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Le pari en ligne

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Le pari en ligne Texte Laurent-David Samama

Vous lisez une uchronie, une reconstruction fictive de l’Histoire. Ici, nous vous proposons de revenir en 2010, et d’imaginer ce qui se serait passé si la France était devenue à cette date le premier pays à déréguler totalement le pari en ligne. Quels seraient alors notre présent… et notre futur? Les personnages, partis politiques et services ont été imaginés dans le cadre de cet exercice.

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Une victoire à l’arraché, au bout de l’attente et de l’effort… Nous sommes en mai 2010, et Kevin Watten, jeune député de l’Union Patriote (UP), tient son moment de gloire. Sa loi libéralisant totalement les paris en ligne vient d’être adoptée, après des années de combat acharné. Le moment est important, car la pression sociale se faisait de plus en plus forte. À la veille du vote, les derniers sondages donnaient 75 % de Français favorables au droit de miser sur tout et n’importe quoi. Pour beaucoup d’entre eux, la politique, le monde des affaires, les faits divers ou les grands épisodes judiciaires constituent des théâtres de spéculation aussi légitimes que les arènes sportives, où les paris se sont déjà taillé la part du lion depuis longtemps.

Pour fêter cette grande victoire, à l’heure où l’on avale habituellement un café bien serré, Kevin et ses équipes sabrent le champagne dans une ambiance de troisième mi-temps. Une révolution vient de se faire : la FDJ et le PMU ne sont plus seuls à bord. Et surtout, le sport n’a plus le monopole du pari.

Samedi 12 juin 2032. Le Championnat d’Europe de football débute dans un mélange d’adrénaline et d’euphorie. Pour lancer sa campagne de communication à 360 degrés, Win-A-Bet a décidé de frapper fort : « Danemark-Finlande : le jour du jackpot game. » Puisque l’enjeu sportif est relativement faible, la société a tout misé sur une forme de pari développée quelques années plus tôt dans le sillage de la libéralisation, un format qui fait toujours son effet : « le grand aléa. » Le principe est simple : le parieur a la possibilité de tripler sa mise (ou de tout perdre) en pariant sur la survenue d’un événement extra-sportif. Panne d’électricité, tremblement de terre, envahissement de la pelouse par des strikers ou des activistes : tous les aléas possibles et imaginables sont acceptés. Du moment que l’on paie.

Kevin Wetten, présent dans les gradins, tapote sans discontinuer sur une tablette holographique plus grande que lui. Il s’est réfugié dans le football après sa déroute foudroyante en politique. Malgré tous ses efforts, sa loi sur la libéralisation des paris n’a pas eu l’effet escompté : après quelques années de succès intense, Wetten s’est fait épingler sur Twitter par plusieurs addictologues, qui ont affirmé avoir constaté un pic encore jamais atteint de Français addicts aux jeux. L’affaire a alors été massivement reprise sous le hashtag #Wettend et a mené en quelques jours seulement à son éviction de l’UP. Aujourd’hui, c’est depuis les tribunes des stades que Kevin tente de revivre la fièvre de l’assemblée.

Le match est arrêté, et le stade plongé dans un silence de cathédrale. Kevin roule sa tablette et essaie de comprendre ce qu’il vient de se passer. Viktor Grevitch, meneur de jeu russe, s’effondre près de la ligne de touche, les yeux révulsés. Tandis que dans le stade, tous les supporters, y compris ceux de la partie adverse, retiennent leur souffle, Win-A-Bet pousse la réactivité jusqu’à l’immoralité et propose de… spéculer sur les chances de Grevitch de sauver sa peau.

Libéraliser totalement les paris signifiait-il que l’on pouvait miser sur tout, sans limite ni entrave ? L’entreprise phare du pari en ligne vient d’apporter la réponse. La diffusion en live du départ à l’hôpital du prodige russe finit de convaincre les indécis de tenter leur chance au jackpot, qui enfle sur l’option B : « Il ne s’en sortira pas. » Quelques heures plus tard, le joueur publie sur Twitter « Je vais bien ! », un message rassurant pourtant suivi de plusieurs milliers de réactions négatives. Messages de frustration postés par les perdants du jour, sans doute…

Le sort et la santé de Viktor Grevitch préoccupent peu Kevin. Cependant, l’euphorie entourant sa mésaventure, et surtout le déplacement de l’épicentre depuis l’intérêt sportif vers le buzz démentiel, l’interrogent. Sur le chemin du retour, il s’arrête dans un café au hasard d’une rue et s’installe au zinc. Il ne veut pas rentrer tout de suite. Les yeux dans le vide, mais les oreilles grandes ouvertes, il se laisse bercer par la mélopée redondante d’une chaîne d’info en continu. Soudain, le retour à la réalité : « Bramard acquitté ! » Watten lève les yeux vers l’écran holographique : l’affaire judiciaire la plus commentée de la décennie 2020 vient en effet de connaître son dénouement. Aussitôt, les vivats et les cris se font entendre dans la rue. Et sans tarder, les débats débutent aux tables alentour.

