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L’open space
L’OPEN
SPACE Texte Sophie Kloetzli
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La crise sanitaire et le recours massif au télétravail pourraient bien précipiter le déclin des plateaux ouverts, modèle qui s’était imposé au fil des décennies au grand dam de nombreux salariés. Reste à savoir à quoi celui-ci pourrait laisser la place. Ce qui est à peu près certain, c’est que l’on ne retournera plus au bureau comme avant. Alors, à quoi ressembleront nos journées de travail en 2030? Cinq experts nous ont soumis leurs prédictions.
Ouvert, spacieux, transparent… En progression depuis le milieu du XXe siècle, l’open space s’est imposé dans le paysage de l’entreprise comme le symbole ultime de la modernité. Porteur d’une nouvelle conception du travail fondée sur le décloisonnement – au propre comme au figuré –, il allait gommer les hiérarchies, favoriser les échanges et la sérendipité. Un mythe qui a tenu bon malgré les nuisances souvent déplorées sur le terrain : bruit, difficultés à se concentrer, sensation de surveillance permanente, privation d’intimité… C’est peu de dire que les bureaux ouverts ont mauvaise réputation. Alors certes, certaines entreprises les ont fait évoluer ces dernières années, en les agrémentant de lieux de pause récréatifs et de « bulles de tranquillité » salvatrices. Mais c’était sans compter sur une pandémie mondiale, durant laquelle ils se sont vus désertés du jour au lendemain par des salariés contraints de trouver leur salut dans le télétravail. L’expérience a été contrastée, mais un retour en arrière à l’identique paraît impossible. Les dix-huit mois écoulés ont fait émerger de nouvelles aspirations : une organisation du travail flexible, du temps pour soi, un management respectueux, une préoccupation grandissante pour les enjeux environnementaux… Un mouvement de fond qui risque de transformer en profondeur nos habitudes de travail à l’horizon 2030.
Les tiers lieux, berceau de l’«écotravail» Fanny Lederlin, autrice des Dépossédés de l’open space (PUF, 2020)
En 2030, les espaces de coworking, autrefois fréquentés en majeure partie par des créateurs d’entreprise et des indépendants, se seront généralisés – du moins pour les métiers compatibles. On trouvera ces tiers lieux dans tous les quartiers, sur tout le territoire. Ces espaces de travail permettront de remettre de la présence et de la chaleur humaine dans le télétravail, tout en revitalisant la citoyenneté et la démocratie au niveau local. On y parlera non seulement des projets et de la vie professionnelle, mais également de la vie du quartier, de la production locale, des changements de mode de consommation, etc. Ils rempliront la double fonction de « cafés du coin » et d’ateliers : on s’y rendra pour faire un point avec un client ou un collègue, et l’on pourra se retrouver aussi bien à « refaire le monde » qu’à bricoler des prototypes avec d’autres travailleurs de tous horizons – salariés d’autres entreprises, artisans, freelances, chômeurs, responsables associatifs… C’est évidemment un peu utopique, mais c’est ainsi que pourrait surgir ce que j’appelle un « écotravail », c’est-à-dire un travail convivial, solidaire et tâtonnant, capable de faire advenir une société plus juste, plus viable et plus écologique.
Des compagnons de déjeuner inter-entreprises Bertrand Dalle, fondateur de l’agence Conseil & Recherche, qui accompagne les transformations dans l’entreprise
Demain, le lien social s’établira davantage par zone géographique qu’au sein de l’entreprise. Avec la progression massive du télétravail, parfois à temps plein, beaucoup chercheront à sociabiliser avec d’autres travailleurs à proximité. De semaine en semaine, les gens se mettront à prendre le café et leur pause déjeuner ensemble au restaurant du coin plutôt qu’avec leurs collègues, qui n’habiteront pas forcément la même ville. En parallèle, les normes du logement vont évoluer pour systématiquement intégrer un espace de travail, éventuellement cofinancé par l’entreprise. Cette mutation ira de pair avec l’augmen-
tation inédite du nombre de travailleurs indépendants à client unique, autrement dit le remplacement des salariés par des indépendants œuvrant pour la même structure. Il y aura moins de liens de subordination dans le travail, davantage de liberté. Les salariés qui resteront constitueront le noyau dur de l’entreprise, qui aura quand même besoin de personnes stables et encore plus engagées, mais autonomes malgré tout. On pourra toujours se retrouver dans des open spaces, qui demeureront le lieu de la compétence collective, mais cette nouvelle organisation sera adaptable : il faudra savoir être présent quinze jours d’affilée parce qu’il le faut, puis plus du tout pendant deux mois parce que ce n’est pas nécessaire.
