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Honte au logis du Kétaine
HRONIQUE
«Tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme. On peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur.» - Nietzsche
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Dans son témoignage sur Auschwitz, Primo Levi affirme que ce qui dominait au retour des camps était «la honte d’être un homme». Honte que des hommes aient pu descendre aussi bas, de n’avoir pu l’empêcher, d’avoir pactisé avec l’ennemi, assez pour survivre, alors que les camarades y sont restés… Une génération plus tard, dans une France en paix, le philosophe Gilles Deleuze reprend ce sentiment de honte en le présentant comme «l’un des plus puissants motifs de la philosophie». En deçà des situations extrêmes vécues par les déportés, chacun de nous a pu éprouver une petite honte d’être un homme, devant un mot vulgaire, un fonctionnaire borné, l’exploitation, la bêtise… Agressé par toutes ces affiches que je n’ai pas demandé à voir, devant ces pubs que m’impose l’écran, un dégoût me saisit, une honte spéciale — c’est la manière dont on nous parle… comme à des débiles mentaux, par l’intermédiaire de personnages d’animation infantilisants, toutous qui parlent, ou petites poupées gossantes qui ont toujours un cossin à vendre. Il ne faut surtout pas que ça pense, ça pourrait troubler les marchés… C’est viscéral: chaque publicité me semble enlever un peu plus de dignité à l’homme. Ce n’est pas tant l’arrogance mercantile des publicitaires qui me répugne, mais leur style maximalement kétaine. C’est une objection esthétique que j’élève contre l’époque. Notre morale est kitch, notre style, kétaine. Zoomons sur ce beau mot québécois de «kétaine» avec notre dictionnaire. «Ce qui manque de raffinement. Le mauvais goût». Un zoom sur «raffinement» donne «recherche d’une délicatesse, d’une élégance extrême, dans le goût, les comportements sociaux. Subtilité de la pensée». Le goût, selon le comte de Lautréamont, est «la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C’est le nec plus ultra de l’Intelligence». Si les musiques commerciales sont un sommet du kétaine, si elles ont un succès planétaire, c’est que l’ultra-intelligence s’avère superflue pour les entendre. Leur matière simple et répétitive pouvant être digérée et reproduite par des esprits simples. On y chercherait en vain un quelconque raffinement. J’aime appréhender le kétaine comme un concept qui engloberait tout ce qui fout la honte dans les expressions humaines: laideur, barbarie, puritanisme, médiocrité… En art, c’est l’œuvre sans la nécessité, le prémâché, le simili subversif, le divertissement… À la base de l’art, on retrouve la honte deleuzienne: «L’art consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée». D’où mon malaise devant ceux qui épuisent leur vitalité en l’incarcérant dans la pub. «On doit bien gagner sa vie», se disculperont ceux qui travaillent pour elle. «Il y en a des bonnes», justifieront les consommateurs. C’est encore pire: mettre son talent au service de cette entreprise de décervelage est une école du vice, un stage chez les hypocrites, une faute de goût, un gaspillage d’énergie spirituelle. «Personnellement, j’ai une passion pour les paysages, et je n’en ai jamais vu un seul amélioré par un panneau d’affichage. C’est lorsqu’il érige une affiche devant d’agréables perspectives que l’homme est à son plus vil». Une fois retraité, ce monsieur entend former un groupe secret de motards décrocheurs d’affiches. Cet exaltant projet ne provient pas d’un punk anti-capitaliste, mais du fondateur de l’agence de publicité Ogilvy & Mather, qui a pour clients de modestes entreprises locales comme Coca-Cola ou IBM… Nous ne cessons de passer avec notre époque des «compromis honteux», insiste Deleuze, comme le montre parfaitement l’aveu précédent. À coups de petites compromissions, nous sommes tous plus ou moins responsables de l’accroissement de la laideur ambiante. «La beauté est une promesse de bonheur» (Stendhal). «Ce qui est beau est moral» (Flaubert). La laideur serait donc immorale et promettrait une existence malheureuse… Évidemment, ma petite honte d’esthète en temps de paix et celle d’un juif rescapé d’une Guerre mondiale ne se situent pas sur le même plan: «être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un “ progrès ”» (F. Châtelet). Mais comment éviter la honte alors que les publicitaires ciblent éhontément les enfants, nous découpent en tranches d’âges tel du bétail sociologique, et que la perversité a conduit au neuromarketing et à l’obsolescence programmée? Pour Passolini, qui a grandi sous Mussolini, le fascisme n’a même pas «été capable d’égratigner l’âme du peuple italien», tandis que le «nouveau fascisme» de la société de consommation l’a «lacérée, violée, souillée à jamais».
Enquête de sens