La belle revue #12

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* En 2022, Eac Les Roches fête ses 20 ans *



Une implication des étudiant·e·s dans trois biennales

• Veduta/Biennale de Lyon, projet « Nos activités artistiques » encadré par l’artiste Charles Duval. Veduta est le volet participatif et inclusif de la Biennale de Lyon. Avec les étudiant·e·s de l’école d’art et les patient·e·s de l’Hôpital Sainte-Marie à Clermont-Ferrand.

ÉCOLE SUPÉRIEURE D’ART DE CLERMONT MÉTROPOLE

• La Biennale de Design de SaintEtienne, projet « Ateliers mobiles » visible du 28 juin au 3 juillet 2022 dans les jardins de la Cité du Design.

25, RUE KESSLER 63000 CLERMONT-FERRAND T. 04 73 17 36 10 WWW.ESACM.FR

Malo Lagabrielle et Jade Bouchaud, étudiant·e·s en 2e année, «L’usine à rêves », projet d’atelier mobile © ÉSACM

l’ÉSACM HORS-LESmurs

• La Biennale « Chemin d’Art » de Saint-Flour, du 2 juillet au 18 septembre 2022 à Chaliers, sur le territoire de Saint-Flour Communauté, pour un projet qui questionne le territoire, les paysages et les lieux de vie en milieu rural.


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JEUDI SAMEDI 14H–19H 8 RUE DES Q UAT R E S VENTS NEVERS

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Exposition annuelle du 17 septembre au 30 octobre 2022

avec de nouvelles productions de la potière Héloïse Bariol, du fleuriste Clément Bouteille et de la peintre Milène Sanchez invité·e·s en résidence dans nos ateliers, une sélection internationale de céramiques et de tapisseries, ainsi que des sculptures pérennes du Fonds Moly-Sabata

Du jeudi au dimanche de 14h à 18h à Moly-Sabata / Fondation Albert Gleizes 1, rue Moly-Sabata 38550 Sablons — www.moly-sabata.com

Le Ministère de la culture et de la communication – DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, la Région Auvergne-Rhône-Alpes, le Département de l’Isère et la Communauté de Communes Entre Bièvre et Rhône soutiennent la Fondation Albert Gleizes pour son programme de résidences d’artistes à Moly-Sabata. En 2022, Moly-Sabata bénéficie du soutien de la Fondation de l’Olivier abritée par la Fondation Bullukian.

Millefleurs


www.RN13BIS.FR / doublevision

It’s Our Playground

Design graphique : Pilote Paris

chenilletornadeperroquet Double Vision est pensé à la fois comme une résidence artistique et un espace d’exposition sur le site de RN13BIS. En 2021, les artistes invités, It’s Our Playground, ont choisi de puiser dans l’historique de la programmation des centres d’art partenaires pour faire une œuvre en ligne interactive au positionnement hybride, entre archivage, commissariat d’exposition et commentaire ludique sur les nouvelles médiations de l’art. RN13BIS

It’s Our Playground Avec : Bastien Aubry, Cécile Bart, Arnaud Dezoteux, Laura Gozlan, Mrzyk & Moriceau, Mai-Thu Perret, Chloé Quenum Médiatrices : Léa Nugue et Camille Azaïs

Centres d’art partenaires : L’Artothèque, Espaces d’art contemporain de Caen ; Les Bains-Douches, Alençon ; Galerie Duchamp, centre d’art contemporain de la Ville d’Yvetot ; Maison des Arts Solange Baudoux, Evreux ; Le Point du Jour, centre d’art / éditeur, Cherbourg-en-Cotentin ; Le Portique, centre régional d’art contemporain du Havre

ART CONTEMPORAIN EN NORMANDIE



SOMMAIRE

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CRITIQUES D’EXPOSITIONS . . . . . . . . . Ma  –  Jean-Charles de Quillacq . . . . . . . . . par Simon Feydieu . . . . . . . . . « Periphery of the Night »  –  Apichatpong Weerasethakul . . . . . . . . . par Lillian Davies . . . . . . . . . Dans la glace de la salle de bain . . . . . . . . . par Raphaël Brunel . . . . . . . . . Cosmologie du vivant et des mutants . . . . . . . . . par Pedro Morais FOCUS . . . . . . . . . La Centrale : le parti-pris de la distance . . . . . . . . . par Carin Klonowski . . . . . . . . . Le Centre d’art Bastille . . . . . . . . . par Isabelle Henrion . . . . . . . . . Arts visuels à Clermont-Ferrand : se rapprocher et coopérer . . . . . . . . . par Émilie d’Ornano D O S S I E R T H É M AT I Q U E : MOONLIGHTING . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . par Julie Portier . . . . . . . . . A reign of love that reeks of death . . . . . . . . . Entretien avec François Durel . . . . . . . . . par Lou Ferrand . . . . . . . . . Faire tomber la nuit . . . . . . . . . Entretien avec Fallon Mayanja . . . . . . . . . par Marie Bechetoille . . . . . . . . . Entretien avec Gérald Kurdian . . . . . . . . . par Sophie Lapalu . . . . . . . . . « Keep your eyes a little wide and blank. . . . . . . . . . Show no interest or excitement » . . . . . . . . . par Liza Maignan et Fiona Vilmer GLOBAL TERROIR : ORAN ET ALGER . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . par Katia Porro . . . . . . . . . Habit(ée) Alger . . . . . . . . . par Amina Menia . . . . . . . . . Opérer en Algérie : une joyeuse schizophrénie . . . . . . . . . par Myriam Amroun . . . . . . . . . Informelle et effervescente : Oran . . . . . . . . . par Natasha Marie Llorens C R É AT I O N I N S I T U . . . . . . . . . par somme toute


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CRITIQUES D’EXPOSITIONS

CRITIQUES D’EXPOSITIONS


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

MA – JEAN-CHARLES DE QUILLACQ PA R S I M O N F E Y D I E U

Jean-Charles de Quillacq, Alexa, 2021, fibre de verre, époxy, silicone, pigment, talc, sneaker, chaussette, 28 × 83 × 155 cm, « Ma sis t’aime reproductive », art3 Valence. Courtesy de l’artiste et d’art3 © Phoebé Meyer


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Dames L’attrait pour un miroir est variable ; il nous renvoie à notre degré de narcissisme, de voyeurisme ou simplement à la fascination que tout effet d’optique, tel que la réflexion, mais aussi la transparence et la diffraction peuvent produire. Dans l’exposition de Jean-Charles de Quillacq à art3, les miroirs sont plaqués au mur le long des plinthes, trop bas pour qu’un visage de visiteur·euse s’y reflète. Un damier de carrelage blanc au joint noir s’y prolonge et structure l’agencement des pièces. Un Bassin Le premier regard est en plongée. L’espace, trois marches en contrebas, évoque un bassin asséché. Les différents moulages de la partie inférieure d’un corps, objets et assemblages, disposés à même le sol, en arrière-plan d’un aquarium sale, ou accolés, s’y réfléchissent. Il y a une étrange correspondance de hauteur et de volumétrie. Les surfaces sont vernies, laquées ou vitrées, dénuées de pore, et sur celles-ci se fixent ou se lovent des résines, du textile, du silicone, des crèmes, des sucs, des fluides et des spores. Des conduits sont tranchés, obstrués, enrobés, pincés, des orifices sont élargis, des fluides (jus, urine, sueur de synthèse, crème hydratante…) sont entre deux états, s’asséchant, produisant des émanations ou des substrats sur des surfaces inertes. Ouranus Descendre dans ce bassin. Découvrir contre une marche un tube recouvert d’une calotte de silicone à la couleur fécale. Des brioches faites maison, monstrueuses de levure, fourrées dans la niche préexistante du plafond. Déchiffrer les sous-titres lubriques d’une projection vidéo minuscule. Des poignées esseulées, froides, rigides et blanches, épousant la forme d’une paume. Le Parfum1 Un deuxième aquarium contient un liquide vert artificiel, bien que l’on me précise qu’il s’agit de jus de concombre. Je pense dimensions. Phallus végétal. L’exposition touche à sa fin, l’odeur a disparu. Géant Vert Certaines marques opèrent sur notre mémoire collective d’étranges associations, des sensations fantômes, comme l’on pourrait parler d’un membre fantôme, lorsque les démangeaisons persistent par-delà l’amputation. Le caramel d’un Mars sur son palais, la fraîcheur d’une pâte tricolore Aquafresh que l’on mélange et que l’on crache, le relent du YOP sur la lèvre supérieure léchée, le chatouillement d’un désodorisant Axe… Des interactions avec de la chair, les odeurs mélangées à de la chair, à ses fluides, la caresse de la chair, le goût de la chair. The Ice Truck Killer2 On découvre çà et là, une chaussure Nike sur une chaussette de sport, un collant blanc, une bouteille de Liptonic, des marques populaires aux usager·ère·s indénombrables et anonymes, et pourtant ici, malgré les visages cachés, hors champs ou absents, les figures rigides et exsangues, un portrait semble à l’œuvre.


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

Un corps démembré n’a pas de volonté propre ; il devient objet, plus que sujet, comme le fils dévoré par Saturne dans la fresque de Goya. Les bidons industriels évoquent des troncs à orifice, desquels ont jailli les substances qui contaminent, absorbent, remplacent les objets qu’elles (re)produisent tels des Body snatchers3. Les morceaux de corps semblent masculins, mais jouent de leur ambiguïté. Le moulage des trois membres, deux jambes serrées, dissimulant leur phallus, a pour titre « Alexa » : le diminutif ampute un nom de ses dernières syllabes, qui déterminent souvent le genre. Le bassin d’un mannequin asexué tronçonné s’accouple avec un bidon. Dans l’extrait vidéo, capturé par l’artiste, sur le site Boyself.com, le travailleur sexuel, androgyne et prostré, expose son dos imberbe, ses cheveux longs, ses hanches fines, ses fesses, un dildo dépassant de son anus. Mais il dissimule son visage, n’exhibe pas son sexe. L.H.O.O.Q.Q. Le titre de l’exposition « Ma sis t’aime reproductive4 » m’évoque les calembours duchampiens « L.H.O.O.Q. » (1919) de la Joconde moustachue ou « Rrose Sélavy » (1920), où l’artiste se travestit. Un portrait composite non genré, en pied et sans tête, émerge en creux des préoccupations récurrentes, dans les œuvres comme dans leurs titres, d’ordre physique et social, de genre et de sexe. Amputer, agencer, aligner des morceaux, sur une surface striée de lignes. Possessifs. Ma sis t’aime reproductive www.Boy Self.com Ma Self 1 — Le parfum est le titre du roman, paru en 1985, de l’écrivain allemand Patrick Süskind. Le protagoniste assassine ses victimes pour extraire de leur corps les fluides et les fragrances. L’action commence à Paris, puis se développe dans le sud de la France. 2 — The Ice Truck Killer est un personnage de fiction de la série Dexter. Il démembre ses victimes, les vide de leur sang et vernit notamment leurs ongles. 3 — Body Snatcher est le premier roman de l’auteur américain Jack Finney, adapté à trois reprises au cinéma. Des spores végétales y absorbent les humains pendant leur sommeil et les remplacent en prenant leur aspect. 4 — « Ma system reproductive », titre de l’exposition de Jean-Charles de Quillacq à Bétonsalon, à Paris, en 2019. Ma ou My est un pronom non genré en anglais.


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Jean-Charles de Quillacq, Avoir une petite soeur, penser à moi, métal laqué, résine, silicone, 4 × 8,5 × 19 cm, 2017-2021, « Ma sis t’aime reproductive », art3 Valence. Courtesy de l’artiste et d’art3 © Phoebé Meyer // Vue de l’exposition, Jean-Charles de Quillacq, « Ma sis t’aime reproductive », art3 Valence, 2021. Courtesy de l’artiste et d’art3 © Phoebé Meyer

Jean-Charles de Quillacq « Ma sis t’aime reproductive » art3, Valence 20 mai – 24 juillet 2021


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

« P E R I P H E RY O F T H E N I G H T » – A P I C H AT P O N G W E E R A S E T H A KU L

PA R L I L L I A N D AV I E S

Apichatpong Weerasethakul, Power Boy (Villeurbanne), 2021, photographie sur adhésif. Courtesy de l’artiste © Kick the Machine


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« C’est un peu similaire à l’intérieur de mon cerveau1 », explique l’artiste et cinéaste Apichatpong Weerasethakul en décrivant sa dernière exposition à l’IAC, où la directrice et curatrice Nathalie Ergino fondait il y a dix ans, aux côtés de l’artiste Ann Veronica Janssens, le Laboratoire Espace Cerveau. C’est le mouvement, le son et la lumière dans le travail vidéo de Weerasethakul qui font écho à la vitalité et au mystère du cerveau, un espace de déplacement et de rencontre – intérieur, mais vivant. Cette sélection rétrospective de vidéos et de deux photographies de l’artiste réalisées au cours des vingt dernières années façonne un territoire de mouvement et de pensée. Au dehors, l’œuvre Power Boy (Villeurbanne) (2021) est installée sur la façade culminante de l’ancien bâtiment scolaire. La photographie capture la silhouette d’un torse de jeune homme, ses épaules et sa poitrine enveloppées dans de féériques lumières multicolores. Les détails de son visage disparaissent dans l’ombre, en contrejour. L’image semble tout droit sortie d’un rêve. C’est bel et bien une question, en forme de poème, que Haiku (2019) soulève ici, s’immergeant dans la géographie, l’histoire et le traumatisme de Nabua, un village rural au nord de la Thaïlande, victime lors de la dernière génération d’une violente répression due à un soulèvement politique. Un récit est évoqué, mais jamais tout à fait pleinement formulé, par un cercle constitué d’adolescents, de descendants de cette tragédie, que sonde Weerasethakul. Qu’a-t-on retenu, qu’a-t-on oublié, qu’a-t-on raconté de cet évènement avant la naissance de ces jeunes hommes ? Davantage que de répondre, il s’agit de chercher – à l’image des éclairs et faisceaux de lampes de poche captés par l’artiste au cours des nuits consécutives où il a prêté l’oreille, pointant sa caméra sur ce qui était autrefois là, mais est désormais seulement connu par les mots et la transmission de l’émotion et de la perte. La lumière, les flammes, ou encore les explosions extatiques de feux d’artifice lancés à la main sont au cœur de l’œuvre de Weerasethakul ; nommée d’après la partie la plus chaude d’une flamme, Blue (2018) représente une femme endormie au pied d’un bûcher. En une simple superposition de vidéos, sa couverture en feutre bleu et sa chemise de nuit semblent s’embraser. Mais elle ne voit pas le feu, ne panique pas. Ses yeux demeurent ouverts, clignent à peine. C’est un cas d’insomnie, aussi banal et universel que les aboiements sans objet des chiens que l’on entend dans l’arrière-plan. Les flammes s’élèvent plus haut encore dans Ashes (2012), où l’artiste représente des jets d’eau – arches liquides faibles et inconséquentes qui ne servent qu’à saisir la lumière du feu qui s’élève. Pourtant, dans ces situations où l’on frôle le danger, ou lorsque l’artiste présente une photographie démesurée comme Ghost Teen (From the Primitive Project) (2009) – un adolescent en masque gore et lunettes de soleil –, il ne s’agit pas de peur, mais de visibilité. À quel point l’acte de voir et d’être vu·e est-il fragile, vulnérable ? Sa vidéo Phantoms of Nabua (2009), par exemple, montre un groupe de jeunes hommes dehors la nuit. Ils se réunissent autour de la projection en plein air d’un feu d’artifice sur un écran d’extérieur. L’un d’entre eux est habillé en tenue camouflage, et alors qu’ils commencent à taper dans un ballon de football qui a pris flamme dans leur feu de camp, leurs visages, jadis plongés dans l’obscurité, s’illuminent chaque fois que le ballon s’approche d’eux et qu’ils


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

parviennent à le frapper d’un courageux et retentissant coup de pied. Le jeu a triomphé sur l’obscurité, sur la peur. C’est le jeu qui nous réveille, nous engage – nous fait voir. Une sorte de jeu qui pourrait bien être nécessaire à l’amour, ainsi que le sous-entend la projection du triptyque Teem (2007) de Weerasethakul. L’œuvre représente un beau garçon se réveillant sur un oreiller adjacent, la tête couverte de cheveux noirs et hirsutes, les traits illuminés, enfin visibles. C’est la dernière œuvre de l’exposition, une sorte de résurgence, le sortir d’un rêve, les doigts entrelacés. 1 — Discussion avec Amandine Ligen de l’IAC Villeurbanne, 14 septembre 2021.

Vues de l’exposition, Apichatpong Weerasethakul, « Periphery of the Night », 2021, Institut d'art contemporain, Villeurbanne. Courtesy de l’artiste et de l’IAC © Studio Hans Wilschut


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Vues de l’exposition, Apichatpong Weerasethakul, « Periphery of the Night », 2021, Institut d'art contemporain, Villeurbanne. Courtesy de l’artiste et de l’IAC © Studio Hans Wilschut

Apichatpong Weerasethakul « Periphery of the Night » Institut d’Art Contemporain, Villeurbanne 02 juillet - 28 novembre 2021


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

DANS LA GLACE DE LA SALLE DE BAIN

PA R R A P H A Ë L B R U N E L

Vue de l’exposition, Julien Tiberi, 2021, La Salle de bains, Lyon. Courtesy de l’artiste et de La Salle de bains © Jèsus Alberto Benitez


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1. Matin brumeux de décembre. Pour faire passer un mal de crâne lancinant, je bois du café tasse sur tasse au comptoir du Bastringue. Mon rendezvous est en retard, ça ne lui ressemble pas. Je plonge la main dans la poche de mon jean pour vérifier que j’ai suffisamment de monnaie pour régler mes consos. J’en ressors quelques pièces (pas assez), une poignée de grelots et un papier bleu qui, une fois défroissé, se révèle être un flyer pour un concert de Shrouded & Marmelade qui s’est tenu la veille au Lavoir public. Je fais tinter les grelots en me demandant comment ils sont arrivés là et quitte les lieux. 2. Au détour d’une rue pavée, j’aperçois deux affiches sur lesquelles apparaît à nouveau, parmi d’autres, le nom de ce groupe. Finalement, il s’agit peut-être d’un festival. Mais ça pourrait correspondre à la tracklist d’un album en promotion. Une adresse est mentionnée, je m’y rends pour en avoir le cœur net. 3. Une  fois  sur  place,  je  comprends  que  l’affiche  est  celle  d’une  exposition   et  qu’elle  énumère  les  œuvres  et  séquences  qui  la  composent  –  même  si  le  groupe   est  bien  un  groupe.  Car  l’artiste  est  aussi  musicien.  Je  comprends  également  qu’il   rêve d’expositions qui fonctionneraient comme une formation vivante, chaque pièce se complétant tout en assurant sa propre ligne. Il s’agit ici d’un solo show, « en plusieurs salles » me précise-t-on, bien que je n’en voie qu’une. Je note que le miroir situé au fond de l’espace crée dédoublement et illusion de profondeur. 4. La salle où je me trouve s’intitule Le Village Lanterne. Un ensemble d’écrins en verre, à l’aspect gelé comme des glaçons, se détache des murs dans un accrochage élégant. Leur surface travaillée évoque les irrégularités des vitres anciennes autant qu’un geste venant chasser la buée. On connaît l’histoire commune qui lie la peinture et la fenêtre. Mais on pense aussi à l’usage de la vaseline sur les objectifs de caméra chez Guy Maddin ou dans le dystopique Quintet de Robert Altman. Il est affaire ici de température, d’une certaine météoro­ logie. Le verre, après tout, c’est du chaud qui produit du froid, une matière en fusion  qui  se  fige  dans  le  souvenir  d’un  processus.  Cette  plasticité  anime  également   les fragments d’images (chutes d’atelier et petits monstres) qui émergent des zones désembuées. Tout en métamorphose. Un freak show sous cryogénie qui tente d’échapper au « truc » qui les instrumentalise. Les échos formels qui se tissent entre les bulles du verre, les reflets et les motifs finissent d’instaurer un pur dispositif  optique.  Les  lanternes  du  village  se  révèlent  magiques.  Je  m’approche   de celle qui jouxte le miroir et bascule. 5. Dans la première salle, l’artiste m’accueille à bras ouverts : « c’est super que tu reviennes voir l’expo ! » Je ne reconnais pas l’espace, mais me rappelle une discussion que nous avons eue quelques mois plus tôt. Il parlait de parade populaire, de retrouvaille et de queue leu leu géante, d’en finir avec la distance sociale. Du défilé ne reste que le ballet intrigant et désinvolte d’un groupe de mannequins de vitrine au singulier make up bleu. Parée du même fard, la média­ trice sème le trouble dans cette saynète inanimée en apportant un supplément d’(in)carnation, toute la puissance d’adresse du maquillage. « Les mannequins se présentent comme un McGuffin1 qui s’effondre quand on le nomme, mais il reste ce geste bleu », me glisse à l’oreille l’artiste. Au sol se déploie une longue tresse de grelots comme une sculpture sonore silencieuse ou un dessin dans


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

l’espace. Une chose viscérale, une rature. Elle contient la promesse de la vibration, du rythme, de la fête émancipatrice, sur un air de Maloya. Au mur, une peinture évoque une onde qui se propage à la surface de l’eau. « C’est celle d’une grenouille que j’ai entendue au cœur de la cité d’Aubervilliers où je travaille. Sa reverb est ici, tu peux la toucher. » Je m’approche de l’amas de grelots fixé sur le miroir et le saisis. 6. Alors que les premières notes résonnent et que la chorale s’élance, j’essaye de faire le point. Je pense à la « préhension », définie par Whitehead comme une « perception sans cognition », qui incorpore certains aspects de la chose perçue. Je crois comprendre qu’aucun être ne préside à sa mise en relation. Tout est cosmos. L’artiste m’interrompt : « Le corps ne s’attend pas à ce que tu l’entraînes comme un métronome. Je le tiens de Milford Graves, un grand maître du rythme. S’il y a des décalages entre chaque battement, c’est que ton cœur va bien. » J’écoute le concert sans me soucier du lendemain ni de son horloge atomique. 1 — Me revient en mémoire la définition qu’Alfred Hitchcock donne de ce terme lors d’une conférence à l’Université de Columbia en 1939 : « C’est l’élément moteur qui apparaît dans n’importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs, c’est presque toujours le collier, et dans les histoires d’espionnage c’est fatalement le document. » C’est un objet, un personnage, un événement qui sert d’amorce, de prétexte à l’intrigue, mais se révèle bien souvent par la suite anecdotique.

