Infrarouge 223

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JOURNAL DES JEUNES SOCIALISTES

D é c e m b re 2 0 2 1

INFRAROUGE

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INFRAROUGE – Éditorial

ÉDITORIAL

L E T R AVA I L , A U C E N T R E D E L’ I N F R A R O U G E E T D E N O S L U T T E S Le travail pourrait être compris comme une activité, avant tout, de production de biens ou de services, orientée vers l’échange. On produit des biens ou des services pour les échanger contre d’autres biens ou services, dans nos sociétés occidentales par l’intermédiaire de l’argent, qu’on obtient souvent sous forme de salaire. En tant qu’individu·e·s faisant partie d’une société démocratique, il serait raisonnable de penser que le travail soit organisé selon des besoins réels, dans le respect de l’environnement et qu’il soit régulé par des lois bienveillantes qui protègent les travailleuse*eurs ; bref, qu’il respecte des principes élémentaires de justice et d’éthique.

UN ÉNORME MERCI POUR VOTRE ENGAGEMENT À TOUTES ET TOUS POUR L A C A M PA G N E D E L’ I N I T I AT I V E 9 9 % !

Pourtant, aujourd’hui, le travail est contrôlé non pas par la force de travail pour la force de travail et des objectifs communs, mais plutôt par les forces capitalistes. Même si le travail est encadré par l’Etat via le droit, la contrainte sur les capitalistes est à nuancer, ces dernière*ers possédant un pouvoir disproportionné sur la création des lois. Le travail excessif épuise les travailleuses*eur ; l’AI précarise des personnes malades, selon un horizon productiviste intenable ; les GAFA contournent un droit du travail famélique, exploitant un salariat présenté comme « indépendant » ; les travailleuse*eurs du sexe sont précarisé·e·s, pas entendu·e·s dans l’élaboration de politiques publiques qui les concernent ; le travail bénévole et le travail du care sont invisibilisés et surexploités alors qu’ils nous sont essentiels. Dans ce numéro, nous avons voulu montrer ce que le travail est sous le capitalisme, et dessiner en creux, par nos critiques, ce qu’il pourrait être au-delà du paradigme actuel. Plus de justice, un meilleur arsenal légal pour parer au capitalisme de plateforme, une meilleure prise en considération des travailleuse*eurs et de l’environnement dans l’élaboration de nos politiques publiques : nous dessinons un horizon émancipateur pour toutes et tous au-delà de la domination des élites bourgeoises.

Bonne lecture ! Le comité rédactionnel de l’Infrarouge

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TU AS UNE IDÉE POUR U N A RT I C L E ? E N V I E D E PA RT I C I P E R AU PROCHAIN NUMÉRO ? FA I S - N O U S S I G N E À INFRAROUGE@JUSO.CH !


JS SUISSE

SOMMAIRE Dossier 99%

Sur le fil

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Tr a v a i l d i t a t y p i q u e : enjeux et perspectives d’avenir pour la gauche

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Tr a v a i l t e m p o r a i r e

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Assurance invalidité : comment sont protégés juridiquement les gens qui ne peuvent pas travailler ?

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Les droits des travailleuse*eurs à l’épreuve du capitalisme de plateforme

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La prostitution en Suisse et le manque de cadre juridique

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Tr a v a i l a s s o c i a t i f : e n t r e b é n é v o l a t e t s a l a r i a t , une frontière toxique ?

Po u r c e n t a g e c u l t u r e l 1 0

U n e m o d é r a t i o n é l i t i s t e d e Fa c e b o o k

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Qui doit payer pour la politique culturelle ?

Pe r s p e c t i v e s

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Migrations, cristallisation de relations tendues et inégalitaires entre l’Europe et l’Afrique

Monde

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Fr a n c e - u n e é l e c t i o n i n d é c i s e

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Les conséquences de la chute de Kaboul

Po u r c e n t a g e c u l t u r e l 1 4

Géants du streaming : jeux de pouvoir et d’influence

Mouvements

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Mouvements anti-certificat Covid : critiques et perspectives multiples

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Les luttes anti-impérialistes sont aussi u n e q u e s t i o n d e j u s t i c e cl i m a t i q u e

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I N F R A R O U G E – D o s s i e r « Tr a v a i l »

TRAVAIL DIT ATYPIQUE :

ENJEUX ET PERSPECTIVES POUR LA GAUCHE O n s e re p r é s e n t e s o u v e n t l e t r a v a i l c o m m e u n e m p l o i f i x e a v e c u n C D I , d e 8 h à 1 8 h d u l u n d i a u v e n d re d i , d a n s l e b o x d ’ u n o p e n s p a c e o u d a n s u n e u s i n e . O r, t o u · t e · s les travailleuse*eurs ne sont pas logé·e·s à la même e n s e i g n e , e n p a r t i c u l i e r e n c e q u i c o n c e r n e l a p ro t e c t i o n s o c i a l e d u t r a v a i l . C o m m e n t l i re c e t t e p ro b l é m a tique et quelles perspectives de lutte existent ? Travailler à la marge du salariat…

Dans la plupart des cas en Occident, les travailleuse*eurs vendent leur force de travail et, en échange, reçoivent un salaire et une protection sociale. À la fois, leurs contrats leur permettent d’imaginer être encore employé·e·s le mois prochain, tout en étant assuré·e·s d’avoir des indemnités lors d’une perte d’emploi ou maladie. C’est ce que Robert Castel, sociologue, a appelé le salariat. Au fil des dernières années, ce modèle du salariat s’est effrité, emmenant avec lui les garanties qu’il proposait. Le travail et son revenu n’assurent plus la survie de l’individu·e. On parle ainsi de multiples temps partiels cumulés, de travail sur des plateformes, de contrats temporaires (par exemple dans bâtiment), de l’individualisation des carrières, de la promotion des pseudo-indépendants·e· comme les jardinière·ers, les personnes qui s’occupent de gardes d’enfants, de ménages, etc.

… donc échapper à la protection sociale

Alors que la droite économique doit se réjouir de cette flexibilisation donnant une apparente liberté aux personnes qui travaillent, le filet social est inadapté à ces emplois. À travers les cotisations, chaque

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personne qui a un contrat doit être assurée contre le chômage, les accidents et avoir une retraite. Elle peut s’assurer, au bon vouloir du·de la patron·ne, un revenu en cas d’un arrêt maladie, les cotisations assurance perte de gain (APG) n’étant pas obligatoires en Suisse. En dehors de ce cadre, rien n’est moins sûr : les cotisations sociales sont entrecoupées, voire inaccessibles, celles-ci étant conditionnées à des minimas d’heures travaillées, sans oublier bien sûr les employeuse*eurs qui bafouent parfois les droits en prestation de leurs employeuse*eur. Ainsi, on peut travailler et ne pas être assuré·e contre les accidents de travail, voire ne pas cotiser et ne pas profiter des protections durement acquises par la gauche et les syndicats.