Des années durant, l’affaire Bramard avait passionné les Français, au point de les obséder. Séduisant, charismatique et hypnotique, Bramard arborait un look à la Raspoutine en même temps qu’il maniait une langue choisie, un style impeccable et une communication provocante. Durant treize années, Bramard avait été suspecté d’être l’auteur d’une série de crimes atroces. Un faisceau d’indices avait mené chaque fois les enquêteurs sur sa piste, mais ces mêmes enquêteurs avaient échoué à trouver la preuve définitive pour le confondre. Bramard jouait de ce flou pour faire planer le mystère. À la longue, il était devenu un sujet de controverse, de débat, le héros d’une série Netflix et l’auteur d’une biographie-événement rapidement élevée au rang de best-seller. Plutôt qu’à Bramard, l’opinion publique en voulait surtout au juge, accusé d’être corrompu par la république des paris. C’est que depuis quelques années déjà, un nouveau média en ligne, Scoop&Value, avait lancé un site de paris en ligne sur l’actualité. Sous couvert d’interactivité et d’actualité participative, il s’agissait en fait de régénérer le modèle économique des médias gratuits à travers un dispositif présenté comme « d’expression citoyenne ».

Plus que jamais, on pouvait donc spéculer sur l’actualité, dessiner son propre futur et surtout troquer l’idée de hasard en Histoire contre la volonté et les intérêts de la désormais vaste communauté des parieurs. Hasard ou pas, le lancement de Scoop&Value avait démarré avec les prémices de cette affaire Bramard, si bien qu’elle était devenue le premier feuilleton, la première saga judiciaire à faire l’objet d’une vague sans précédent de paris en ligne. Une nouvelle ligne rouge franchie de manière si spectaculaire que la question « Bramard sera-t-il jugé innocent ou coupable ? » avait dûment rempli les caisses de la société. Avec un ticket d’entrée à 3 euros et sans plafond, le jeu proposait de multiplier par dix la mise de tous les joueurs ayant anticipé le résultat du procès, financé par toutes les marques qui avaient acheté des espaces de publicité en masse sur la plateforme. Six millions de parieurs s’étaient précipités sur l’application. Une véritable poule aux œufs d’or, évidemment alimentée par Wetten, qui avait voulu lui aussi parier « par curiosité ».

Au fil des mois, le pari autour d’une probable relaxe de Bramard avait culminé en tête des réponses. Intellectuels et philosophes s’étaient insurgés contre le fait que les bookmakers fassent leur office en parallèle des juges. Mais il y avait pire : grâce à un lanceur d’alerte exfiltré de chez Scoop&Value, on avait compris rapidement que le juge en personne avait certainement lui aussi misé sur une issue positive pour Bramard, sous un pseudo anonyme. Scandale immédiat : l’affaire Bramard était le premier cas évident d’altération du système judiciaire à cause d’un pari truqué.

Wetten est en retard pour le dîner. Il a erré en sortant du café sans trop bien regarder les rues et s’est perdu en cours de route. De toute façon, il n’a pas faim. Il prend place à table, juste à côté de son fils, Thibault. Il y a quelques années, Kevin est devenu père d’un désormais adolescent en proie à quelques troubles du comportement. La plupart du temps caché derrière ses lunettes connectées, c’est un jeune homme réservé, timide, à l’exact opposé de son père volubile.

Ce soir-là, au dîner, Thibault a une fois de plus snobé ses parents. Il faut dire que le ressentiment est tenace. En 2022, à l’occasion de l’élection présidentielle, son père avait lancé sa campagne en proposant à la communauté des parieurs de miser sur le sexe de son enfant. Une campagne populiste à souhait, financée sur fonds propres, sans doute à l’origine du mal-être du garçon. Une fois le dîner terminé donc, Thibault se lève et rejoint sa communauté – assez nombreuse – sur les réseaux. Depuis quelques mois, c’est une nouvelle plateforme qui fait fureur : TikTok Challenge. Le principe est le même que le réseau social à succès qui a su reléguer Facebook et Instagram au rang d’antiquités à partir de 2025, mais une fonctionnalité a été ajoutée : pour maximiser l’interactivité et les échanges, la plateforme propose désormais aux visionneurs de lancer des défis aux streameurs, bien évidemment rémunérés.

Jongler avec trois balles, courir nu autour de l’Arc de triomphe ou bien sauter du haut d’une falaise : tous les paris sont possibles. Et plus les gens misent, plus le défi est visible dans l’algorithme, et plus les gains sont importants. Dès son lancement, TikTok Challenge est devenu une source de revenus pour un nombre grandissant de jeunes internautes. Évidemment, l’Assemblée nationale avait tenté de revenir en arrière et d’interdire ces jeux dangereux, mais elle avait chaque fois fait face à une levée de boucliers de la part des activistes faisant valoir leur liberté individuelle. Plus les années passaient, et plus la culture du pari entrait dans les mœurs. Depuis quelque temps, l’affaire semblait entendue : on ne reviendrait pas en arrière.

@PorTer4456: «Nouveau défi proposé: changer de sexe pour leur faire payer de t’avoir utilisé comme ça?»

Thibault Wetten retient son souffle. Il vient de recevoir une notification qui le pousse à réfléchir. L’un de ses abonnés lui propose un défi à la suite de sa dernière vidéo, dans laquelle il s’exprime sur les inconvénients d’être le fils d’un politique déchu.

Les notifications affluent. Ininterrompues. La majorité parie sur « Il va le faire ». En une heure, le défi est devenu viral. Et le montant colossal : déjà 45 000 euros en jeu ! Thibault s’enferme dans sa chambre, s’allonge sur son lit et appuie deux fois sur une branche de sa paire de lunettes. La lentille s’allume et affiche une notification TikTok Challenge : « Vous avez 45 000 euros en jeu sur le dernier défi. Il vous reste 48 heures pour jouer. » Wetten réfléchit. C’est assez d’argent pour partir de chez lui. Machinalement, il déroule son ordinateur portable et énonce à Siri : « Clinique opération changement de sexe rapide. »

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