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Se dire bonjour

Se dire bonjour Texte Fanny Parise

Dans dix ans, que restera-t-il du fameux «check du coude» acquis dans la panique de la crise de la Covid? Faire la bise à quelqu’un changera-t-il totalement de signification? L’anthropologue Fanny Parise se projette en 2030 pour explorer le futur de nos rituels de salutation.

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Source : extrait du carnet de terrain de Madame l’anthropologue, rédigé en 2030 à propos des rites d’interaction sociale.

J’ai été contemporaine de la pandémie de la COVID-19, qui a débuté en 2020 et qui a fait grincer des dents les meilleurs prospectivistes lorsque leurs prédictions se sont révélées fausses. Eh oui, projeter sa peur ou ses espoirs dans les scénarios que l’on bâtit pour demain n’a que peu de chances de voir advenir ce qui s’apparente non pas à de la prospective, mais à des prophéties. C’est un peu la même chose que pour le passage à l’an 2000 : la fin du monde n’est pas advenue, le monde d’après n’a pas été si différent de celui d’avant. Idem avec la COVID-19 : la bise et la poignée de main n’ont pas disparu. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont pronostiqué leur disparition. Pourquoi ? Parce qu’un phénomène social perçu comme inattendu provoque le chamboulement de notre vie quotidienne et des représentations que nous nous faisons de la vie en société.

Souvenez-vous, dès les premières semaines du confinement initial, on affirmait dans les médias que les rites de salutation comme on les pratiquait naguère allaient disparaître, et pour de bon ! La bise et la poignée de main étaient devenues obsolètes. L’ère de la société sans contact semblait s’installer, et peu nombreux étaient ceux qui osaient remettre en question cette vision contemporaine du futur. Or, le constat que je peux établir dix ans plus tard paraît bien différent: ces rites d’interaction n’ont pas disparu, ils se sont réinventés, c’est-à-dire adaptés à l’évolution de la société.

D’ailleurs, les manières de se faire la bise ont beaucoup changé au fil des époques : chez les Romains, on pratiquait le baiser social (bouche fermée) entre les membres d’une même corporation ou d’un même ordre social ; au Moyen Âge, le baiser n’est pas systématique, mais lorsqu’il est pratiqué, il revêt une dimension sociopolitique importante ; le baiser sous toutes ses formes va ensuite reculer au même rythme que les épidémies font rage. Il ne faut pas oublier non plus que la bise est une affaire d’hommes dans de nombreuses cultures. De plus, la bise entre hommes en France, étendue hors de la sphère familiale, est un phénomène récent, notamment auprès des trentenaires, qui sont ceux qui ont le plus intégré les transformations issues des luttes féministes des années 1960–1970. La bise devient pour eux un signe distinctif qui sépare les copains des autres connaissances.

La COVID-19 est venue bouleverser toutes nos certitudes et remettre en cause nos normes sociales. Pourtant, d’autres manières de se saluer existent à travers le monde, comme le namasté des pays du sous-continent indien ou encore le wai de Thaïlande. Mes collègues anthropologues et moi-même en arrivons au même constat : les individus ont une forte capacité d’adaptation et ont très vite mis en place des gestes de salutation alternatifs (dès les premiers jours de confinement), accordant de nouvelles significations aux pratiques d’avant. Les individus ont également revalorisé certaines interactions sociales à des fins politiques.

En effet, en 2021, l’individu est de plus en plus responsable par le biais de ses pratiques de consommation et, dès 2022, il devient aussi un militant politique à travers le nouveau sens qu’il octroie aux salutations.

Jusqu’en 2028, j’ai pu observer un double phénomène structurer l’évolution des rituels d’interaction : d’un côté, il y avait ceux qui avaient soif de retrouver la normalité d’avant 2020 et qui, parfois de manière irréfléchie, ont prôné un excès de contact physique dès que l’on croise quelqu’un ; de l’autre, il y avait ceux qui ont persisté dans le refus de faire la bise ou de serrer la main, malgré les campagnes de vaccination agressives qui se sont succédé afin de limiter la menace pandémique. Pour cette seconde catégorie d’individus, le corps de l’autre était, au fil des années, perçu comme toujours plus menaçant.

Faire la bise ou serrer la main nous faisait prendre conscience du sens que l’on attribuait à nos interactions sociales, en apparence anodines: tout était alors une question de perception du risque et des valeurs idéologiques que les individus voulaient défendre à travers elles.

En 2030, l’éradication de la COVID-19 nous permet (enfin) de dresser un état des lieux de l’impact réel de la pandémie sur l’évolution des rites d’interaction sociale :

«faire la bise ou serrer la main nous faisait prendre conscience du sens que l’on attribue à nos interactions sociales»

La poignée de main est devenue un geste intime. Pour la majorité des individus, cette pratique est à présent trop risquée dans la sphère publique. C’est un signe de confiance et de proximité avec l’autre lorsque l’on accepte de la pratiquer.

La bise ne peut se faire que dans la sphère privée. La bise n’a pas disparu, mais elle s’est adaptée à la récurrence du risque pandémique. Ensuite, l’habitude était trop ancrée pour revenir aux manières de faire précédentes. Le recul de la bise a arrangé beaucoup de personnes, entre ceux qui n’aimaient pas faire la bise à tous leurs collègues de travail et les autres qui n’avaient pas envie d’avoir des gestes déplacés envers des personnes de l’autre sexe.

Le check du coude s’est intégré durablement à la vie quotidienne. Il revêt à présent une signification proche de celle du check diffusé dans les années 1970 aux États-Unis. Il appelle à la tolérance et à l’unité, quelles que soient les différences entre les individus. Du moment que deux individus se prêtent au check du coude, ils font un pacte social, celui du vivre-ensemble.

Saluer de la tête est dorénavant la norme. Dans la majorité des situations de salutation de la vie quotidienne, le contact physique a disparu. Il a été remplacé par l’inclinaison de la tête, comme pratiqué dans certains pays asiatiques. L’objectif est simple : signifier à l’autre que l’on entre dans une interaction sociale bienveillante avec lui en évitant tout contact physique. Le baiser sur la bouche fermée est une pratique de résistance. Face à l’augmentation des restrictions sociales et des mesures sanitaires, se saluer par un « smack » devient un acte de résistance évoquant le monde d’avant et revendiquant nos libertés d’agir. Cette pratique est jugée illégale en public par de nombreux pays européens. Les dissidents encourent une peine de prison ferme.

Certaines de ces pratiques tordent le cou aux intuitions de tout un chacun, et d’autres expliquent le déplacement des frontières entre ce qui est prescrit, permis et interdit dans nos sociétés occidentales.

Nous sommes en 2031, et je porte un regard amusé sur l’évolution des théories qui entourent les règles de salutation depuis près d’une décennie. Même si le futur n’est pas prédictible, je peux affirmer sereinement que toutes ces règles n’ont pas fini d’évoluer et qu’elles continueront de se présenter à nous comme elles l’ont toujours fait, c’est-à-dire comme un miroir de notre société.

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