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À la mémoire de Sylvie L

À la mémoire de Sylvie L. (Mars 1962 ? — Juin 2017)

— Salut Sylvie L ! J’ai encore ton chandail brun en laine. Et je pense bien le garder.

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« L’attention, en tant qu’intérêt esthétique, est discrimination. Soudain, une chose dans le monde fixe notre intérêt, alors que quelques secondes auparavant, elle ne méritait aucune attention. »

— Jérôme Stonlitz

Hier soir, en arrivant chez ma mère, je n’avais aucune idée de la nature du coup de fil que mon ami M avait passé chez elle, lequel stipulait comme message de le rappeler dès mon retour.

- « Tiens-toi bien, j’ai un décès à t’annoncer. »

Étant au fait qu’il n’existe pas encore de moyen miracle de frapper ou d’être frappé par la grande faucheuse sans heurter ceux qui restent, j’ai passé par le processus hormonal habituel d’élévation du stress. La voix de mon ami est tombée, comme un couperet, au moment précis où j’anticipais malheureusement la réponse.

- « Sylvie L. est morte. Elle a été retrouvée inanimée sur son divan. »

J’errai, quelques secondes, entre la non-surprise, l’hébétude et la désolation d’une fin si subite. Bien entendu, les questions d’usage s’enchaînaient à une cadence effrénée. Depuis combien de jours ? Qui a découvert son corps ? Comment ont-ils eu accès à son appartement ? Quand l’a-t-on vu pour la dernière fois, etc. ? Je n’entrerai pas ici dans ces détails. L’enquête du coroner, pour peu qu’enquête ait lieu, se chargera de ces questions qui me préoccupe moins,

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© Photo de Courtoisie Marie-Eve Paquet

beaucoup moins en fait que les faits de vie entourant la disparition elle-même.

Sylvie L. avait, pour ainsi dire, une vie semblable à celles de bien de ses congénères qui occupent un logement à loyer modique. Ces logements dits de « dernier recours » deviennent la réalité quotidienne (et souvent ultime) de ceux et celles sur qui la vie aura eu trop d’emprise négative. Des vies pour la plupart brisées par la violence qui s’est inscrite depuis l’enfance comme seule garante de l’éducation. Des vies où se sont succédé, pour échapper à la noirceur, des lumières artificielles que l’on écrase et que l’on ingère par la suite. Des vies où s’inscrivent à demeure les maladies physiques et mentales, manifestées de manière précoce ou particulièrement virulente. Des vies pour lesquelles le vivant, dans son ensemble, devient insupportable. Des vies de reclus à côté desquelles, les vies monastiques sont riches en rebondissements. Des vies de réclusion non consenties, forcées celles-là par le manque de moyens financiers pour renverser la tendance, et une tendance qui s’inscrit, au fur et à mesure que se succèdent les jours, comme irréversibles… par manque de moyens financiers. Des vies banales placées sous le joug du totalitaire, où

les relations avec famille et amis sont maintenues en vie artificiellement par le refus au droit à dignité, que j’appelle ici en toute conscience la complaisance. Des vies marginalisées, bafouées et humiliées depuis trop de lunes sur la place publique, par une société essentiellement travailliste. Des vies qu’une horde de journalistes compétents, radiophoniques ou autres usent à la corde sous les mêmes sélènes pour pouvoir gagner la leur. Et eux, par la grande porte. Sans gêne ni complexes. Sylvie L. avait une dépendance connue aux médicaments. Ceux et celles qui l’ont côtoyée sur une base régulière auront pu témoigner de ses débâcles et de ses nuits d’excès au cours desquelles, Codéïne, Dilaudid et Cortisone auront signé le pacte fatal, le début de la fin. Sylvie L avait quatre amis connus, amis, dans pareil contexte, devant être compris comme personnes simplement un peu plus près d’elle. Certains problèmes, parce que socialement établis et solidifiés, finissent par se reconnaître et développer une attirance réciproque. L’amitié vraie, celle qui permet et pardonne le bien et le mal, qui est pérenne et laquelle n’aboutira pas à un moment ou un autre dans la dépréciation mutuelle d’une aussi grande pauvreté, ne peut se développer normalement dans un tel carcan. Elle est interdite.

Sylvie avait aussi son chat, présent comme des centaines d’autres félins dans ces immeubles pour pallier un manque, pour combler un vide. Elle s’en occupait du mieux qu’elle pouvait, même si elle avait songé plusieurs fois à s’en départir. Elle peinait à s’occuper d’elle-même sans béquille, et elle en était pleinement consciente. Son animal aussi. Les animaux, les chats en particulier, sont des êtres extrêmement intuitifs. Les policiers, lors de la « perquisition » des lieux, n’ont pas retrouvé l’animal… J’ai moi aussi côtoyé Sylvie, il y a deux ans. J’allais faire un peu de rangement chez elle, dans un deux et demie que le locateur loue à prix de trois pièces, rempli de biens meubles et vestimentaires dont elle avait peine à se départir. Cette brocante donnait du sens à une existence que l’on ne permettrait même pas à son pire ennemi. Je me suis brouillée avec Sylvie en raison de remarques désobligeantes qu’elle remâchait à propos de mon poids. J’ai appris, un peu plus tard, qu’elle avait dû renoncer à son rêve de mannequinat et de design de mode. Elle avait aussi une aversion certaine contre les femmes. Elle a emporté avec elle les raisons de tout cela. La dernière fois que je l’ai vue remonte à la fin de l’hiver sur la rue Lockwell où elle m’avait souhaité la meilleure des chances pour l’obtention de mon nouveau HLM. Aucune allusion désagréable à mon physique ou à quoi que ce soit d’autre. Puis j’ai continué mon chemin en me disant que je ne voudrais plus avoir cette charge de négativité dans ma vie.

Aujourd’hui, je vis avec un confiteor auquel même les cerveaux supérieurs ne peuvent échapper ; le lapidaire « j’aurais peut-être dû ». De la rue Hutchison à Montréal à la rue Lockwell à Québec, jamais je ne pourrai quitter ce monde avec une conscience tout à fait propre. Certaines taches dans le livre du grand tout sont indélébiles. J’ai écrit ce texte non pas pour exorciser mes démons, mais simplement pour que ceux et celles qui partagent la réalité de Sylvie, qui l’ont précédée et qui emboîteront le pas ne sombrent pas dans l’oubli, les statistiques la réalité virtuelle et le désintéressement généralisé.

Je laisserai le soin à tout le monde de déterminer la cause du décès et à savoir si le suicide (dans la mesure où elle s’est suicidée) constitue un acte de noblesse ou de lâcheté. Pour ma part, je ne reconnais Sylvie ni dans l’un ni dans l’autre. Je me souviens d’elle et de sa vie, comme bien d’autres, qui ne devrait jamais être. Non pas en tant que personnes, mais en tant que personnes assujetties à une réalité donnée. Nous sommes tous, tous les jours au bord d’un précipice. La marge d’équilibre et de manœuvre est encore plus réduite pour des personnes comme elle.