LES SENS DU BEAU ://////////////////////////////// C’est trop beau ! beau Comme… un design Composite ou un réservoir des sens. beau Comme la métamorphose d’un Camion éthique Conduit à quatre mains par hippias et soCrate. i la perCeption, l’interprétation et l’analyse du beau en design ne peuvent rester immobiles. statufié, inCompressible et universel p Comme un médiCament générique pour les uns, le beau est vivant, expressif et transitoire pour les autres. il s’affronte pour le meilleur et pour le pire à sa destination. tout le monde a le droit de trouver que « C’est super beau » et ChaCun peut dire le Contraire. ae d c il offre un territoire d’illusions, de vérités, ////////////////////////// d’expressions, d’étrangetés, w de maniements et de révélations. sa réCeption démoCratique invite à l’expérienCe esthétique naturelle ou Culturelle. le beau en design se révèle silenCieux ou turbulent. il se lit, a rt se devine, se déCline, s’invente même parfois. il n’est pas un « utiliCide » Corrosif ni même un soin Cosmétique engourdissant. n o p q il se régénère à travers le temps et les lieux dans lesquels il se façonne. il est ///////////////////////// Créateur de renouveaux Comme il est le manifeste d’héritages passés. a l’expérienCe spontanée, ColleCtive et sans idéologie répond souvent l’examen individuel h du CalCul et de la distanCiation. ChaCun part dans un sens et tout f k le monde se retrouve sur d’autres. le //////////////////// design tente d’en dessiner les Contours et d’user de ses possibilités. elaboré ou débraillé, le beau///////////////// intimide, g passionne autant qu’il susCite les questions. peut-on devanCer et façonner la réCeption du beau ? BENJAMIN LOYAUTÉ - CO-COMMISSAIRE GÉNÉRAL
usine mixeur marteau
ESADSE - Chloé Sitzia DNSEP 2014 © Sandrine Binoux
LES SENS DU BEAU
L’HEURE DU LOUP
Commissariat de Sleep Disorders (Marion Auburtin et Benjamin L. Aman)
Phase 4 : Sommeil Paradoxal avec Michael Barthel, Gilles Berquet, Colin Cook, Leif Elggren, Laura Gozlan, Rainier Lericolais, Mirka Lugosi, Julien Maire, Thibaut de Ruyter et David de Tscharner
LA BOX ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ART BOURGES BOX.ENSA-BOURGES.FR
Visuel : © SLEEP DISORDERS
Exposition vendredi 3 avril - mercredi 13 mai 2015 Vernissage jeudi 2 avril - 18h Lancement du magazine L’Heure du Loup Sommeil Paradoxal mercredi 13 mai - 18h
PAYSAGES EMBLÉMATIQUES Commissariat de Michel Weemans
avec Olivier Nottelet et Jacques Callot Exposition jeudi 28 mai - mercredi 1er juillet Vernissage mercredi 27 mai - 18h
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Sommaire
p. 96-97... In situ p. 6, 9,... Joey Villemont
p. 18-19... Joey Villemont
p. 32-35... Estelle Deschamp
p. 44-47... Jennifer Fréville
p. 60-63... Émilie Perotto
p. 76-79... Lucy Watts
p. 98...... Colophon
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p. 8....... Éditorial par Annabel Rioux p. 10-11... Carte du territoire ........... Centre-France Critiques d’expositions p. 14-17... Gabriel Kuri ........... au Parc Saint Léger ........... par Ingrid Luquet-Gad p. 20-23... Jeunes créateurs à ........... New-York au Musée d’art ........... moderne de Saint-Étienne ........... par Gwilherm Perthuis p. 24-27... Stéphanie Cherpin ........... au Frac Limousin ........... par Émilie Perotto p. 28-31... Juliana Borinski à l’Assaut ........... de la Menuiserie ........... par Aurélien Pelletier p. 36-39... Sarah Tritz ........... au Parc Saint Léger ........... par Julie Portier p. 40-43... Jean-Luc Moulène ........... au Transpalette ........... par Camille Azaïs p. 48-51... Giraud & Siboni ........... au CIAP Vassivière ........... par Barbara Sirieix Dossier thématique: La citation – replay p. 54...... Introduction ........... par Julie Portier p. 56-57... De Dieter Roth à Jason ........... Rhoades, un fromage ........... d’écart, Camille Paulhan p. 58-59... La danse du slip Kangourou ........... et de l’homme-araignée ........... Kippenberger et ses ........... maîtres, François Trahais p. 64-65... Entendu dans l’atelier, ........... Hippolyte Hentgen p. 66-69... Panzani et Marlboro, ........... François Aubart p. 70-73... «Enchanter la matière ........... vulgaire» ........... (26.09.2014-11.04.2015), ........... Mark Leckey au Wiels ........... à Bruxelles, Céline Poulin p. 74-75... Exactement, ........... Lidwine Prolonge p. 80-81... Post–structuralisme ........... et post-it: usages ........... et mésusages de la théorie ........... critique dans les arts ........... visuels, Ingrid Luquet-Gad Global Terroir: Malmö p. 86-89... Tour d’horizon de la scène ........... artistique de Malmö, ........... Kalle Brolin p. 90-95... «The world is rudderless», ........... conversation avec Christian ........... Andersson, Annabel Rioux
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La belle revue, dans ses versions web et papier, est née en 2009 pour défendre un territoire composite associant plusieurs régions et départements du grand centre de la France, à l’écart de Paris et des grandes métropoles situées aux six coins de l’Hexagone. Constatant la richesse et la diversité de son paysage artistique, et la pauvreté de sa couverture médiatique, La belle revue tente depuis lors de pallier un manque certain de visibilité et de réflexion critique sur les projets menés ici-même. On dira sans doute qu’un tel constat est amplement exagéré, que la presse artistique se déplace suffisamment hors de Paris, et qu’après tout, chacun a le rayonnement qu’il mérite. Une telle résignation ne nous sied guère. Aussi, en contrepoint à la tiédeur ambiante, nous avons repensé La belle revue dans la forme comme dans le fond. Sa nouvelle identité graphique, pensée par le duo Syndicat, a été conçue comme un hommage décalé aux paysages plus ou moins quelconques, plus ou moins grandioses, qui enveloppent la quarantaine de lieux d’art répartis en Centre-France. Les images de prairies, de sous-bois et de montagnes, clichés bucoliques de la province, rythment la succession des rubriques. Parmi celles-ci, en plus des critiques d’expositions du territoire et des projets d’artistes spécialement créés pour la revue, un dossier thématique vient désormais élargir le champ à des réflexions théoriques sur l’art actuel, en y ménageant une place pour les écrits d’artistes. Dans ce numéro, le premier dossier est consacré aux pratiques de la citation, un «vieux sujet»¹, abordé sur un mode parcellaire, en privilégiant les exemples singuliers. Et puisque, pour nous, localisme ne rime pas avec chauvinisme, la nouvelle formule de La belle revue s’ouvre à l’international: la rubrique Global Terroir présente la scène artistique d’un territoire étranger situé à l’écart des grandes capitales. La ville de Malmö en Suède inaugure cette section, à travers un panorama général dressé par Kalle Brolin et un long entretien avec l’artiste Christian Andersson. En explorant tant le Centre-France que d’autres territoires analogues, il s’agit de donner une vision d’un monde de l’art plus fragmenté, moins centralisé —un phénomène qui s’amplifie
Éditorial Annabel Rioux