Vue du concert de Shrouded & Marmelade & Guests, le 2 décembre 2021, Lavoir Public, Lyon © Lucas Zambon


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Julien Tiberi, Frog, 2021, grelots, ventouse, dimensions variables © Jèsus Alberto Benitez

Julien Tiberi La Salle de bains, Lyon 14 octobre - 18 décembre 2021


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

C O S M O L O G I E D U V I VA N T E T D E S M U TA N T S PA R P E D R O M O R A I S

Vue de la performance, Eddy Ekete, Mantchatchaman, canettes en aluminium, 2009, lors du vernissage de l’exposition « La sagesse des lianes », 2021, Centre international d’art et du paysage, Vassivière, commissariat Dénètem Touam Bona © Gaëlle Deleflie


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Si nombre de chercheur·euse·s actuel·le·s réfléchissent non pas « sur » des éléments  du  vivant,  mais  en  partant  de  leur  agentivité  –  le  champignon  pour  Anna Tsing ou le lichen pour Vincent Zonca  –, le philosophe Dénètem Touam Bona s’est emparé de la liane, en tant que curateur de l’exposition « La sagesse des lianes » au Centre international d’art et du paysage de Vassivière, non seulement pour réhabiliter la complexité d’un monde décentré de l’humain, mais aussi pour affronter certains points aveugles coloniaux de la pensée écologique. Ce chantier est désormais activé par des penseur·euse·s comme Malcom Ferdinand et  son  ouvrage  Une  écologie  décoloniale :  Penser  l’écologie  depuis  le  monde  caribéen, mais Dénètem Touam Bona cherche davantage à introduire une cosmogonie poétique extra-occidentale, capable de résister à l’encadrement du langage universitaire dominant. Il a publié en parallèle de l’exposition un essai du même titre, à partir du motif de la liane, le « lyannaj », ces formations végétales sans tronc qui s’assoient et se mêlent aux autres espèces pour avancer, formant un enchevêtrement inextricable qui constituait jadis une entrave à la pénétration coloniale et au régime des plantations. « Le lyannaj renvoie donc aux premières pratiques de contre-plantation et à l’autodéfense des puissances sylvestres […] En créole, lyann désigne ce qui permet de faire cercle, de faire corps ensemble, mais aussi d’encercler les dominants par une fine trame de conjurations continuelles, depuis les fuites et les sabotages jusqu’à l’insurrection générale, en passant par les pratiques de contre-plantation du “ jardin nègre1”. » Évoquant Les sous-communs de Fred Moten et Stefano Harvey, il y associe le principe du refuge pour reconstruire une humanité niée, produisant une version clandestine de la réalité à travers des gestes furtifs. Et s’il remet en question certaines notions écologiques – il préfère « cosmocide » à écocide, car ce dernier ne rend pas  compte  de  la  destruction  d’un  monde  « peuplé  d’ancêtres,  d’esprits  d’animaux, d’êtres du rêve, de forces élémentaires » – il questionne aussi la notion d’identité à travers l’image d’une fugue végétale, rappelant que la liane n’est pas une espèce, appartenant à des familles végétales distinctes. Il n’est pas si surprenant de retrouver une exposition autour de la pensée afro-diasporique sur une île du Limousin, vu sa longue histoire de résistance, d’accueil de réfugié·e·s et d’invention de formes politiques radicales. Ce lien est mis en perspective dans une installation vidéo de Camille Varenne et Galadio Gaboré qui relie les luttes de Thomas Sankara au Burkina Faso et des figures du plateau de Millevaches, comme l’auteur engagé de romans policiers Serge Quadruppani. De la même manière,  Nicolas  Pirus  met  en  résonance  l’histoire  des  anciennes  mines  d’uranium de la région avec leur transfert au Niger, en faisant remonter les fantômes de corps exploités dans la tour du centre d’art, pour une critique de l’extractivisme et de l’écologie euro-centrée. Plusieurs œuvres font appel à une dimension performative ou rituelle, ou en sont indissociables, à l’image des troncs d’arbre enveloppés par le langage de l’artiste réunionnais Jack Beng-Thi, des poèmes du Malgache Raharimanana ou des offrandes faites aux mort·e·s des esclaves et marrons de l’île de la Réunion de Migline Parounamou. La vidéo des artistes Nicola Lo Calzo et Hugo Rousselin propose une contre-histoire des subalternes, réunissant du théâtre de rue à São Tomé (mélangeant culture bantou et référen­ces à Charlemagne), ou des cérémonies vaudoues à Haïti intégrant des personnes non-binaires. Renvoyant à l’importante tradition du portrait dans la photographie des identités afro-diasporiques, Véronique Kanor propose à chacun·e de se réapproprier son image avec un Afromaton mobile – un photomaton construit


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CRITIQUES D'EXPOSITIONS

en carton et tissu. Pourtant, les projets les plus agissants intègrent une dimension collective ou communautaire, en contradiction parfois avec le principe d’expo­ sition. L’artiste réunionnaise Florans Féliks est arrivée à donner vie à l’espace avec des matériaux, objets transitionnels, vidéos et documents sur la communauté de femmes Kazkabar, à laquelle elle appartient, espace de réflexion à ciel ouvert, où s’échangent soins et savoir-faire en lien avec la transmission de la culture créole, autour du chant et du tressage. Tandis que l’École des Mutants, initiée à Dakar par Hamedine Kane et Stéphane Verlet-Bottéro (rejoints par Valérie Osouf, Boris Raux et Nathalie Muchamad) met en place la possibilité d’une université sans murs, fondements ou organisation, inspirée des Batoutos, le peuple à venir d’Édouard Glissant dans son roman Sartorius. Le nom de cette école renvoie directement à l’Université des Mutants, l’espace expérimental fondé par Léopold Sédar Senghor sur l’île de Gorée, et plus largement aux utopies éducatives des indépendances post-coloniales ; et la fragilité tenace de leur micro-architecture gorgée  d’objets,  de  collaborations  et  d’un  manifeste,  est  ce  qui  convoque  le  mieux   les Esprits de la Relation voulus par « La Sagesse des Lianes ». Des mutant·e·s déjà évoqué·e·s par Félix Guattari et Suely Rolnik dans Micropolitiques : « Je crois qu’il existe un peuple de mutants, un peuple de potentialités qui apparaît et disparaît, s’incarne en des faits sociaux, en faits littéraires, en faits musicaux […] C’est ça la révolution moléculaire : ce n’est pas un mot d’ordre, un programme, c’est quelque chose que je sens, que je vis dans des rencontres, dans des institutions, dans des affects2. » 1 — Dénètem Touam Bona, Sagesse des Lianes, Paris : Post-éditions, 2021 2 — Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Paris : Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007 [1986]

Migline Paroumanou, Legacy [détail], 2021, installation, terre cuite, grès et porcelaine, « La sagesse des lianes », 2021, Centre international d’art et du paysage, Vassivière, commissariat Dénètem Touam Bona © Gaëlle Deleflie


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Vue de la performance, Carole Chausset, Les écorcés, lors du vernissage de l’exposition « La sagesse des lianes », 2021, Centre international d’art et du paysage, Vassivière, commissariat Dénètem Touam Bona © Gaëlle Deleflie

« La sagesse des lianes » Avec Carlos Adaoudé, Jack Beng-Thi, Carole Chausset, Florans Féliks, Hawad, Véronique Kanor, Nicola Lo Calzo & Hugo Rousselin, Myriam Mihindou, Migline Parounamou, Nicolas Pirus, Raharimanana, Sylvie Séma, Shivay La Multiple & Eddy Ekete, The School of Mutants (Hamedine Kane, Stéphane Verlet-Bottéro, Valérie Osouf, Boris Raux, Nathalie Muchamad), Camille Varenne & Galadio Kaboré. Performance de Florence Boyer/Cie Artmayage. Commissariat : Dénètem Touam Bona Centre international d’art et du paysage, Île de Vassivière 18 septembre 2021 – 9 janvier 2022


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L A C E N T R A L E , L E PA R T I - P R I S D E L A D I S TA N C E PA R C A R I N K L O N O W S K I

Vue de l’exposition, Clément Rodzielski, « Un pochoir », La Centrale, 2019-2020. Courtesy de l’artiste et de La Centrale


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Un nom d’espace d’art qu’on croit déjà connaître : on pense à un grand espace, sol en béton ciré, pourquoi pas ancien local industriel. On n’a pas tout faux, mais on est tout de même loin du compte. De prime abord, La Centrale a quelque chose de difficile à saisir, de presque évanescent. Est-ce un vrai lieu ? Y a-t-il véritablement des expositions ? On trouve beaucoup d’images en ligne, de la documentation, mais pas d’adresse, pas âme qui vive sur les photographies… À   peine  pense-t-on  avoir  identifié  quelque  chose  qu’aussitôt  les  pistes  sont  brouillées. Si l’on envisage la question du centre comme un entre-deux, on se rapproche de la nature de cet espace d’exposition. Car c’est bien la distance qui est la dynamique et condition de visibilité de La Centrale. Partant du principe que nous –  artistes  exposant·e·s  compris·e·s  –  percevons  une  grande  partie  des  expositions   via des traces écrites et/ou photographiques, Nicolas Tourre et Magali Brénon, fondateur·rice·s de l’espace, ont placé éloignement et documentation au cœur de leur projet. Celui-ci, sobrement décrit comme artist-run space (vous n’aurez rien de plus, que ce soit sur Facebook ou Instagram1), est né en 2019, et compte à ce jour dix-huit expositions, d’artistes français·e·s et internationaux·ales. Chacune d’entre elles a duré quinze jours et a largement été documentée sur les réseaux sociaux ainsi que sur le site des éditions Naima2. Si l’on doute encore de la réalité du lieu, on peut néanmoins en estimer les contours via les photographies que l’on trouve sur ces pages web : deux murs blancs, deux parois vitrées, formant un cube de tôle verte et de verre perché sur pilotis au milieu d’un cadre naturel comptant quelques vestiges industriels. La Centrale se situe donc bien quelque part, à savoir en Ardèche (mais on ne vous dira pas exactement où, ce serait trop facile), sur le terrain d’une sablière toujours en service, et plus particulièrement dans une ancienne centrale à béton dont l’activité d’extraction a cessé en 2007. Cette infrastructure une fois nettoyée, repensée et restaurée, a changé de fonction et donné son nom à l’artist-run space. Mais si le lieu a bien une réalité physique, matérielle, documentée, il n’en demeure pas moins que son accessibilité et son fonctionnement le rendent – inévitable­ ment  –  distant.  Outre  sa  situation  géographique  mystérieuse  et  quelque  peu  isolée,   le parti-pris de Nicolas et Magali de préserver l’espace indépendant, autogéré bénévolement et sans subvention, informe sur la manière dont les expositions sont organisées, montées et ouvertes au public. Avec une économie plus que légère, partagée entre elleux et les artistes invité·e·s – condition d’emblée com­ muniquée à celleux-ci –, transports et accrochages s’organisent « maison », le plus souvent sans la venue des artistes, et donc par Nicolas et Magali. Artistes, autrice, éditrice et enseignant, iels prennent le temps des vacances scolaires pour déplacer leurs activités en Ardèche afin de se consacrer aux expositions, conditionnant par là l’économie temporelle des deux semaines de visibilité. L’accrochage se fait généralement en visio, en dialogue avec les artistes, laissant place à un véritable échange malgré l’éloignement. Aussi, aucun communiqué de presse, aucun vernissage. « C’est sec et pas convivial », mais ça laisse la place à autre chose…


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Être hors des contraintes, stéréotypes ou financements institutionnels revêt un aspect tant fragile que libérateur, et rend le fonctionnement du lieu très vivant. La production et le commissariat sont libres, les artistes sont invité·e·s sans forcément avoir rencontré Nicolas et Magali au préalable, par intérêt pour leur travail, par une envie d’échange et de surprise. Iels ont carte blanche, et tout se construit dans de précieux moments de discussion. Une fois l’accrochage terminé, pas d’ouverture en grande pompe donc. Des visites sont possibles, soit parce que l’on a déjà l’adresse, soit parce qu’on l’a demandé sur les réseaux, soit encore parce que l’on passe par là pour acheter des matériaux de construction, mais jamais au hasard d’une promenade. Pour entrer, il faut le demander. Loin d’être un piège, le cadre surprenant et cette contrainte d’ouverture invitent plutôt à la discussion. La sablière étant toujours en activité, il y a du passage, des camions, des client·e·s, et La Centrale fait véritablement irruption dans ce réel, avec lequel elle crée frictions, rencontres et rapprochements formels dont on a assez vite envie de parler. Mais  à  moins  d’y  aller,  on  n’en  aura  aucune  idée.  Car  ce  que  l’on  voit  sur  Instagram et sur Facebook, ce sont des prises de vues cadrées avec soin pour qu’une lumière hivernale trop blafarde ou un camion fluo n’interfèrent pas trop avec les œuvres. Rien n’est truqué ceci dit, seulement adapté au support de diffusion et à ce contexte de perception des expositions, que l’on voit de plus en plus à l’écran, surtout après une année de fermetures sanitaires. Les expositions sont également accessibles via des livrets numériques, réalisés par Magali puis diffusés sur le site des éditions Naima. Ils n’existent qu’à cet endroit, arrivent toujours « après coup », une fois l’expo terminée, loin d’une ambition de commu­niqué de presse. Ils sont de petites éditions, témoins de quelque chose qui s’est passé. Malgré l’archivage en ligne, l’idée d’une expérience d’exposition comme éphé­ mère est donc conservée par ces décalages visuels, géographiques et temporels. Créée un an à peine avant l’avènement des communications à distance et des expositions en ligne, La Centrale se propose d’être un entre-deux de l’expérience de l’exposition, in situ et online. Liens, rencontres, événements et travail de l’espace entrent donc véritablement en dialectique avec la distance, et n’en ressortent que plus prégnants, d’autant plus si l’on fait le déplacement jusqu’à l’ancienne centrale à béton pour les éprouver. 1 — Voir les comptes Instagram @lacentralears et Facebook @artistrunspace.lacentrale. 2 — Voir sur le site de Naima : www.naimaunlimited.com/categorie/editeur/la-centrale


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Vue de l’exposition, Hannah Lees, « Cranes in the sky », La Centrale, 2019. Courtesy de l’artiste et de La Centrale

Vue de l’exposition, Laura Porter, « Golden Grammar », La Centrale, 2020. Courtesy de l’artiste et de La Centrale


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L E C E N T R E D ’ A RT B A S T I L L E

PA R I S A B E L L E H E N R I O N

Vue de l’exposition, Martin Belou, « Aguardiente », 2021, Centre d’art Bastille, Grenoble, installation in-situ, bois, calebasses, eau, creuset, différents matériaux de recouvrement. Co-production entre l’artiste et le Centre d’art Bastille © Christophe Levet


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Le centre d’art Bastille à Grenoble est un lieu à la visibilité quelque peu paradoxale. Perché sur les hauteurs du fort de la Bastille, site touristique emblématique de la ville, il est accessible par les « bulles de Grenoble », téléphérique urbain en service depuis 1934. Le site jouit d’une forte affluence : autour de 350 000 visiteur·euse·s par an, dont quelques 15 000 à 18 000 poussent la porte du lieu d’exposition. Une fréquentation non négligeable pour un centre d’art contemporain, mais qui  ne  représente  pourtant  qu’une  toute  petite  fraction  –  environ  cinq  pourcent  –   des personnes venant apprécier la vue panoramique sur la ville. Situé dans un cul-de-sac à l’arrière de la gare d’arrivée du téléphérique, le centre d’art n’est en effet pas évident à trouver. À cause du statut patrimonial du fort, les négociations pour installer une signalétique fléchée et visible ont mis plusieurs années à aboutir. Son accessibilité est complexifiée par la politique tarifaire du téléphérique, par les aléas de la météo, mais aussi par un manque de moyens en communication et en médiation. À l’inverse pourtant, les photographies d’exposition du centre d’art Bastille, du fait de la nature très photogénique du lieu, circulent largement via les portfolios des artistes y ayant exposé et lui procurent une renommée nationale et internationale. Il en résulte une visibilité à la fois accrue et confidentielle. J’ai moi-même – installée dans la région depuis peu – visité le centre d’art pour la première fois à l’occasion de la rédaction du présent article, alors que j’avais « vu » un bon nombre des expositions à travers leur documentation photographique. Le lieu se présente ainsi pour plus d’une raison comme un écrin. Composé de quatre salles voûtées qui se succèdent en cascade sur trois niveaux, il s’ouvre par deux baies vitrées sur la vue de Grenoble. L’architec­ture en pierres de taille est celle d’un fort de défense : les murs épais fournissent de la protection, tandis que les ouvertures permettent de voir – de surveiller et de viser. Elles font aujourd’hui rentrer de manière symbolique la ville dans le centre d’art. Son architecture se pose alors en parfait écho à sa visibilité paradoxale, métaphore de l’art contemporain lui-même : alors que le lieu se tourne vers la cité et en accueille la présence, il demeure peu visible depuis l’extérieur et son accès peu évident. L’histoire du centre d’art, qui fêtait ses quinze ans en 2021, débute pourtant au cœur de Grenoble. L’association Lieu d’images et d’art est créée en 2004, à la suite de la fermeture de la galerie d’art contemporain La Nouvelle Galerie. À la recherche de nouveaux locaux, l’association intègre finalement un des espaces du fort militaire, en réfection à cette époque-là. Elle se structure en centre d’art en 2005, pour ouvrir ses portes aux publics en 2006. Depuis l’arrivée d’Emilie Baldini à la direction du centre d’art en 2015, l’accent est mis sur les expositions monographiques et les productions in situ. Un choix qui n’étonne pas, tant le lieu exige de penser le dialogue entre l’architecture et les œuvres qui s’y déploient. Pour les artistes invité·e·s, il s’agit d’un exercice à la fois excitant et complexe, et qui est, lui aussi, une histoire de points de vue. Certain·e·s, comme Martin Belou, choisissent de jouer avec la vue plongeante, depuis les balustrades. Il prolonge l’architecture en cascade en


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Vincent Mauger, Sans titre, 2019, parpaings et structure bois, « Les terrains incertains », Centre d’art Bastille, Grenoble, 2019. Production Centre d’art Bastille © Christophe Levet

Thomas Teurlai et Ugo Schiavi, Loots, 2012-2019, prélèvements de graffitis roulés. Courtesy des artistes © Christophe Levet


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créant un circuit d’eau fermé serpentant entre les étages, à travers une série de calebasses patinées, posées sur des tables construites avec les chutes de l’installation de Vincent Mauger. Ce dernier avait quant à lui opté pour contrain­ dre les regards et cloisonner les espaces, cassant l’architecture existante en construisant un plancher incliné qui accueille un paysage en parpaings sculptés. D’autres artistes, comme le Nøne Futbol Club, placent leurs œuvres de manière à se tourner vers la ville, face à la grande baie vitrée. À l’inverse, Thomas Teurlai décide d’obstruer les vitres pour accentuer l’ambiance souterraine des caveaux, accueillant une collection de graffitis prélevés sur leurs murs d’origine et stockés, tels des artefacts archéologiques, dans un display de réserve de musée. Les œuvres et leur contexte d’exposition jouent ainsi à se mettre mutuellement en valeur, à se parasiter, à se contrebalancer. Martin Belou, dont j’ai pu visiter l’exposition, explore délibérément les possibilités d’interaction, voire de conta­ mination, entre l’architecture et les œuvres : plusieurs compositions de calebasses sont positionnées de manière à répondre aux moisissures se développant le long des nombreuses infiltrations sur les murs, au risque de se faire envahir par elles. L’artiste aurait même demandé à Christophe Levet, photographe des expositions, d’inclure les détails de ces compositions végétales et minérales dans la documentation de son installation. Il s’agit donc, là encore, d’une question de point de vue et de cadrage, de choix d’ouverture et d’exposition, au détriment de la protection initialement offerte par le fort.