Le bureau virtuel, open space numéro 1 Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail (Du labeur à l’ouvrage, Calmann-Levy, 2019)
S’il y a bien un espace où l’on est sûr de se retrouver en 2030, c’est le bureau virtuel. Beaucoup d’investissements auront été faits d’ici là pour l’améliorer, notamment du point de vue du design, qui s’inspirera des interfaces utilisées par les gamers. Surtout, de nouveaux codes et habitudes auront émergé pour éviter la saturation cognitive que l’on connaît aujourd’hui. On saura mieux faire la part des choses entre les moments où l’on est ensemble (mais pas connectés) et les moments où l’on fait du deep work sur des fichiers partagés ou encore du shallow work (traitement des mails et des messageries). Les managers pourront bannir les mails pour les remplacer par des sessions de questions-réponses hebdomadaires, par exemple. C’est vraiment le chantier principal qui se prépare dans les années à venir, même si l’on continuera à se retrouver ponctuellement en présentiel pour des moments de convivialité et de brainstorming, à raison d’un ou deux jours par semaine. Le mouvement de déclin du bureau sera massif : d’ici à 2030, le nombre de locaux d’entreprise aura diminué de l’ordre d’un quart à un tiers, au profit de la location de bureaux à la demande pour de courtes durées.
L’espace de travail en quête de sens Élodie Chevallier, consultante indépendante et chercheuse associée au Centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM
Demain, l’espace de travail s’adaptera aux besoins précis des travailleurs, et non l’inverse, comme c’est le cas aujourd’hui : travailler dans un endroit silencieux quand je dois me concentrer, me rendre dans une salle avec des doubles écrans ou du matériel spécifique quand j’en ai besoin… Les entreprises devront attirer des talents qui chercheront plus qu’un salaire ou une tâche en particulier : des conditions de travail agréables et surtout de l’autonomie. C’est ce qui va contribuer à redonner du sens au travail, que ce soit au niveau individuel ou au niveau de l’entreprise. Avec la généralisation du télétravail et des tiers lieux, les salariés d’une même structure ne travailleront plus dans le même lieu géographique que l’on appelait avant le « bureau ». Les collègues ne se retrouveront physiquement qu’à l’occasion de « retraites » de travail, telles qu’une semaine intensive dans un lieu dédié une ou deux fois dans l’année, où l’on en profitera pour réfléchir ensemble à l’organisation du travail et aux valeurs et missions de l’entreprise. Il en résultera une meilleure prise en considération de tous les employés (et non seulement des cadres), qui pourront ainsi s’impliquer davantage pour construire une entreprise qui corresponde mieux à leurs valeurs.
Inégalités au (télé) travail Ingrid Nappi, professeure et titulaire de la chaire «Workplace Management» à l’ESSEC
En 2030, la position hiérarchique conditionnera la capacité de chacun à organiser sa semaine selon ses convenances, notamment dans le choix des jours en présentiel et des jours en télétravail. Comme l’a montré notre étude sur le « bureau post-confinement » en avril 2021, le modèle hybride alliant flex office (sans poste de travail attribué) et télétravail (à domicile et/ou dans des espaces de coworking), qui est en progression, ne convient pas à tous selon les conditions de travail auxquelles on a accès chez soi – comme la possibilité d’avoir son propre espace de travail et de se concentrer – et selon son statut dans la hiérarchie. De manière générale, ce schéma s’adapte mieux aux cadres qu’aux employés, qui préfèrent les bureaux fermés. L’accès aux tiers lieux pourra néanmoins se démocratiser grâce à l’instauration de tickets bureau inspirés des tickets-restaurant, comme l’ont proposé des sénateurs de la majorité en février dernier, mais cela ne réglera pas tout. Dans le scénario du télétravail généralisé, il y aura aussi un risque d’externalisation du travail tertiaire de base en télétravail, à l’instar des agents de maîtrise, dans des pays en développement où la maind’œuvre est moins chère, comme l’ont été l’industrie, puis certains services auparavant (gestion de la paie, centres d’appels…).