grâce aux facilités de communication et de déplacements permises par le progrès technologique. Cette évolution ne constitue pas encore une transformation de fond des géographies hiérarchisées du monde de l’art, comme le remarque Alexander Scrimgeour dans un essai intitulé «Et in Arcadia Ego» publié en 2014²: l’auteur utilise la métaphore de la pastorale pour analyser les relations centres/périphéries à l’ère du numérique. Il constate la persistance d’une image idéalisée de la campagne comme lieu de retraite apaisant pour citadins stressés, en contradiction avec les mutations qu’elle subit aujourd’hui. «La campagne peut-elle continuer à fonctionner comme la métaphore d’un espace alternatif, un lieu de dissidence, un champ de possibilités, sinon d’autonomie? Au lieu de servir de retraite, la campagne ne peut-elle pas être un moyen pour nous d’avancer?» Le monde de l’art, écrit Scrimgeour, reste suspendu aux grands récits, il entretient la mythologie impérialiste de son universalité, et les périphéries demeurent idéologiquement soumises à l’influence des centres. La belle revue est encore davantage un symptôme qu’une alternative à cet état de fait. Commençons par assumer la nature problématique de nos territoires, le fait que s’y jouent aussi à toutes les échelles des conflits liés au pouvoir et à l’argent; interconnectés avec les espaces des centres, ils en sont quelque part les complices. C’est à partir de cette analyse qu’il nous faut travailler à réduire les inégalités, et non pas en nous croyant à l’abri de celles-ci grâce à notre position géographique marginale. Ainsi, ce numéro est la première version d’une revue que nous souhaitons toujours en mouvement, à même de se remettre en question et d’évoluer; labellerevue.org sera le support propice à des expérimentations qui se poursuivront dans les numéros papiers suivants. ¹. Comme le note Julie Portier dans son introduction, p. 55
². Alexander Scrimgeour, «Et in Arcadia Ego», 6 août 2014, magazine en ligne La Start-Up, édité par Dorothée Dupuis http://lastartup.tumblr. com/post/93975714714/ et-in-arcadia-ego-paralexander-scrimgeour
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Carte Centre-France
Pougues-les-Eaux 4
Bourges Nevers
5
Dompierre-sur-Besbre Montluçon
1
7 8 Felletin Rochechouart Beaumont-du-Lac Limoges
3
Clermont-Ferrand
Saint-Setiers Saint-Yrieix-la-Perche Treignac 6
Meymac
Thiers 9
Saint-Sauves d’Auvergne Saint-Étienne
Moustier-Ventadour
Brive-la-Gaillarde
2 Le Chambon-sur-Lignon
Liste presque exhaustive des lieux d’art
Région Auvergne 1 Allier Dompierre-sur-Besbre —» La Résidence Place des 3 Platanes 03290 Dompierre-surBesbre www.mairie-dsb.fr Montluçon —» Shakers 94, Bd de Courtais 03100 Montluçon www.shakers.fr 2 Haute-Loire Le Chambon-sur-Lignon —» EAC Les Roches 43400 Le Chambon-surLignon www.eaclesroches.com 3 Puy-de-Dôme Clermont-Ferrand —» Artistes en Résidence Unité 9 / 29, rue Georges Besse 63100 Clermont-Fd www.artistes¬ enresidence.fr —» Les Ateliers 228, avenue Jean-Mermoz 63100 Clermont-Fd www.lesateliers.cc —» La Cabine 16, rue du port, 63000 Clermont-Fd www.la-cabine.fr —» ESACM — École supérieure d’art de Clermont Métropole 25, rue Kessler 63000 Clermont-Fd www.esacm.fr —» Frac Auvergne 6, rue du Terrail 63000 Clermont-Fd www.fracauvergne.com —» Galerie Claire Gastaud 5/7, rue du terrail 63000 Clermont-Ferrand www.claire-gastaud.com —» Home.alonE 6, place Saint-Pierre 63000 Clermont-Fd www.homealone.tk —» Hôtel Fontfreyde centre photographique 34, rue des Gras 63000 Clermont-Fd www.clermont-ferrand.¬ fr/Hotel-Fontfreyde —» In extenso 12, rue de la Coifferie 63000 Clermont-Fd www.inextensoasso.com
—» La Permanence 7, rue Abbé Girard 63000 Clermont-Fd www.lapermanence.fr —» La Tôlerie 10, rue de Bien-Assis 63000 Clermont-Fd www.clermont-ferrand. fr/La-Tolerie —» Vidéoformes La Diode 190-194, bd Gustave Flaubert 63000 Clermont-Fd www.videoformes-fest.¬ com Saint-Sauves d’Auvergne —» La Maison Garenne Le Bourg, 63950 Saint-Sauves-d’Auvergne http://www.sancy-¬ artense.com/-Maison-¬ Garenne-.html Thiers —» Le Creux de l’enfer 85, avenue Joseph Claussat, 63300 Thiers www.creuxdelenfer.net Région Bourgogne 4 Nièvre Nevers —» Tlön 30, rue Saint-Étienne, 58000 Nevers www.tlön.fr Pougues-les-Eaux —» Parc Saint Léger Centre d’art contemporain, Avenue Conti, 58320 Pougues-les-Eaux www.parcsaintleger.fr Région Centre 5 Cher Bourges —» Bandits-Mages Friche Culturelle l’Antre-Peaux 24, route de la Chapelle 18000 Bourges www.bandits-mages.com —» La Box ENSA Bourges 7, rue Edouard-Branly 18000 Bourges www.ensa-bourges.fr —» Transpalette 26, route de la Chapelle 18000 Bourges emmetrop.pagesperso-¬ orange.fr/¬ transpalette.html
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Région Limousin 6 Corrèze Brive-la-Gaillarde —» Le Garage 19-21, avenue Edouard Herriot 19100 Brive-la-Gaillarde www.garage.brive.fr Meymac —» Abbaye Saint-André Place du bûcher 19250 Meymac www.cacmeymac.com
Rochechouart —» Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart Place du Château 87600 Rochechouart www.musee-¬ rochechouart.com Saint-Yrieix-la-Perche —» Centre des livres d’artistes 1, place Attane, 87500 Saint-Yrieix-la-Perche www.cdla.info Région Rhône-Alpes
Moustier-Ventadour —» Chamalot 19300 MoustierVentadour www.chamalot-residart.fr Saint-Setiers —» La Pommerie 19290 Saint-Setiers www.lapommerie.org Treignac —» Treignac Projet 2, rue Ignace Dumergue 19260 Treignac www.treignacprojet.org 7 Creuse Felletin —» Quartier Rouge Rue des Ateliers 23500 Felletin www.quartierrouge.org 8 Haute-Vienne Beaumont-du-Lac —» Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière Île de Vassivière 87120 Beaumont-du-Lac www.ciapilede¬ vassiviere.com Limoges —» ENSA – École nationale supérieure d’art de Limoges 19, avenue M. LutherKing, 87000 Limoges www.ensa-limoges.fr —» Frac Limousin Impasse des Charentes 87100 Limoges www.fraclimousin.fr —» Galerie L’Œil Ecoute 25, rue des petites maisons, 87000 Limoges www.galerie-¬ oeilecoute.fr —» LAC&S Lavitrine 4, rue Raspail 87000 Limoges www.lacs-lavitrine.¬ blogspot.com
9 Loire Saint–Étienne —» L’Assaut de la Menuiserie 11, rue Bourgneuf, 42000 Saint-Etienne www.lassautde¬ lamenuiserie.com —» Galerie Bernard Ceysson 8, rue des Creuses, 42000 Saint-Étienne www.bernardceysson.com —» Greenhouse 11 rue de l’Égalerie, 42100 Saint-Étienne assogreenhouse.¬ blogspot.com —» Les Limbes 435, bd Louis Nelter 42000 Saint-Étienne leslimbes.wordpress.com —» Musée d’art moderne et contemporain Saint-Étienne Métropole La Terrasse BP 80241 42006 Saint-Étienne www.mam-st-etienne.fr
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Critiques d’expositions
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Critiques d’expositions
Gabriel Kuri, bottled water E.d.E. 5, 2013 © Parc Saint Léger, crédit photo: Aurélien Mole
Gabriel Kuri, bottled water P. 1, 2013 © Parc Saint Léger, crédit photo: Aurélien Mole
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Ingrid Luquet-Gad
Le Parc Saint Léger consacrait à l’artiste mexicain Gabriel Kuri sa première exposition personnelle en France pendant l’hiver 2013-2014. L’artiste avait investi les espaces intérieurs et extérieurs du centre d’art avec un ensemble de sculptures produites pour l’occasion, et tenant compte du passé thermal du lieu.