Repenser le filet social

Nous avons bien vu pendant la première vague de Covid-19 qu’en cas de risques majeurs, ce système est incomplet. Le Conseil d’État genevois avait proposé une loi additionnée aux APG fédérales, pour ces cas particuliers, qui a été soumise à référendum en mars. Au Grand conseil vaudois, les socialistes ont proposé


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D O S S I E R « T R AVA I L »

LE TRAVAIL TEMPORAIRE l’assurance générale de revenu (AGR) : chaque revenu est garanti pour toute perte d’emploi, assuré à la fois par les employé·e·s, les employeuse*eurs et la collectivité. Un statut similaire à l’AGR est celui du statut professionnel proposé par le juriste français Alain Supiot dans les années 2000, lié non plus au(x) poste(s) occupé(s) mais à la personne qui travaille, sur le postulat que tout travail mérite protection. Ces solutions pourraient nous éclairer sur le futur d’une protection sociale déliée d’un contrat particulier. Finalement et plus que tout, la gauche doit non seulement investir les voies des politiques sociales, mais également celles des droits des travailleuse*eurs, notamment lorsqu’elles et ils ne peuvent faire aujourd’hui collectif, esseulé·e·s face à leur employeuse·eur. C’est d’autant plus important que la crise climatique pourrait devenir un risque qui empêche le travail de se faire, au même titre que les épidémies, comme l’indiquait déjà Ulrich Beck en 1986.

… et repenser le travail dans la société

Face à cette crise et l’augmentation des inégalités, il est nécessaire aujourd’hui de reconstruire dans cette direction le système autour du travail, soit comment nous produisons et qui le produit : démocratiser (permettre la décision collective des conditions de travail), démarchandiser (délier le revenu et les lois darwiniennes du marché), dépolluer (rendre le travail pérenne vis-à-vis des ressources planétaires limitées). Enfin, repenser la place du travail dans nos vies, son temps et sa signification sont à explorer pour cet élément central dans nos économies et dans nos luttes. Pour aller plus loin : Robert Castel, L’insécurité sociale, 2006, Seuil Isabelle Ferraras, Julie Battilana et Dominique Méda, Le Manifeste Travail : démocratiser, dépolluer, 2021, Seuil

Autrice : Margarida Janeiro

Le phénomène du travail temporaire n’est pas nouveau dans l’économie. On réussit à remonter sa trace dès le début du XXe siècle, voire avant selon la définition utilisée. Actuellement, en Suisse, 360’000 personnes sont considérées, selon Unia, comme des travailleuse*eurs temporaires. Par travail temporaire, il faut comprendre que l’employé·e ne se trouve pas uniquement dans une relation bilatérale entre elle/lui et son employeuse*eur, mais que ce type de location de services à durée déterminée se caractérise par une relation triangulaire entre la personne bailleuse de services, l’entreprise locataire et la/le travailleuse*eur temporaire. Actuellement, la plupart des travailleuse*eurs temporaires interviennent dans les secteurs de l’industrie et de la construction. Elles et ils sont au profit d’une convention collective de travail (CCT) depuis 2012. De plus, dès le 1er janvier 2021 et jusqu’à la fin 2023, ces dernières*ers sont protégé·e·s par une nouvelle CCT qui leur assure notamment un salaire minimum et une assurance de formation continue. On peut dès lors se demander s’il existe réellement un problème vis-à-vis de cela, et il en existe en réalité deux. Premièrement, la relation triangulaire dans laquelle la/le travailleuse*eur se trouve s’avère être parfois complexe et certaines entreprises n’hésitent pas à jouer sur cette ambiguïté afin de ne pas avoir à répondre à des demandes de personne travaillant temporairement. Par exemple, l’entreprise de travail temporaire peut la renvoyer vers l’entreprise locataire de service concernant le remboursement de certains frais, ce que l’entreprise locataire de service fera également en sens inverse. Une seconde problématique est la précarité de ces travailleuse*eurs. En effet, n’étant pas des employé·e·s des entreprises locataires de service, il est aisé de ne pas renouveler le contrat auprès de l’entreprise d’intérim et ainsi de se séparer d’elles et eux sans les renvoyer, en contournant ainsi les droits des travailleuse*eurs prévus dans le droit du travail. Auteur : Darius Boozarjomehri

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I N F R A R O U G E – D o s s i e r « Tr a v a i l »

ASSURANCE INVALIDITÉ : COMMENT SONT PROTÉGÉES LES PERSONNES QUI NE PEUVENT PAS TRAVAILLER ? S a v i e z - v o u s q u ’ e n S u i s s e , e n v i ro n 6 0 à 7 0 % d e l a p o p u l a t i o n n e p o u r r a i t p a s p r é t e n d re à u n e re n t e i n v a l i d i t é ? C e c h i ff re a h u r i s s a n t e s t p a r u c e t t e a n n é e d a n s u n e é t u d e qui dénonce une réalité méconnue en Suisse : l ’ i n a c c e s s i b i l i t é d e s re n t e s . E x p l i c a t i o n s . Si vous essayez d’obtenir une rente en Suisse de la part de l’assurance-invalidité (AI), voici donc comment cela se passe. Première étape : en cas d’incapacité de travail, due à un accident par exemple, l’AI commence par proposer à l’assuré·e des mesures de réinsertion. Si elle constate que celles-ci n’atteignent pas leur objectif, un·e médecin de l’AI vient évaluer l’atteinte à la santé, physique ou psychique, de l’assuré·e et détermine ainsi la capacité de travail de la personne. Et c’est à partir de là que des problèmes peuvent apparaître, car la manière de calculer la capacité de travail soulève des interrogations. Voici le calcul : en divisant la perte de gain – à savoir le revenu dont l’assuré·e est privé en raison de son atteinte à la santé – par le revenu maximal qu’elle ou il aurait pu obtenir dans sa profession, et en multipliant le tout par 100, l’AI estime avoir calculé le taux d’invalidité, soit la valeur en pourcentage qui, selon elle, détermine si l’assuré·e est en droit d’obtenir une rente. On remarquera plusieurs problèmes à ce calcul : premièrement, l’évaluation de la perte de gain, cruciale pour obtenir un calcul cohérent, est biaisée. Au sein du système actuel, les médecins de l’AI ont trop souvent tendance à s’écarter de la réalité et évaluent comme quasi-normale la capacité de travail. En procédant ainsi, l’AI veille à ce que les assuré·e·s n’atteignent pas un taux d’invalidité supérieur à 40%, seuil à partir duquel une rente devient accessible. Mais ce n’est pas la seule méthode de l’AI pour écarter les assuré·e·s de celle-ci. L’AI se base en effet sur une ancienne enquête sur la structure des salaires pour déterminer le salaire hypothétique (revenu maximal au sein de la profession) que l’assuré·e aurait pu toucher. Or, cette méthode est imprécise : les salaires dépendent en réalité d’une multitude de paramètres qui nécessiteraient une évaluation bien plus approfondie.