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A RT S V I S U E L S À C L E R M O N T- F E R R A N D : SE RAPPROCHER ET COOPÉRER

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Vue de l'espace d'accrochage, installation de Julie Kieffer © Artistes en Résidence/Les Ateliers


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À l’échelle nationale, nombre d’ateliers d’artistes et de structures dédiées aux arts visuels ont une économie fragile. Il est devenu essentiel d’imaginer de nouveaux schémas de coopération et de mutualisation afin d’engager une réflexion autour de nouvelles ressources pour tenter de dé-précariser le secteur. La mutua­lisation de lieux et d’équipements n’est pas chose récente, mais, de nos jours, elle apparaît plus visible. Elle est donc devenue un enjeu majeur pour répondre à une nécessité matérielle au regard du statut précaire des artistes ou face à une envolée des prix de l’immobilier. Ainsi ont émergé des initiatives variées telles que le Wonder1 ou le Doc!2 à Paris, Bermuda à Sergy ou encore, plus récemment, l’Espace Montebello3 à Lyon. Les pratiques de mise en commun sont de plus en plus valorisées par les pouvoirs publics. À Clermont-Ferrand, la municipalité et la métropole se sont engagées dans une politique volontariste en faveur des arts visuels. En 2017, le collectif Les Ateliers4, Artistes en résidence5 et l’espace d’exposition In extenso6 ont par exemple été sollicités pour penser un projet commun et investir l’espace muni­cipal La Tôlerie7. Cette confiance réciproque avec les collectivités a permis au collectif Les Ateliers et à Artistes en résidence de s’inscrire sur le projet de La Diode. Plusieurs associations culturelles sont déjà implantées depuis plusieurs années dans cette friche artistique et culturelle : VIDEOFORMES (art numérique), La Maison des Jeux, le Chœur Régional d’Auvergne et Boom’Structur – pôle chorégraphique. Artistes en résidence (lieu de résidences créé en 2011) et Les Ateliers (collectif d’ateliers d’artistes créé en 2013) sont de facto très liés. Les deux associations ont très rapidement mutualisé leurs outils, moyens et compétences, d’autant qu’elles se trouvaient dans le quartier du Brézet, à seulement quinze minutes l’une de l’autre. Leur installation sur le site de La Diode est finalement la concrétisation logique d’un rapprochement sur un même site de deux associations ayant des missions différentes, mais complémentaires. En effet, Artistes en résidence accorde à des plasticien·ne·s un espace de travail, un hébergement et un soutien financier pour que celleux-ci puissent développer un travail de recherche et de création. L’association organise également des résidences croisées avec des partenaires à l’international. Quant aux Ateliers, ils proposent à des artistes des espaces individuels pour une durée de six mois, renouvelable une fois. Répondant à un enjeu économique certain, la cotisation mensuelle reste volontairement abordable (50 euros par mois et par espace). Nombreuses sont les associations à choisir un modèle d’organisation horizontale, collégiale et transversale. Artistes en résidence et le collectif Les Ateliers ont également opté pour ce mode de fonctionnement. Après des décennies de structuration pyramidale dans le monde de l’art, on constate que les nouvelles générations d’artistes et d’acteur·rice·s de la filière tentent de s’en défaire. Depuis août 2021, les deux associations occupent trois hangars, sur une surface totale d’environ 2000 m2, mis à disposition par Clermont Auvergne Métropole. Artistes en résidence et Les Ateliers ont eu l’opportunité d’établir un cahier des charges leur permettant d’obtenir des espaces adaptés à leurs activités. Ainsi, l’association Les Ateliers dispose de dix-sept ateliers individuels, et trois


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sont dédiés à Artistes en résidence. Les deux entités ont également imaginé des espaces communs : ateliers réservés à la céramique, au bois ou encore au métal et même un espace d’accrochage. Le lieu reste ouvert aux non-résident·e·s, offrant la possibilité à des artistes d’occuper « l’espace projet ». Les associations conçoivent ce nouvel espace de production comme un lieu d’émulation propice aux rencontres où peuvent se tisser des liens formels et informels entre les artistes et autres acteur·rice·s culturel·le·s. Cette nouvelle installation sur le site de La Diode permettra sans aucun doute de démultiplier, de renforcer et de pérenniser les activités déployées et amorcées jusqu’alors. 1 — www.lewonder.com 2 — www.doc.work 3 — www.montebello.ooo 4 — www.lesateliers.eu 5 — www.artistesenresidence.fr 6 — www.inextensoasso.com 7 — www.latolerie.fr

Vue des espaces de vie commune © Artistes en résidence / Les Ateliers


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Vue des espaces de travail © Les Ateliers // Artistes en résidence, vue de l'atelier partagé par (de gauche à droite) : Nat Bloch Gregersen, Hatice Pinarbasi, Pierre-Olivier Arnaud © Artistes en résidence


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INTRODUCTION PA R J U L I E P O RT I E R

Dommage que la périodicité de La belle revue, dans sa version papier, ne permette pas de reprendre un texte là où on l’avait laissé au numéro précédent, à la manière d’un roman-feuilleton dans un journal parisien du XIXe siècle, la mention  « à  suivre… »  au  bas  de  la  colonne.  « Demandez  La  belle  revue !  Découvrez   ce qui est arrivé aux zombies qui voulaient faire la révolution ! », entendrait-on au petit matin, dans les rues de Clermont-Ferrand... Quand il s’agit de se réunir une fois par an pour décider du thème d’un dossier qui paraîtra neuf mois plus tard, certes, on ne sait plus très bien comment on en est arrivé·e·s là, mais l’on doit surtout convenir que le rapport entre le thème choisi et l’actualité brûlante tient de la coïncidence. Au demeurant, une certaine continuité se fait sentir dans cette rubrique, qui depuis quatre ou cinq ans pioche un motif récurrent dans le champ de vision de l’art actuel pour l’envisager comme un paradigme de l’époque ou de ce que nous pouvons attendre de la création artistique, et ce,  dans  une  perspective  de  plus  en  plus  clairement  politique.  En  d’autres  termes :   comment ces motifs mis en réflexion se présentent-ils comme des motifs de résistance, ouvrent-ils des espaces critiques et suggèrent-ils des chemins d’émancipation ?


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Nous nous étions donc quitté·e·s en 2021 sur un air d’Afrika Bambaataa en se figurant une communauté de zombies sur un dancefloor. Aussi pourra-t-on apprécier la constance du comité éditorial – dans sa pluralité et sa mutabilité, puisqu’il a été rejoint par sa nouvelle directrice pour ce numéro – passant de La nuit des morts vivants à la nuit tout court, qui, ici célébrée, nous rappelle qu’elle appartient bien aux vivant·e·s. C’était avant que le continent européen ne glisse dans les ténèbres de la guerre et que ne ressurgisse chez certain·e·s le spectre du grand black out nucléaire. Tant s’en faut, le thème s’est imposé avec le constat d’une multiplication des références au monde de la nuit dans la création contemporaine et en particulier chez une jeune génération qui, entre autres, emprunte des figures et des artefacts aux communautés drag ou aux pratiques BDSM. Remettant à plus tard l’interrogation de ces procédés mimétiques ou la légitimité de ces appropriations – même si la question est soulevée – nous souhaitions savoir, ou nous remémorer, ce que nous offre la nuit. Le contexte désigné était donc la longue fermeture des clubs et la succession des périodes de couvre-feu plutôt que la vraie guerre. Le sujet de la nuit n’en est pas moins sérieux, tant l’expérience que nous en faisons reflète l’état du monde capitaliste et de la démocratie, si l’on se réfère respectivement au célèbre 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil1 de Jonathan Crary et au philosophe français Michaël Fœssel, auteur en 2017 de  La  Nuit.  Vivre  sans  témoin2.  Pour  lui,  la  nuit  admet  des  rapports  plus  égali­taires   que  le  jour,  ce  qui  repose  sur  une  logique  du  visible  et,  pour  nous,  rejoint  d’emblée une approche esthétique de la nuit. Contrairement à la lumière émise depuis une source autour de laquelle tout gravite, l’obscurité, suggère-t-il, n’a pas de centre,  ou  alors  une  multitude  de  centres.  De  plus,  les  différences  seraient  perçues   avec plus de tolérance dans la vie nocturne, la vue altérée ne pouvant plus fonctionner comme un instrument de discrimination ni de comparaison. Qu’ils prennent le parti du noctambule ou du dormeur, Crary et Fœssel alertent  simultanément  sur  le  risque  de  disparition  de  la  nuit  à  mesure  que  gagnent   du terrain les logiques productivistes et consuméristes mais aussi les politiques sécuritaires. L’un comme l’autre accusent l’éclairage blanc des néons qui « abolit le rythme naturel du lever et du coucher du soleil pour donner naissance à un troisième temps dévolu à la consommation et au travail en continu. [Sous] cette lumière, ajoute Fœssel, qui ne crée pas d’ombre et facilite le repérage par la vidéosurveillance, […] il n’y a plus d’abri où vivre des expériences d’abandon de soi3. » Crary évoque de son côté un « monde identique à lui même » sous « l’effet de cette clarté frauduleuse qui est censée s’étendre à toutes choses et tuer dans l’œuf toute part de mystère ou d’inconnaissable ». La nuit serait en voie de disparition dans un mouvement d’aplatissement du monde sous la lumière blanche des néons et dans la lumière bleue des écrans où il n’y a plus de différence entre ce qui est exposé et ce qui existe. D’où peut-être la manifestation du nocturne dans l’espace de l’art par le biais de fétiches ou de réactivations, au risque parfois de muséifier la nuit. C’est cette ambiguïté que l’on pouvait voir habilement traduite dans le « Cruising Pavilion » imaginé par un collectif de curateurs et d’artistes4 pour la Biennale d’architecture de Venise en 2018. À la marge de leur exposition au format back room, ils évoquaient la digitalisation des pratiques de drague où se perdent, avec l’expérience de l’inconnu, certains usages nocturnes et transgressifs de l’architecture urbaine.


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C’est bien en termes d’expérience et non de représentation que les auteur·ice·s des textes qui suivent appréhendent la nuit, non pas comme le simple opposé du jour, mais un espace et un temps spécifiques à habiter et à pratiquer. Aussi le titre de ce dossier suggère-t-il du clair de lune une forme verbale : moonlighting, qui dans sa traduction désigne à la fois un travail non déclaré et un complé­ ment de salaire. L’artiste François Durel a les idées claires au sujet de l’obscurité, dont il déroule les aspects philosophiques et politiques dans un entretien avec Lou  Ferrand.  Ensemble,  ils  arpentent  la  nuit  au  départ  d’une  promenade  urbaine,   l’occasion pour l’autrice de convoquer les dérives situationnistes et leur versant nocturne grâce au récit de Michèle Bernstein5, l’une des très rares femmes du groupe, qui nous rappelle à quel point le projet de rendre la vie plus intéres­ sante au sacrifice de l’ordre social s’accordait avec une pratique du libertinage. Fallon Mayanja, elle aussi, a beaucoup déambulé dans Paris la nuit. Avec Marie Bechetoille, elle analyse le rapport que son travail entretient avec la nuit, celle qu’elle « fait tomber » avec l’ordre du visible au profit d’une écoute profonde, convoquant tout le corps. L’expérience esthétique qu’elle élabore dans ses perfor­ mances et ses installations sonores prend le parti de la nuit et des conditions de perception qu’elle offre, où la vue cède à l’acuité des autres sens. L’occasion encore de considérer les notions classiques d’esthétiques liées à la nuit, elle qui résiste à sa reproduction mécanique – d’ailleurs certains clubs interdisent les photographies. Tou·te·s les artistes réuni·e·s dans ce dossier s’accordent à dire que  la  nuit  résiste  aussi  à  toute  forme  de  théorisation  à  son  égard,  qu’elle  s’éprouve   plus qu’elle ne se pense, y compris quand elle se veut le terrain d’expérimen­ tation  de  notions  comme  l’identité  ou  le  collectif.  C’est  ainsi  que  Gérald  Kurdian   travaille la nuit au sens transitif du verbe. Son projet multi­forme sous le titre Hot Bodies offre un espace d’expérimentation collectif dont l’efficience sociale ou politique ne pourra être déduite que de la pratique de la danse, de la discussion ou  du  sexe.  Pour  finir,  les  curatrices  Liza  Maignan  et  Fiona  Vilmer  nous  ramènent   dans  le  monde  des  objets  via  un  texte  à  quatre  mains  qui  se  lit  comme  une  expo­ sition rêvée. Elles reviennent sur leur projet « Sleep No More » organisé en 2021 et prolongent leur réflexion dans une sorte de dortoir imaginaire, où le lit se rappelle à nous comme un objet intime et politique. 1 — Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris : La Découverte/Poche, 2016 2 — Michaël Fœssel, La Nuit. Vivre sans témoin, Paris : Autrement, « Les grands mots », 2017 3 — Michaël Fœssel, entretien avec Damien Dubuc, « Michaël Fœssel : La nuit est propice aux expériences égalitaires », lemonde.fr, 30 juin 2017 [DOI : https://www.lemonde.fr/tant-de-temps/article/2017/06/30/michael-f-ssel-la-nuit-estpropice-aux-experiences-egalitaires_5153463_4598196.html, consulté le 11 mars 2022] 4 — Composé de Pierre-Alexandre Mateos, Rasmus Myrup, Octave Perrault et Charles Teyssou. 5 — Michèle Bernstein, La nuit, Paris : Allia, 2013 [1961]


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A R E I G N O F L O V E T H AT R E E K S O F D E AT H E N T R E T I E N AV E C F R A N Ç O I S D U R E L

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François Durel, From the red core till the black sky, 2020, cuir, tiges de métal, verre, LED rouge issue de feux de circulation. Courtesy de l’artiste


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Lou Ferrand Le concept situationniste de « psychogéographie1 », liant la ville à quelque chose de l’ordre des émotions ou du désir, et plus précisément le livre La Nuit de Michèle Bernstein, dans lequel deux personnages dérivent toute une nuit dans une ville devenue labyrinthe, me sont venus en tête au moment de préparer cette conversation. J’aimerais l’introduire en t’interrogeant sur le rôle qu’a pu jouer ta propre expérience de la ville et de la nuit. François Durel La dissection de l’espace urbain, permise au travers de son appréhension nocturne, m’est apparue très tôt comme une occasion d’explorer des formes d’existence qu’il m’était difficile de faire cohabiter avec le monde diurne. La nuit permet une forme d’élasticité du discours et des actes qui tranche avec le caractère disciplinaire et organisationnel du jour, et représente alors une zone salvatrice au travers de laquelle il devient possible de s’abandonner à des désirs et des pratiques qui ne trouveraient peut-être pas leur place autrement. C’est de cette manière que la nuit m’a permis d’approfondir certaines facettes de mon identité et de ma sexualité. La psychogéographie théorisée par Debord pose la pratique de la dérive comme une alternative à la rigidité des fonction­ nalités urbaines. La nuit, dont la porosité permet à l’architecture de se déployer au travers de formes infinies, représente une zone propice à la réinvention du quotidien. Les architectures les plus tangibles perdent alors de leur crédibilité et se dévoilent à nous sous la promesse d’une subversion, celle qui destitue la perspective comme unique mode de réception et de compréhension des lois spatiales. C’est en ce sens que la nuit est sublime : elle nous invite à questionner les certitudes limitantes du jour et à les transgresser par le biais de l’expérience. Cela m’évoque par exemple la pratique du cruising, qui atteint son apogée lorsque les corps sont rendus à leur anonymat et que la nuit altère le lien qui unit la vision au discernement (je pense notamment au projet du Cruising Pavilion2 sur le sujet). La nuit résiste, à mon sens, à toute interprétation théorique qui l’enfermerait dans une définition d’espace ou de temporalité. Je préfère donc utiliser le mot « zone » pour en parler, une notion plus immatérielle qui me semble résister à des tentatives de définitions étroites ou de cartographies précises. LF Ne pas considérer la nuit comme seule temporalité permettrait ainsi de rejouer ce qu’elle nous apprend dans le jour. La première nous aiderait à penser le second… FD Entrer dans la nuit demande d’abandonner toutes les lois de causalité qui conditionnent le monde au travers d’un prisme de pensées étroites et binaires, afin d’aller vers le complexe, le paradoxal. Il semblerait que notre désir d’hypervisibilité  ait  investi  la  plupart  des  facettes  de  notre  quotidien  et  que,  par  conséquent,   notre peur de l’inconnu soit encline à s’aligner avec une intention de surdéfinir, ou de sur-identifier. La nuit nous invite à faire l’inverse, en opérant sur notre psyché un processus de désacralisation de la raison comme seul mode de perception du monde. Peuvent alors émerger des sentiments contradictoires et donc fertiles au développement d’imaginaires et de pensées complexes. C’est notamment le cas du sentiment d’étrangeté, qui défie les lois dichotomiques qui voudraient le définir au travers du prisme moral du bien ou du mal, ce qui en fait un sentiment qui n’est ni agréable, ni désagréable. Mark Fisher en parle dans son livre The Weird and the Eerie. Il décrit ce sentiment, souvent utilisé au cinéma dans la réalisation de films d’horreur, par sa capacité à bouleverser


