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Manifeste d’un intervenant frustré

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Des signes

Des signes

S OCIOLOGUE EN RÉSIDENCE

Le 24 janvier 2019, la page Facebook du magazine de rue La Quête publie la photo d’une contravention. Celle-ci a été donnée généreusement par la police de la Ville de Québec. Description de l’infraction: «avoir flâné, vagabondé ou dormi dans une rue ou dans un endroit public sans motif raisonnable». Coût de la contravention: 223$, soit trois nuits dans un motel.

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La semaine précédant cette publication, les journaux québécois racontent la «bombe météo» avec laquelle les Québécois-e-s doivent composer. Les grands titres des journaux relatent la «paralysie du Québec»: fermeture des routes, des écoles, «orage» en plein hiver, froid intense… Le 18 janvier 2019, dans Le Journal de Québec, Elisa Cloutier signait un article intitulé «Les refuges pour itinérants débordent à Québec».

L’ENGAGEMENT ET LE TRAVAIL SOCIAL

Le travail social engage les intervenants et les intervenantes face à la population qu’iels accompagnent. Ces populations sont regroupées selon des caractéristiques particulières, souvent décidées par la mission de l’organisme: jeunes, personnes âgées, adolescents et adolescentes, personnes psychiatrisées, personnes en situation d’itinérance, personnes judiciarisées, etc. Ces caractéristiques désignent le «problème» que la personne vit et l’angle selon lequel les interventions seront conduites. Cette problématisation des vies individuelles, des manières d’être, de se comporter dans l’espace public, dans les relations interpersonnelles, de réfléchir le monde, s’ancre dans une conception normalisante de l’individu moderne. Cet individu est perçu par l’État comme étant autonome, responsable de son devenir, de ses faits et de ses gestes.

L’ENGAGEMENT ÉMOTIONNEL

Le matin de la découverte de la contravention, l’équipe de l’Archipel d’Entraide était scandalisée. Nous étions déjà au courant des phénomènes de judiciarisation et de profilage social vécu par les personnes marginalisées. Il n’en demeure pas moins que c’est toujours confrontant de voir le traitement que d’autres groupes sociaux réservent aux personnes que nous accompagnons. Comment se fait-il qu’un individu pénalise un autre individu des dysfonctionnements d’un système social? La relation d’accompagnement ancre ses acteurs et ses actrices à l’intérieur d’une éthique du care, c’est-à-dire une éthique relationnelle qui se construit au sein même des relations. Son opposé, la morale universaliste, incarnée par le droit et le travail policier, me semble mal s’imbriquer avec le travail des intervenants sociaux et des intervenantes sociales. La Loi propose de s’adresser à tous les citoyens et toutes les citoyennes. Or, iels ne sont pas pourvu-e-s des mêmes ressources économiques, matérielles, sociales, culturelles ou cognitives. Pourquoi est-ce que la Ville de Québec continue à donner des contraventions à des individus qui n’ont pas de logement? Pourquoi pénaliser les difficultés d’un individu à se loger et à se sentir confortable en logement? Est-ce réellement la meilleure manière de faire?

SE RÉVOLTER

Depuis le début de mon parcours d’intervenant social, il y a six ans, j’en suis venu à développer un sentiment de révolte envers le système d’oppression qui régit les vies des personnes désaffiliées. Si ce n’est pas la police qui exclut ces personnes de l’espace public, ce sont les commerçants et les commerçantes qui se plaignent, ce sont les résidents et les résidentes qui font des pétitions contre les utilisateurs et utilisatrices des organismes communautaires, ce sont les politiciens et les politiciennes qui détournent leur regard du monde social pour s’occuper du monde économique. Le système d’oppression, nous l’incarnons tous et toutes, à des échelles différentes. Il prend la forme de préjugés: «il n’a qu’à arrêter de consommer, ça ira mieux dans sa vie» ou de stéréotypes: «du monde de même, ça ne veut pas s’aider». C’est le fait de traiter différemment une personne en fonction de certaines de ces caractéristiques sociales, telles que son habillement, son hygiène personnelle, son statut socioéconomique, ses origines ethniques, ses capacités physiques et intellectuelles, etc. Le sentiment de révolte témoigne d’un engagement émotionnel vécu par les intervenantes sociales et les intervenants sociaux face aux personnes qu’iels accompagnent. Au sein de cet espace relationnel, de nombreuses émotions sont véhiculées, allant de l’impuissance, à la tristesse, en passant par le dégoût ou la colère. Dégoûté de la manière dont la société traite ces citoyens victimes. En colère face aux manques de ressources et aux injustices structurant le travail d’accompagnement et les vies appauvries. Les intervenantes sociales et les intervenants sociaux sont souvent les derniers remparts avant la désaffiliation complète d’un citoyen ou d’une citoyenne. Néanmoins, je crois qu’un engagement citoyen face à ces réalités permettrait l’atteinte d’une société plus juste et l’abolition des systèmes d’oppression.

NICOLAS FOURNIER-BOISVERT

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