Les réévaluations, exigées de manière fréquente par l’AI, constituent la seconde étape du processus, pour ceux et celles à qui la rente est accordée. Je ne m’attarderai pas sur celles-ci, le processus étant sensiblement le même. Toutefois, ces réévaluations sont ridicules dans certains cas : étant moi-même en fauteuil roulant, je dois dire que lorsque l’AI vient réévaluer ma situation, me demandant si, ça y est, je suis en mesure de marcher, ou si je suis parfaitement autonome, cela est quelque peu... déroutant. Mais résumons. De nombreuses personnes nécessiteuses d’une aide financière de l’AI se retrouvent démunies. Elles peinent parfois à retrouver un emploi, et sont discriminées par cette assurance en raison d’une méthode de calcul obscure. Par ailleurs, en Suisse, selon cette même étude, seul·e·s les particuliers ayant un revenu dépassant les 120’000 CHF par an sont assuré·e·s de pouvoir compter sur l’AI en cas de nécessité. Pour comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivé·e·s là, il faut remonter un peu dans le temps : depuis la création de l’AI, le nombre de personnes touchant une rente a doublé. Cette hausse du nombre de bénéficiaires, qui a eu pour conséquence d’augmenter le poids financier de l’assurance, n’a pas été du goût de certain·e·s à droite, qui se sont servi des quelques rares cas d’abus pour scandaliser l’opinion publique, mettant ainsi la pression sur les autorités. Des autorités qui ont finalement cédé, avec la cinquième révision de l’AI, en 2008, censée venir « serrer la vis ». Depuis, la ligne directrice n’a guère changé et la « réinsertion à tout prix » reste la devise de l’AI. Une réinsertion à tout prix qui, trop souvent, se fait au détriment de réalités médicales claires et complique ainsi le quotidien de milliers de personnes en Suisse. Auteur : Nathan Wenger

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D O S S I E R « T R AVA I L »

LES DROITS DES TRAVAILLEUSE*EURS À L’ÉPREUVE DU CAPITALISME DE PLATEFORME Depuis les années 1980/1990, la mondialisation économique, caractérisée par l’intensification des flux commerciaux internationaux, affecte de manière non négligeable le business model des entreprises ainsi que les droits des travailleuse*eurs. De surcroît, le développement du capitalisme de plateforme, qui sous-tend l’idée d’une forme d’ubérisation [1] de la société, impose une transformation des modes d’organisation du travail, dont les enjeux sont à la fois politiques, juridiques et socio-économiques. Quid des droits des travailleuse*eurs dans un environnement marqué parfois par des conditions de travail déplorables, des salaires misérables ou encore des violations des accords conclus par les unions syndicales ? Assiste-t-on réellement à l’émergence d’une nouvelle économie ? Un manque de réglementation ? Uber est sans conteste la plateforme la plus connue en Occident. L’expansion de son empire et la diversification de ses services témoignent de son succès aussi bien auprès des consommatrice*eurs que des travailleuse*eurs de plateformes. Toutefois, on assiste depuis quelques années à des manifestations, notamment aux États-Unis et en Suisse, en faveur de meilleures conditions de travail. Car au-delà des promesses d’autonomie et de flexibilité, il faut noter le manque de protection sociale et de droits syndicaux accordés aux travailleuse*eurs de plateformes. Sans compter que sur fond d’innovation et de collaboration, le capitalisme de plateforme semble masquer une forme de sujétion et une prolétarisation des travailleuse*eurs. En ce sens, Uber ne constitue pas une exception puisqu’il existe pléthore de plateformes. Il convient alors de distinguer les plateformes de crowdsourcing qui externalisent le travail via le web, comme Mikroworkers ou Amazon Mechanical Turk, faisant ainsi appel à des prestataires de services dispersés géographiquement, de celles basées sur des applications qui mettent en relation l’offre et la demande locale telles que Airbnb, Deliveroo et justement Uber. Cela dit, toutes font face à des lacunes en matière de réglementation du travail. Néanmoins, en 2019, la Californie contraint le leader mondial des véhicules de tourisme avec chauffeuse*eur (VTC), ainsi que son homologue Lyft, à requalifier les travailleuse*eurs en salarié·e·s afin de leur garantir des protections sociales de base. Une

année plus tard, à la suite d’une décision de justice du Tribunal cantonal genevois, 500 livreuse*eurs Uber Eats bénéficient à leur tour du statut de salarié·e·s, en attendant une réponse du Tribunal fédéral. De quoi espérer une législation uniforme dans le futur... Une nouvelle économie ? Si l’avènement des plateformes – qui jouent un rôle d’intermédiaire entre prestataires de services et client·e·s –, semblent insuffler un nouveau mode d’organisation du travail basé notamment sur une fragmentation du travail, il convient de nuancer cette nouveauté. Selon Nick Srnicek, auteur de Platform Capitalism (2016), il s’agit d’un régime économique qui résulte de l’histoire du capitalisme, de facto caractérisé par l’accumulation du profit. Dans leur article intitulé Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations (2018), Sarah Abdelnour et Sophie Bernard s’appuient sur l’exemple historique du putting-out system qui s’impose du XVIe au XIXe siècle, et soulignent qu’on assiste finalement à la résurgence d’« un modèle ancien d’éclatement du travail, et ce après une phase longue de progressive concentration des entreprises ». Toutefois, les innovations technologiques, et en particulier le développement des algorithmes, questionnent de manière nouvelle la création de valeur et son partage inégalitaire. Les chercheuses expliquent que « l’essor du numérique, des sites et des applications a en effet favorisé l’émergence de marchés du travail en ligne, de lieux virtuels d’échange de biens et de services, à l’écart des régulations et du droit du travail ». De ce fait, la précarité qui découle du statut d’entrepreneuse*eur indépendant·e et l’informalité qui colore les « jobs à la demande », sans compter le nombre croissant de travailleuse*eurs qui intègrent l’économie de plateforme, restent pour nous une préoccupation majeure. Autrice : Mathilde de Aragao [1] Par ubérisation de la société, on entend l’arrivée de nouveaux acteurs économiques proposant un service à un prix moindre, effectué par des indépendant·e·s plutôt que des salarié·e·s, le plus souvent via des plates-formes de réservation sur Internet (Larousse).