Gabriel Kuri au Parc Saint Léger: un art de l’ellipse La pratique de Gabriel Kuri s’élabore à partir de l’assemblage d’un petit nombre d’axiomes de départ, qu’il adapte, recontextualise et renomme en fonction du lieu dans lequel il intervient. Parmi les éléments qui composent son vocabulaire plastique, trois grandes catégories: les matériaux de la sculpture classique comme le marbre ou la pierre, ceux qui proviennent du BTP, plaques de métal ou tube de PVC, mais aussi les objets trouvés du quotidien, organiques ou non, bouteilles d’eau, préservatifs ou encore tuyau d’arrosage. Sur ces matériaux, il intervient de manière minimale, préférant ménager des points de contact et organiser des collusions précaires, qui résultent en une harmonie fluide défiant les lois de la gravitation. Car chez Kuri, l’espace alentour semble s’être solidifié. Comme le note Catherine Wood dans son essai Sculpture in Solid Air dévolu à la question¹, il «propose d’assigner une densité équivalente entre une ‹chose› et le volume qui l’entoure. On a l’impression que l’objet découpe son espace propre dans le bloc d’air que constitue la galerie […]». Le résultat est saisissant, et son effet ne se mesure pas moins à la réception de ses œuvres, perçues alternativement comme l’expression d’un équilibre immuable et d’un déséquilibre permanent. Avec bottled water branded water, le Parc Saint Léger offre à l’artiste sa première exposition monographique en France. Si les pièces présentes sur le stand de ses galeries lors des dernières éditions de la FIAC avaient fait forte impression par leur aboutissement formel², un élément majeur restait occulté: le lien au
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contexte, pourtant point nodal de ses pièces et ressort de chacune de ses expositions. Au Parc Saint Léger, une ancienne station thermale dont les activités de mise en bouteilles et de vente d’eau de source ont fait vivre le lieu jusqu’aux années 1970, l’artiste a élaboré une série de micro-récits en résonance avec le contexte local. Par extension, ils illustrent un phénomène à l’échelle planétaire: l’exploitation commerciale d’une ressource naturelle et vitale. La relation de va-et-vient enclenchée entre le local et le global se rejoue également à l’échelle de chaque pièce, qui est à la fois autotélique et tout entière tournée vers le cadre dans lequel elle s’inscrit. Tout comme les titres sobrement référentiels, qui se contentent de faire référence à leur emplacement par un système classificatoire composé de chiffres et de lettres, chaque élément rentrant dans la composition des assemblages peut se lire comme un indice, ou plus précisément comme un signe³; pointant un ailleurs, un horizon verbal de la chose, sans toutefois jamais vraiment le nommer. En effet, chaque objet ou matériau, nous rappelle l’artiste, est lourd de valeur ajoutée, charriant avec lui le poids des déterminations socio-culturelles que tout un chacun lui associe machinalement�. Ces blocs de sens n’en revêtent pas moins une valeur esthétique, accrue par leur assemblage, et, dans certains cas, leur désignation�, qui justifient alors la contemplation voire l’émotion pure, non sans rappeler le principe des superpositions d’objets chez Bertrand Lavier –le terme d’«émotion pure» lui est emprunté�. En raison de son intervention a minima sur les matériaux et objets, les œuvres de Kuri ont souvent été rapprochées des ready-made aidés de Duchamp. Son souci de la forme tendrait en réalité à le situer dans un rapport à l’héritage duchampien similaire à celui qu’entretient Bertrand Lavier, dont les œuvres entérinent un état de fait: dans les années 1980, le ready-made est devenu une sculpture comme les autres, que l’on place sur un socle et que l’on trouve belle. À l’encontre de l’indifférence visuelle duchampienne qui préside aux choix des ready-made, Bertrand Lavier tire les conséquences de cette évolution, et prend acte
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Ingrid Luquet-Gad
du retour du refoulé, intégrant à ses pièces à la fois l’émotion et le story-telling. Si toute œuvre chez Kuri est bel et bien l’amorce d’un récit, bottled water branded water se distingue cependant par un rapport à la temporalité différent de ses précédentes réalisations, troquant le rythme saccadé� contre une progression plus linéaire propre à la narration.
divergentes du spectateur d’une part, mais aussi la vie propre des photographies d’exposition. Par la force des choses, une exposition nous est ainsi souvent connue d’abord par des photographies, si ce n’est que par elles, provenant du communiqué de presse ou du choix plus subjectif des visuels illustrant les articles dans la presse. Pour bottled water branded water, on aura ainsi beaucoup vu un visuel montrant la pièce où deux pierres enchâssant un préservatif rempli d’air. Or cette image, certes emblématique de la rhétorique de l’artiste, dissimule une partie de son dispositif, à savoir le rouleau de papier blanc tels qu’en utilisent les photographes de produits publicitaires sur lequel l’œuvre est posée: le photographe d’exposition a pleinement joué le jeu. Tout en continuant à produire de la forme et en prenant le risque –car c’en est un!– du beau, à l’encontre d’un certain nihilisme contemporain du fragment et du fluctuant, les œuvres de Gabriel Kuri proposent au spectateur des repères narratifs, prenant avant tout le soin, cependant, de le laisser refaire de lui-même le cheminement discursif: du «bottled» au «branded», il y a le creux de l’exposition tout entière.
Mais s’il y a bien récit, c’est un récit évidé d’un creux. Celui d’une ellipse: l’omission d’une séquence temporelle, qui force le spectateur à rétablir mentalement ce qui est passé sous silence; l’accélération de la narration, avec pour conséquence la mise en présence brutale du point de départ et du point d’arrivée. C’est en ce sens alors que l’on peut lire la collusion du naturel et de l’artificiel (dans bottled water E. d. E. 1, deux compositions installées dos à dos où une plaque de métal incurvée est maintenue en équilibre par le poids d’un rocher, ou encore bottled water E. d. E. 5, un préservatif gonflé d’air pris entre deux rochers) et les inversions de rapports de force (bottled water E. d. E. 4, un tuyau d’arrosage enroulé retenant un bloc de béton). C’est également le ressort des séquences plus descriptives qui se réfèrent à l’histoire du lieu, comme la série de mobilier de bureau recouvert d’une couche de goudron, dont les éléments gagnent en présence plastique ce qu’ils perdent en fonctionnalité, rappel —un peu plus insistant cette fois— de la déshérence du lieu (bottled water P. d. S. 3 et 4). Une des pièces centrales de l’exposition, bottled water E. d. E.2, est une installation qui met en scène, dans les règles de l’art et de la sculpture —sur des socles, donc— des bouteilles en plastique dûment étiquetées, prêtes à la vente et à la consommation, mais remplies d’un liquide jaunâtre peu attirant. La nature de ce liquide, pourtant, n’est jamais explicitement désignée. Une transformation s’est opérée, mais le spectateur est réduit à émettre des suppositions sur la manière dont la substitution s’est produite. Car l’interprétation reste libre, sujette à d’éventuelles distorsions qui sont pleinement accueillies comme telles. Celles des interprétations
². Lors de l’édition 2013 de la FIAC, la galerie Sadie Coles HQ l’a invité à investir la totalité de son stand. Auparavant, certaines de ses pièces avaient été présentées en France lors de group shows, dont Seuls quelques fragments de nous (2012, galerie Thaddaeus Ropac, Paris) et Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier) (2011, Carré d’Art Musée d’art contemporain de Nîmes).
¹. Catherine Wood, Sculpture in Solid Air, in Gabriel Kuri: Soft Information in Your Hard Facts, catalogue de l’exposition (Bolzano, Italie: Museion, 2010), p. 99-100: «Kuri proposes an equivalence of density between a ‹thing› and the volume around it. It is as though the object carves out its own space within the gallery’s block of air […]».
Critiques d’expositions
³. L’artiste lui-même n’hésite pas à parler des implications sémantiques des matériaux qu’il utilise. Voir par exemple son interview dans Prior Magazine n°11: «Sometimes one uses a material for its physical properties, sometimes you work with a material for its semantic implications, and sometimes —in my case it happens a lot— one cancels out the other in a way. […] I’m interested in exploring what happens there, in between the material and the semantics». In Andrea Wiarda, ed. «Artist talk: Gabriel Kuri speaks with Ger van Elk», A Prior magazine n°11 (Spring 2005), p. 97.
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�. Bertrand Lavier, dans un entretien avec Catherine Francblin: «la Giulietta est pour moi un principe d’émotion pure» Entretien avec Catherine Francblin, (1999). Cité par Michel Gauthier, in Bertrand Lavier, depuis 1969, cat. exp. (Centre Pompidou, Paris, 2012).
�. Gabriel Kuri: «all materials, no matter how raw they appear (water, stone, the wood from trees, the flow of electricity…) are socially branded and coded». Cité par Catherine Wood, Op cit.
�. Interviewé par Matthew Higgs, l’artiste parle de «broken rhythm». In Plan de San Lunes, cat. exp. (Guadalajara, Mexico: Museo de las Artes, Universidad de Guadalajara; Ecatepec, Mexico: La Colecciòn Jumex, 2000), p. 8.
Gabriel Kuri, bottled water E.d.E. 2, 2013 © Parc Saint Léger, crédit photo: Aurélien Mole
�. L’artiste titre régulièrement certaines de ses pièces «autoportrait». Voir par exemple Self Portrait as Three Point Turn Chart (2012).
Gabriel Kuri bottled water branded water 19 octobre 2013 —» 9 février 2014 Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux www.parcsaintleger.fr
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Critiques d’expositions
Vue de l’exposition © Yves Bresson / Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole
Vue de l’exposition © Yves Bresson / Musée d’art moderne de Saint-Étienne Métropole
Gwilherm Perthuis
À l’occasion du festival pluridisciplinaire Nouveau siècle, le musée d’art moderne de Saint-Étienne proposait début 2014 une programmation centrée sur la création new-yorkaise. En parallèle des figures de proue que sont Joel Shapiro et Peter Halley, une exposition collective présentait le travail de dix jeunes artistes new-yorkais, avec une préférence affichée pour la peinture et le dessin.