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le déroulé de l’action et entraver la narration. Il existe au travers de la présence d’un élément intrusif qui ne devrait pas être là, ou, à l’inverse, par l’absence suspicieuse d’un élément qui devrait l’être. Ce sentiment joue donc un rôle déstabilisant et nous oblige à faire face à notre peur de l’inconnu en provoquant le doute. C’est ce même sentiment que je tente de convoquer et d’étirer jusque dans mes sculptures. LF Parfois, en regardant certaines de tes sculptures, je ne peux m’em­ pêcher d’y projeter une forme de personnification et de les consi­dérer presque comme des créatures qui pourraient s’incarner. Peut-être que cela s’est exemplifié en apprenant que tu dormais avec elles, ce qui, j’imagine, a également pu bouleverser le rapport que vous entretenez ? FD Il est clair que le fait de vivre et de travailler dans le même espace que mes sculptures a largement contribué à les doter d’une dimension empirique, fondée sur mon expérience de la ville et mon rapport à la nuit. Vivre avec elles a certainement eu une incidence sur le rythme et la temporalité à travers laquelle je leur permets d’exister, dans une dimension quasi-rituelle, puisque je travaille aussi  essentiellement  de  nuit.  Il  n’est  pas  tant  question  de  créatures  que  de  projections   quasi-fantasmagoriques, qui viendraient se superposer sur des formes déjà existantes et s’agglomérer sur des tiges de métal distordues et tranchantes. Elles sont ainsi douées de sensations, amplifiées par mon utilisation de matériaux comme le latex, qui ne supporte pas la lumière car elle lui fait perdre son élasticité. Ce qui en fait une matière qui ne peut être arborée qu’une fois la nuit tombée ; donc dotée d’une forte charge symbolique. LF En plus du latex, tu travailles le cuir ou la résille – des matières qui convoquent l’imaginaire de la fête ou du club –, que tu viens coudre sur des structures en métal. Tu les confrontes à des éléments comme ces roulettes de chaises de bureau pullulantes qui me semblent plutôt évoquer, comme tu le disais, l’image d’un capitalisme tordu ou grinçant, voire malade. Comme si tu proposais de faire cohabiter ces deux mondes normalement imperméables l’un à l’autre… FD Le club est un non-lieu, un contre-espace, comme l’appelle Michel Foucault, dans lequel s’exerce une certaine pratique de la liberté. Le lien qui unit la lumière à l’exercice du pouvoir est ainsi altéré par les projections diffuses et décentralisées de faisceaux lumineux, tandis que la propagation des fumées participe de la désorganisation de l’espace et du temps. Le club représente cette brèche poétique et salvatrice qui ne semble pourtant pas résister à une certaine forme d’amnésie lorsqu’il s’agit de retourner à nos obligations diurnes. Le malaise qui sépare la fête du retour à la lumière centralisée du jour fait naître un sentiment très étrange puisqu’il place le corps et l’esprit dans un état d’entre-deux, dans une dimension liminale. Cette plaie temporelle a des allures de vérité. C’est quelque chose qui m’a beaucoup inspiré pour mon travail et qui explique, entre autres, le fait que certaines pièces détachées comme des roulettes de chaises de bureau cohabitent avec des matières comme le latex ou le cuir, qui induisent un sentiment de transcendance pour qui les arbore. LF « As I lift my head back up, I’m dazzled by the strobing lights of the advertising panels, whose brightness echoes the red traffic lights of the road. A signal for war3. » À l’image de ces mots issus de l’un de tes textes,


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François Durel, Untitled, 2021, cuir, tiges de métal. Courtesy de l’artiste

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par lesquels tu lies la ville à un vocabulaire belliqueux, tes sculptures m’évoquent un état d’hyper-vigilance, l’idée d’être sur ses gardes face à une menace latente. Une expérience plus contrainte de la ville, qui deviendrait, davantage qu’une zone paisible de dérive, l’apanage de la société de surveillance ou de contrôle. Et cette idée est d’ailleurs exacerbée par ce que nous venons d’expérimenter collectivement, à savoir la succession des couvre-feux, montrant que la nuit pouvait nous être interdite ou ôtée. FD Les liens qui unissent l’obscurité à la peur et aux vices prennent racine autant  au  travers  d’éléments  fictionnels  que  factuels.  Selon  la  Théogonie  d’Hésiode,   Nyx, déesse de la Nuit, et son frère Erèbe, dieu des Ténèbres, sont les premières divinités issues du chaos primordial. Nyx aurait engendré seule Thanatos, dieu de la Mort, et Eris, déesse de la Discorde. Notre tentative de contrôler la nuit au travers d’une illumination perpétuelle trouve son origine dans une multitude d’interprétations mythiques et historiques qui ont longtemps contribué à la stigmatiser comme un espace dangereux ou violent. Cette tentative désespérée et presque démiurgique témoigne à mon sens d’une infantilisation sécuritaire qui, en plus de priver celles et ceux qui voudraient en faire l’expérience, renforce les dynamiques de pouvoir déjà existantes le jour. Et cela a en effet été exemplifié lors des couvre-feux, qui, par l’absence des habitant·e·s, rendaient bien plus visibles celles et ceux que d’habitude l’on ne voit pas (SDF, personnes en exil, travailleur·euse·s précaires, travailleur·euse·s du sexe), reflétant une réalité complètement  occultée  par  le  pouvoir.  La  multiplication  des  caméras  de  surveillance   dans l’espace public contribue également à créer une sorte de paranoïa qui génère, davantage qu’un sentiment de sécurité, une source d’angoisse latente qui résulte dans l’aseptisation et le contrôle des comportements. Dans le texte que tu cites, je décris l’expérience de la présence antipathique des caméras et des panneaux publicitaires qui nous maintiennent dans un flux de boucles com­portementales et d’activités insipides. Il va sans dire que la nuit n’est pas la même en centre-ville qu’en périphérie, en milieu urbain qu’en milieu rural. Je vis à Saint-Denis, en région parisienne, et la nuit y est largement plus féconde et mystérieuse qu’à Paris, où l’ubiquité des éclairages publics peut représenter une véritable entrave à l’expérience nocturne et aux sous-cultures qu’elle abrite. LF Comment s’exerce ta pratique de l’écriture ? Est-elle liée à ta pratique de la sculpture ? FD Il y a une dimension très sculpturale qui existe dans ma manière d’écrire des textes. Je ne dissocie pas l’une de l’autre, c’est pour moi la même manière d’aborder la conception d’une pensée poétique. Il n’est pas rare que mes pièces existent  un  temps  et  cessent  ensuite  d’exister  en  tant  que  telles,  pour  se  transformer   au travers d’une autre pièce. C’est la même chose pour l’écriture : j’écris des bribes de textes que je vais ré-agencer et rassembler en créant une sorte de cosmogonie qui émane de ces moments précis de mon quotidien. Néanmoins, dans mes textes, je ne sais jamais quelle sera la forme finale, tandis que mes sculptures commencent toujours avec un croquis. Je répète alors une centaine de fois ce qui peut sembler être le même dessin, de façon à l’imprégner de mon imaginaire pour ainsi lui permettre d’évoluer au travers de formes nouvelles et autonomes. Ensuite, j’essaie de rassembler ces traits dans l’espace, notamment par la pratique de la soudure et de la couture. Je pensais récemment à ce


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que signifie ce geste de piquer point par point dans du cuir, dans ce qui s’assimile à une peau, qui était vivant, mais ne l’est plus, et à comment cette chose peut reprendre vie dans la sculpture. LF Tes œuvres convoquent un univers sensuel en même temps que quelque chose de plus potentiellement violent, à la fois toutes en courbes et pourtant tendues et incisives. Et dans cette dialectique érotique qui peut sembler assez sombre, je vois une tentative de conjurer des affects négatifs pour mieux se les ré-approprier. FD Mon travail explore en effet une ambiguïté, celle qui consiste à penser que les peurs auxquelles la nuit et l’obscurité sont si souvent rattachées soient autant de raisons de s’y aventurer et de s’y perdre. Cet état de perdition est inhérent à la poursuite d’une sorte de vérité qui se donnerait en se retirant. Je ne pense pas que l’art puisse exister dans une zone de sûreté, et ces sculptures témoignent du lien qui les unit à cette pensée. 1 — Selon Guy Debord, « la psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus ». Appliquée par la dérive, elle permet l’« observation de certains processus du hasard et du prévisible de la rue ». Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues no 6, Bruxelles, 1955, p. 6-7 2 — Projet curatorial initié par Pierre-Alexandre Mateos, Rasmus Myrup, Octave Perrault et Charles Teyssou à l’occasion de la 16e biennale d’architecture de Venise (2018). 3 — François Durel, 2021

François Durel, Nocturnal birds are the only ecosystem, 2020, cuir, roulettes de chaises de bureau, mousse, métal. Courtesy de l’artiste


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FA I R E T O M B E R L A N U I T E N T R E T I E N AV E C FA L L O N M AYA N J A PA R M A R I E B E C H E T O I L L E

Vue de la performance, Fallon Mayanja, Sensing Satellite, 2021, La Loge, Bruxelles, Belgique © Soraya Sabrina

L’artiste Fallon Mayanja compose et assemble des textes poétiques et des pièces sonores reliés à d’autres corps et d’autres voix, qui se déploient lors de performances et au sein d’installations. Il s’agit d’écouter d’abord, mais d’écouter vraiment, en présence, pour pouvoir entendre des interstices lumineux, des espaces multiples, des expériences sensibles, à toute heure, au cœur d’une nuit qu’on aurait choisi de faire tomber ensemble.


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Marie Bechetoille Que t’évoque le mot « nuit » ? Fallon Mayanja On pense souvent à la nuit en opposition au jour et cela me dérange.  Je  préfère  me  demander :  que  t’inspire  la  nuit ?  C’est  pour  moi  un  interstice   des possibles et des inventions, un lieu du chaos et du renouveau dans lequel tout peut s’effondrer pour mieux renaître et se restructurer. Mais aussi un espace de  rêves  et  de  métaphores  avec  l’imaginaire  dont  je  me  fais  l’écho  dans  mes  écrits.   MB La nuit est souvent perçue comme un espace propice à la création, il est possible de se concentrer sans le flot d’informations, de codes et de règles de la journée. Est-ce le moment pendant lequel tu écris tes textes et tes compositions sonores ? FM La poésie et la musique m’habitent la nuit. J’ai alors énormément d’images qui me viennent. C’est intéressant de parler de cela maintenant avec toi car je dors mal depuis une dizaine de jours ! Je m’endors vers cinq heures du matin donc mes nuits sont longues. Je suis déphasée, et même si décembre est un mois gris et sombre, il y a une joie à l’intérieur et un émerveillement. C’est un temps symbolique de retrouvailles et de célébrations. On s’est beaucoup réuni en famille en soirée pour les fêtes et j’ai adoré déambuler dans Paris alors que je ne me promène jamais pendant la journée. Cela m’a permis de retrouver une certaine respiration. MB Quand tu performes dans un lieu, tu demandes que la salle puisse être plongée dans le noir complet. Que provoque cette obscurité pour les personnes présentes et pour toi ? FM J’aime bien cette idée de « faire tomber la nuit » à toute heure. Je travaille beaucoup  avec  des  états  sensibles,  les  relations  entre  visible  et  invisible,  les  capacités d’écoute, d’attention. La nuit est un terrain propice, le corps est plus poreux. « Faire tomber la nuit », c’est pouvoir accompagner les personnes que j’invite et moi-même dans un espace sensible en connexion avec d’autres états, énergies et personnes. MB Bien que la nuit soit tombée, tu laisses toutefois planer une atmosphère lumineuse et colorée. Comment joues-tu avec la lumière artificielle dans tes performances et tes installations ? FM L’obscurité ne m’intéresse pas tant pour son aspect ténébreux, je la pense comme un environnement sombre dans lequel la lumière est toujours là. J’adore la brume pour cela. J’ai commencé à lire Nos jours brûlés1 de Laura Nsafou. L’histoire se passe en 2049. Depuis la Grande nuit, le soleil a disparu et le monde est plongé dans la pénombre. Elikia et sa mère Diba veulent ramener le jour. La petite fille imagine le monde avec ses jeux de couleur quand elle entend des personnes plus âgées en parler. C’est peut-être ce que j’essaie de recréer dans ces zones de nuit. J’ai tellement d’images poétiques qui me viennent en pensant au passage de la tombée de la nuit au lever du jour. Et je souhaite les partager. La nuit est composée de multiples tonalités que je récupère et qui me donnent des espaces de respiration. MB Par un travail de composition visuelle, sonore et textuelle, tu racontes une diversité de voix et de corps. Tu invites à entrer dans un univers science-fictionnel et poétique traversé par des histoires, des


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luttes et des récits qui résonnent avec l’actualité. Comment réussis-tu à faire se rencontrer les temporalités ? FM La composition est une métaphore du monde étant donné que ce sont les individualités qui font le collectif. Mes textes sont des assemblages, des collages de mondes, de temps et d’espaces. En ce moment, je cherche des actions et des alternatives autour de ce qu’il se passe dans le présent. Je propose aux invité·e·s d’entrer dans des mondes et dans des interstices que je veux étendre a fortiori dans la société. La base, c’est l’expérience, c’est la réalité sociale. Avec mon collectif Black(s) to the future2, c’est très nourrissant de parler du futur car je suis plutôt quelqu’un du présent qui aime travailler avec les glitchs temporels et la performance. Il y a une certaine beauté à parler de l’expérience que l’on vit. La spéculation fictive est nécessaire, elle nourrit l’imagination et va pouvoir aider dans les discours que l’on veut partager, mais il y a certaines réalités qui doivent être dites et qui sont présentes. J’aime que cela s’entremêle. Dans les nouveaux mondes qui s’ouvrent, pour moi, l’objectif n’est pas de créer un espace qui ne soit que fictionnel car je suis obligée de prendre en compte des états présents liés aux luttes. Et on change de monde justement parce qu’on lutte. MB Comment choisis-tu les voix que tu mets en relation dans tes pièces sonores ? On peut entendre des extraits de textes, de discours ou de musiques de Sara Ahmed, Maya Angelou, James Baldwin, Arianna Brown, Angela Davis, Frantz Fanon, Lauryn Hill, Audre Lorde, Martin Luther King, Nnedi Okorafor, Rasheedah Phillips, Sun Ra, Edward W. Saïd… Que racontent ces voix au sujet de la tienne ? FM Artistiquement, mon chemin a été de progressivement trouver ma voix au sens propre. J’avais beaucoup de mal à parler, je perdais des mots et cela me faisait du bien d’entendre d’autres voix et de les travailler par la composition sonore. Toutes ces personnes sont dans des luttes pour des vies meilleures à la fois personnelles et collectives. Je choisis en effet des voix qui résonnent avec moi ou avec des personnes qui m’entourent. Il y a tant de voix qui existent et de  paroles  qui  ont  été  dites,  liées  à  plein  d’histoires,  de  luttes,  féministes,  antiracistes,   lgbtqia+. Malheureusement, on en est encore à les dire et à les vivre. J’ai envie de m’appuyer sur elles, c’est une forme de respect pour toutes ces personnes et ces actions qui me permettent d’être là aujourd’hui. Dans une situation où je peux me retrouver sans voix, je sais que quelqu’un·e parle quand même pour moi dans le passé, le présent et le futur. MB Quand tu performes, tu es souvent seule sur scène et un masque cache  entièrement  ton  visage.  Quels  sont  les  effets  produits  par  cet  acces­ soire ?  Il semble être un moyen à la fois de se protéger et de se projeter. FM La question de la représentation est ici centrale. Mes performances sont plus des invitations que des mises en scène. Il y a toujours cette idée de voir et je  propose  aux  publics  d’écouter  d’abord :  une  écoute  visuelle,  auditive  et  tangible,   et de se retirer de la contemplation ou du divertissement. Le masque m’a aidée à  cela,  il  installe  une  certaine  distance.  Mais  c’est  un  travail  constant  de  recherche.   J’ai plein d’autres outils de protection. Avant j’enregistrais ma voix et je faisais en sorte que l’on ne me voie pas, en étant dans le noir complet. Je créais des décalages entre mon corps et ma voix. Je développe à présent d’autres techniques pour accompagner par le son ou par la vidéo et pour déjouer les regards.


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Vue de la performance, Fallon Mayanja, Femenine, 2021, FRAC Lorraine, Metz © FRAC Lorraine

Vue de la performance, Fallon Mayanja, In The Noise Of Being, 2021, SOKL, Anvers, Belgique © Anne Reijniers


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Je  garde  le  masque  seulement  au  début  pour  lancer  les  performances.  En  donnant   le moins d’éléments physiques, je veux pouvoir ouvrir un espace dans lequel chacun·e peut se détacher d’une série de codes et de représentations. Le masque, c’est aussi le multiple et cela se combine avec les transformations de ma voix. Grâce au masque et à mes voix plurielles, mon corps est comme un canal. Un visage, un corps, un discours. C’est un temps d’écoute. Je veux que la bonne connexion se fasse. MB Dans certains de tes projets en cours, tu rends hommage au compositeur,  chanteur,  pianiste,  danseur  et  performeur  africain-américain   Julius Eastman. Tes pièces femenine / masculine rejouent ses composi­ tions  originales  en  dialogue  avec  les  ouvrages  Glitch  Feminism:  A  Manifesto3   de Legacy Russell et La Volonté de changer  –  les hommes, la masculinité et l’amour4 de bell hooks. Pour Sensing Satellite (2021), tu t’inspires du morceau The Holy Presence Of Joan D’Arc que tu fais converser avec des extraits de l’ouvrage Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen5 de Malcom Ferdinand. FM On revient à des espaces interstitiels où les choses s’entremêlent. Il y aurait les mêmes choses à dire, les mêmes problèmes sociaux et structurels que dans les années 1970. « La lutte des archives » m’est précieuse, et elle me permet de trouver des voix·es. Les archives de Julius Eastman ont été jetées lorsqu’il fut forcé de quitter son appartement. Par ailleurs, bien qu’il soit sans domicile fixe, il était encore invité dans des émissions de radio pour parler de son travail. Structurellement cela raconte beaucoup de choses. Son héritage est immense et c’est un parfait exemple de ce que je veux dénoncer et des espaces d’honnêteté et de non-conformité que j’aspire à développer. Julius Eastman était dans les interstices. On dit que c’est un compositeur minimaliste, mais il venait du gospel, il oscillait entre la scène new-yorkaise downtown et les mondanités, il faisait du free jazz qu’on retrouve dans ses pièces classiques. Je trouve magnifique cette idée de collage de mondes, de navigations, de temps et d’espaces. Bien plus que de m’inspirer, son parcours me donne beaucoup de force dans mon travail comme dans ma vie personnelle. MB Le pouvoir de la parole et de la musique se révèle parfois grâce à des silences, des temps de pauses et de respirations. Quel est ton rapport au silence ? FM Le silence est complexe car il est toujours lié à des points de vue situés. Parfois, il y a en effet trop de mots et j’ai besoin de moments de silence. Les mots sont puissants. Dans ma pièce Black Narratives Composing Alternatives, à un moment il n’y a plus de son et c’est une image du fait d’être silencié·e. Un·e ami·e me racontait que dans le cadre d’un événement, un silence l’a oppressé·e car les personnes dominantes s’étaient tues pour demander aux autres personnes présentes de prendre la parole. Cela repose la question de qui prend la parole et de qui la donne, de qui se tait et de qui fait se taire. MB Depuis deux ans, toutes tes performances se terminent en musique façon clubbing, avec récemment d’autres artistes qui t’accompagnent par la danse. Que représente pour toi ce lieu de fête collective qu’est le night-club ?


