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Je suis un dépendant indécrottable

C ourtoi sie: Claude Cossette

Bonjour. Je m’appelle Pierre (*). On m’a demandé de parler de ma dépendance. Je le sais, vous pensez que je suis un gars complètement stone, que je suis paqueté aux drogues dures. Non, moi c’est pas ça, mais j’suis aussi dépendant que les autres accros que vous connaissez mieux, les ivrognes et les junkies. Moi, je suis dépendant à la bouffe.

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Cela vous fait peut-être rire. Vous pensez que je fais une farce parce que la bouffe, c’est pas une drogue. Moi je ris pas. Toute ma vie, j’ai lutté contre ma gloutonnerie et je reste pogné avec mon problème: je pèse 100 livres de trop. Je suis un gros-gras.

Maintenant, j’ai pu 20 ans et je suis pris avec les problèmes que l’obésité produit… dans ma tête, dans mon foie et dans ma carcasse: j’suis pu capable de marcher. Pour quelques centaines de mètres, je dois prendre mon auto. Pour une sortie, mon fauteuil roulant que ma conjointe pousse.

Les autres dépendances, on peut s’en sortir si on y met les efforts, si on est vraiment décidé. J’ai fumé pendant des années et le jour que le docteur m’a dit que j’aurais des problèmes, j’ai arrêté d’un coup. Et j’ai jamais recommencé. Même chose avec la bière.

Mais bouffer, on peut pas arrêter. On doit manger tous les jours. Et moi, devant la bouffe, j’peux pas résister. Quand j’ai fini de manger, j’ai encore envie de manger. Et je peux passer comme ça, du sucré au salé et du salé au sucré. Ça en est gênant pour mes proches, pour ma blonde, pour mes enfants. J’ai l’air d’un cochon. Si je mange avec des amis et qu’on reste à table pour jaser, j’peux pu m’arrêter tant qu’il reste de la bouffe, du dessert, du pain, des restes. Je sais que j’ai l’air d’un sauvage, que j’énerve mes amis. Et le soir, ou quand je m’ennuie, je pigrasse continuellement. J’ai essayé tous les régimes que vous connaissez. Je perdais une dizaine de kilos pour les reprendre aussitôt, car je recommençais à m’empiffrer. J’ai fréquenté les Outremangeurs anonymes et ça m’a fait du bien. Surtout que c’est le seul endroit où j’ai trouvé des gens qui m’ont compris. Les gens de mon entourage, eux, ne comprennent pas. Pour eux, c’est facile de s’arrêter quand on veut. «Voyons, Pierre, dis-moi pas que tu peux pas t’arrêter!»

Eh ben non. C’est difficile à comprendre pour les gens normaux, mais c’est comme ça. Chaque soir, comme les ivrognes, je me dis que demain je serai raisonnable. Et la journée du lendemain se passe comme les précédentes: à manger trop.

En réalité, c’est à chaque bouchée que je décide d’arrêter. Et je m’arrête. Un instant. Puis je m’enfile une autre dernière lichette. Pis, au moment de me coucher, je réalise que j’ai dérapé encore, que je suis un outremangeur indécrottable.

La Nature nous a fabriqués comme ça: un corps avec des senseurs de plaisir que le gras, le sucre, le sel déclenchent. C’est fait ainsi pour que le corps vive, reste fort, en santé. C’est ben correct. Mais y arrive que les senseurs se détraquent comme dans mon cas.

J’haïs mon vice. J’en suis venu à m’haïr moi-même. Je me console parfois en récitant ce bout de la prière de la sérénité : «Mon dieu donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer». Cela me console. Temporairement. Et je recommence ensuite à détester mon comportement enfantin, ma lâcheté. À m’haïr.

Mais je lâche pas. Je continue d’essayer d’être raisonnable devant la bouffe. Je ne va pas arrêter d’essayer. Je vaincrai ma dépendance avant de mourir, je vous le

jure! Merci!

CLAUDE COSSETTE

(*) Pierre est un prénom fictif utilisé ici pour protéger l’identité du narrateur. Le lecteur pourrait remplacer ce prénom par un autre qu’il connaît, disons… Claude, Sarah… ou par son propre prénom.

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