui a obtenu le mandat et pour qui je suis bénévole depuis 2016. Nous voulons que Le Trente soit le magazine des acteurs des médias, une publication inclusive qui reflète la diversité du milieu journalistique, en apportant de la rigueur et de la profondeur aux débats et enjeux actuels.
Marine Caleb
PRÉCARITÉ
Si je travaille depuis plusieurs années, cela fait à peine un an que je suis pigiste à temps plein. Avant, j’avais besoin d’un emploi pour avoir une stabilité financière; le statut de pigiste étant très précaire. Les débuts étaient très stressants et je devais tenir un budget strict pour tenir chaque mois. Seulement, et ce sera le sujet de l’article qui suit, si le journalisme est ma passion et que cette profession m’apporte bonheur et épanouissement, il est fréquent que je me sente exploitée, peu reconnue et ainsi, très frustrée. Les conditions de travail des pigistes sont très précaires, en plus d’une rémunération faible, je ne suis pas soutenue si je tombe malade ou si je décide de prendre un peu de vacances. La frustration vient surtout de la différence honteuse de salaire entre les freelances travaillant plus sur la forme et les journalistes, photographes ou vidéastes pigistes.
Au Québec, les journalistes pigistes vivent dans une précarité pouvant être multiple. Au-delà de la rémunération, elle touche aussi les conditions de travail et reflète la vision de l’information et de l’écriture.
Aujourd’hui, un journaliste pigiste est payé 70$ pour 250 mots, en moyenne. «On devrait être à 200$ en 2022», affirme pourtant Patrick White, professeur à l’École des médias de l’UQAM. «Ce sont essentiellement les mêmes tarifs depuis les années 1980, si on enlève quelques magazines spécialisés», poursuit M. White. Chaque situation est unique et si certains expliquent vivre confortablement, il n’en demeure pas moins que les conditions de travail sont problématiques. «Certains de mes clients n’augmentent pas leurs tarifs pour coller à l’inflation. Un n’a pas augmenté depuis 2008. Mais il y a des exceptions», partage Ruby Irene Pratka, journaliste pigiste qui travaille à Montréal. Il y a aussi ceux qui, pour recevoir leur salaire, doivent se battre des semaines voire des mois. «J’ai déjà couru après un chèque pendant 7 à 8 mois», témoigne Ruby. Et ce ne sont pas toujours des milliers de dollars, mais souvent quelques centaines de dollars seulement.
FILET DE SÉCURITÉ
Au-delà du salaire, Ruby dénonce surtout la précarité des pigistes et l’absence de protection en cas de problèmes de santé. «Si on est blessé ou que l’on tombe malade, on n’a pas d’assurance ou de filet de sécurité», regrette-t-iel. Ruby explique que la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) ne propose pas d’assurance collective à ses membres. «Elle n’est pas positionnée pour nous aider, car la majorité des membres sont salariés et sont déjà couverts», poursuit-iel. Et cela peut être plus difficile encore pour un photographe ou un vidéaste: «Si je me casse une jambe, je peux écrire dès demain depuis chez moi, mais un photographe a besoin de se déplacer!», rapporte Ruby.
AMÉLIORER LES CONDITIONS
C’est justement sur ce manque d’assurance que travaille actuellement l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Depuis sa création en 1988, l’AJIQ a pour mandat d’améliorer les conditions de travail des pigistes. Mais l’association possède peu de financement et de soutien pour agir. «Nous ne sommes pas un syndicat, donc nous n’avons pas de poids juridique fort», explique Gabrielle Brassard-Lecours, journaliste et présidente de l’association. Elle regrette que les journalistes pigistes n’aient pas réussi à faire partie des lois sur le statut des artistes, dont la révision a été adoptée en juin 2022. «On n’est pas des artistes, mais on a le même genre de conditions de travail. On aurait aimé qu’il y ait un alinéa qui nous mentionne pour négocier des assurances, des tarifs de base, etc.», poursuit Gabrielle Brassard-Lecours. Malgré ces barrières, l’AJIQ a réussi à négocier des contrats entre l’association et quelques médias et propose aussi une liste recensant les tarifs des médias québécois. «Mais ce n’est pas tout le monde qui est à l’aise de négocier», fait-elle remarquer.
«On a l’impression que tout le monde peut écrire ou prendre des photos. Il y a la perception que c’est facile» ~Ruby Irene Pratka MARINE CALEB
VALORISER L’INFORMATION
Pour Patrick White, ces conditions de travail sont liées à une crise des médias qui a débuté dans les années 2000 et «qui est loin d’être terminée». «C’est un manque de bonne volonté de certains médias. Les pigistes sont souvent vus comme des ressources à rabais», rapportet-il. Produisant du contenu très spécialisé, ils permettraient ainsi d’éviter trop d’embauches. D’autres facteurs sont aussi en jeu, comme le modèle d’affaires des médias, qui dépend des programmes d’aides aux médias des gouvernements provincial et fédéral. «La publicité liée à la COVID-19, qui représentait 200 millions de dollars, sera terminée», explique-t-il. Pour lui, les médias n’auront d’autres choix que de se réinventer. De son côté, Ruby trouve que ces métiers sont peu valorisés. «On a l’impression que tout le monde peut écrire ou prendre des photos. Il y a la perception que c’est facile», dit-iel. De même pour l’information, qui est accessible partout et en tout temps gratuitement. En 2022, seulement 15% des Canadiens ont payé pour de l’information, selon un sondage du Centre d’études sur les médias. «Ça va prendre des actions des associations pour valoriser le travail des pigistes», estime Patrick White. Un gros travail à faire pour repenser l’information, les médias et le journalisme.