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FM Le night-club a été important et m’a éclairée en termes de représentations. J’avais la journée dans la nuit. Cela m’a ouvert énormément de portes et de rencontres au sein de groupes qui étaient plus à mon image. La nuit peut changer la manière dont on déambule au quotidien. Malheureusement, on pousse aussi des  personnes  dans  la  nuit  pour  un  meilleur  contrôle  de  ce  « monde  de  la  journée »   social, structuré, institutionnalisé. Une nuit qui serait pour les indésiré·e·s, celles et ceux mis·e·s de côté ou à éloigner. Mais en ce qui concerne le night-club, j’aime l’idée de se reconnecter à son corps par la musique et la danse, de revenir à soi, de se découvrir. Et c’est pour cela que je veux finir par la célébration et la fête dans ces autres mondes que les performances créent. C’est vraiment le point final pour moi ! 1 — Laura Nsafou, Nos jours brûlés – Tome 1, Paris : Albin Michel jeunesse, 2021 2 — www.blackstothefuture.com 3 — Legacy Russell, Glitch Feminism: A Manifesto, New York : Verso Books, 2020 4 — bell hooks, La Volonté de changer les hommes, la masculinité et l’amour, Paris : Divergences, 2021 5 — Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris : Seuil, 2019

La Nuit Au cours d’une nuit que l’on appellera la Nuit des Nuits Les portes secrètes de ce monde s’ouvrirent L’univers visible n’était alors qu’illusion Lésions de l’atmosphère ou temple de contrefaçon Cherchant la lune un peu amère car sur la mer Par-delà le phare s’était éteint Mon âme sans domicile ma face sans air cherchait désespérément son chemin Symbolique de l’existence – Des histoires et des combats Le crépuscule rouge inondé ce monde aura Derrière tant de corps – ôtant tant de vies Derrière tant de morts – laissant tant de cris J’ai foulé le sol de ces terres – Marqué par l’odeur du sang J’ai croisé des êtres – s’efforçant de rester en rang Errants jusqu’à en devenir transparents Extrait du poème, Fallon Mayanja, La Nuit, 2022


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E N T R E T I E N AV E C G É R A L D KU R D I A N PA R S O P H I E L A PA L U

Gérald Kurdian, Hot Bodies_Television / Teaser, photogramme tiré de la vidéo, 2021. Courtesy de l’artiste


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Sophie Lapalu Tu es musicien·ne, performeur·euse, danseur·euse, compositeur·rice, photographe, chef·fe de chorale, chercheur·euse, DJ·ette, militant·e, chercheur·euse à la Coopérative de recherche de l’École supérieure d’art de Clermont-Ferrand. Comment te présentes-tu ? Gérald Kurdian Je crois que je perds petit à petit le goût d’une identité-image pour m’intéresser plutôt aux pratiques de vie, d’art, d’activisme. Des identitéspraxis un peu. Cultiver une présence publique trouble, complexe, ça a pu me jouer des tours, mais j’aime l’idée de pouvoir muter, d’adapter mon soi/self aux circonstances sociales politiques que je traverse. Au présent, je crois. Comme un kaléidoscope. Alors, en ce moment, j’essaie d’embrasser les identités des différents contextes auxquels je participe, GÆRALD quand je fais de la musique, Gérald Kurdian pour les projets de performance ou d’art contemporain, Æ dans les jeux vidéo, un corps non-binaire anonyme dans les manifestations, un corps privilégié quand je facilite un workshop entre autres. SL Tu regroupes certaines facettes de ce kaléidoscope au sein de Hot Bodies of the Future, un projet large qui comprend Hot Bodies Choir.s, Hot Bodies Nights, Hot Bodies Club, Hot Bodies Camp, Hot Bodies Stand Up et X ! (un opéra fantastique). À travers ces différentes formes (chorales, soirées, performances, workshops), travaillées en collaboration, se pose la question de la façon dont les minorités sex-positive font usage de la musique, de l’activisme et des pratiques artistiques pour embrasser leurs révolutions. GK Il me semble important aujourd’hui de faire passer les expériences et les pratiques révoltées avant l’idée que l’on peut se faire des révolutions. Dans l’ultra-libéralisme, on est entraîné·e·s à conceptualiser, à se représenter ce pour quoi on a le désir d’expérience. Sans toujours y plonger. Et on vit des sidérations. Les projets Hot Bodies voudraient répondre à ces fantasmes en proposant des formes de vie collective où l’on ne peut rien faire d’autre que de vivre une expérience, la laisser nous transformer et se laisser la possibilité de la conceptua­ liser a posteriori. Les clubs, les salles de concerts et les salles de spectacles (et les manifestations) sont de bons endroits pour ça, pour se laisser transformer par une complexité, par une excitation des corps. Par ailleurs, dans Hot Bodies on crée aussi des contextes pour remettre au centre, redonner du pouvoir à des formes de vie marginalisées, en créant des contextes où ce sont elles-mêmes qui décident du tissu politique, qui proposent leurs propres écologies de relations. J’ai toujours en tête cette idée qu’en tant que corps minorisés on développe des outils, des pratiques et des pensées du politique qui peuvent servir une action/ réflexion politique collective. Des contextes où l’on expérimente des formes de vies collectives inclusives, réparatrices et critiques, pour se poser ensemble la question des épanouissements possibles et des dommages provoqués par nos choix de politique. Et pour ça les pratiques artistiques sont assez idéales. SL Les clubs, salles de concerts et de spectacles sont des lieux que l’on fréquente la nuit. Il me semble que la nuit peut être considérée comme un espace à la marge, contre-hégémonique, comme lieu d’expérience où l’invisible devient visible, où « les rouages du système dominant sont rendus manifestes » (Rachele Broghi à propos des marges), « un lieu de possibilités radicales, un espace de résistance » (bell hooks). La nuit


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serait un espace de créativité privilégié pour des formes de résistances. Comment perçois-tu cet espace ? Comment influence-t-il ton travail ? GK D’abord, la nuit c’est l’un des espaces que les cultures hétéronormatives choisissent d’éviter. En même temps que la vieillesse, l’obésité ou l’idée même de mort. J’ai été insomniaque des années et c’est en partie grâce aux clubs que j’ai pu faire quelque chose de ces heures marginales. La nuit, c’est un endroit que l’on associe au mystère, au caché, à l’inconscient, au rêve, mais c’est surtout une dimension en tant que telle où il est plus facile de se cacher pour exister. Je pense par exemple aux lieux de drague en plein air. Après, les communautés club noires et latino-américaines, autour de la disco et de la house, ont lié l’histoire de la résilience des minorités lgbtqiea+ à celle des lieux où ces dernières se retrouvaient la nuit. On en a fait des lieux d’expression pour celleux qui n’auraient pas eu de place pour elleux-mêmes dans la journée, un endroit pour se draguer sans risquer de se faire agresser et un endroit pour laisser son être prendre ses formes rêvées. Pour moi le club est une hétérotopie, un lieu où je tente des manières d’être avant de les essayer en public la journée. Les Clubs Hot Bodies c’est l’idée de faire exister dans un club une série d’expériences qui permette d’arriver à la danse après une série de rencontres artistiques ou théoriques, comme si l’on essayait de révéler et de charger ce que ça veut dire de danser ensemble en tant que minorités. La nuit, c’est aussi un état de corps, qui se libère de l’efficacité diurne, de ce rapport au travail, à la productivité et à tous les rapports inter­ personnels qui y sont attachés. Dans la nuit on peut perdre ça, on peut devenir autre, réécrire nos rapports sociaux. SL Si le corps est le site d’oppressions et de résistances, Hot Bodies of the Future permet d’investir ce site-là collectivement. Tu te formes également au travail du sexe – travail interdit donc marginalisé, caché et souvent associé à la nuit justement. Tu as également fait un documen­ taire radiophonique en 2006, Je suis putain : une série d’entretiens avec des travailleuses du sexe alors que les lois Sarkozy contre le « racolage passif » les contraignaient à s’effacer. Chez toi, la performance, la musique, la danse comme le travail du sexe sont des outils politiques ? GK Penser qu’on peut faire de l’art sans avoir de lien au politique, pour moi c’est juste une validation des langages culturels dominants et une perpétuation des systèmes d’exclusion, de discrimination et de hiérarchisation. Entre la perfor­mance, la danse, peut-être un peu la musique et la sexologie pratique (qui est ce que j’apprends, et qui est vraiment à distinguer des travaux du sexe en rue, en maison ou sur le net), il y a des liens très forts dans le sens où ce sont, entre autres, des chemins d’apprentissage somatiques. Elles nous apportent une foule d’informations sur la manière qu’a le corps de ressentir, de mémoriser, de traduire. C’est déjà un chemin vers la subjectivation des corps. Puis il y a la question du plaisir et de la jouissance (sensorielle ou esthétique), qui sont aujourd’hui au centre de la bataille que l’on mène pour la réappropriation de nos subjectivités et qui sont donc fondamentalement politiques. Est-ce que j’éprouve le plaisir de l’idée ou la sensation de plaisir ? Est-ce que je trouve plaisir à l’expérience de ce tableau par sensation ou par agrément socio-culturel ? Et la réponse est probablement un peu des deux à la


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Klaus (photographie, 2018) © Gérald Kurdian

Gérald Kurdian présente une de ses bannières © Stéphanie Lagarde


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fois. Mais il m’importe aujourd’hui de comprendre ce qui est à l’œuvre dans ma manière de ressentir, d’éprouver. Par ailleurs, j’ai pu rencontrer ces dernières années nombre de démarches artistiques, souvent performatives ou chorégraphiques, qui cherchent des liens entre justice réparatrice et art, états du corps et changement social, notamment Anna Halprin, Keith Hennessy, Brian Lobel, Beth Stephens et Annie Sprinkle. Et toutes ces personnes ont été ou ont soutenu des travailleur·euse·s du sexe. Ça me donne confiance dans le potentiel des pratiques artistiques à agir sur le corps social. À littéralement utiliser le toucher, l’intimité, l’expression, le plaisir comme des outils de déconstruction ou de tissage politique. SL Dans Indiscipliner la langue : politiques de fugues et résistance cyborg et cuir, Pedro Tadeo Cervantes Garcia (traduit par Sarah Netter) expose un rapprochement entre malade du sida gay et cyborg avant d’ajouter : « En plus des ajouts cliniques, il utilise des mécanismes qui construisent ce qu’il est, qui raconte une autre possibilité de son corps qui n’est pas celle d’un langage hétérosexuel : silicones, perruques, talons, paillettes. » Sur scène, en concert ou comme DJ·ette, tu reprends certains de ces aspects, notamment des lanières en cuir de la culture sado-maso ou une longue mèche de cheveux violette. Comment fais-tu usage de ces attributs-là ? GK Dans les futurs et les mythologies queer, le modèle hétéronormatif, comme les identités et le corps qu’il produit, est à déconstruire. Toutes les formes de détournement, d’ironie, de glitch, de « camp » sont des chances de déstabiliser les fondements de ces formes de pouvoir. En même temps, ce sont des stratégies qui permettent de voir apparaître les choix politiques à la base de nos cultures et les identités qui en découlent. J’aime bien l’idée de « choix de fiction politique » que Paul B. Preciado utilise pour parler d’identité. Ça éclaire vraiment sur le côté « boîte à outil » et ça rend très responsable du choix de ce que l’on est. Le corps (et j’y intègre, les appen­ dices technologiques, les apports chimiques, les traitements hormonaux, mais aussi le corps collectif) est comme une grande ligne de code que l’on peut décider de ré-écrire. Et ça fait une synergie avec mon approche du travail artistique. Il n’y a plus de limites entre le vrai, le faux, le bio ou l’artificiel. Ce qui compte c’est à la fois de donner à voir l’absurdité des choix qui entourent nos identités et en même temps de partager les affects relatifs au fait de s’en libérer. Aujourd’hui,  je  veux  quitter  l’assignation  au  masculin  –  identité  qu’on  m’a   imposée  parce  que  je  suis  un  corps  né  avec  un  pénis  –  pour  vivre  une  mutabilité   fluide qui me laisserait le choix et la responsabilité des fictions que je disperse. Ça a autant à voir avec la forme (cheveux longs ou courts, habits de club ou jogging, maquillage, etc.) qu’avec mes choix de comportements. Trouver le corps qui permet le plus de circulation, de mouvement, d’échanges, en même temps qu’il s’émancipe des assignations qu’on lui impose. La scène (concert, performance, DJ set ou n’importe quel moment public) me permet de faire exister une multiplicité de corps qui met au défi la pensée hétéronormative. Je me sens beaucoup plus mutant·e que ça. SL Que penses-tu d’une certaine forme de « mode queer » ? Serait-ce la voie d’une récupération tous azimuts ou faut-il se réjouir qu’une esthétique non hétéronormative devienne enfin plus visible ?


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GK Cette popularisation du terme, des looks et d’une certaine littérature queer est évidente. Il faut la craindre. Elle génère tous les jours toutes sortes de catastrophes qui vont de la tokenisation au queer-washing en passant par nombre d’appropriations qui finissent par créer des formes exponentielles de négligences – pour ne pas dire de violences – envers les personnes concernées (dont les parcours quotidiens demandent déjà beaucoup de travail invisible). C’est encore un raisonnement par l’image/l’idée et non par la pratique. Il est évident que les savoirs et les savoir-faire « queer » ont le potentiel d’être fertiles à plus qu’aux membres stricts de nos communautés. On le voit bien dans la façon qu’ont les corps straights de penser leurs sexualités aujourd’hui (en rapport notamment à la prostate, au polyamour, à l’utilisation de sextoys, etc.). Le seul moyen pour que cela puisse évoluer de la manière la plus émancipatrice pour tou·te·s, ce serait que l’on reconnaisse les contributions des minorités en tant que participation subjective, en tant qu’autorité, en tant que membres actif·ive·s de la communauté (et du tissage politique). Pour moi il ne faut pas exposer le queer. Il faut tirer du queer différents outils, certains profitant aux personnes concernées dans des espaces dédiés et protégés plutôt dans le sens d’une réparation, et d’autres en partage avec les corps dominants dans le sens d’une prise de responsabilités.

Gérald Kurdian, Hot Bodies_Television / Episode #2 / Clito Manifesto, 2021, photogramme tiré de la vidéo, 2021. Courtesy de l’artiste


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« K E E P YO U R E Y E S A L I T T L E W I D E AND BLANK. SHOW NO INTEREST O R E X C I T E M E N T   1 »

PA R L I Z A M A I G N A N E T F I O N A V I L M E R

Christophe Lemaitre et Kim Farkas, Sans Titre, 2017, plaque d’aluminium anodisé pliée, cartes électroniques, réseau neuronal artificiel, chargeur, batterie, capteur de lumière du jour, diodes, connecteurs, 21 × 30 × 9 cm, « Sleep No More », 2021, Placement Produit, Aubervilliers, commissariat Liza Maignan & Fiona Vilmer © Aurélien Mole


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« Sleep No More » est l’un des titres refusés pour le film de science-fiction Invasion of the Body Snatchers (Don Siegel, 1956). Un phénomène extraterrestre réplique à l’identique les corps des habitant·e·s durant leur sommeil. Une fois leurs corps « originaux » dérobés, puis dupliqués, ces dernier·ère·s renaissent, vidé·e·s de chaleur humaine. Une paranoïa du sommeil s’installe ; différencier l’être de la coquille vide équivaut à s’épuiser. Seule la lueur d’un sentiment, d’une émotion dans le regard sera l’indice permettant (à défaut) de percevoir la dissemblance. Ne dormez pas. Ne dormez plus. Introduit dans une logique survivaliste, qui contraste avec sa fonction réparatrice et le soin qu’il procure, le sommeil devient un espace à double fond. L’injonction paradoxale à « l’insomnie généralisée2 », laisse présager un état de veille, qu’elle soit humaine ou technologique. Dans un rythme social, économique et techno­ logique qui privilégie la performance d’un sleep-mode latent, le monde s’aligne « sur l’existence des choses inanimées, inertes ou intemporelles3 », absorbant l’improductivité  du  sommeil  dans  un  autre  temps.  L’auteur  Jonathan  Crary  révoque cette somnolence disciplinaire, qui gomme les derniers contours entre le temps d’éveil et celui du sommeil, pour défendre une prescription au sommeil, qu’il entrevoit  comme  le  dernier  rempart  contre  la  machine  capitaliste.  Dans  ce  « monde sans ombre4 », marqué par un continuum entre vie profession­nelle et intime, où tout est monétisé jusqu’aux relations sociales, seul le temps irréductible du sommeil incarnerait une poche de résistance, une temporalité impossible à voler et à contrôler, mais dont la fragmentation est déjà en place. « Imaginer un futur sans capitalisme commence par des rêves de sommeil5. » En 2021, nous avons invité les artistes Camille Brée, Kim Farkas, Laura Gozlan, Christophe Lemaitre et Pierre Paulin pour une exposition collective intitulée « Sleep No More » à Placement Produit (Aubervilliers). « Sleep No More », sans lits, ni dormeur·euse·s. Aucune œuvre exposée ne suggérait le motif du sommeil. Elles oscillaient entre un hermétisme technologique et des enveloppes organiques, figures du body snatcher contemporain. L’état de veille se révélait à travers certaines œuvres, mettant en doute leur potentiel fonctionnel qui semblait avoir déjà  échoué,  dissout  par  d’autres  fictions  se  dévoilant  à  la  nuit  tombante.  Christophe Lemaitre présentait par exemple des « horloges », réalisées avec Kim Farkas, en permanence éveillées, qui analysaient le basculement du jour et de la nuit, pour mieux l’anticiper et l’annoncer grâce à un voyant, unique indice de son fonctionnement. Une autre œuvre de Christophe Lemaitre s’alimentait de lumière naturelle le jour et s’autonomisait la nuit, s’appliquant à glaner des images extraites d’un réseau de webcam connectées. Plutôt que l’obsolescence programmée, c’est une obsolescence institutionnelle qui dicte le mouvement de ces œuvresmachines, comme on pourrait le dire des sculptures de Xavier Antin, *, ⁑, /, ¶, {, ∞ et )), présentées dans son exposition personnelle « The Weavers » au CAC Brétigny en 2020. Paramétrées via une intelligence artificielle et alimentées préalablement d’une matière à penser, elles généraient entre elles des expériences d’écriture, des discussions incertaines, accessibles durant les « périodes d’éveil des sculptures qui sont rendormies par les membres de l’équipe une fois le centre d’art fermé au public6 ».