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I N F R A R O U G E – D o s s i e r « Tr a v a i l »

LA PROSTITUTION EN SUISSE : MANQUE DE CADRE JURIDIQUE ET DE PROTECTION

Lorsque l’on parle de travail, il est une catégorie de travailleuse*eurs que l’on tend à oublier facilement : les travailleuse*eurs du sexe (TDS), qui sont actuellement, en Suisse, t r è s p e u d é f e n d u · e · s e t l a rg e m e n t invisibilisé·e·s. Le but de cet article sera donc de mettre en avant les problématiques juridiques liées à ce métier. Par souci de clarté et de brièveté, nous nous concentrerons sur la prostitution en tant que telle et non pas sur les autres types de services que l’on retrouve dans le cadre du travail du sexe (escorte, assistance sexuelle,…) ; il est important de souligner que assistance sexuelle n’est en soi pas illégale en Suisse, même si cette idée est répandue. Ses modalités d’exécution ne sont toutefois pas suffisamment réglementées. Il n’y a également pas de réglementation harmonisée entre les cantons ce qui signifie que les conditions d’exercice de cette profession varient en fonction non seulement des cantons, mais également des communes. Cette situation est source d’inégalités entre les différent·e·s travailleuse*eurs du sexe. Si l’on s’intéresse à la relation contractuelle entre un·e client·e et un·e prostitué·e, nous nous retrouvons rapidement face à un vide juridique important. Le droit du travail actuel ne permet que difficilement de justifier un contrat ayant pour objet un acte sexuel. Il y a, en droit suisse, le droit de passer un contrat avec qui l’on veut (art. 20 CO), et il est toujours possible, pour un·e travailleuse*eur du sexe, de passer un contrat avec sa ou son client·e. Mais des limites existent et les contrats touchant à la sphère intime peuvent être considérés comme illégaux, ce qui apporte une incertitude à l’ensemble des contrats de ce type qui sont conclus. Cela fragilise ainsi la protection que pourraient réclamer ces travailleuse*eurs en cas

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de violation du contrat, par exemple si la ou le client·e ne paie pas. D’autres solutions sont envisagées juridiquement, telles que le travail sur appel ou le mandat, mais ces solutions présentent également des écueils importants et n’assurent ainsi pas un niveau de protection suffisant. Finalement, le statut de travailleuse*eur indépendant·e est régulièrement mis en avant comme une solution viable. Ce fut le cas pendant la crise du Covid par la Confédération. Seulement, le statut d’indépendant·e ne suffit pas à garantir la liberté de la personne : il existe le « faux statut d’indépendant·e » en matière de prostitution. Ce faux statut d’indépendant·e existe lorsque les travailleuse*eurs se déclarent indépendant·e·s, bien qu’elles et ils fassent partie d’un réseau organisé de prostitution. De plus, en se plaçant sous cette catégorie, les personnes prostituées renoncent aux avantages offerts aux travailleuse*eurs salarié·e·s, comme les congés payés, le versement de salaire en cas de maladie ou encore certaines prestations sociales. Certaines villes tentent de combler les écueils du système en proposant des solutions : nous pouvons prendre l’exemple de la ville de Lausanne qui avait pour projet d’ouvrir une maison close communale avec la possibilité que celle-ci soit autogérée par un collectif. D’autres cantons choisissent la voie juridique en proposant des contrats-types de travail ayant pour but de protéger les TDS, le canton de Saint-Gall étant précurseur dans le domaine. Même s’il convient de féliciter les initiatives, ces dernières s’avèrent souvent insuffisantes ou excluant des travailleuses*eurs n’ayant pas la nationalité suisse et qui représente une grande partie des personnes vivant de la prostitution en Suisse. La crise du Covid a eu comme effet de mettre en lumière la précarité de certaines professions : les personnes vivant de la prostitution ont été particulièrement touchés·e·s mais également invisibilisé·e·s. Il devient donc urgent à la fois socialement et moralement de mettre en place un cadre juridique efficace concernant ce métier afin de leur assurer la protection qu’iels méritent. Auteur : Darius Boozarjomehri


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TRAVAIL ASSOCIATIF :

ENTRE BÉNÉVOLAT ET SALARIAT, UNE FRONTIÈRE TOXIQUE ? Si l’on considère communément le bénévolat comme un engagement de bonne volonté, non-contraint et en accord avec les valeurs de la personne, il est commun de l’opposer au salariat : un·e salarié·e travaille souvent sous la contrainte financière et sous le contrôle du patronat. Il est également commun de considérer que le ou la bénévole est souvent un·e salarié·e ou un·e étudiant·e pouvant s’adonner à une activité considérée noble, comme l’engagement politique, associatif ou politique à côté de son temps de travail. Il y a donc le temps de travail ou d’études, les loisirs et le travail bénévole, qu’on appellera parfois militant en fonction de sa dimension révolutionnaire ou réformiste. Ce tableau semble toutefois incomplet : en effet, les associations hébergeant des bénévoles, qu’elles soient culturelles, politiques ou autres, connaissent parfois un mouvement de professionnalisation de leurs fonctions administratives et directrices. Plus elles se structurent, plus elles attirent de financements publics ou privés, plus elles génèrent de fonctions professionnelles, rémunérées et pensées sous un rapport contractuel. De telles situations mènent à une imbrication informelle entre travail bénévole et travail salarié, et questionnent sur la frontière entre ces pôles. De plus, la précarisation croissante du salariat et les difficultés d’intégration au monde du travail mènent certain·e·s individu·e·s à occuper de multiples fonctions bénévoles, dans le but de se distinguer sur le marché de l’emploi et d’acquérir des compétences professionnalisantes. Cet état de fait interroge : si les personnes bénévoles cherchent toujours une forme de gratification (qu’elle soit égoïste ou altruiste), pouvons-nous toujours considérer qu’elles soient libres de toute contrainte, dans une logique opposée à celle du travail salarié ? Ne devrions-nous pas changer de perspective sur le bénévolat pour mieux comprendre les spécificités du

phénomène en nous attardant sur un de ses aspects particuliers ? Pour apporter de la clarté à l’analyse, ne devrions-nous pas nous attarder sur l’opposition entre travail salarié (ou payé) et travail gratuit ? Si le milieu associatif, culturel ou politique (de gauche) s’offre en alternative au paradigme économique hégémonique, à savoir le capitalisme, on comprend à priori qu’il requiert un engagement de bonne volonté, gratuit, porté par des valeurs. Mais est-il sain que l’engagement militant doive parfois se faire sans rétribution autre que symbolique, qu’on applaudisse les individu·e·s nécessaires au fonctionnement de ces milieux, trop souvent encore sans les récompenser ? Le statut précaire de certain·e·s bénévoles limite leur engagement associatif, quand il ne l’empêche pas, tout simplement. Si l’on peut applaudir un engagement ponctuel et généreux de personnes à l’aise financièrement et socialement, est-il vraiment sain d’analyser par la même focale l’engagement de personnes parfois précarisées, avec un cahier des charges se rapprochant des professionnel·le·s de leurs associations ? Si tout engagement militant ne nécessite pas forcément salaire, ou si l’engagement militant ne permet pas forcément salaire, interrogeons-nous tout de même : toutes les structures militantes, associatives ou culturelles ne pourraient-elles pas se permettre un meilleur dédommagement et une plus grande valorisation de leurs forces vives, et ne gagneraientelles pas à ne pas trop user dans les mots, comme dans les faits des différents types de travail nonrémunérés ? Penser une rétribution explicite, financière s’il le faut, de plus de fonctions militantes, culturelles ou associatives, semble nécessaire à une actualisation des valeurs de gauche, d’autant plus dans un contexte de précarisation et d’effacement de la frontière entre professionnel·le·s et bénévoles. Auteur : Romain Gapany

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INFRAROUGE – Sur le fil

Sur le fil

UNE MODÉRATION ÉLITISTE DE FACEBOOK E n t re p a n n e e t d é n o n c i a t i o n s , c e t a u t o m n e a é t é p a r t i c u l i è re m e n t mouvementé pour Facebook.

