La belle revue #10

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129 les artistes albanais·es contemporain·e·s qui, dans les années qui suivraient, domineraient la scène artistique. Quoi qu’il en soit, Eleni devrait se voir attribuer le mérite d’avoir porté en Albanie, par le biais du travail d’Ostojič, la pratique de la performance et de l’avoir rendue plus accessible. L’œuvre présentée dans la première exposition dont elle assura le commissariat, à Fier, ville située à une centaine de kilomètres au SudOuest de Tirana4, était une création d’Ostojič intitulée Looking for a Husband with EU Passport (2000–2005), dont le titre s’affichait sous une photographie de l’artiste entièrement nue et rasée. Ostojič se souvient qu’Eleni dut batailler dur afin que l’œuvre ne soit pas censurée. Pour certains hommes, le problème n’était pas tant la nudité dans la photographie que le fait qu’à l’époque, à Fier, de même que dans de nombreuses autres parties de l’Albanie, les mariages arrangés pour les filles restaient une pratique usuelle; il arrivait même que les filles soient vendues. Eleni réussit à maintenir l’œuvre, même si, lors du vernissage, le Maire de la ville ferma les yeux pour ne pas avoir à la regarder. Un an plus tard seulement, en 2002, Ostojič revint, à Tirana cette fois, invitée de nouveau par Eleni. Au LindArt, le centre dédié aux femmes artistes, Ostojič conduisit pendant dix jours un atelier intense, de douze heures de travail par jour. Avec cet atelier, les objectifs d’Ostojič étaient multiples: présenter un condensé de l’histoire de la performance artistique, initier les participant·e·s à un travail impliquant leur corps, leurs histoires et leurs installations, puis organiser une exposition des œuvres réalisées pendant l’atelier, avec un dîner-débat public lors du vernissage de l’exposition d’Onufri à la galerie nationale. Parmi les participant·e·s figurait l’artiste Lumturi Blloshmi qui, à la suite de l’atelier, commença à organiser des performances. À ce jour, l’œuvre développée par Eleni Laperi ces années-là demeure un monument intangible qui, à mon sens, mériterait d’être visité plus souvent qu’il ne l’est aujourd’hui5.

PARTIE III 1944-2004 LE MENSONGE ET LA DÉCORATION Lumturi Blloshmi Le père de Lumturi Blloshmi était officier dans l’armée du roi Zogu; il fut exécuté par les communistes en 19446, alors que l’artiste était âgée de deux mois seulement. Après avoir perdu l’ouïe à la suite d’une méningite, Lumturi Blloshmi fut scolarisée à l’école primaire, et c’est là qu’elle prononça son premier mensonge. Son frère étant très doué en peinture, elle vola l’une de ses réalisations afin de montrer toute l’étendue de son propre talent à la classe. Ce fut le moment fondateur, celui où, pour la première fois, elle dut faire montre de son talent. Lorsqu’elle décida de s’inscrire à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts, Lumturi réalisa le meilleur dessin dont elle fut capable, mais cela ne suffit pas. Son passé familial, de même que le destin de son père, étaient contraires à l’idéologie du parti communiste au pouvoir. Sa nonadmission ne fut pas tant à mettre sur le compte de son manque de talent que sur celui de son «implication politique», comme le lui expliqua à l’époque le directeur de l’Institut, Vilson Kilica. Cette fois-là, elle réussit à se faire admettre en disant la vérité: Lumturi téléphona à Nexhmije Hoxha, l’épouse de l’ancien dictateur, afin de lui rappeler que pendant la guerre, tandis que Nexhmije soutenait le Parti Communiste Albanais – auquel elle adhéra en 1941 – la mère de Lumturi la protégea des Allemands en les accueillant chez elle. Comme Nexhmije avait bénéficié de l’aide de la famille de Lumturi, elle devait maintenant la soutenir à son tour, et c’est ainsi que Lumturi réussit finalement à intégrer l’Institut. Une fois ses études terminées, Lumturi fut affectée à l’usine Mihal Durri, une unité d’édition, afin d’y travailler comme retoucheuse, poste ne nécessitant pas d’avoir fait d’études, ce qui prouvait bien que Lumturi portait encore tout le poids de son passé familial. Pour être autorisée à peindre, Lumturi devait être membre de la Ligue des artistes dont, pendant un certain temps, elle fut exclue, là encore en raison de l’implication politique de sa famille. En 2004, Lumturi sollicita la retraite spéciale accordée par l’État aux artistes, et découvrit alors que son montant était


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