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Œuvres-ouvrières,  elles  introduisent  la  notion  de  travail  dans  la  brèche  du  sommeil qui divise les mœurs. Pour certain·e·s, on dilapide le temps dans le sommeil. Pour d’autres, il est une forme de résistance. Ce temps à l’arrêt apparaît dans son ambiguïté, comme la frontière d’un entre-deux-mondes, manifestation d’une lutte de classe opposant la bourgeoisie au prolétariat, la vie et la mort, la verti­ calité  et  l’horizontalité,  le  corps  malade  (improductif)  et  le  corps  sain  (rentable). « La pauvreté ne se définit pas par la paresse au travail mais dans l’impossible choix de sa fatigue7. » L’artiste Mladen Stilinovic envisage la paresse comme une inaction propice à l’acte de création sous la forme d’autoportraits intitulés Artist at work (1978). Allongé dans différentes positions, alternant phases d’éveil et de demi-sommeil, l’artiste répond aux pratiques occidentales endurantes et productives, qu’impose aussi  le  système  de  l’art,  ne  laissant  aucune  place  à  la  paresse.  Si  tant  est  que  l’on   en possède un, le lit est politique. L’auteur Sylvain Menétrey suggère de faire du lit « un espace de résistance plutôt qu’un symbole de renoncement8 ». L’intimité de ses activités est elle-même soumise à des préceptes enfouis, inconscients, recouverts d’une couche d’inégalités sociales, de classes, de genres, de corps. Le lit fut longtemps vétuste, communautaire et multifonctionnel, avant d’être considéré – par celles et ceux qui ne dorment pas – comme le sanctuaire régénérant du corps ouvrier. Accueillerait-il des rêves de nuits émancipatrices au  revers  du  jour  discipliné ?  « Mobilier  archétypal  de  l’espace  domestique  bourgeoishétérosexuel », comme le décrit l’artiste Victorien Soufflet, sur le versant opposé, dans l’uniformité répétitive des cités ouvrières, le lit est une infrastructure nocturne de productivité : il est le lieu de la reproduction de la force de travail et de la reproduction  de  cette  classe9.  À  KEUR,  en  2020,  dans  l’exposition  « Daybeds,  day   dream, they have nonreproductive desires10 », Soufflet – en association avec Hugo Soucaze Caussade – fragmente son lit fatigué en trois « sculptures-lits de jour ». L’opération lui permet d’échapper à sa précarité en utilisant le budget de  production  pour  acheter  un  nouveau  lit  et  améliorer  l’économie  de  son  sommeil. La  dissection  de  la  fonction  conventionnelle  du  lit,  invite  à  une  nouvelle  pratique   de ce dernier : celle de la lecture d’une publication, de la mise en partage de la pensée11. Si le retrait de son enveloppe dévoile son architecture, et confère au lit une nouvelle fonction publique, la présence des draps qui le recouvrent et le protègent, eux, dissimulent autant qu’ils témoignent de nos confidences nocturnes et de nos états émotionnels les plus intimes. Comme l’affirme Tracey Emin  avec  son  œuvre  My  Bed  (1998),  révélant  une  dépression  post-rupture  par   l’accumulation  d’objets  (mégots,  préservatifs,  bouteilles  d’alcool,  sous-vêtements   tachés,  etc.)  répandus  aux  pieds  du  lit  de  l’artiste,  s’abandonnant,  cachée  sous   le linceul maculé de sa souffrance. En 1991, une photographie en noir et blanc d’un  lit  défait  contamine  les  panneaux  publicitaires  de  la  ville  de  New  York  d’un   message silencieux. Untitled (billboard of an empty bed) de Felix González-Torres révèle,  dans  les  plis  des  draps,  l’empreinte  de  deux  corps  absents :  le  sien  et  celui   de  son  compagnon  Ross,  que  la  maladie  du  sida  a  fait  disparaître.  Intime  réceptacle   du corps politique, ce lit défait exposé dans l’espace public renvoie aux lois antihomosexuelles de 1986 jugeant que « les gays et les lesbiennes n’avaient pas droit


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Vue de l’exposition, Xavier Antin, « The Weavers », 2020, CAC Brétigny, Brétigny-sur-Orge © Aurélien Mole

Vue de l’exposition, Victorien Soufflet, « Daybeds, day dream, they have non reproductive desires », 2020, KEUR, Paris © Romain Darnaud


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à  la  vie  privée,  que  l’état  pouvait  de  fait  entrer  chez  eux,  légiférer  et  punir  la  façon   dont ils s’aimaient12 ». L’intimité des corps qui habitent le lit est politique. À raison d’une certaine normativité attendue, l’intimité du corps dysfonctionnel ne bénéficie pas du même traitement, dès lors que le lit est étatique, devenant public. L’artiste Benoît Piéron travaille avec et sur la maladie qui l’accompagne, et selon ses conditions de santé, sur le plan horizontal de ses lits. Il y a réalisé ses premiers assemblages de  draps  réformés  des  hôpitaux,  affichant  la  présence  de  fluides  émanant  des   corps  malades.  En  creux,  c’est  la  mort  qui  se  manifeste  dans  les  coutures  qui   lient ces fragments de draps usés, comme dans les tas de draps entassés devant les chambres des enfants malades, ces tas de doutes présageant la mort passée ou retardée. Lors d’une conférence à propos de ses peluches (compagnes affectives et figures psychopompes), Piéron évoque la hiérarchie entre l’horizon­ talité du corps malade et « l’autorité verticale du corps soignant13 ». Une relation qui crée en lui un sentiment paradoxal, à la fois de reconnaissance et de rejet face à l’institution médicale, au corps soignant et aux permissions tacites, et pourtant nécessaires, auxquelles son corps est soumis, notamment par les rythmes d’administrations de substances thérapeutiques, plongeant son corps dans un état de veille constant. « [...] poppies, poppies, poppies will put them to sleep14 » Aux portes du sommeil, l’épuisement physique ou psychologique guette. Dans cet état suspendu, les rêves fiévreux prennent des contours psychédéliques assimilés par notre subconscient. C’est le cas de Dorothy dans Le magicien d’Oz qui s’endort dans la tornade, qui bascule du sépia à la couleur, du réel à sa version rêvée, alternative. C’est aussi Dorothy épuisée, qui s’effondre dans un champ de pavot ensorcelé, à l’intérieur de son propre rêve. Et c’est son sommeil qui génère un espace imaginaire, réceptacle de fictions potentielles. Un décor mental distordant le réel, ses images, réflexions, amitiés et sentiments, œuvrant à une nouvelle vision émerveillée. « En fait je n’ai pas d’atelier et je n’en ai jamais eu. Mon atelier c’est la nuit. Allongée  dans  le  noir,  les  pensées  s’exposent  et  prennent  forme »,  précise  Dominique   Gonzalez-Foerster dans ses échanges avec Enrique Vila-Matas15. Depuis les années 1990 et jusque récemment16, l’artiste réalise des chambres. Dans ce format de production et d’exposition17, les lits sont rectangles, ronds ou absents, les ambiances plus ou moins feutrées, bercées dans des lumières au ton mono­ chrome. Les occupant·e·s semblent toujours les avoir désertées. Les projections mentales de l’artiste font images, et colorent le scénario de ces chambres de compagnies, de références littéraires, cinématographiques, d’amitiés artistiques et d’objets génériques qui donnent une temporalité à chacune des chambres. Matelas, oreillers, couettes, lampes tamisées, tapis et lits font, quant à eux, partie des matériaux récurrents de l’artiste Anne Bourse. Sous sa main, ces ersatz d’objets industrialisés, deviennent des surfaces envahies de dessins aux formes psychédéliques et à la gamme chromatique enveloppante. Dans le texte Strange Bedfellows, l’autrice Pascaline Morincome imagine l’artiste (ou son alter ego), dans son lit : « Les expositions s’arrêteraient, elle dessinerait et nagerait toute la


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Benoît Piéron, Peluche psychopompe, 2022, Galerie Sultana, Paris © Aurélien Mole

Dominique  Gonzalez-Foerster,  Une  Chambre  En  Ville,  1996,  pile  de  journaux,  téléphone,  mini  télévision,  radio-réveil,  système  d'éclairage   émettant une lumière qui passe du bleu au rouge, puis à l'orange, installation, 380 × 500 × 380 cm, 3 min en boucle, « Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno », 1998-1999, ARC/Musée d’art moderne de la ville de Paris. Courtesy de l’artiste et Esther Schipper, Berlin/VG Bild-Kunst, Bonn, 2022 © Marc Domage


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journée dans un océan de tissus et de papiers, sans avoir besoin de savoir où elle va18. » Une fiction de l’autrice dans laquelle le lit de l’artiste serait l’extension de son atelier, où elle dessine ses motifs « directement sur le revers de la couette » et sous laquelle elle accueille ses ami·e·s. Le jour s’est évanoui et ce sont maintenant les spectres lumineux de Camille Brée, discrets et rassurants, sollicitant une attention particulière, qui nous apparaissent. Ces excroissances dégoulinantes d’où l’électricité tente de s’échapper se manifestent comme un phénomène magique, rendant visible et palpable l’espace arbitraire qui les accueille. Ces veilleuses produites par l’artiste ou avec ses ami·e·s, créent l’ombre d’une présence afin de traverser la nuit. « [...] ce soir il faut que je me couche tôt parce qu’aujourd’hui je suis encore complètement crevé. Ce matin je suis assez fatigué, puis il fait plutôt froid. Ce soir, il faut vraiment que je me couche tôt car j’ai du mal à rassembler mes idées. Ce matin, là, je suis vraiment très fatigué19. » Le  sommeil  n’a  pas  disparu,  pas  encore  complètement.  Nous  devons  constamment   réinventer des formes et des espaces de résilience face à une société de la performance. Conciliant et acceptant notre fatigue, notre paresse, nos insomnies dans cette boucle infinie, universelle et inaliénable, les artistes cité·e·s n’abordent pas le sommeil comme une thématique de travail ou de recherche. Chez elleux, il apparaît en creux et semble s’être enfoui dans le repli des formes. Il reste à y déceler une certaine chaleur. Jusqu’au dernier rêve qui hante le réveil. 1 — Don Siegel, Invasion of the Body Snatchers, 1956. Traduction : « Gardez les yeux un peu écarquillés et vides. Ne montrez aucun intérêt ou excitation. » 2 — Interview de Jonathan Crary par Anastasia Vécrin, Libération, 20 juin 2014 3 — Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Éditions La Découverte/Poche, 2016, p.19 4 — Ibid., p.19 5 — Ibid., p.140 6 — Céline Poulin, livret de l’exposition « The Weavers » de Xavier Antin, CAC Brétigny, 2020 7 — Jacques Rancière, La nuit des prolétaires : Archives du rêve ouvrier, Paris : Hachette, Pluriel Éditions, 1981, p.20 8 — Sylvain Menétrey, Bed Talk, Art and Politics of lying down, 2019-2020 [DOI en anglais : http://www. textezumnachdenken.com/lesungen, consulté le 2 mars 2022] 9 — « Envisageant l’hétérosexualité comme classe, selon les termes de Monique Wittig, dans La pensée straight, Monique Wittig, 1992 », Victorien Soufflet, extrait du texte de l’exposition « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 2020 10 — Victorien Soufflet, en association avec Hugo Soucaze Caussade, « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 24 octobre – 29 novembre 2020 11 — Victorien Soufflet, en association avec Hugo Soucaze Caussade, Oh man give up on being a man man, avec les contributions de Hannah Baer, Olga Balema, Jean-Claude Moineau, Paul B. Preciado, Achim Reichert, He Valencia, Christina Wood, imprimé à la demande au sein de l’exposition « Daybeds, day dream, they have nonreproductive desires », KEUR, Paris, 24 octobre – 29 novembre 2020 12 — Felix González-Torres, conversation avec Hans-Ulrich Obrist, pour Museum in progress, Vienne [DOI : www.mip.at, 1994, consulté le 15 février 2022] 13 — « La deuxième première fois », événement organisé par Carla Adra, avec Benoit Piéron et Jules Lagrange, La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, 28 janvier 2022 14 — La méchante sorcière de l’Ouest, Le magicien d’Oz, Victor Fleming, 1939 15 — Dominique Gonzalez-Foerster, Enrique Vila-Matas, Marienbad électrique, Paris : Christian Bourgois Éditeur, 2015, p.112 16 — Dominique Gonzalez-Foerster, exposition « La chambre humaine & la planète close », Galerie Chantal Crousel, Paris, 3 septembre – 9 octobre 2021 17 — Patricia Falguières, « Couleurs-temps, les chambres » dans Dominique Gonzalez-Foerster, Paris : Coéditions Flammarion et le Centre national des arts plastiques, 2015, p.166-169 18 — Pascaline Morincome, Strange Bedfellows, texte de l’exposition d’Anne Bourse « Gens qui s’éloignent », Galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 27 janvier – 19 mars 2022 19 — Pierrick Sorin, Les réveils, 1988


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Anne Bourse, Chaque après-midi je me demande ce que tu fais ce soir quand le jour est presque fini, 2019, « Futur, ancien, fugitif », 2019, Palais de Tokyo, Paris © Aurélien Mole


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GLOBAL TERROIR :    O R A N E T A L G E R

GLOBAL TERROIR :    O R A N E T A L G E R


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GLOBAL TERROIR

INTRODUCTION PA R K AT I A P O R R O

En 2015, La belle revue a initié la rubrique Global Terroir avec l’envie de mettre en lumière la scène artistique d’un territoire étranger situé au-delà des grandes capitales, d’aborder les problématiques propres aux localités éloignées, similaires à celle dans laquelle nous nous trouvons. Une initiative ambitieuse pour un nombre de pages aussi limité, mais une initiative sincère qui nous a amené·e·s à rencontrer et à partager des expériences avec des travailleur·euse·s de l’art de Malmö, Porto, Bangkok, Cape Town, Beyrouth, Tirana et Lagos. Pourtant, aujourd’hui, la cartographie d’une scène artistique résonne différemment, et avec les temps qui changent, nos rubriques évoluent aussi. Ainsi, pour ce dernier Global Terroir, notre attention s’est déplacée d’une seule ville à deux, étant entendu que la notion de territoire s’étend au-delà des frontières et qu’une scène est souvent construite et définie par les mouvements qui s’opèrent vers, dans et au-delà de ces espaces. Si  en  France  des  manifestations  artistiques  récentes  ont  mis  en  lumière  la  scène artistique algérienne et ses diasporas – « En attendant Omar Gatlato » (TriangleAstérides, 2021, commissariat Natasha Marie Llorens), « Quelque part entre le silence et les parlers » (Maison des Arts de Malakoff, 2021, commissariat Florian Gaité),  « Barzakh »  de  Lydia  Ourahmane  (Triangle-Astérides,  2021,  commissariat   Céline Kopp) ou plus récemment la nomination de la première artiste française d’origine algérienne, Zineb Sedira, pour représenter la France à la Biennale de Venise en 2022 –, il nous a semblé pertinent pour ce dernier Global Terroir de nous adresser aux travailleur·euse·s culturel·le·s basé·e·s en Algérie et lié·e·s à ce pays. C’est donc vers les villes d’Alger et d’Oran que nous nous sommes tourné·e·s. Des villes distantes d’environ 400 km, avec des histoires artistiques différentes, mais ayant néanmoins toutes deux une importance cruciale au sein d’un pays qui  a  souffert  de  blessures  historiques  résultant  de  longues  années  de  colonisation française, suivies de trente ans de libération (à partir de 1962) avant la décennie noire  (1991-2002).  Deux  villes  situées  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée,  une  mer   que près d’un million de personnes en Algérie ont traversée pour rejoindre la France entre 1954 et 1962. Les liens avec la France sont donc évidents, bien que complexes et douloureux, et racontent des traumatismes sociopolitiques et postcoloniaux largement questionnés aujourd’hui.


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Au sein des histoires postcoloniales, certains mots résonnent fort : effacement, expulsion, déplacement, fragmentation et, enfin, re/construction. Les autrices invitées à contribuer à cette rubrique abordent chacune ces idées, racontant, dans leur ensemble, divers témoignages sur la façon dont les artistes et les travailleur·euse·s de l’art (se) re/construisent et agissent au sein d’écosystèmes désarticulés. L’artiste Amina Menia nous conduit à travers le paysage fragmenté d’Alger dans une prose qui témoigne de la nécessité de sublimer les obstacles en refusant de les subir. La structure même du texte – divisé en diverses strophes – offre ainsi une vue sur plusieurs strates – artistique, politique ou bien historique – de la ville et révèle la manière dont l’artiste navigue entre elles. Et si l’artiste se déplace en dehors de sa ville natale, cette ville reste là, avec elle, en résonance autant qu’en opposition. Un texte qui confirme ainsi qu’un récit personnel est par essence politique. Dans  son  texte  « Opérer  en  Algérie  :  une  joyeuse  schizophrénie »,  Myriam  Amroun,   co-fondatrice et directrice artistique de rhizome (Alger), curatrice et opératrice culturelle, révèle combien persévérer est nécessaire pour naviguer dans un contexte imprévisible, changeant et peu fiable. Myriam Amroun décrit la manière dont la décennie noire a affecté la culture, et comment, à partir de cette période difficile, des structures ont émergé et ont reconstruit leurs propres modes de fonctionnement en réponse à des politiques fluctuantes et à un manque d’infra­­ structure.  Si  elle  décrit  son  expérience  de  travailleuse  de  l’art  à  Alger,  ces  fonction­nements  mouvementés  se  répercutent  entre  la  capitale  et  Oran,  et  même  au-delà.   Bien que nous ayons, dans un premier temps, porté notre attention sur la capitale, la curatrice Natasha Marie Llorens a voulu nous mener dans le paysage artistique  d’Oran,  nous  rappelant  que  se  concentrer  uniquement  sur  la  capitale   serait sûrement une erreur. L’autrice nous raconte les particularités de cette ville effer­ves­cente, en soulignant sa richesse culturelle dans les années qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie, et comment celle-ci a été continuellement inter­ rompue par l’exode. À travers une lecture d’œuvres de Lydia Ourahmane et de Sadek  Rahim  –  artistes  qui  ont  respectivement  capturé  l’esprit  mouvementé  d’Oran – Natasha Marie Llorens révèle l’impact des allées et venues, non seulement d’artistes, mais aussi d’habitant·e·s, sur la scène artistique de la ville. S’il  s’agit  du  dernier  Global  Terroir,  les  voix  de  nos  camarades  d’autres  territoires   distants se retrouveront néanmoins au fil des pages de chaque numéro à venir. Reflétant ainsi quelque chose des échanges culturels, du mouvement, du déplacement, des nouvelles générations et des politiques fluctuantes qui façonnent ces territoires, des lieux toujours sujets à la transformation.


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HABIT(ÉE) ALGER...

PA R A M I N A M E N I A

Amina Menia, Un album de famille bien particulier, 2012, extraits. Collection FRAC Centre-Val de Loire

« Alger n’a eu de cesse de se métamorphoser à travers les siècles : berbère, phénicienne, romaine, arabe, andalouse, ottomane, française. Elle aura connu et assimilé tous les styles. Elle bouge, elle se rebiffe, elle s’ébroue comme une bête de béton. Elle s’écaille comme un reptile urbain en changeant de peau. » Extrait d’Un Album de famille bien particulier, Amina Menia, 2012


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Alger. Ma ville. Ma ville biologique. Ma ville de cœur et d’élection. Je suis Algéroise avant d’être artiste Étymologiquement, son nom arabe, El Djazaïr, signifie « les îles ». Ville-archipel donc, à l’architecture plurielle. Aux multiples (infinies) strates. Un peu comme ma pratique qui s’attache justement à conjuguer différentes strates, différents médiums, différents langages... Toutes mes œuvres convergent vers ce nom. Cette ville m’habite plus que je ne l’habite. Une ville si dure à vivre et pourtant... Je ne sais pas ce que je serais, (je ne saurai jamais) quelle sorte d’artiste j’aurais été sans elle. Vivre à Alger. Je suis coupée du monde de l’art, des événements internationaux. Comment alors s’enrichir, se comparer, se renouveler. La ville a beau jeter ses pieds dans l’eau, elle est, force est de l’avouer, un désert culturel. Je questionne tous les jours mon processus créatif. Je travaille dans la solitude. Sans écho. Et  je  n’ai  pas  de  sanctuaire.  La  vie  est  trop  chère  pour  pouvoir  se  payer  un  atelier. La ville sera mon atelier ! À un moment donné, j’ai décidé : les obstacles, je les sublime au lieu de les subir. Pour le reste, je fais avec. Je crois que c’est un peu ça… Alger est donc cette constellation (oui, un archipel) ; de vies, d’images, de sons, de mots, d’idées, de brouhahas sourds… Vivre à Alger ? Un enfer ! Un enfer avec vue sur paradis ! Travailler à Alger ? Un combat. Mais un combat exaltant. Être artiste à Alger ? Sisyphe vertigineux Cette ville qui vous donne tout, et qui vous prend beaucoup Se réinventer tous les jours, tout recommencer, se transcender Remonter les doutes comme les réalités Hésiter, douter, ne plus savoir pourquoi on le fait Être envahie de questions lancinantes, inutiles, devoir se justifier La vie n’est pas normale, rien n’est simple, les promesses non tenues, les lendemains difficiles, les horizons indépassables…


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Mais il y a tellement de beauté autour, tellement de raisons d’espérer, une espérance tenace, parfois ténue, des sourires volatiles, et ce sentiment souverain que tout est possible qui vous fait encore vous accrocher Alger, chant des possibles désaccordés, des altérités insulaires. Et l’espace public. Ma quête de toujours. Cette ouverture improbable au milieu des agoras encerclées. Mon engagement silencieux. Car aller vers le public, m’engager dans l’espace public, c’est ma foi… Au cœur de ma pratique Une vieille quête. Alors oui, j’ai confondu ma vie et mon travail ; j’ai sublimé – je l’ai dit – les difficultés et j’en ai fait une méthode. Catharsis. J’ai  assumé  les  contraintes  et  je  les  ai  intégrées  à  mes  pièces ;  j’en  ai  fait  une  œuvre.   Elles ont laissé des traces. Des strates striées. Car j’ai décidé, oui : les obstacles, je les fais désir au lieu de les subir. C’est Alger qui sera mon atelier ! Mes sujets de prédilection ? Je me passionne pour l’histoire et pour l’architecture. Je suis un animal urbain. J’aime la ville en ce qu’elle porte de contradictions et de paradoxes. Et j’aime l’architecture en ce qu’elle me permet de sonder et comprendre ma société. Je puise en elle mon répertoire de signes, mon alphabet visuel ; je cherche dans d’autres langages, j’emprunte à d’autres disciplines. Je suis tour à tour architecte, archéologue de l’urbain, anthropologue du contemporain, sociologue des arts solitaires, sculptrice de l’éphémère… À bien y regarder, mon travail ressemble à cette ville ; les fragments reliés, les îles assemblées, l’éternelle reconstruction… Ville Mosaïque : je fais de l’écriture par fragments Ville Archipel : je suis toujours dans le rassemblement, la restitution Ville Palimpseste : je choisis l’écriture par l’accumulation, mais aussi par l’effacement Emmener Alger avec moi ! À Marseille, Dublin ou Folkestone, Alger est partout avec moi. Comme emporter un fragment d’immeuble Pouillon l’Algérois à Marseille, Ou  vouloir  décoloniser  un  bout  de  paysage  irlandais ;  Alger/Dublin  même  combat !   Ou revisiter l’art du monument à Folkestone (GB) Alger est toujours là. En résonance, en parallèle, en opposition… Et tout prochainement : emmener un « fragment de paysage » au Mucem.