Parmi les accusations, on trouve celles de la lanceuse d’alerte Frances Haugen. Cette ancienne employée a décidé de rendre public dans le Washington Post des documents dénonçant les politiques du groupe. Si certaines de ces informations ont fait la une en Suisse, comme l’étude sur l’impact d’Instagram sur la santé des adolescentes, un document a moins été repris, alors qu’il est tout aussi scandaleux. Facebook a créé au fil des années une whitelist réunissant des comptes de gens célèbres qui bénéficient d’une modération différente de leur contenu. Au départ, cette liste avait été élaborée pour assurer une meilleure modération (entendez une modération humaine) à certaines figures publiques pour éviter des erreurs d’une modération automatique. Cependant, comme il n’y avait pas de critères sur qui devait être ajouté à cette liste [1], son nombre a rapidement augmenté, jusqu’à plus de 5 millions de comptes, rendant impossible une modération améliorée de tous les contenus. Résultat, une grande partie de ce qui était publié n’était tout simplement plus modéré. Cela signifie que des comptes suivis par de nombreuses personnes peuvent se permettre de partager du contenu qui va à l’encontre des règles

édictées par Facebook, que ce soient des théories conspirationnistes ou encore des appels à la haine alors qu’un·e utilisatrice*teur lambda verrait immédiatement son compte bloqué ou supprimé. Un exemple célèbre de cette injustice concerne le footballeur Neymar : en 2019, après qu’une femme l’accuse de viol, il publie une vidéo sur sa page Facebook où il nie l’accusation tout en publiant le nom et des photos de celle qui l’accuse, nue. Selon les règles de Facebook, cette publication relève d’images intimes non consensuelles et aurait dû être directement supprimée. Mais Neymar étant sur la whitelist, son post va rester en ligne plus de 24 heures, provoquant un harcèlement violent à l’encontre de la femme… Alors que Zuckerberg a toujours déclaré que Facebook permettait à tout le monde de communiquer équitablement, force est de constater, qu’une fois de plus, le système favorise la parole de certain·e·s et que cela peut amener des dérives. Pour aller plus loin : Jeff Horwitz, Facebook Says Its Rules Apply to All. Company Documents Reveal a Secret Elite That’s Exempt., 2021, Washington Post

Autrice : Clémence Danesi [1] Se joue principalement aux nombres de followers du compte

P o u rc e n t a g e c u l t u re l

QUI DOIT PAYER POUR LA POLITIQUE CULTURELLE ? En Suisse, les adeptes des jeux de loterie participent à financer la politique culturelle. Les cantons dépendent largement de ces recettes : en 2020, la Loterie Romande a versé plus de 210 millions de francs (soit ses bénéfices nets) aux 6 cantons romands. Dans ses dernières publicités, elle vante ses mérites en rappelant qu’à l’achat d’un Tribolo, vous faites un don à une association, ce qui est faux : les bénéfices nets ne représentent que 54% du produit brut des jeux. Avec un billet à 2 francs, vous versez 1,08 franc dans les caisses des cantons et 92 centimes dans les poches de la Loterie Romande. Les joueuses et joueurs financent donc à 54% la politique culturelle et à 46% le fonctionnement de la Loterie. Mais quel est leur profil ? Une étude montre que les joueuses*eurs excessives*ifs (soit 3% de la population) sont à l’origine de plus du tiers des

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revenus des jeux d’argent [1]. Ces personnes sont plutôt jeunes, peu formées, avec de faibles revenus. Les personnes précaires sont les meilleures clientes de l’industrie du jeu. Une autre étude montre que les loteries électroniques, que l’on trouve dans les bars et restaurants, ne sont pas distribuées au hasard sur le territoire mais bien dans les communes où les revenus imposables sont les plus bas [2]. Notre politique culturelle doit changer : il ne doit plus être question de faire la manche aux plus vulnérables de notre société pour subventionner nos places de théâtre. Autrice : Camille Robert [1] Jeannot, E., Costes, J-M., Dickson, C et Simon, O. (2021). Revenue Associated With Gambling-Related Harm as a Putative Indicator for Social Responsibility : Results from the Swiss Health Survey. Journal of Gambling Issues, 48. DOI : https://doi.org/10.4309/jgi.2021.48.6 [2] Al Kurdi, C. et al. (2021). « Distributeurs de loterie électronique en Suisse romande et jeu excessif : synthèse des connaissances et incidences pour la prévention par les cantons ». Centre du jeu excessif (CHUV) et GREA, Lausanne.


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Perspectives

MIGRATIONS CRISTALLISATION DE RELATIONS TENDUES

ET INÉGALITAIRES ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE S e l o n l e S e c r é t a i re G é n é r a l d e s N a t i o n s U n i e s A n t o n i o G u t e r re s , « les migrations sont un phénomène historique multidimens i o n n e l q u i t o u c h e a u x q u e s t i o n s h u m a n i t a i re s , a u x d ro i t s d e l ’ h o m m e e t a u x e n j e u x d é m o g r a p h i q u e s . P ro f o n d é m e n t l i é e s à l ’ é c o n o m i e , l ’ e n v i ro n n e m e n t e t l a p o l i t i q u e , e l l e s s u s c i t e n t u n g r a n d n o m b re d ’ o p i n i o n s d i v e r s e s e t l é g i t i m e s d é f e n d u e s a v e c c o n v i c t i o n . To u t e f o i s , c e l l e s q u i s o n t s o u t e n u e s a v e c f e r m e t é n e sont pas toujours légitimes, et celles qui sont légitimes ne sont p a s t o u j o u r s d é f e n d u e s a v e c s u ff i s a m m e n t d ’ a rd e u r » . Dans une étude du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) publiée en novembre 2019 et intitulée Au-delà des barrières : voix de migrants Africains irréguliers en Europe, il ressort que 67,5% de ces migrant·e·s en Europe proviennent de l’Afrique de l’Ouest, 18,5 % de l’Afrique de l’Est, et 8% de l’Afrique australe et centrale et 6 % de l’Afrique du Nord. Ces dernières années, les fluxs migratoires en provenance de l’Afrique vers l’Europe, en quête d’un Eldorado, se sont intensifiés, mais ils n’ont pas toujours été unidirectionnels : à l’issue de la Première Guerre mondiale et de la défaite allemande, le Conseil de la Société des Nations (SDN) choisit la France pour administrer la partie orientale du Cameroun (excolonie allemande) et y appliquer le « régime de la porte ouverte » de 1919 à 1960. Ce régime consistait à assurer le libre accès au Cameroun à toutes et tous les ressortissant·e·s des pays membres de la SDN. Les Européen·ne·s saisirent cette opportunité pour immigrer au Cameroun, tout d’abord par une timide immigration de 1916 à 1946, puis par une immigration intense après la Seconde Guerre mondiale de 1945 à 1960 due à l’amélioration des conditions d’immigration par les administratrice*teurs français·es. En effet, les Européen·ne·s profitaient d’un visa de transit ou de court séjour en qualité de transitaire ou de touristes au Cameroun pour ensuite déposer des demandes de séjour définitif auprès des services de la sûreté camerounaise.