Une jeune création new-yorkaise en demi-teinte à Saint-Étienne Le Musée d’art moderne et l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne sont associés pour la première fois dans le cadre du festival pluridisciplinaire Nouveau siècle mêlant arts visuels, danse, et musique… L’édition 2014 intitulée The New York Moment valorise quelques aspects de la création new yorkaise des années 1960-1970 tout en essayant de mesurer son influence et ses traces jusqu’au début du XXIe siècle. Dans cette perspective, le minimalisme occupe une place prépondérante: Philip Glass a donné un concert en janvier 2014 et le Musée propose quatre expositions complémentaires autour des figures américaines majeures et d’une jeune scène contemporaine. Lóránd Hegyi, directeur du musée, profite de ce focus pour réaccrocher une sélection des plus belles pièces minimalistes ou Colorfield des collections stéphanoises. Deux sculptures de feutre de Robert Morris, plusieurs peintures de Morris Louis, une magnifique Shaped Canvas des années 1960 de Frank Stella ou des modules de Donald Judd constituent un panorama historique de l’art américain. Quelques sculptures de Joel Shapiro se déploient dans le gigantesque volume de la salle centrale –on reste un peu sur sa faim, tandis qu’un vrai parcours est consacré aux peintures de Peter Halley réalisées depuis 2000. Dans des grands formats structurés par des systèmes de grilles ou de fenêtres, Halley procède à une fusion entre un héritage reçu de la peinture abstraite américaine et une relecture du Pop Art. La disposition des peintures dans l’espace est très réussie. Les recherches formelles sur
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les contrastes entre les couleurs, sur les oppositions de textures, et sur les frontières entre formes géométriques et représentations sont extrêmement lisibles. En contrepoint des projets orientés en direction des productions historiques, les salles habituellement dévolues à la présentation des collections accueillent la très inégale exposition Jeunes créateurs à New York. L’une des forces de Lóránd Hegyi est sa capacité à imaginer des programmes d’expositions complémentaires: étendre la saison new-yorkaise avec une section focalisée sur dix jeunes artistes ayant émergé dans les cinq dernières années était à priori une idée passionnante et pertinente. Toutefois, l’exposition manque de cohérence et se résume à un catalogue d’œuvres arbitraires que le rapprochement spatial ne valorise pas. Une tendance pour les arts graphiques semble se dégager de cette sélection dont le fondement n’est pas véritablement explicité et qui semble davantage dépendre des relations établies avec certaines galeries (Zürcher New York, par exemple), que d’une exploration dans les ateliers new-yorkais. La si désagréable impression de déjà vu est pesante durant tout le parcours. Les choix en matière de peinture, en particulier, auraient pu se porter sur des recherches formelles plus stimulantes. Il est assez décevant de constater que la qualité globale de l’exposition n’est pas supérieure à un accrochage d’étudiants sortant d’une école d’art française. Évoquons tout de même succinctement les travaux qui nous ont paru les plus intéressants. Daniel Arsham (1980) présente une série de dessins à l’encre et à la gouache sur papier calque inspirée par les têtes monumentales sculptées de l’Île de Pâques ainsi qu’un très beau cube en polystyrène ajouré et percé de galeries qui feint parfaitement les potentialités d’un bloc de marbre. Dans les deux cas, il est question de l’incidence de la main de l’homme sur la nature productrice des matières premières. Les motifs des dessins de l’artiste d’origine italienne Davide Cantoni (1965) sont produits par de légères brûlures. Cantoni puise
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des photographies dans le New York Times, les transpose au graphite sur des feuilles de grand format, puis brûle légèrement les traits à l’aide d’un verre grossissant traversé par les rayons du soleil. L’iconographie violente et dramatique tranche avec la subtilité, la délicatesse et la fragilité du dessin. Il nous interpelle sur la question de la mémoire des images de presse qui nous abreuvent quotidiennement, mais que l’on oublie extrêmement vite. Cantoni joue d’ailleurs sur le double sens du terme «to burn» qui signifie à la fois brûler et graver (enregistrer). Deux tables remplies de livres/objets conçus par Brian Belott (1973) figurent certainement parmi les choix les plus judicieux de l’exposition tant pour les liens que ce travail entretient avec l’esprit des années 1960-1970 que pour son intérêt plastique intrinsèque. Les faux livres composés de papiers découpés aux motifs abstraits, de matières brillantes ou métallisées, et de pages arrachées dans des magazines sont autant de transcriptions visuelles de compositions musicales: Belott revendique d’ailleurs un intérêt pour le sampling et le free jazz. L’ensemble des objets présentés sur une table, à mi-chemin entre détournement du scrapbooking et références ironiques à la peinture néo-pop, fonctionne d’ailleurs comme une sorte de partition dont le rythme est impulsé par le regard du spectateur. Originaire des Philippines, installée à New York depuis quelques années, Bea Camacho (1983) se propose de rendre compte par la photographie et la vidéo d’une performance d’une durée de onze heures intitulée Enclose, qui consiste à se tricoter un cocon de laine rouge sur soi jusqu’à s’y enfermer complètement et à s’y endormir. Six photographies sans qualités particulières documentent les étapes de la performance et la vidéo diffusée sur un petit écran montre Bea Camacho en train de tricoter dans une position inconfortable. Ce projet sur l’ambiguïté entre enfermement, privation de liberté et recherche de protection et de sécurité, qui entre en résonance avec l’expérience d’émigration que l’artiste a vécue
Gwilherm Perthuis
jeune, mériterait une médiatisation à travers des formes plus soignées. Enfin, les dessins de grands formats de Matt Bollinger (1980), inspirés par les codes esthétiques et par les cadrages du cinéma, valent la peine d’être considérés. La qualité du travail au graphite est mise au service de situations narratives dérangeantes et marquées par l’incertitude. Le plus important dessin réalisé à traits énergiques pose une situation, un événement, un temps suspendu dont on ne comprend pas la signification. L’œuvre graphique trouve son prolongement dans un magnifique enregistrement à écouter au casque –la voix de l’artiste, d’un timbre intéressant– où la situation péri-urbaine à priori banale se transforme peu à peu en un fait divers atroce que la dimension fictionnelle ne permet pas d’élucider. Nous regrettons que cette exposition sur la jeune création active à New-York aujourd’hui n’ait pas été plus finement élaborée, qu’elle inclue des pièces trop faibles et que l’articulation entre les œuvres soit quasiment inexistante. Cet événement semble d’ailleurs quelque peu marginalisé: aucun document n’a été édité spécifiquement pour Jeunes créateurs à New York alors que le musée fait par ailleurs d’importants efforts concernant la médiation.
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Jeunes créateurs à New York Musée d’art moderne de Saint-Étienne 18 janvier —» 4 mai 2014 www.mam-st-etienne.fr
Matt Bollinger, Screen Door, graphite on paper, 60” x 48”, 2009 Courtesy Galerie Zürcher Paris – New York
When I grow lonely, 2014, Céramique, bois, pierre, polystyrène extrudé, ficelle, peinture, 195 x 60 x 50 cm courtesy galerie Cortex Athletico, photographie © Freddy Le Saux
Sans Titre, 2006, Planches de surf, cabine de douche, rideau en raphia, chaînes en métal, bois, peinture acrylique 345 x 100 x 40 cm, Collection FRAC Limousin photographie © Freddy Le Saux
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Émilie Perotto
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La belle revue vous propose les mots d’une sculptrice sur le travail d’une autre sculptrice: Émilie Perotto explore la production récente de Stéphanie Cherpin, à l’occasion de son exposition personnelle dans les salles voûtées du Frac Limousin.
qui sortent un peu plus loin, et As my bones grew² (2014) qui se dévoile dans l’espace suivant, rien ne nous indique encore où Stéphanie Cherpin nous conduit. Des face-à-face de sculptures s’enchaînent alors, alcôve après alcôve. Nous sommes comme pris en sandwich, et devons choisir de quel côté nous engager. Laquelle des œuvres de droite ou de gauche s’imposera la première à nous? Notre visite alterne entre des rencontres avec des sculptures bienveillantes qui se laissent approcher, puis avec d’autres qui au contraire nous laissent peu de place. Certaines de toute façon nous tiennent à distance, et nous hésitons à nous avancer, de peur de profaner le site sacré d’une peuplade inconnue. Nous ne nous attardons pas entre Let’s me knife, knife me lets, I will get what I like (2010), et Sans titre (2006), qui se tiennent mutuellement en respect. Nul n’est à l’abri d’une balle perdue. La forte présence des sculptures, et la manière dont elles occupent l’espace, sont accentuées par leurs multiples ombres portées. Nous sommes chez elles, elles se sont trouvées un abri, elles nous tolèrent un moment.
