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La carte d’identité

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Le journal de 20 h

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La carte d’identité Texte Sophie Kloetzli

Discriminations raciales, fluidité du genre... la carte d’identité peut-elle survivre à la manière dont sera définie et vécue l’identité demain ? Voici une analyse approfondie par un entretien avec Karine Espineira, sociologue, autrice de Transidentité : Ordre et panique de genre (2015) et femme trans elle-même, et Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, autrice notamment de Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018), qui nous livrent deux visions radicalement différentes...

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Vers une identité « à la carte » ?

Ancrée dans des représentations rigides, voire dépassées, la carte d’identité ne correspond plus aux manières dont on vit son identité aujourd’hui. Se laisser représenter par des cases définies par d’autres, à savoir sa nationalité, son genre, son ethnie, est-il encore pertinent ? Le débat est brûlant.

Pour certains, l’identité devrait être personnalisable et refléter les aspirations et le ressenti des individus, variables au cours d’une vie. Prenons l’identité raciale. Est-ce vraiment à l’État de choisir de lisser les origines ethniques au nom de l’égalité, alors que certains des principaux concernés souhaitent au contraire les affirmer pour mieux rendre visibles les discriminations raciales ou revendiquer une identité culturelle dont ils se sentent proches ? La même question se pose sur le genre. De plus en plus de cases sont érigées en dehors des limites traditionnelles pour le définir : intersexe, transgenre, non binaire, gender fluid, no gender… Demain, y aura-t-il « presque autant de genres que d’individus » comme l’affirme le comédien trans Océan ? Si la question de la gratuité de changement de sexe à l’état civil (déjà en vigueur en Argentine, en Belgique, au Portugal et bientôt en Espagne) se pose déjà, peut-on imaginer que, dans dix ans, on puisse même choisir son genre chaque matin en fonction de son ressenti du moment ? Tirant profit de son format dématérialisé, pourquoi pas via une puce intégrée dans le poignet, la carte d’identité deviendrait alors modifiable et personnalisable à l’envi, à la manière d’une bio sur les réseaux sociaux : écolo, artiste, start-upers, globe-trotteur…

Pour autant, si l’idée est tentante, peut-on vraiment personnaliser une identité ? De quoi parle-t-on au juste ? Tiré du latin idem (« le même »), le mot fait référence à ce qui fait l’unité et la continuité d’un être. Il permet de répondre à une certaine réalité sociologique qui lie le corps social et l’individu, en le catégorisant sur la base de caractéristiques immuables et objectives partagées avec d’autres. Dans la philosophie hégélienne, ce n’est d’ailleurs qu’en faisant le travail de se situer dans des groupes sociaux que l’individu peut prendre conscience de soi indifféremment de l’espace et du temps, et finir par construire son identité personnelle, le fameux « moi » dont parlait Freud un peu plus tard. Le « moi » se pose en s’opposant. Ainsi, est-il vraiment pertinent de tenter de multiplier les groupes identitaires, qui nous éloignent de l’identité humaine universelle ? Une carte d’identité à la carte n’engendrerait-elle pas une perte de solidarité et une incompréhension croissante entre les groupes ? Pourra-t-on continuer à se définir si rien ne nous prédéfinit ? Ne se trompe-t-on pas de débat en essayant de changer des statuts au lieu de faire changer les comportements et les normes ?

Les avis divergent, et le futur de la carte d’identité ne pourra prendre forme qu’au croisement des débats politiques, sociologiques et philosophiques des dix prochaines années.

«il est plus facile de demander aux gens comment ils s’identifient que de leur proposer des cases, car il n’y a jamais de correspondance parfaite»

U&R La mention du sexe à l’état civil repose actuellement sur l’opposition binaire féminin-masculin. Demain, préciser le sexe sur les papiers d’identité aura-t-il encore un sens ? Faudra-t-il ajouter d’autres cases ?

Karine Espineira En France, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le « F » et le « M » sont apparus sur la carte d’identité (en 1955), elle-même devenue obligatoire sous Vichy en 1940, c’est assez récent d’une certaine façon. L’argument des statistiques sociodémographiques, entre autres raisons, a souvent été avancé pour justifier ces cases, mais avec la généralisation des données biométriques sur les papiers d’identité, elles sont presque des non-lieux. A-t-on vraiment besoin d’un marqueur de genre pour exister administrativement et dans notre rapport à autrui ? Demain, enlever la mention du sexe pourrait remettre en question la propension individuelle, mais aussi collective, à vouloir systématiquement donner un genre aux gens que l’on croise, notamment aux personnes androgynes… Si l’on pouvait dépasser le sexisme et l’opposition binaire des sexes, on irait vers du mieux, et surtout moins de violences de genre. Je pense que ce serait plus pertinent d’enlever la mention du sexe que d’ajouter une troisième case, voire davantage, pour les autres genres. Il est plus facile de demander aux gens comment ils s’identifient que de leur proposer des cases, car il n’y a jamais de correspondance parfaite. Ou alors il faudrait que l’on puisse ajouter des cases à sa guise sur sa carte d’identité.