du colonel Kadhafi en Libye, ainsi que la chute de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire. La déstabilisation et la chute des régimes libyens et ivoiriens par les Occidentales·aux – dont l’OTAN menés par les Américain·ne·s, les Britanniques et les Français·es en Libye et en Côte d’Ivoire par l’armée française – ont conduit à l’une des plus graves crises migratoires de l’Histoire avec de lourdes conséquences économiques et sociales tant pour les Européen·ne·s que les Africain·e·s avec de graves pertes en vies humaines. En conclusion, les mots de l’ancien vice-Président du Conseil italien Luigi Di Maio doivent interpeller les Européen·ne·s, celui-ci déclarant que « l’Union européenne devrait sanctionner la France et tous les pays qui, comme la France, appauvrissent l’Afrique et font partir [les migrant·e·s] – parce que la place des Africain·e·s est en Afrique, pas au fond de la Méditerranée… Il y a des dizaines de pays africains où la France imprime une monnaie, le franc des colonies, et avec cette monnaie elle finance la dette publique française ». Auteur : Serge Bai

En outre, pour l’Afrique, l’année 2011 a été marquée par des crises politico-militaires en Afrique du Nord qui ont poussées des millions de personnes sur les routes de l’exil : le printemps arabe a vu la chute de Ben Ali en Tunisie, de Hosni Moubarak en Egypte et

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INFRAROUGE – Monde

Monde

France :

une élection indécise 2 0 2 2 a p p ro c h e , e t a v e c e l l e , l’élection présidentielle française. A u t o t a l , p l u s d ’ u n e t re n t a i n e p e rsonnes veulent briguer la fonction suprême au sein de la Cinquième R é p u b l i q u e . À q u a t re m o i s d u b u t , t o u r d ’ h o r i z o n d e l a s p h è re p o l i tique française, plus fragmentée que jamais.

pour développer des thèses fascistes, racistes et sexistes – toujours sur son thème de prédilection qu’est l’immigration – comme celle du « grand remplacement » qui serait en cours en France. Plus qu’inquiétant. Un petit mot ensuite sur la gauche, qui n’est pas non plus en reste en termes de prétendant·e·s. Pourtant, plus que jamais, elle apparaît comme désunie, les egos de certain·e·s l’ayant emporté sur le bon sens. Parmi les principales*aux candidat·e·s, il devient même difficile de se retrouver tant les programmes Allons à droite, d’abord, où les candidatures font parfois doublon ; les principales candidatures, foisonnent. De ce côté de l’échiquier politique, la communistes, insoumises, socialistes ou bien encore situation est complexe : si l’espace paraît de plus écologistes, pour ne citer qu’elles, sont autant de en plus serré pour la droite dite possibilités pour la gauche française traditionnelle, prise en étau d’un côté Le gouvernement Macron a de courir vers sa perte en 2022. Car par le parti présidentiel et ses allié·e·s, actuellement, il apparaît comme et par l’extrême droite de l’autre, rien emprunté parfois un chemin de plus en plus probable que la dangereux, celui de l’État dispersion des voix à droite soit ne permet pour autant d’affirmer que policier, autoritaire ses chances de victoire sont nulles. l’unique manière pour elle de tirer Le Congrès organisé le 4 décembre son épingle du jeu après le fiasco et antidémocratique. aura permis d’en savoir plus sur les de 2017, et de peser durant cette tendances actuelles au sein du camp bourgeois. présidentielle. Du côté de l’extrême droite, qui risque fort bien cette Une présidentielle au cours de laquelle il faudra année de se retrouver elle aussi divisée entre deux vraisemblablement compter sur le président candidatures, la situation semble aussi indécise. actuellement en exercice, bien que celui-ci ne se soit Alors que la candidature du Rassemblement National, pas encore déclaré candidat. Car, même si son parti incarnée comme en 2012 et en 2017 par Marine Le ne s’est jamais réellement implanté dans le paysage Pen fut actée depuis un certain temps déjà, voilà politique français au cours de son mandat, Emmanuel qu’un nouvel acteur est entré en scène durant cette Macron peut compter sur un soutien indéfectible année 2021 : Éric Zemmour. Déclaré candidat le 30 : celui de l’abstention, phénomène qui a atteint novembre, le polémiste d’extrême droite multiplie les des niveaux records lors des dernières élections apparitions publiques depuis plusieurs semaines et régionales. Parce que le mandat Macron restera dans risque bien de rabattre les cartes au sein de l’extrême les mémoires de beaucoup de Français·es comme droite. Car, s’il a d’abord été ignoré, Zemmour est le mandat de trop : celui qui les a dégoûté·e·s de la désormais craint par le RN, autant qu’il ne suscite politique, à force de voir le gouvernement franchir la l’enthousiasme chez une partie des électrice*eurs, ligne rouge sur bien des aspects. Liberté de la presse, frustré·e·s par une certaine « complaisance » dont maintien de l’ordre, gestion de la crise climatique, ferait preuve Marine le Pen vis-à-vis du pouvoir en gestion de l’impôt ou encore laïcité sont autant de place. Et ce, malgré un programme quasi-inexistant, sujets auxquels le gouvernement Macron n’a pas su en tout cas pour l’heure. Les discours du « Z », à faire face, allant même parfois jusqu’à emprunter un l’occasion de ses conférences ou lors des quelques chemin dangereux, celui de l’État policier, autoritaire débats télévisuels qu’il a pu livrer, en sont le parfait et antidémocratique. Un comble, pour le pays des exemple : nostalgique du passé de la France, Lumières… Zemmour s’appuie sur des références historiques Auteur : Nathan Wenger