Stéphanie Cherpin Le paysage ouvre à heures fixes Stéphanie Cherpin présentait début 2014 une exposition monographique au Frac Limousin, intitulée Le paysage ouvre à heures fixes. 16 sculptures et 7 dessins se déploient dans les 6 jumelages d’alcôves qui s’enchaînent en faceà-face, le long du grand couloir qui dessert l’ensemble des espaces du Frac. Seuil L’entrée est entièrement occupée par la toute récente sculpture —réalisée in situ— Surrender Pink Steam. Cette grande structure recouverte d’un mélange de plâtre, crépi et terre, occulte toute la perspective vers le reste de l’exposition. Il nous faut la contourner pour apercevoir la suite du couloir. Plutôt que de nous conduire crescendo vers les œuvres les plus récentes et spectaculaires, l’artiste décide au contraire de frapper fort dès l’entrée, en nous confrontant à une quasi-architecture qui affirme clairement ses préoccupations plastiques actuelles. Plus que l’assemblage d’objets qu’elle pratique depuis ses débuts, c’est aujourd’hui plus spécifiquement la mise en tension des matières et des objets assemblés qui prime sur la recherche d’une forme globale. C’est pour accentuer cela que Stéphanie Cherpin choisit de recouvrir l’ensemble d’un enduit monochrome, afin d’attirer l’œil vers ces rapports de force et non plus sur des détails devenus inutiles et bavards.
Le pénitent le passe¹ Surrender Pink Steam franchi, il nous faut avancer dans la suite de l’exposition que nous percevons à peine. À part les grandes pattes bleues de Happy House 1 (2012)
Good Boy³ Au deux tiers du parcours on trouve à gauche du couloir une petite salle à l’éclairage faiblard. Trois sculptures de plus petite taille nous y accueillent, comme dans un lieu de culte dont elles seraient les instruments sacrés. Les éléments assemblés dans Happy House 3 (2012), Turquoise boy (2014) ou When I grow lonely (2014) sont d’une autre nature que les objets et matériaux maltraités des sculptures rencontrées précédemment. Ces derniers provenaient de supermarchés de bricolage que l’artiste explore lors de ses pérégrinations en zone suburbaine. Ici, lame de scie, chaussures, petits coussins, sont plus clairement identifiables, et traités avec égard par des gestes relevant de la sphère domestique. L’artiste a construit des talismans. La grande lame de scie qui sert de colonne vertébrale à Turquoise boy n’est pas exploitée comme matériau cintrable et son intégrité est respectée. Les coussins de Happy House 3 sont abandonnés dans
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la construction en bois qui a permis leur imprégnation de terre. Ils sont juste laissés pour compte tels des témoins aveugles des gestes de l’artiste, chargés de toute l’énergie qu’elle a déployée à les pétrifier.
Writing on stone� Nous continuons notre visite accompagnés par des dessins, puis arrivons dans le dernier espace, largement occupé par ce médium. Les 10 portes striées à la disqueuse formant Heaven is a truck (2011) s’appréhendent ici comme un tout pictural. Elles sont marquées d’un geste qui rappelle celui que l’artiste effectue sur le papier, presque gravé d’un alphabet primitif. Même si ces formes ne sont pas clairement intelligibles, elles parlent à notre sensibilité, et nous les intégrons comme un message quasi-subliminal destiné à notre inconscient. Retour sur anomalies 1. Avant même d’entrer dans l’exposition, face à l’espace d’accueil, est suspendue Happy House 2 (2012). Un peu plus loin, nous retrouvons la même pièce, légèrement plus chargée de peinture. Une seconde a donc été refaite postérieurement à la première. Pour voir. Il était essentiel pour Stéphanie Cherpin que ces deux sculptures soient dans cette exposition. Avec cet accroc l’artiste brise la fluidité du parcours, en insistant sur l’importance qu’elle accorde à notre appréhension de l’exposition, et sur les réminiscences de formes qu’elle convoque. 2. Les sculptures de Stéphanie Cherpin sont le plus souvent habitées d’une force centrifuge. Leurs éléments jaillissent, se dressent, dégoulinent, dévoilant leurs relations et leurs structures internes. Elles affichent clairement leur position offensive. Pourtant, il en est autrement avec Her milk is my shit (2012) et Derelict (2012). Ces œuvres de taille modeste, plutôt mates, sont constituées de formes plus compactes, qui ne laissent pas notre regard les traverser, ni en comprendre le volume. Les multiples ombres portées de Derelict nous laissent deviner ce qu’on ne peut imaginer d’un seul point de vue. Her milk is my shit nous oblige à nous
Émilie Perotto
pencher pour en percevoir la structure interne. Nous craignons que, tel un cheval de Troie, elle ne se déploie pour mieux nous attaquer; mais si nous nous présentons à elle avec délicatesse, il n’est pas impossible qu’elle se laisse apprivoiser.
Le paysage ouvre à heures fixes est une exposition charnière dans la pratique de Stéphanie Cherpin. Ces dernières années, l’artiste s’était fait remarquer pour ses sculptures animistes construites par additions d’objets hétérogènes, oscillant entre le monument et la relique contemporaine. Aujourd’hui, ce n’est plus ce que ses œuvres évoquent qui les rend habitées mais l’énergie dont l’artiste les charge. Les sculptures s’autonomisent et gagnent en puissance. Objets et matériaux issus de la construction mais aussi de l’univers domestique se conjuguent dans des rapports de forces, et donnent une définition de ce qu’est la tension sculpturale.
¹. Indiana Jones et la dernière Croisade, film réalisé par Steven Spielberg, 1989. ². Sculpture dans la même veine que Surrender Pink Steam, mais indépendante du bâtiment, même si les voûtes du plafond ont là aussi influé.
³. Dessin éponyme accroché à gauche de l'entrée de la petite salle, 2014 . �. Diptyque éponyme présenté dans l'exposition, 2013.
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Stéphanie Cherpin Le paysage ouvre à heures fixes Frac Limousin 21 février —» 7 juin 2014 www.fraclimousin.fr
As my bones grew, 2014, hamacs, supports de hamac en bois, ficelle, peinture, vénilia, 400 x 210 x 250 cm courtesy galerie Cortex Athletico, © photographie Freddy Le Saux.
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Blank Volume I, 2014 installation de 80 diapositives, dimensions variables, produite avec le soutien de La Cartonnerie. Images courtesy Galerie Jérôme Poggi © photos Cyrille Cauvet Between humiliation and happiness, 2013 photogrammes sur papier perlé, 65,5 x 55 cm chaque, avec le soutien du Centre Photographique d’Île de France. Images courtesy Galerie Jérôme Poggi © photos Cyrille Cauvet
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Aurélien Pelletier
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L’Assaut de la Menuiserie proposait au printemps 2014 une exposition personnelle de Juliana Borinski: l’artiste y déployait diverses expérimentations avec le médium photographique, qu’elle déconstruit pour produire des formes accidentelles et à chaque fois uniques.
résulte d’un grand nombre d’essais infructueux. Dans la chambre noire, en s’éloignant du protocole habituel de développement, l’artiste perd le contrôle et ne peut à la fin du procédé que juger positivement ou non du résultat. Le principe est similaire pour les quatre images tirées de la série Between humiliation and happiness, réalisées avec le soutien du Centre Photographique d’Île de France en 2013, mais cette fois en noir et blanc. L’artiste reprend un papier photosensible précédemment surexposé puis lui fait subir différents froissages et pliures avant de l’exposer sur un nouveau papier. En résultent des sortes de squelettes de photographie sur fond noir, une typologie de photographies sans image. La présentation frontale et centrale du sujet rappelle la manière qu’avait Albert Renger-Patzsch de présenter ses plantes, sauf qu’ici l’objectivité recherchée par le photographe allemand est complètement niée au profit de la chimie. La photographie est ramenée à sa réalité d’objet, son état premier, encore vierge de toute empreinte du monde extérieur. Le titre de la série est une citation de Chris Marker tirée de son film Lettre de Sibérie (1957). Le cinéaste est une autre référence importante pour Juliana Borinski, de par son intérêt pour l’histoire et la mémoire mais aussi pour l’utilisation expérimentale qu’il fait de son médium. Cette histoire des médias est centrale dans le travail de l’artiste. À l’ère du tout numérique et de la course effrénée vers l’avant, elle choisit de se tourner vers des outils et procédés en voie de disparition. Il ne s’agit pas de nostalgie mais d’histoire et de connaissance. D’un point de vue théorique, son activité se réfère à la pensée de son mentor et ancien professeur Siegfried Zielinski, le père de l’archéologie des médias. C’est en se penchant sur l’histoire de ces derniers d’un point de vue interdisciplinaire, depuis leurs genèses jusqu’aux évolutions les plus récentes, qu’il est possible d’acquérir une bonne compréhension de ce qu’ils sont aujourd’hui devenus à travers leur folle profusion. Pour Zielinski, les tournants importants de ces évolutions ne sont pas à chercher dans les épisodes les plus connus de
Juliana Borinski Blank Quand elle travaille sur la photographie ou le cinéma, Juliana Borinski n’utilise jamais d’appareil photo ni de caméra. Elle crée des images, généralement abstraites, en utilisant directement le papier photosensible ou la pellicule afin d’explorer leurs capacités esthétiques et techniques propres. Ce qui ne devrait être qu’un réceptacle de l’image, son support, devient le matériau même de son travail.