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Amina Menia, Extra Muros, chapitre 1, 2005, Centre d’Art Bastion 23, Casbah, Algérie © Amina Menia

Amina Menia, Monuments In Exile, an infinite page of marble writing, 2019 © Elise Trissel

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Amina Menia, La pierre qui pleure, 2013, série Lost Qibla pour le projet Un écorché © Amina Menia

Amina Menia, Lost Qibla, 2017. Collection Sharjah Art Foundation © Amina Menia


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Au fil des années, je me suis rendu compte que je ressemblais de plus en plus à Alger. Cette écriture-palimpseste ; fragments, strates, effondrements, effacements… Alger, je la traverse, tout en étant traversée par elle. Puzzle Universalité Ville Mosaïque Ville Archipel Fragments d’histoires Récits éparpillés sur les quais Sève des siècles Ville Palimpseste Narrations contre-coloniales Temps décolonial Liberté Alger Atelier à ciel ouvert Théâtre du conflit et du désir Et des vents contraires qui m’aident à avancer, à m’accrocher, agir, réaliser, transformer, vivre, Qu’est-ce être artiste à Alger ? Une artiste algéroise ? J’aime bien cette confusion, Ce n’est point une question de géographie, mais d’histoire. Je me sens appartenir à l’histoire de cette ville plus qu’à son territoire. Je me suis abreuvée à l’histoire de ma ville, de mon pays, et j’ai travaillé par cycles et par boucles du temps. Et tout naturellement, je me suis laissée attirer par l’histoire de l’art algérien, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans ma pratique. Avec toujours le même amour pour Alger, ses murs, ses faubourgs… les histoires de l’art étant toujours plus belles que les histoires d’amour.


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OPÉRER EN ALGÉRIE : U N E J OY E U S E S C H I Z O P H R É N I E PA R M Y R I A M A M R O U N 1

Vue de l’exposition, Bardi, « Stasis », 2020-2021, rhizome, Alger, Algérie. Coutesy de l’artiste et de rhizome © Hichem Merouche


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Opérer dans un contexte tel que l’Algérie et particulièrement pour les métiers gravitant autour de l’art et de la culture est devenu, par la force des choses, un projet de vie. Le fait de « rester » et de s’y établir n’est pas de l’ordre du sacrifice, mais de celui du choix et de la quête de sens. Pour contextualiser et mieux comprendre la dynamique du secteur artistique et culturel algérien, il faudrait brièvement revenir sur la période de la décennie noire dont les répercussions continuent à se faire sentir, même trente années plus tard. Les premiers rangs touchés pendant cette période demeurent indé­ niablement la sphère intellectuelle et celle des artistes algérien·ne·s. La plupart de ceux et celles qui ont survécu aux innombrables menaces de mort ont fui le pays par nécessité et pour assurer leur survie. Néanmoins, d’autres sont resté·e·s malgré tout, ce qui n’a pas amoindri l’ampleur de l’exode des cerveaux. Au-delà de cette sombre période ayant considérablement amputé le secteur,  une  autre  réalité  est  à  prendre  en  considération :  les  défis  et  remaniements permanents,  sur  le  plan  économique,  politique  et  sociétal,  interfèrent  et  fragilisent l’établissement d’institutions solides et autonomes qui pérennisent leurs actions sur le long terme. À titre d’exemple, les trois dernières années, cinq ministres se sont succédé·e·s à la tête du ministère de la culture et des arts, un simple fait qui nous amène naturellement à cette rhétorique : comment envisager la pérennité d’un secteur, alors que la tutelle elle-même est désarticulée ? En l’absence de volonté(s) politique(s) favorisant le développement d’un écosystème qui permette la mise en place de structure, de manière inten­ tionnelle ou par négligence, le secteur culturel algérien a fini par se constituer de « personnes »  qui, au fil du temps, se sont organisées en collectifs, en structures indépendantes et privées ou ont continué à opérer de manière individuelle. Ces mêmes acteur·rice·s ont fini par édifier un écosystème alternatif qui arrive tant bien que mal à se maintenir, dans une sorte d’équilibre critique. Un fonc­ tionnement  qui  lui  confère,  par  ailleurs,  l’atout  et  l’aptitude  de  pouvoir  renouveler   les mécanismes qui le régissent de façon agile et créative, pour assurer la continuité de ses actions. Pour n’en citer que quelques exemples : Artissimo, essentiellement axé sur la formation artistique et la diffusion culturelle qui s’est dernièrement muté en hub créatif ; La Chambre Claire, une maison d’édition indépendante spécialisée dans l’édition de livres de photographie ; Collective 220, qui se définit en collectif de récits photographiques ancrés dans diverses zones dispersées du territoire algérien, racontant des histoires de personnes, de villes et d’espaces. On retrouve également le Collectif Cinéma Mémoire qui œuvre dans le domaine du cinéma depuis 2007, se consacrant à la formation profession­ nelle et à la diffusion culturelle. Plus récemment, le projet Tilawin a vu le jour. Initié par Liasmin Fodil, Tilawin propose un programme de mentorat gratuit, pour accompagner des photographes émergentes de l’Algérie et de sa diaspora. De nombreux autres sont à compter avec une contribution non négligeable. Cependant, un autre constat est à faire, celui du manque cruel de lieux et d’espaces de diffusion. En l’absence de statistiques et de chiffres officiels, le bilan reste sommaire. C’est justement dans le contexte de cette dynamique que s’inscrit le travail de rhizome.


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Fondée en 2017, la structure n’a cessé d’évoluer en tant qu’espace non-physique, jusqu’au mois de novembre 2020, pour finalement aboutir à la forme matéria­ lisée par  l’espace  algérois,  sis  au  cœur  du  centre-ville  sur  la  rue  Didouche Mourad, qu’on lui connaît aujourd’hui. Le modèle de rhizome en tant que structure culturelle, fait référence à la pensée rhizomorphique développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Un concept qui appréhende les multiplicités, en opposition à la conception hiérar­chique et arborescente de la connaissance. Ce modèle conçoit la culture et les arts comme un large éventail d’influences et favorise un système nomade de croissance et de diffusion, où les éléments qui le composent peuvent s’interinfluencer à tout moment et peu importe leur position. Le nom fait à la fois référence au fonctionnement nomadique et arborescent du secteur culturel et artistique algérien (indépendant), mais aussi à la transversalité de ses actions. Ces principes sont adoptés au sein de l’orga­ nisation elle-même, que ce soit de manière structurelle ou opérationnelle. Au croisement d’une organisation artistique indépendante et d’une galerie commer­ ciale, rhizome opère à l’intersection de ces deux modèles, adoptant une forme hybride dans sa démarche de pérennisation. Dédié aux arts visuels, le travail de rhizome se déploie sur deux volets principaux : celui de galerie, qui se concentre sur la représentation, l’accompagnement et la promotion des artistes contemporain·e·s émergent·e·s, avec une attention particulière accordée aux artistes algérien·ne·s et celleux des diasporas – l’objectif est à la fois de combler un fossé générationnel omniprésent, particulièrement, entre les artistes de la diaspora et celleux de la jeune génération, mais aussi de favoriser l’échange et l’apprentissage mutuel entre ces dernier·ère·s ; et, au-delà de la représentation, rhizome travaille également la régie d’œuvres d’art, notam­ment pour l’exposition « Barzakh » de Lydia Ourahmane qui a été présentée à la Kunsthalle Basel (Bâle), puis à TriangleAstérides (Marseille) et prochainement au S.M.A.K. Museum of Contemporary Art, à Gant. L’ambition de l’aspect commercial et, au-delà, des objectifs fixés rejoint la démarche, telle que définie par Koyo Kouoh dans sa conférence Institution Building as Curatorial Practice, qui conçoit que l’établissement des institutions culturelles repose, lui aussi, sur une démarche curatoriale. En d’autres termes, de favoriser le développement d’un environnement propice permettant l’ancrage, ici celui de rhizome, pour garantir non seulement son autonomie financière, mais aussi le maintien de l’intégrité de sa ligne intellectuelle et éditoriale. Un fait très important pour se dégager de la contrainte commune aux institutions culturelles dont le fonctionnement dépend de subventions et de l’impérativité de répondre continuellement à des appels à projets pour la sécurisation des fonds qui leur sont nécessaires. Une position de mise en péril et de course permanente pour ne pas mettre la clé sous la porte, mais à quel prix ? Sachant que la plupart des bailleurs de fonds fixent des critères spécifiques correspondant à des agendas bien précis. Il est clair que c’est une position légitime de la part des bailleurs, néanmoins cela représente souvent un dilemme pour les structures éligibles durant l’élabo­ ration de leurs propositions, entre l’adaptation des candidatures pour répondre aux demandes des bailleurs et la rédaction de projets sur mesure pour bénéficier des fonds en question.


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Alger, photographie prise en septembre 2021 © Myriam Amroun

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En abordant l’action sur l’environnement dans lequel rhizome opère, le fait de s’établir au centre d’Alger s’est présenté comme une évidence au moment de la recherche du lieu, étant donné que Khaled Bouzidi et moi-même, les fondateur·rice·s, natif·ive·s de la ville, avons travaillé sur des questions liées à l’art et à la réappropriation de l’espace public et la reconversion d’espaces abandonnés en lieux de culture de proximité. En approfondissant ces sujets à travers de longues recherches de terrain menées entre 2012 et 2017, dans le cadre du travail de la Trans-Cultural Dialogues Platform, deux grands projets ont pris forme, développés et imaginés comme des laboratoires d’expérimentation, à l’échelle de la ville : DJART (2014) et EL MEDREB (2016). La capitalisation de ces acquis a influencé le façonnage des programmes proposés par rhizome, ayant préalablement identifié de manière concrète les besoins  du  secteur,  avec  la  nécessité  d’agir  de  manière  rapide  et  ciblée  sur  les  arts   visuels. Cette identification a été consolidée par une autre enquête de terrain, ciblant directement les professionnel·le·s de l’art et de la culture, ainsi que les étudiant·e·s de l’École Supérieure des Beaux-Arts d’Alger et ceux des Écoles Régionales à travers une grande partie du pays. La force de proposition de rhizome s’est donc articulée autour de la formation, la médiation culturelle, une programmation publique et l’offre d’un espace de résidence et un atelier de travail pour artistes. Dans un premier temps, les formations permettent le renforcement des compétences de celleux souhaitant se professionnaliser ou se rediriger vers l’un des métiers de l’art et de la culture, tels que la critique d’art, la médiation culturelle, le commissariat d’exposition, la régie, etc. Le processus de sélection des participant·e·s se fait suite à un appel à candidatures et ne nécessite pas spécialement de savoirs préalables liés au sujet de la formation, mais néanmoins la démonstration d’une forte motivation de mettre en pratique les notions acquises. Ce programme est actuellement mis en place en partenariat avec l’AICA France  (l’Association Internationale des Critiques d’Art). Quant à la médiation culturelle, elle accompagne la programmation publique et vise au développement et à la fidélisation du public, notamment l’implication du voisinage et des habitant·e·s du quartier dans les activités de rhizome, en mettant l’accent sur la vision portée par l’organisation, la concep­ tion d’un terrain de propositions et de négociations, dans lequel la discorde n’est pas un tabou, mais un moteur pour arriver au consensus, fédérer et concilier les pluralités. Ce sont au travers de questions de société, de politique et d’esthétique que cette discussion est entamée. À titre d’exemple, l’exposition inaugurale, de Bardi (Mehdi Djelil), intitulée « Stasis » en référence à la stase générale qu’a connu le pays post-Hirak, ou encore l’exposition photo « Untold » de Abdo Shanan et Sonia Merabet, qui a levé le voile sur le tabou des séquelles psychologiques liées aux violences faites aux femmes, dans une société de silence, surtout pour ce qui n’est pas visible. Les séries photos ont également questionné l’esthétique de la violence, devenue commune au point qu’elle en devienne banale. En faisant la somme de la première année d’activité, l’espace physique a accueilli quelques 8 000 visiteur·rice·s dans cet appartement haussmannien « 2e étage, porte de droite », malgré les conditions générales du pays, similaires à un vaudeville de l’absurde. Entre pénuries, crises politiques, COVID-19, sécheresse et feux de forêts, la  réponse  du  public  algérien  a,  néanmoins,  été  positive.  Une  forme  d’approbation,


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de  reconnaissance  et  de  validation  de  la  pertinence  de  ce  que  propose  rhizome, ce qui renforce la volonté de continuer malgré tout, un travail qui reste encore de longue haleine, dans un contexte dont la définition la plus proche serait une « joyeuse schizophrénie ». 1

Myriam Amroun est co-fondatrice et directrice artistique de rhizome (Alger), curatrice et opératrice culturelle

Vue de l’exposition, « Untold », 2021, rhizome, Alger, Algérie. Avec Sonia Merabet et Abdo Shanan. Coutesy des artistes et de rhizome © Hichem Merouche


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INFORMELLE ET E F F E RV E S C E N T E : O R A N

PA R N ATA S H A M A R I E L L O R E N S

Sadek Rahim, Constellation, 2019, tapis découpés, moteurs horlogers, dimensions variables, « Gravity3 », 2019, MAMO – Musée d’Art Moderne et contemporain d’Oran, Oran, Algérie. Courtesy de l’artiste et de MAMO


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Le geste de cartographier l’espace1 a la première mission esthétique de la colonisation française, mais aussi la plus importante. Dans le but de déposséder les habitant·e·s de leurs terres, le régime colonial se devait de connaître ces terres et a ainsi produit une grande quantité de croquis dans le but de documenter son savoir. Fort de ce savoir, il a bâti des villes et des histoires, et à travers cellesci a pu produire un imaginaire complexe du territoire algérien. À la lumière de ce contexte, lorsque La belle revue m’a commandé un texte à propos de la scène artistique algérienne, je me suis demandé comment il serait possible de relater des informations sur les artistes qui la composent sans succomber à la tentation de cartographier la scène, ou pour le dire autrement, sans la rendre visible à partir d’une vision d’ensemble venue d’ailleurs. Cette question m’est apparue particulièrement urgente, probablement pour la même raison que celle qui a poussé La belle revue à me demander d’écrire : j’ai passé des années à étudier l’histoire de l’esthétique algérienne, notamment à travers de longues périodes de recherche sur site. Fin 2019, j’ai présenté à la Wallach Art Gallery de New York2 une exposition panorama sur les artistes contemporain·e·s basé·e·s en Algérie et issu·e·s de sa diaspora. En 2021, j’ai présenté une version mise à jour du même projet avec Triangle-Astérides à la Friche  la  Belle  de  Mai  à  Marseille3.  Chacune  de  ces  expositions  incluait  le  travail   d’une  vingtaine  d’artistes,  dont  beaucoup  avec  lesquel·le·s  j’entretiens  un  dialogue   étroit depuis plusieurs années. L’ambition de ces deux projets était de proposer quelque chose qui permette de rendre les spectateur·rice·s venu·e·s d’ailleurs sensibles  à  cette  qualité  contingente  et  effervescente  propre  à  l’esthétique  algérienne.   Une  telle  ambition  est  apparemment  conforme  à  l’idée  d’un  panorama  artis­tique établi à partir de critères géographiques – à l’image de ce que La belle revue m’avait proposé. Il est néanmoins possible de construire une exposition qui se contredit, qui refuse une relation claire entre le territoire et la production artis­ tique, alors même qu’elle s’y était engagée. Dans un court article, il n’est pas si évident de mettre en scène ce genre de contradiction. J’ai donc hésité, proposé d’autres auteur·rice·s, puis ai suggéré d’écrire avec l’artiste Sadek Rahim sur sa ville, Oran. Rahim est, depuis son retour en Algérie en 2004, l’un des protagonistes actif·ive·s de la construction de cette scène artistique. Il a, aux côtés de Tewfik Ali Chaouch, initié la Biennale d’art contem­ porain méditerranéen d’Oran en 2010. Je me suis rendue dans son atelier en janvier 2022, en acceptant gracieusement toute une série d’entremets délicieux qu’il avait récupérés dans une boulangerie locale, expérimentant un mélange d’ingrédients traditionnels de la pâtisserie nord-africaine – pistaches, miel et pâte d’amande – et de formes issues de la cuisine française. Rahim a choisi de me faire le récit de la scène artistique et de son histoire récente à partir des personnes la composant. L’ancien directeur de l’Institut Français, Gaëtan Pellan ; la cocuratrice  de  Rahim  pour  l’édition  de  cette  année  de  la  Biennale,  Nadira  LaggouneAklouache, qui est également l’une des figures fondatrices de l’histoire de l’art et de l’art contemporain algériens ; Bouchra Sahli, directrice du Musée Ahmed Zabana et curatrice en chef du Musée d’Art Moderne d’Oran (MAMO) ; Tewfik Ali Chaouch, qui a fondé l’espace non-lucratif dédié aux arts Civ’Œil, servant également de siège administratif à la Biennale ; et bien d’autres encore… L’histoire de l’art contemporain à Oran réside dans les trajectoires de ses