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Monde

Les conséquences de la chute de Kaboul 20 ans après la chute de l’État islamique en Afghanistan et l ’ o ff e n s i v e d ’ u n e c o a l i t i o n i n t e r n a t i o n a l e m e n é e p a r l e s U S A , l e s t a l i b a n s o n t re p r i s l e c o n t r ô l e d e K a b o u l l e 1 5 a o û t 2 0 2 1 , m a rq u a n t u n e v i c t o i re d é c i s i v e p o u r l ’ o rg a n i s a t i o n t e r ro r i s t e . Ay a n t p r i s l e c o n t r ô l e d u p a y s l e m ê m e j o u r, i l s o n t r é t a b l i l ’ É m i r a t i s l a m i q u e c r é é e n 1 9 9 6 e t o n t f o rc é l e p r é s i d e n t A s h r a f G h a n i , t o t a l e m e n t impuissant, à fuir en exil. C’est également le sort qui attend la population afghane qui n’a pas pu fuir le pays, alors que se met en place un régime dictatorial en Afghanistan. La situation paraissait pratiquement apaisée lorsque Donald Trump a décidé, le 29 février 2020, le retrait des troupes américaines en Afghanistan, présentes sur le territoire depuis plus de quinze ans, par la signature de l’accord de Doha, Pourtant, il aura fallu à peine quatre mois pour que les offensives talibanes se succèdent et qu’ils retournent au pouvoir. Vingt ans d’impérialisme américain rapidement partis en fumée, qui sera remplacé par un État totalitaire et ultraconservateur. À ce propos, le New York Times du 7 octobre écrit que « l’expédition américaine en Afghanistan s’est terminée de manière tragique et chaotique ». Envoyée pour « lutter contre le terrorisme », l’armée américaine paraît encore plus incompétente aux yeux du monde qu’elle ne l’est réellement – les talibans sont même rentrés de manière totalement pacifique dans Kaboul. Pire que cela, Joe Biden s’est même permis de critiquer l’armée afghane du gouvernement, incapable de faire face aux offensives talibanes, alors que l’armée américaine n’est pas intervenue pour tenter une dernière contre-attaque : des vies américaines sont visiblement plus précieuses que des vies afghanes. Ne tournons pas autour du pot : l’Afghanistan va, avec l’instauration de la persécution de toutes les minorités, redevenir une dictature. Alors qu’ils

étaient arrivés en « sauveurs » et en fer de lance de la démocratie, voilà que les USA aident la population afghane à fuir les années de misère qui s’annoncent, dans un pays déjà ravagé par la sécheresse et une guerre civile qui fait rage depuis plusieurs décennies. Au total, ce sont plus de 120 000 personnes qui ont été évacuées depuis la chute de Kaboul, avec les images d’une population entassée comme des sardines dans des appareils n’étant absolument pas prévus pour une telle quantité d’humain·e·s. Pourtant, les grandes puissances – Canada, Russie, Royaume-Uni (qui appelle cependant à ne pas reconnaître l’État), Chine –, sont indécises quant à la reconnaissance, ou non, de l’Émirat islamique, alors même qu’une partie d’entre elles s’étaient engagées en 2001 dans le cadre de l’intervention armée de l’OTAN menée par les USA. L’Europe est également frileuse à l’idée d’accueillir des réfugié·e·s, empêtrée dans son repli identitaire et néolibéral, qui se méfie de l’autre et ramène les réfugié·e·s au simple statut de ligne dans un budget : « D’accord mais ça nous coûtera combien tou·te·s ces afghan·e·s ? ». Notre devoir, en tant que socialistes et d’autant plus jeunes socialistes, est d’appeler à ce que la Suisse accueille le maximum de réfugié·e·s. Auteur : Mehdy Henrioud

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I N F R A R O U G E – P o u rc e n t a g e c u l t u re l

P o u rc e n t a g e c u l t u re l

Géants du streaming : jeux de pouvoir et d’influence A l o r s q u e n o s p a re n t s l o u a i e n t d e s D V D s e t d e s V H S , l a p l u p a r t d e s j e u n e s c o n s o m m e n t a u j o u rd ’ h u i d u c o n t e n u m u l t i m é d i a s u r d e s p l a t e f o r m e s d e s t re a m i n g . L e u r p a rticularité : un abonnement permet un accès illimité à une o ff re i n t e r n a t i o n a l e d e f i l m s e t s é r i e s , d o n t u n e p a r t i e e s t p ro d u i t e p a r l a p l a t e f o r m e e l l e - m ê m e . Prenons l’exemple de Netflix : avec plus de 109 millions d’abonné·e·s et un bénéfice net de 1,45 milliards de dollars au dernier trimestre, la plateforme est le mastodonte du streaming. On peut parler ici d’un comportement oligopolistique : dans le marché de la vidéo à la demande, une poignée de multinationales se partagent la demande car seules des entreprises avec un énorme capital peuvent se permettre d’acheter les droits pour la diffusion en exclusivité d’un nombre suffisant de productions pour garantir une diversité de contenu attirant les utilisatrices et utilisateurs. Mais qui dit oligopole dit pouvoir : en tant qu’acteur dominant de la culture audiovisuelle, Netflix a le pouvoir d’influencer ce que les gens regardent. Ce pouvoir est encore renforcé par les recommandations sur sa première page et par l’algorithme de Netflix, qui mettent surtout en avant des productions dont les droits sont détenus par Netflix et qui rapportent donc particulièrement. Netflix a aussi le pouvoir de décider quelles productions locales elle achète et donc montrera à une audience mondiale, encourageant les productions au potentiel viral et un lissage des particularités culturelles.

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Pour tenter de limiter ce phénomène, le Conseil national a adopté la Lex Netflix, qui oblige les plateformes de streaming à réinvestir 4% de leurs recettes brutes dans des productions helvétiques. Alors que la régulation des services de streaming en Suisse laisse encore cruellement à désirer et que la Lex Netflix n’enlève même pas le pouvoir aux plateformes de décider dans quelles productions elles investissent, les jeunes PLR y ont tout de même vu une attaque à la sacro-sainte libéralisation et ont donc lancé le référendum contre cette loi. « Mais, Netflix promeut aussi des séries anticapitalistes, comme Squid Games ! » Oui, le dernier succès planétaire de la plateforme met en scène les horreurs de l’inégalité créées par un système économique qui ne défend pas les intérêts des 99% en Corée du Sud. Oui, Squid Games attaque le mythe libéral selon lequel devenir riche est une question de dur labeur. Mais capitaliser sur la critique anticapitaliste, un pas vers la révolution ou une énième adaptation d’un système destructeur ? Autrice : Mathilde Mottet