Series from the color dark room 1 est une série de photogrammes en couleur (ou rayogrammes) réalisée en 2013 à la Rodchenko Academy de Moscou. Dans la chambre noire, les trois filtres couleurs, cyan, magenta et jaune, sont développés successivement sur du papier photosensible (une seule couleur par feuille). Les papiers sont ensuite découpés en formes géométriques simples puis à leur tour posés sur un papier photo vierge. Une nouvelle insolation a lieu sur une durée de cinq minutes au lieu des quelques secondes habituelles. La lumière traverse les papiers découpés, les couleurs obtenues sur le nouveau papier sont les inversions des trois premières alors que le fond est entièrement noir, brûlé par la lumière. Les compositions rappellent celles des constructivistes et leurs agencements de formes géométriques, plus particulièrement celles d’El Lissitzky qui a lui-même beaucoup expérimenté le photogramme. Ce regard vers une histoire des formes est très présent chez Juliana Borinski, notamment envers le minimalisme et le constructivisme. Elle partage avec ces artistes un intérêt constant pour l’expérimentation et l’exploration des possibilités des matériaux. Series from the color dark room 1, comme beaucoup de ses travaux,
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Aurélien Pelletier
l’histoire mais dans les marges, chez ses acteurs parfois oubliés, dont les contributions originales peuvent se faire miroirs du présent¹. Pour Juliana Borinski, de moins en moins de photographes et de cinéastes savent aujourd’hui comment fonctionne une chambre noire ou ce qu’est le travail sur pellicule. Ses travaux sont un hommage à ces matériaux dont l’obsolescence est annoncée. Une sorte de travail de mémoire, et qu’est-ce qu’un papier photosensible sinon un capteur de mémoire? Le papier blank de la série des photogrammes noirs et blancs témoigne peut-être de cet oubli, cette disparition en cours. Blank qui signifie vide ou vierge est également le titre de l’exposition. Cette notion est un bon révélateur du travail de l’artiste qui n’agit pas par soustraction mais bien par «vides». À chaque fois il manque une partie de la technique, une étape, un élément.
Juliana Borinski recherche l’erreur, le manque, le hasard. Elle se situe volontairement à la marge des systèmes qu’elle exploite, les médias visuels, en prenant soin d’éviter l’image au sens habituel et les nouvelles technologies, pour privilégier le «presque rien». Cette pratique non conventionnelle se retrouve également dans le fait que chaque pièce soit unique, à une époque où copier un élément ne nécessite qu’un seul clic, et alors que ses outils de travail sont la photographie et le cinéma, héros de la reproductibilité technique analysée par Walter Benjamin.
L’installation Blank Volume 1 réalisée sur place et présentée pour la première fois en témoigne. Elle comporte un projecteur et quatrevingt diapositives. L’utilisation du matériel est à nouveau non conventionnelle puisqu’il n’y a aucune image fixée à l’intérieur de ces diapositives. À l’aide d’un clou, Juliana Borinski a soigneusement brisé chacune des plaques de verre des quatre-vingt supports. Elle y a ensuite ajouté quelques points de colle afin de maintenir les bris en l’état. À chaque nouvelle diapositive, la lumière vient projeter sur le mur une composition différente et intrigante, résultat des dégradations précédemment subies et conservées pour leurs qualités plastiques. Sur les premières diapositives la dose de colle est plus importante que pour les suivantes. Sous l’action de la lumière celle-ci noircit. Les premières diapositives finissent par être recouvertes de zones sombres, contrairement aux suivantes pour lesquelles moins de colle a été utilisée. La lumière n’est pas seulement employée pour projeter mais aussi pour sa capacité à faire changer les images. Tout comme pour les œuvres précédentes, l’artiste s’en sert comme d’un véritable outil. Elle lui sert à créer des motifs grâce aux propriétés des matériaux utilisés.
¹. Voir à ce sujet Siegfried Zielinski, Deep Time of the Media: Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by Technical Means, MIT Press, 2006.
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Blank Volume I (détail), 2014 installation de 80 diapositives, dimensions variables, produite avec le soutien de La Cartonnerie. Images courtesy Galerie Jérôme Poggi © photos Cyrille Cauvet
Juliana Borinski Blank L’Assaut de la Menuiserie, Saint-Étienne 14 mars —» 12 avril 2014 www.lassautdelamenuiserie.com
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Sarah Tritz, Le Store Vénitien, 2010 Courtesy de l’artiste et galerie Anne Barrault, Paris © photo: Aurélien Mole
Sarah Tritz, Le Moche, 2014 Courtesy de l’artiste et galerie Anne Barrault, Paris © photo: Aurélien Mole
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Au printemps 2014, Sarah Tritz investissait les espaces du Parc Saint Léger avec un ensemble d’œuvres inédites associées à d’autres plus anciennes. Elle poursuit ainsi sa pratique de combinaison et de composition d’éléments disparates, objets familiers ou étranges, formes inspirées de l’histoire de l’art, finalement rapprochés par un questionnement sous-jacent autour de la peinture et de son environnement.
une fresque et une sculpture en métal se font face en adressant un sourire en coin à leurs homologues érigés dans l’espace public. En effet, La Fresque, réalisée à l’enduit à partir d’un dessin de l’artiste, un trait vif recouvert de quelques grands aplats aux couleurs argileuses, partage un air de famille avec les décors de hall de gare qui honoraient les dernières heures du projet moderniste juste avant d’en symboliser le goût désuet. Comme la sculpture monumentale tirée d’un dessin d’Antonin Artaud intitulé Totem et renommé Le Moche après ce changement d’échelle, elle est mise à l’épreuve de son propre rôle, qui n’est autre que d’embellir le paysage. Cette destinée contrariée, face à laquelle l’oiseau au bec tordu déploie tous ses efforts, en parvenant à peine à atteindre la troisième dimension, nous rendent ces figures émouvantes. S’il y avait un pitch derrière ces rideaux suspendus à mi-hauteur, ce pourrait être une parade, à laquelle se joignent les autres œuvres, dont certaines se voient personnifiées par leur titre, attribué comme un coup en douce (La Blonde, Le Poilu, Le Teckel). Toutes tentent de faire (bonne) figure en usant de tous leurs atouts, même les moins avantageux. Ainsi de La Pomme de terre en lévitation qui prétend à un numéro de force en faisant contrepoids avec une structure en laiton échouée au bout de son fil. S’il y a une tendresse dans le traitement des formes et une empathie manifeste pour ces esquisses de personnages, l’art de Sarah Tritz n’est en rien narratif. Si récits il y a, ils ont la concision imparable d’un haïku. Le seul suspens porterait sur la possibilité que tout cela tienne ensemble: des images, des objets trouvés, des légumes et des matériaux de construction, mais aussi, des peintures, des sculptures, des éléments de mobilier, et encore, des objets façonnés à la main, d’autres délégués à l’artisan ou à la machine, ou plus, des gestes brusques et délicats, rapides ou réfléchis, vite faits, faits ou refaits, sortis de ses tripes ou de l’histoire de l’art. C’est clair, ce qui est au travail ici, est la possibilité même de produire une forme dans un espace et dans un instant surdéterminés par toutes les formes et tous les gestes antérieurs.