Nathalie Heinich Je vois dans cette question une suspicion portée a priori sur toute forme de catégorisation, ce qui me paraît un peu étrange parce que notre monde, et notamment notre monde linguistique, est fait de catégories, que ce soit pour désigner les couleurs, les arbres… Un monde qui serait absolument dénué de catégories me paraît être un monde invivable. Je trouve aussi étrange de considérer que les catégories par lesquelles on désigne les individus devraient être choisies par les individus en question, comme s’ils étaient seuls au monde. Je vois une forme d’individualisme et de naïveté sociologique dans le fait de considérer que le monde serait fait de perceptions individuelles alors qu’il est en réalité fondé sur des interactions et des interdépendances. Faire éclater les socles d’une perception commune du monde, c’est faire éclater la possibilité même du vivre-ensemble. Enfin, le refus de la catégorisation homme-femme est basé sur l’idée que cette catégorisation serait la cause des inégalités entre les sexes, et donc que pour lutter contre ces discriminations, il faudrait supprimer la distinction entre les hommes et les femmes. Cette confusion, trop répandue, entre différence et discrimination, est selon moi une faute de raisonnement très dommageable.

U&R Pourrait-on donc imaginer en 2030 une carte d’identité qui rendrait compte non seulement de la diversité de nos identités mais aussi son caractère fluide et changeant ?

K.E. Oui, on pourrait avoir une carte d’identité où même la photo changerait, qui tiendrait compte finalement de l’auto-assignation. La carte d’identité pourrait être modulable, avec des données qui seraient fixes, comme les données biométriques, mais aussi interactive, permettant à chacun en fonction de comment il se sent ce jour-là de modifier sa photo, comme on le ferait avec sa photo de

profil sur Facebook. Et pourquoi pas procéder de même avec les pronoms, comme cela se fait déjà dans les mails ou sur certains réseaux sociaux (comme Instagram) : he/ him (il), she/her (elle), they/them (iel)...

N.H. La carte d’identité relève d’une institution, elle a des fonctions précises de stabilisation et de pérennisation des possibilités d’identification d’une personne, des liens entre le corps social et les individus… Ces éléments ne sont pas du ressort de la personne concernée. Bien sûr, notre identité peut varier au cours d’une vie et selon les contextes, mais les éléments sur lesquels se fonde la perception de l’identité sont des éléments auxquels nous n’avons pas forcément accès. Il y a une certaine marge de modification, de jeu avec notre identité, mais elle n’est pas extensible à l’infini ; tout n’est pas malléable à volonté, et heureusement d’ailleurs, car un monde entièrement mouvant serait invivable.

U&R Comment la carte d’identité du futur se reconfigurera-t-elle pour lutter contre les discriminations raciales ? (Laissera-t-elle libre cours à l’autodétermination des individus ou gommera-t-elle au contraire tout signe renvoyant aux origines susceptible d’engendrer des discriminations ?)

K.E. D’une certaine façon, cette question a des liens avec celle du genre : est-ce que s’étiqueter sur le plan racial ne risque pas aussi de créer des cases qui pourraient nourrir des discriminations ? D’un autre côté, je pense que l’on peut très bien se distinguer de façon positive à travers une affinité particulière pour ses origines, en se construisant non pas contre les autres, mais avec les autres, sans hiérarchie ni opposition. Dans un futur un peu utopique, on pourra faire de l’autodétermination ce qu’on voudra, comme un arc-en-ciel sur une carte d’identité qui ferait de la « race » une spécificité parmi d’autres, de la même façon que quelqu’un pourrait dire qu’il est déjà monté dans un avion supersonique, par exemple. On pourrait alors laisser la place à la créativité de chacun sur sa carte d’identité, avec des avatars et des pseudos. Après tout, certains noms de famille sont très connotés, nous sommes aussi racialisés par rapport à ça. On pourrait jouer avec le nom, ce serait une manière de rebattre un peu les cartes et de neutraliser l’assignation de genre et l’assignation raciale. Il y aurait une utilité sociale, car on le voit sur les enquêtes d’embauche, quand on change un nom de famille ou que l’on enlève la photo sur un CV, on se rend compte des discriminations qui étaient subies.

N.H. Vouloir lutter contre les discriminations en affirmant ce sur quoi elles s’appuient me paraît absurde et politiquement contre-productif. Je pense qu’il faut aller au contraire vers une suspension de ces différences lorsqu’elles n’ont pas à être prises en compte plutôt que vers leur affirmation. Je trouve assez contradictoire que l’on puisse à la fois affirmer la pertinence de la différence raciale en réduisant les gens à leur race et à leur statut « racisé », et en même temps vouloir éradiquer les discriminations. Et ce n’est pas non plus en enlevant la photo, le corps, le nom que l’on pourra y arriver… Les discriminations relèvent d’un usage inégalitaire des différences, c’est-à-dire d’une idéologie. Ce sont les porteurs de ces idéologies racistes et sexistes qu’il faut amener à modifier leurs comportements, plutôt que leurs victimes.

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