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Mouvements

Manifestations anti-certificat Covid : critique et perspectives Si la défense des libertés individuelles semble milieux de gauche et alternatifs s’élèvent dernièrement consubstantielle au projet démocratique, il ne faut pas contre le certificat Covid en Suisse. Mentionnons oublier que l’exercice de ces dernières doit pouvoir se notamment la journée de grève et de manifestation faire dans le respect de chacun·e et dans la limite des menée par quelques lieux culturels genevois le 1er libertés d’autrui. Ainsi, il serait par exemple absurde octobre, faisant une distinction claire entre lutte de vouloir défendre une liberté absolue de polluer au nécessaire contre la pandémie et durcissement des détriment de la santé d’autrui et de l’environnement, mesures sécuritaires. Une distinction d’autant plus ou de défendre la liberté absolue de rouler à 200km/h importante à noter à l’aube du climat politique actuel sur une route cantonale au détriment de la sécurité : rappelons qu’en juin dernier, la Suisse adoptait la loi d’autrui. On se sert du concept de bien commun pour sur les mesures policières (LMPT), donnant ainsi le justifier des entraves relatives à nos libertés ; ainsi la pouvoir à la police d’agir sur simples soupçons, sans santé, la sécurité, ou le droit à un environnement sain devoir fournir de preuves. contraignent les personnes à agir Si l’extension du certificat Covid La gestion d’une dans la limite du respect des droits est présentée comme un outil de fondamentaux d’autrui. lutte contre la pandémie, elle est pandémie est une affaire Il semble donc absurde que toute collective : protéger les plus aussi à lire à travers le prisme du contrainte sanitaire soit analysée par contrôle social, dans la continuité du le prisme de la défense sans bornes faibles des contaminations et sécuritarisme grandissant en Suisse penser collectivement des libertés individuelles. Empêcher, ; un sécuritarisme qui d’ailleurs ne est un devoir en une telle intelligemment et sobrement, touche pas tout le monde de la les contaminations inutiles, la même manière. En effet, si pour période de crise. surcharge du système hospitalier, les un·e·s présenter son certificat les décès et les souffrances d’autrui par une Covid paraît anodin, pour d’autres, notamment restriction circonstanciée des libertés individuelles les personnes précaires, racisées et sans-papiers, est nécessaire. Les revendications libertariennes la question du contrôle de l’identité est un enjeu de principe, refusant tout contrôle démocratique vital, avec parfois des conséquences dramatiques. pour le bien public, nous semblent profondément Outre les individu·e·s, la mise en place du certificat indignes et résultent d’une vision fort individualiste touche différemment les secteurs économiques, et égoïste de la société. La gestion d’une pandémie avec encore une fois les indépendant·e·s comme les restauratrice*teurs ou les responsables culturel·le·s est une affaire collective : protéger les plus faibles qui en paient le prix fort, au contraire des grandes des contaminations et penser collectivement est un entreprises. devoir en une telle période de crise. Le certificat Covid a été présenté comme un outil Les mesures sanitaires ne font pas de nous une temporaire, mais son utilisation prolongée pourrait à dictature, un régime nazi, ou communiste, c’est terme avoir une finalité non négligeable, notamment selon. L’extrême droite et les égoïstes de tous bords sur notre rapport au contrôle social et à la surveillance feraient bien de reconsidérer leurs demandes criardes de liberté absolue, et de penser avec solidarité, de masse. Et puisque cette surveillance tend à viser les militant·e·s de tous bords (devons-nous rappeler compassion, aux personnes vulnérables, aux risques l’affaire des fiches ?), c’est une réflexion qui mérite que chacun·e encourt à contracter le Covid-19 et à la d’avoir lieu au sein de nos mouvements. nécessité d’une sortie de crise résiliente. La critique par principe n’est pas une stratégie politique digne. À ce titre, précisons que la situation est loin d’être aussi homogène que l’on croit : effectivement, au-delà de la mouvance d’extrême-droite, des voix issues de

Autrice*eurs : Mona Dennoui et Romain Gapany

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JOURNAL DES JEUNES SOCIALISTES

Mouvements

Les luttes anti-impérialistes sont aussi une question de justice climatique

Plus que jamais auparavant, le combat contre le changement climatique est au centre des débats politiques. Et pour une raison qui n’est pas des moindres puisqu’année après année, rapport après rapport, les scientifiques n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme sur les conséquences dévastatrices du changement climatique. Des conséquences qui, il faut bien le noter, ne sont pas égales selon la région. Si, en Occident, nous commençons récemment à constater l’atténuation des saisons ou la hausse des températures, les pays du Sud Global ne connaissent pas de répit s’agissant de catastrophes climatiques. En effet, les études montrent que les pays dits « en développement » sont bien plus exposés aux effets du changement climatique mais qu’ils sont également les moins bien équipés pour y faire face. Or, il est maintenant bien connu que ce sont les pays dits « développés » du monde qui ont la plus grande part de responsabilité concernant le changement climatique. Et aux pays les plus pauvres d’en payer le prix. Prenons un exemple. Cela fait des décennies que le lien entre notre système de production capitaliste et le changement climatique a été établi, rendant caduque toute mesure écologique qui ne revendiquerait pas un changement radical de notre système. Nous retrouvons ce lien au niveau individuel puisqu’il a été démontré que ce sont les 1% les plus riches de la planète qui contribuent le plus à la pollution globale. De même, aux 99% de la population d’en payer le prix. Il n’est ainsi pas étonnant que ce contraste soit également observable entre pays riches et pays pauvres. En tant que militant·e·s, nous sommes amené·e·s à lutter contre le capitalisme ainsi que contre ses différentes formes. Nous retrouvons cette dynamique dans le militantisme pour la justice climatique, puisque le capitalisme s’allie à d’autres formes d’oppression, comme le racisme et le colonialisme, pour maximiser le profit et, dans

la même veine, détruire notre planète. Après tout, une grande part des pays que l’on dénomme « en développement » se trouvent dans cet état suite au pillage effectué par les pays occidentaux, avec les États-Unis en tête de ce palmarès. Certains de ces pillages sont d’ailleurs toujours d’actualité, comme nous pouvons le constater au Canada où les populations indigènes se battent sans relâche contre la construction d’un gazoduc sur leurs terres ancestrales, ou encore au sein des territoires palestiniens occupés où la population palestinienne indigène continue de résister contre les constructions de colonies illégales sionistes, pourtant illégales sous droit international. Si nous avons jusqu’ici mentionné la responsabilité des pays d’Amérique du Nord, qu’on ne se méprenne pas, la Suisse n’est pas en reste non plus. Effectivement, les banques et caisses de pensions suisses ont été taclées à de nombreuses reprises pour leurs investissements dans les entreprises de combustion fossiles, favorisant ainsi le changement climatique à un niveau global. Récemment, des mouvements comme Black Lives Matter ont permis de mettre en évidence le passé colonial de la Suisse, qui est d’ailleurs à l’origine de sa richesse. En effet, si la Suisse n’a jamais eu de colonies en tant que telle, elle a joué un rôle non négligeable dans la traite d’esclaves via ses investissements financiers. Comme le veut la logique du système capitaliste, la prospérité des pays riches comme la Suisse n’est rendue possible que grâce à l’exploitation continuelle des ressources des pays du Sud Global. De ce fait, inclure un angle anti-impérialiste dans nos luttes pour la justice climatique prend tout son sens. Autrice : Mona Dennaoui

Édition : Infrarouge · Theaterplatz 4, 3011 Berne, www.juso.ch/fr · Contact : infrarouge@juso.ch, 031 329 69 99 Rédaction : Mathilde de Aragao, Serge Bai, Darius Boozarjomehri, Clémence Danesi, Romain Gapany, Mehdy Henrioud, Mathilde Mottet Couverture : David Raccaud · Design et mise en page : Silvan Häseli · Impression : Druckerei AG Suhr, 5034 Suhr · L’Infrarouge paraît deux fois par année.


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