Sarah Tritz L’œuf et les sandales L’œuf et les sandales. Ça sonne comme le titre d’une fable, l’annonce des protagonistes - qui souvent n’ont rien à faire ensemble avant que l’histoire ne commence. C’est une rencontre impromptue, digne d’un poème surréaliste. Mais la dramaturgie sera plus proche du théâtre instantané de Dada, une apparition furtive qui n’élucidera rien de cet assortiment inattendu où l’on pressentait la glissade, un péril qui finirait en omelette. En somme on ne saura jamais qui de l’œuf ou des sandales est arrivé en premier ni ce qu’ils étaient venus faire par là. Seule la rumeur de leur ménage à trois plane comme un discret parfum d’intérieur. Ce poème synesthésique en une moitié de vers est une formule qui décuple l’acuité visuelle et tactile; en dépit de tout scénario et des distinctions recommandables (le comestible, l’habillement, l’œuvre d’art), le dialogue commence entre les textures, les surfaces, les nuances de couleur chair, les lignes et les volumes, sans rien démontrer sauf leur habileté à mener ce jeu de séduction en dilettante. Dans l’exposition de Sarah Tritz au Parc Saint Léger, l’œuf et les sandales sont absents au tableau car l’inverse, peut-être, aurait été logique. Cet assemblage linguistique, témoignant au passage que les mots sont maniés avec autant d’élégance que les matériaux divers, est une mise en bouche. La scène principale a lieu dans la grande nef. Ici la sculpture et la peinture gagnent pour la première fois le format monumental. Au centre,
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Julie Portier
Le fil ou le cordage, qui noue la pomme de terre à l’ouvrage d’orfèvre et s’échappe de la jambe de l’oiseau totémique, est à plusieurs endroits l’indice d’un geste qui n’a d’autre revendication que de rassembler la dissemblance. Les juxtapositions qu’opère Sarah Tritz n’articulent aucune dialectique où sonder le statut des objets et l’origine des formes. Tout est donné «pour argent comptant», préservant l’énergie de la rencontre, surtout quand elle est inattendue. Quand elle mixe les références à l’histoire de l’art et au décorum (l’un et l’autre n’ayant cessé de se digérer mutuellement) pour produire ces sculptures en ferronnerie dont le dessin est l’hybridation d’une sculpture de Lichtenstein et des poignées de porte de son immeuble, l’artiste affirme: «il n’y a pas de programme là-dedans, juste des désirs¹». Voilà la citation résolument libérée du carcan théorique postmoderne, pour retrouver l’appétit insatiable d’un geste créateur nourri de tout son environnement. L’appropriation d’objets et de références chez Sarah Tritz a quelque chose de la «poésie du bricolage» dont parle Claude Lévi-Strauss dans La Pensée Sauvage², où «les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que ‹ça peut toujours servir›», telles les images qui restent longtemps accrochées dans l’atelier. Ainsi le résultat serait «contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock». Ce stock se situe dans l’atelier autant que dans la mémoire et se compose de tout ce qui provient de l’histoire de l’art ou du trottoir, comme un seul étant donné. L’anthropologue dit aussi que la poésie du bricolage réside dans le fait que celui-ci «raconte» le caractère de son auteur. Et il n’y a que de l’affection à déceler dans l’acte d’appropriation chez l’artiste qui copie avec passion pour retrouver l’humeur dans la répétition du geste. Plutôt qu’une adresse aux pères, c’est une façon de les apprivoiser, par la main, à l’exemple de la petite sculpture intitulée Henry Moore, modelée dans la terre et raccommodée de fils. C’est aussi par tendresse qu’elle recopie le dessin d’Artaud en expérimentant la résistance du trait, sa fragilité et son énergie, au
changement d’échelle et à la fabrication industrielle. Et témoignant encore de son indifférence pour les définitions et de sa liberté à superposer des gestes hétérogènes, l’artiste utilise la sculpture d’après Artaud comme support de sa peinture. Mais cette reconquête est une attention de plus portée au corps disloqué, qui reprend les couleurs de la chair sous les pinceaux afin qu’en émane une sensualité retrouvée. À l’âge des avant-gardes, la fragmentation du corps défiait les canons classiques, mais ne pouvait que mieux représenter l’aliénation de la chair sous le règne commençant de la technologie. Ces fragments sont éparpillés chez Sarah Tritz, pulvérisés par les tentations contraires, l’explosion des possibilités esthétiques toutes déjà éprouvées. Mais il semble que les fils tentent de les raccommoder, la peinture de les unir, l’humour de les arrondir. Ils se réveillent partout, dans une bouton de manchette délicatement posé sur sculpture en forme de porte journaux, une petite photo de pieds dans une bassine, une peinture abstraite géométrique malicieusement intitulée Le Store Vénitien, un rideau pour espionner, jusqu’à ces fesses impudiques dans le collage travaillé comme une icône, sur la petite mezzanine, où s’achève le parcours de l’exposition par une promesse de réincarnation.
¹. Entretien avec Franck Balland au Parc Saint Léger, 2014. ². Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, éd. Plon, 1962.
Sarah Tritz, Blonde, 2014 Courtesy de l’artiste et galerie Anne Barrault, Paris Crédit photo: Aurélien Mole
Critiques d’expositions
Sarah Tritz L’œuf et les sandales Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux 15 mars —» 25 mai 2014 www.parcsaintleger.fr
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La pierre a fait ces lignes Ouvrière des mots sur la nuit. Présage libre de s’effacer en vols Quand le signe a vaincu la peur des choses., Cap Corse, Automne 1989, cibachromes et bromures sur aluminium, sur papier Ilfochrome Classic CLM1K Super Glossy, 80 x 100 x 3 cm
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Sans titre, Biarritz, été 1988, cibachromes et bromures sur aluminium, sur papier Ilfochrome Classic CLM1K Super Glossy, 80 x 100 x 3 cm Courtesy de l’artiste et galerie Chantal Crousel, Paris / © ADAGP
Camille Azaïs
Réalisée entre 1984 et 1995, la série des Disjonctions est un ensemble capital dans l’œuvre de Jean-Luc Moulène. Pour la première fois, les 42 photographies qui la composent étaient présentées en un même lieu, au Transpalette. Ces images se jouent des catégories traditionnelles (paysage, portrait, nature morte…), elles manipulent notre regard avide de repères pour mieux déconstruire ces derniers.
Jean-Luc Moulène Disjonctions Au Transpalette de Bourges, Jean-Luc Moulène présente, avec les Disjonctions, la première de ses séries photographiques, dont la démarche exigeante fonde l’ensemble de son travail ultérieur d’artiste et, notamment, de photographe. Difficiles d’accès, énigmatiques, les Disjonctions, prises entre 1984 et 1995, visent avant tout la déconstruction d’un certain nombre d’habitudes par rapport à l’image photographique, dont l’artiste fait l’inventaire dans le même temps qu’il les emmène dans une autre direction, posant les jalons d’une nouvelle grammaire visuelle. À première vue, l’ensemble étonne par sa grande disparité: on chercherait en vain à y identifier le style de l’auteur, comme on le ferait dans une exposition de photographie classique; c’est là que réside entre autre la force de cette exposition, qui réunit et confronte pour la première fois les quarante-deux photographies et s’impose simultanément comme la rétrospective d’un travail achevé il y a une vingtaine d’années, et comme l’invention d’une série photographique dans son ensemble. Comme à l’époque où il le plaçait «dans l’arène», sous les regards convergents des Filles d’Amsterdam, Jean-Luc Moulène aime à mettre le spectateur en tension, et l’oblige ici à venir chercher l’image, plutôt que celle-ci ne s’impose à lui: ayant choisi de les encadrer avec du verre simple, l’artiste intègre le reflet du lieu à l’intérieur même de ses œuvres. Concrétisation d’une difficulté d’accès au fond comme à la forme de l’image, ce détail révèle un mouvement essentiel du travail de Jean-Luc
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Moulène, celui de faire perdre son évidence à l’image photographique. Dans un entretien avec Régis Durand réalisé lors de son exposition au Jeu de Paume, Moulène employait à ce propos le terme de «décalibrage»: chacune des Disjonctions ne s’inscrit à l’intérieur d’un ou de plusieurs genres photographiques que pour mieux les décalibrer. Ces genres, tout en étant toujours identifiables –on reconnaît ainsi dans l’exposition plusieurs portraits, des paysages urbains, des nus, des photographies de jardins, etc.– n’opèrent plus comme clé d’interprétation des images: ils résultent d’un travail méticuleux de déplacements, d’erreurs et de fuites, dont un bon exemple est cette vue désaxée et non symétrique d’un petit jardin à la française, figé dans son artificialité (Paysage Culturel Français, Paris, printemps 1987). La grande disparité de la série résulte ainsi de cette force de négation, qui est également ce qui la fait tenir comme ensemble (c’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre le terme de «disjonction», figure logique du «ou»). On a souvent comparé Moulène au flâneur des villes de Benjamin, ou à celui de la nature qu’incarnait Rousseau: il y a en effet dans cette série, plus que d’un reporter à l’affût du bon moment, l’attitude d’un botaniste ramenant de ses marches un herbier particulier fait de spécimens rares. La plante, notamment, est utilisée par Moulène pour repousser la photographie à ses limites techniques: c’est le cas avec Dégradé, Javerlhac, automne 1989, vue d’une petite plante dont les feuilles passent d’un vert profond à un jaune transparent, et dont l’aspect semble résulter d’un effet photographique. Mais ce qui caractérise sans doute le mieux la série est que Jean-Luc Moulène ne compose pas ses images; même les plus intimes (son corps, celui d’une femme nue, ou sa vie quotidienne comme dans Les Courses, Paris, été 1989) semblent résulter du même étonnement, de la même absence de contrôle. «Mes mises au point sont des faire maigre» déclare-t-il à Régis Durand dans le même entretien; la photographie précipite (au sens chimique) une image, mais ne la fabrique pas.