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protagonistes, plutôt que dans une histoire des espaces. La représenter prendrait des formes cacophoniques. L’écriture d’un tel texte dépasse le cadre de cette invitation. Néanmoins, la structure du témoignage de Rahim m’a intéressée en ce qu’elle adressait le rôle joué par la ville d’Oran dans la vie des artistes algérien·ne·s tout au long du XXe et au XXIe siècles – un lieu entretenant, en comparaison avec d’autres villes, une relation plus détachée à l’égard du pouvoir centralisé et nationaliste. L’historienne et théoricienne de l’esthétique franco-algérienne Anissa Bouayed met en garde contre la centralisation d’Alger au sein de l’histoire de l’esthétique algérienne. Une telle erreur de pensée produirait un imaginaire de l’art reflétant trop fidèlement la structure du pouvoir sous le régime colonial. L’École des Beaux-Arts d’Alger, de même que son Musée des Beaux-Arts, ont été tous deux construits afin de centraliser la production artistique lors de la période coloniale française. Et ainsi, pour la consolider là où elle pouvait être instrumentalisée à des fins de soutien d’une image idéalisée de la capitale coloniale4. Soulignant que certaines des figures les plus marquantes de l’art algérien post-indépendance – Mohammed Khadda, Issiakhem, ou Abdelkader Guermaz – ne sont nées ni n’ont grandi à Alger, Bouayed affirme que « […] s’en tenir à Alger ferait perdre la trace signifiante des itinéraires des plus grands peintres algériens des années quarante et cinquante, d’autant que la ville est surexposée par la prégnance du mythe visuel installé par les orientalistes, par le verrouillage des lieux de formation et de production aux mains des cercles algérois et par le contrôle politique des autorités coloniales5. » La précautionneuse contre-géographie esthétique de Bouayed prend Oran pour centre. Dans les décennies précédant de manière immédiate l’indépendance de l’Algérie (1962), Oran était connue comme la contrée du vin. Charles Goetz, un artiste français ayant déménagé à Oran en 1934, se souvient que la ville comptait  un  « noyau  d’amateurs  d’art,  collectionneurs  avertis,  [auxquels]  s’associent   de nouveaux adeptes. Des architectes, des membres des professions libérales, corps médical, commerçants, négociants en vin6… ». Parallèlement à cette richesse, la vie à Oran était plus informelle qu’à Alger, et il y régnait une atmo­ sphère générale anti-protocolaire qui favorisait les initiatives non-officielles, à l’image de la galerie La Colline (1941-1962), fondée par Robert Martin, né en 1915 à Tiaret, une ville au sud-est d’Oran7. La Colline a largement contribué à faire d’Oran un centre alternatif pour ces artistes – comme Khadda ou Issiakhem – issu·e·s de milieux modestes. Martin a non seulement exposé leur travail aux côtés de professionnel·le·s mieux établi·e·s, mais il en a également soutenu certain·e·s, comme Abdelkader Guermaz, en leur versant des bourses mensuelles. La Colline est devenue un lieu de rencontre entre artistes et écrivain·e·s, dont Issiakhem, Abdallah Benanteur, Emmanuel Roblès, Albert Camus, Jean Sénac et d’autres encore. Certain·e·s étudiaient à l’École des Beaux-Arts à titre officiel, mais d’autres ont pu acquérir des compé­ tences et étendre leur réseau de manière informelle. Oran leur servait ainsi de terrain préparatoire et de point de départ pour se rendre directement à Paris en vue de développer leur pratique, contournant les institutions d’arts visuels


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plus strictement contrôlées, et distinguant par là leur travail des héritages formels orientalistes. Suite au départ soudain et définitif des pieds-noirs au lendemain de l’indépendance de l’Algérie en 1962, le paysage s’est modifié – au sens propre comme figuré. On a assisté à une réappropriation des vignobles, et, dans certains cas, à leur fermeture. La Colline, et d’autres espaces artistiques dépendants d’une société coloniale, se sont repliés à Paris. En l’absence d’infrastructures, la  musique  raï  et  les  pratiques  créatives  urbaines  ont  gagné  en  visibilité,  remplaçant   la peinture moderniste en tant que sujet de prédilection des conversations esthétiques8. Aujourd’hui, Alger est toujours le centre de la vie artistique et intel­ lectuelle en Algérie, tandis qu’Oran constitue encore un espace alternatif moins autoritaire et rigide ; une distinction qui n’a eu de cesse de s’intensifier, notamment par l’expérience différente connue par les deux villes durant la « décennie noire » (1991-2002)9. Depuis la fin de la décennie noire, Oran s’est également retrouvée dominée par un autre genre de départ : la traversée clandestine, en particulier réalisée par des jeunes hommes, vers l’Europe. Plusieurs artistes oranais·e·s rendent compte de cette autre conception du départ, qui vient saturer l’imaginaire collectif de la ville. Sadek Rahim est né à Oran, mais a vécu la plupart de ses années de formation  à  l’étranger  –  au  Royaume-Uni,  mais  aussi  à  Beyrouth  –  avant  de  revenir   s’y installer en 2004. Lydia Ourahmane est née à Oran durant la décennie noire et y a vécu une grande partie de son enfance, avant d’émigrer avec sa famille au Royaume-Uni en 2001, puis de retourner périodiquement à Oran au début de sa vie d’adulte et de s’installer partiellement à Alger en 2018. Bien qu’iels soient issu·e·s de générations et de milieux socio-culturels différents, les pratiques de Rahim et d’Ourahmane témoignent de quelque chose de nettement oranais, à savoir une attention portée aux conditions plurielles d’exode. Le tapis oriental occupe une place centrale dans l’œuvre de Sadek Rahim. Il s’agit souvent d’un tapis produit de manière commerciale à destination d’une clientèle de masse et à l’aide de matériaux synthétiques. Il puise sa matière de cet objet banal, toutefois traversé de larges concepts idéologiques. « À l’occasion de discussions, j’ai souvent été invité chez eux par les jeunes que j’observais pour mon travail », explique Rahim à Marie Deparis-Yahil, curatrice de son importante exposition rétrospective « Gravity³ » (2019) au Musée d’Art Moderne d’Oran (MAMO). « Dans les villages, généralement, le moyen de s’asseoir et de recevoir les invités au salon consiste souvent en un grand tapis, des grands coussins et une table basse. Le plus souvent, le tapis est simple, acheté au marché du coin. Je ne pouvais m’empêcher à chaque fois de penser au mythe du tapis volant, lorsque ces jeunes commençaient à parler du projet de leur vie, de ce qui semblait être leur rêve ultime – une utopie : vivre dans un monde qu’ils ne connaissent que par la télé, l’Europe10. » Cette idéalisation de la vie en Europe (l’irréalité de la télévision) rappelle une idéalisation orientaliste (le mythe du tapis volant). À l’initiative de l’artiste et financée par le réseau professionnel de Sadek Rahim, « Gravity³ »  remplissait  l’entièreté  des  espaces  du  MAMO11.  Bien  que  de  nombreuses


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Vue de l’exposition, Sadek Rahim, « Gravity3 », 2019, MAMO – Musée d’Art Moderne et contemporain d’Oran, Oran, Algérie. Courtesy de l’artiste et de MAMO

Sadek Rahim, The Missing, 2019, tapis découpé, 122 × 185 cm, « Gravity3 », 2019, MAMO – Musée d’Art Moderne et contemporain d’Oran, Oran, Algérie. Courtesy de l’artiste et de MAMO


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œuvres présentées évoquent les notions de départ, d’inertie et d’immigration, Constellation (2019) et The Missing (2019) exemplifiaient les deux côtés du voyage clandestin à travers la Méditerranée. Les deux œuvres formaient une seule installation. Raham avait découpé individuellement chaque rose d’un tapis commercial sur lequel elles figuraient comme motif récurrent. Les roses étaient ôtées de telle manière à ce que le tapis ne perde rien de son intégrité structurelle, bien qu’il n’isole plus du froid et ne constitue plus une assise confor­table et décorative. De l’autre côté de la galerie, Rahim avait installé les roses qu’il avait découpées comme autant d’étoiles dans le ciel nocturne. Libérées de leur existence  quotidienne  en  tant  que  point  d’ancrage  du  salon  de  tout  un·e  chacun·e,   elles se dispersaient ou se regroupaient à leur guise, sans injonction. Fleeing Will Save Us (2016) de Lydia Ourahmane est un diptyque de deux petites  photographies  prises  au  Polaroïd.  Faisant  référence  aux  premières  recherches   menées pour un corpus d’œuvres plus large dont Fleeing Will Save Us fait partie, Ourahmane écrit : « Durant cette période, et même maintenant, pour les personnes avec lesquelles je travaille, l’immigration illégale est un sujet récurrent. Tout le monde se tient prêt·e à partir, tout le monde. Si vous demandez à quelqu’un·e de mon quartier combien cette personne connaît de gens ayant émigré, la réponse sera trente, quarante, peut-être cinquante de ses ami·e·s. Dans mon quartier, c’est un fait réel et permanent qui se produit tous les jours12. » Ourahmane s’est liée d’amitié avec certain·e·s de ces jeunes oranais·e·s de son quartier. Iels l’ont emmenée dans des grottes dans lesquelles iels sont resté·e·s un certain temps, avant de tenter de braver l’eau pour rejoindre l’Espagne. Les polaroids fonctionnent alors comme un mémorial de leurs rêves de traversée, précédant leurs tentatives, leurs arrestations et détentions subséquentes en Europe13. Sur un mur de béton situé au premier plan de l’un des polaroids, une phrase en arabe est gribouillée à la bombe. D’après l’artiste, on peut y lire : « Fuir nous sauvera14. » En rejouant le voyage clandestin par le prisme du mythe du tapis volant, ou en le mettant en scène dans la lumière d’une après-midi idyllique et voluptueuse du littoral rocheux de la Méditerranée, les œuvres de Rahim et d’Ourahmane représentent le rêve complexe et urgent du départ pour l’inconnu. Elles captent également un écho du rôle historique d’Oran en tant que lieu où l’ailleurs est accessible grâce à des systèmes informels de communication et de solidarité. Les protagonistes qu’elles représentent empruntent les mêmes lignes de fuite que Khadda ou Issiakhem à travers Oran. Dans les œuvres d’Ourahmane et de Rahim, la ville apparaît en tant que nœud au cœur d’un réseau recouvrant l’Algérie, l’Espagne et la France ; un réseau qui s’oppose à la notion à la fois coloniale et post-coloniale d’un espace nationaliste marqué par des institutions monumen­tales, délivrant aussi bien des diplômes que des identités. Ce faisant, Ourahmane et Rahim dressent un portrait informel et effervescent de la place d’Oran au sein de la scène artistique algérienne. 1 — Voir à ce propos l’exposition de référence « Made in Algeria » de Zahia Rahmani en 2016 au MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), et son catalogue dirigé par Zahia Rahmani et Jean-Yves Sarazin, Made in Algeria : Généalogie d’un territoire, Vanves : Hazan, 2016 2 — Natasha Marie Llorens, Waiting for Omar Gatlato: A Survey of Contemporary Art from Algeria and Its Diaspora, Berlin : Sternberg Press, 2019 [DOI, en anglais : www.wallach.columbia.edu/exhibitions/waiting-omar-gatlatocontemporary-art-algeria-and-its-diaspora, consulté le 10 mars 2022]


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3 — « En attendant Omar Gatlato », Bruise Magazine [DOI : www.bruisemagazine.com/article/en-attendant-omargatlato?page=1, consulté le 10 mars 2022] 4 — « Les institutions artistiques instaurées par le pouvoir colonial, Écoles des Beaux-Arts, Musées, Maisons des Artistes, sont emblématiques d’une volonté de prestige tout en étant ceux de la transmission d’un patrimoine visuel, d’un savoir esthétique et de techniques picturales. » Anissa Bouayed, « À l’ombre d’Alger : l’intrusion silencieuse des artistes algériens dans les lieux culturels de la cité oranaise », Insaniyat, Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, 2006, p. 2 5 — Ibid., p. 3 6 — Ibid., p. 8 7 — Jean Sénac, Visages d’Algérie, Écrits sur l’art, textes rassemblés par Hamid Nacer-Khodja, préface de Guy Dugas, Paris, Paris-Méditerranée / Alger, EDIF 2000, 2002 8 — Karim Ouraras, « Tagging in Algeria: graffiti as aesthetic claim and protest », The Journal of North African Studies no 23 (1-2), p. 1-18, novembre 2017. Marc Schade-Poulsen, « Which World?: On the Diffusion of Algerian Raī to the West », Siting Culture, Londres : Routledge, 1997, p. 59-85 9 — Luis Martinez, The Algerian Civil War, 1990-1998, New York : Columbia University Press en association avec le Centre d’études et de recherches internationales, 2000 10 — Marie Deparis-Yahil, « En direct », exposition « Gravity³ » , exposition personnelle de Sadek Rahim au Musée National d’Art Moderne et Contemporain d’Oran, Algérie [DOI : www.pointcontemporain.com/sadek-rahimgravity-3/, consulté le 12 mars 2022] 11 — Florian Gaité a exploré en détail les implications des projets auto-initiés dans le contexte artistique de l’Algérie, en se concentrant explicitement sur le modèle de travail de Rahim. Florian Gaité, « Plasticien du bled. De Sadek Rahim au hirak, l’art contemporain algérien en quête d’autonomie », Critique d’art, no 53 automne/hiver, mis en ligne le 16 janvier 2020 [DOI : www.journals.openedition.org/critiquedart/53874, consulté le 5 mars 2022] 12 — Lydia Ourahmane en conversation avec Ben Blackmore [DOI : www.lydiaourahmane.com/in-conversation-withBen-Blackmore, consulté le 10 mars 2022]. Ourahmane utilise le terme illegal immigration (« immigration illégale »), mais je le remplace au fil du texte en enlevant l’emphase sur l’illégalité. [nda] 13 — Venetia Porter, « Art and Image », in Jonathan M. Bloom and Sheila S. Blair (eds.), Islamic Art: Past, Present, Future, New Haven, CT : Yale University Press, 2019, p. 63 14 — La traduction de cette phrase que j’ai réalisée et confirmée par des personnes dont l’arabe est la langue maternelle est différente. La phrase dit : Trebaw ya mussakheen, qui peut être approximativement traduit par « Éduquez-vous, gens dégoûtants » ou « Apprenez les bonnes manières, bande de sales ». La phrase « Fuir nous sauvera » ressemblerait plutôt à cela en écriture arabe : ‫انذقني فوس بورهلا‬. [nda]

Lydia Ourahmane, Fleeing will save us, polaroid, 8.5 × 10.8 cm, 2016. Courtesy de l’artiste


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somme toute est une association basée à Clermont-Ferrand, regroupant des personnes à la fois artistes, commissaires, vampires, travailleur·euse·s de l’art, comédien·ne·s, musicien·ne·s, geeks... Nous nous sommes fédéré·e·s, motivé·e·s non seulement par la nécessité de partager des moyens économiques et techniques, mais aussi par l’envie d’inventer le cadre qui nous permettrait de réfléchir et de créer ensemble. Nous n’avons pas le sentiment d’être lié·e·s par un propos ou une vision de l’art commun, mais plutôt par la conviction qu’il est important de soutenir les pratiques de chacun·e et de les faire coexister. somme toute est un espace dans lequel on travaille, on se réunit, on invite des gens, on organise des événements. C’est aussi une association qui nous permet de soutenir des artistes membres ou invité·e·s pour des résidences de création, des expositions, des concerts, des lectures… Il arrive aussi, dans certains contextes, que plusieurs membres travaillent ensemble pour émettre une proposition plastique collective. Contributeur·rice·s à l’In situ par ordre anti-alphabétique de nom : Amélie Sounalet, Emmy Ols, Marie Muzerelle, Lola Fontanié, Bertrand Festas, Antoine Beaucourt et Clélia Barthelon pour somme toute.

Karrik : Jean-Baptiste Morizot et Lucas Le Bihan SIL Open Font License, Version 1.1 Minipax : Raphaël Ronot SIL Open Font License, Version 1.1 PicNic : Marielle Nils SIL Open Font License, Version 1.1


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La belle revue #12 Revue d’art contemporain en Centre-France-Rhône-Alpes en ligne : www.labellerevue.org et à parution papier annuelle Tirage : 4000 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par   In extenso 12 rue Gault de Saint-Germain 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextensoasso.com

In extenso et toute l’équipe de La belle revue tiennent à remercier : — rhizome, Myriam Amroun et Khaled Bouzidi — Antoine Beaucourt, Coordinateur des projets, In extenso — Les lieux partenaires des événements de lancement de La belle revue : Kommet (Lyon) ; KEUR (Paris) ; Les Limbes (Saint-Étienne) — Les représentant·e·s des collectivités qui soutiennent le projet : Olivier Bianchi, Président de Clermont Auvergne Métropole et Maire de Clermont-Ferrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont Auvergne Métropole et Adjointe en charge de la politique culturelle à la ville de Clermont-Ferrand ; Marc Drouet, Directeur régional des affaires culturelles de la région Auvergne-Rhône-Alpes ; Laurent Wauquiez, Président du Conseil Régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, Sophie Rotkopf, Vice-Présidente déléguée à la culture — Ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro

COLOPHON

Direction de publication : Clélia Barthelon, Sophie Lapalu, Liza Maignan Co-présidentes d’In extenso   Direction éditoriale : Katia Porro   Comité éditorial : Marie Bechetoille, Benoît Lamy de La Chapelle, Sophie Lapalu, Julie Portier   Coordination éditoriale et relecture : Juliette Tixier   Conception graphique : Syndicat avec Léa Guillon www.s-y-n-d-i-c-a-t.eu    Traduction : Anna Knight (Version anglaise uniquement sur www.labellerevue.org)   Traduction anglais-français : Lou Ferrand   Contributeur·rice·s : Myriam Amroun, Marie Bechetoille, Raphaël Brunel, Lillian Davies, François Durel, Lou Ferrand, Simon Feydieu, Isabelle Henrion, Carin Klonowski, Gérald Kurdian, Sophie Lapalu, Natasha Marie Llorens, Liza Maignan, Fallon Mayanja, Amina Menia, Pedro Morais, Émilie D’Ornano, Katia Porro, Julie Portier, Fiona Vilmer    Création In situ : somme toute ISSN : 2114-5598 Parution et dépôt légal : juin 2022    Impression : Standart Impressa, Vilnius, Lituanie


Exposition photographique

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• Magasins généraux • Musée Carnavalet – Histoire de Paris • 38 sites du Grand Paris et chantiers du nouveau métro du Grand Paris Express www.regardsdugrandparis.fr

Photo : Lucie Jean, Cité lacustre #7, 2021

24 juin — 23 octobre 2022


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Programme Suite initié par le Centre national des arts plastiques en partenariat avec l’ADAGP

8e édition édition 2022

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Pour la huitième année du programme Suite, le Centre national des arts plastiques (Cnap) en partenariat avec l’ADAGP, souhaite donner une visibilité publique à une sélection de projets ayant bénéficié d’un soutien à un projet artistiques du Cnap en les accompagnant dans le cadre d’une exposition.

www.cnap.fr


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16 Biennale de Lyon e

art contemporain

manifesto of fragility manifeste de la fragilité

@biennaledelyon @biennaledelyon

@BiennaleLyon La Biennale de Lyon

www.labiennaledelyon.com

© Studio Safar

14 sept. - 31 déc. 2022


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La Tôlerie est un plateau performatif La Tôlerie est un terrain de jeux La Tôlerie est un outil de réflexion La Tôlerie est une extravagance La Tôlerie aborde la création artistique de façon plurielle et multisensorielle ✲ La Tôlerie accueille des expositions tout en privilégiant la programmation d’événements, de performances et de cabarets ✻ La Tôlerie encourage la porosité entre différentes pratiques et laisse place à l’improvisation ✷ La Tôlerie est un lieu de vie, un espace d’échanges, une zone festive, stimulant la création collective et participative de formes vivantes.

✢❤☯ Saison 2021-2022 Simon Asencio, Ethan Assouline, Léa Audouze, Angélique Aubrit, Ludovic Beillard, Bernard, Bertran Berrenger, Ben Bertrand, David Blasco, Anne Bourse, Romane Clavel, Danse Musique Rhône-Alpes, Elia David, Deeat Palace, Dragones Collectif, Rémy Drouard, Margot Duvivier, Fatigue Suspecte, Fragile, gladys, Claire Gonçalves, François Henninger, Gérald Kurdian, Robin Lachal, Gaelle Loth, Sébastien Maloberti, Bevis Martin & Charlie Youle, Miaux, Sarah Netter, Anouchka Oler Nussbaum, Peggy Pehl, Guillaume Pinard, Poupée Mobile, Leslie Pranal, Manoela Prates, Christophe Scarpa, Benjamin Seror, Supercript2, Super Sapin, Claudia Struve, Robin Tornambe, Alban-Paul Valmary, Jimmy Virani, Rémi Voche, etaïnn zwer... rée 10, rue de Bien-Assis Ent libre 63100 Clermont-Ferrand https://latolerie.fr/ Ouvert du mercredi au samedi de 14h à 18h

La Tôlerie est un espace municipal d’art contemporain, un garage réhabilité à l’initiative de la ville de Clermont-Ferrand en 2003. La Tôlerie est soutenue par la ville de Clermont-Ferrand, Clermont Auvergne Métropole, le Ministère de la Culture — DRAC Auvergne–Rhône-Alpes et la Région Auvergne–Rhône-Alpes.


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