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Camille Azaïs
Les Disjonctions semblent exister au croisement de plusieurs images. Elles contiennent parfois une citation directe: une femme à laquelle une publicité pour du vin fait une auréole; un homme dont le pull porte le numéro 5, et qui est précisément entouré de cinq personnes; une photographie où un arc-en-ciel semble prendre sa source au même endroit que le panneau «Pont Louis-Philippe». Mais c’est également l’omniprésence de signes, de sigles et autres symboles que l’artiste s’applique à identifier dans son environnement quotidien et qui trahissent l’existence sous-jacente de normes sociales, d’une violence d’état, du contrôle des corps et de ses mouvements: des feux de signalisation aux enseignes de police, en passant par la présence récurrente de la publicité. Qu’elle soit explicite (le logo BNP, une grande affiche pour Whiskas) ou plus infiltrée dans la réalité (le sigle GTX sur une voiture), la publicité est montrée par Jean-Luc Moulène pour ce qu’elle est: un ordre visuel parallèle, appartenant au régime de l’image mentale. Le mur délabré sur lequel est accrochée la vue idéale d’un jardin et d’une boîte de pâtée pour chat (Sans titre [Whiskas], Rue Neuve-saint-Pierre, Paris, été 1990) fait écho aux thèses du penseur John Berger, selon lequel «la publicité explique tout à sa manière. Elle interprète le monde».
pendentif en forme de Palestine, et un caillou en forme de Corse («La pierre a fait ces lignes…», Cap Corse, automne 1989), par son évidence, abolit la notion de hasard pour mettre la pierre, le pendentif, le visage de la femme et la montagne dans un réseau magique de significations.
Face à ce contrôle autoritaire des images par les puissants de ce monde –une affiche de De Gaulle portant la mention «vive la République» semble répondre à la statue solitaire de César, dans le jardin des Tuileries– les photographies de Jean-Luc Moulène produisent des énigmes: le regard y décèle peu à peu des indices d’interprétation, comme une marque noire sur un sol gelé, un mouvement suspendu, un défaut de lumière. Elles rappellent la pensée du philosophe Vilém Flusser, pour qui les images appartiennent au monde de la magie. Dans le monde magique, écrit Flusser, lever du soleil et chant du coq signifient la même chose, car ils ont lieu au même moment. Dans le monde des images, toute chose participe à la signification de l’image: ainsi le portrait de cette femme tenant son
Dégradé, Javerlhac, Automne 1989, cibachromes et bromures sur aluminium, sur papier Ilfochrome Classic CLM1K Super Glossy, 100 x 80 x 3 cm Courtesy de l’artiste et galerie Chantal Crousel, Paris / © ADAGP
Critiques d’expositions
Jean-Luc Moulène Disjonctions Transpalette, Bourges 6 juin —» 12 juillet 2014 http://emmetrop.pagesperso-orange.fr/¬ transpalette.html
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Critiques d’expositions
Bassae Bassae, 2014, Film 35 mm, audio, 9 min, courtesy Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Galerie Lœvenbruck
Bassae Bassae, 2014, Film 35 mm, audio, 9 min, courtesy Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Galerie Lœvenbruck
Barbara Sirieix
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Après une première étape au Casino Luxembourg, le centre d’art de Vassivière accueille l’exposition The Unmanned de Giraud & Siboni, un ensemble de films récents qui adressent l’évolution des techniques au-delà de la mesure humaine.
ruines. L’essai poétique de Pollet conte le retour vers le minéral des colonnes, des éléments «tombés» et la fugacité du passage des dieux entre ces pierres. Initialement porté par la voix de Jean Negroni, le commentaire est relu par son fils à l’entrée de l’exposition, précédant les images. Repris plan par plan, le remake de Bassae ne présente pas le temps par l’érosion plus avancée de la pierre, mais par celle des produits du modernisme, présence sujette à l’entropie voilant les ruines. Dans cette salle blanche oblongue, le film transféré sur pellicule est projeté vers l’entrée, regardant vers l’arrière, comme détournant les yeux d’un fascinus voilé. Avec cette contraction temporelle, oscillant entre la perspective du paysage dans l’architecture et de l’architecture dans le paysage, le spectateur anticipe l’érosion de la structure sous arches où il se trouve, rêvant les yeux ouverts à une nef cistercienne.
Giraud & Siboni The Unmanned (L’inhabité) En voiture, on traverse un paysage en courbe; chaque virage amène à une nouvelle perspective sur la forêt, les escarpements et les plaines, cachés et dévoilés tour à tour par la brume. Les arbres dépouillés, brossés par les derniers bronzes de l’automne, se détachent par ondoiement de la bruine. Dans ce désert humide, le centre d’art de Vassivière point comme une incandescence grise sur les étendues d’eau et les prairies. L’axe horizontal de la halle pointée vers le lac, surmonté par la tour à la dynamique d’un centre d’observation, pose le regard minéral d’une architecture, corps composite de matériaux reflétant le paysage. The Unmanned (L’inhabité) est le titre de l’exposition actuelle de Fabien Giraud et Raphaël Siboni, et d’une nouvelle série de films dont le «pilote» ouvre dans le phare l’exposition, et qu’un autre épisode ferme dans le dernier corps du bâtiment. Il demeure tout au long comme une question en suspens posée à l’habitat, un écho résonnant dans le dialogue permanent entre les plans visibles, murs architecturés et cloisons réverbérant les images en mouvement. Le dialogue entend une duplicité, et se construit dans l’exposition par le dédoublement du regard. Dans la halle, Bassae Bassae est le double de Bassae, un court métrage de Jean-Daniel Pollet réalisé en 1964. Giraud & Siboni sont retournés sur le site filmer le temple d’Apollon, perché dans les montagnes du Péloponnèse. Depuis plus de 30 ans en restauration, il est à présent recouvert de bâches et encastré dans une structure de protection antisismique. Du fait de l’état économique de la Grèce, le chantier est laissé à l’abandon et le dispositif tombe lui-même en
La mesure minérale (2011), dans le sous-bassement bordé d’arcades en briques, amalgame en plan rapproché les minéraux du Musée National d’Histoire naturelle avec des vues de la galerie de minéralogie en cours de rénovation, dans une alternance de séquences filmées avec une caméra en super ralenti. Il est particulièrement difficile de les distinguer dans les premiers plans: les particules en suspension dans l’air sont comme des aspérités dans la roche, les surfaces sombres et luisantes des pierres renvoient au verre des vitrines et le reflet fantomatique d’une main se réfléchit sur une surface indéterminée. Les minéraux et leur dispositif de monstration se confondent dans la matière de l’image ralentie. À l’étage, La mesure Louvre (2013) livre une évolution de travellings sur AGLAE, l’accélérateur de particules du musée du Louvre utilisé pour analyser la composition élémentaire des œuvres d’art. Les appendices interminables de cette machine sont filmés à une vitesse constante, jusqu’au point où l’image semble s’affranchir de la caméra et se générer de manière autonome, comme une impression. Au dernier plan, la caméra confronte le faisceau de l’accélérateur de particules et voit son image disparaître.
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Cette série émane d’un protocole où chaque film définit un étalon de mesure différent pour déplacer le sujet dans le dispositif du cinéma et générer un autre regard. Un nouvel opus, La mesure végétale, était prévu pour l’exposition, filmé à la réserve mondiale de semences en Norvège. Région de grande biodiversité, le paysage appelle à sa mesure; il ne manque ici qu’à la végétation de présenter son regard.
The Unmanned est un terme utilisé dans l’ingénierie militaire pour désigner les drones. Il nomme une fiction à plusieurs entrées autour de deux personnages: Ray Kurzweil, informaticien et théoricien transhumaniste et Friedrich Kurzweil, père devenu fils, dans un récit à rebours de la technique. The Axiom (2014) en introduit le principe à l’entrée du centre d’art. Sur un écran cathodique, des plans microscopiques d’une lame découpant du métal, au son d’une voix d’enfant à la diction étrange réverbérée dans la tour, dévoilent un langage qui pourrait être celui d’une intelligence artificielle. La dernière salle, au bout du pont de métal, lance dans l’obscurité un regard aveugle vers le barrage avec The death of Ray Kurzweil (2014), pour refermer ce qui a été ouvert dans le phare avec l’épisode 0, ou vice versa. Le film décrit l’errance des deux personnages dans une forêt tropicale et leur exécution de gestes simples, primaires à l’histoire de la technique: se vêtir, tisser des cordages, construire des outils avec des cailloux. Elle se déroule en 2045, à date de ce que Kurzweil prédit comme le moment de la singularité technologique, où l’intelligence artificielle sera si avancée que l’homme devra s’y adapter. Filmés par des drones, les plans répétés s’articulent au son des claquements de langue de l’enfant et du bourdonnement des cascades. Le film a une dimension parodique par les ressemblances avec le personnage réel et la transposition absurde d’éléments biographiques. Alors que l’on quitte les lieux, l’axiome de l’inhabité se fait encore entendre et prolonge la fiction au delà du temps et de l’espace qu’on lui a donné. Le paysage d’hiver de Vassivière, où la présence humaine
Barbara Sirieix
est rare, avec cette architecture singulière, ancre physiquement cette errance dans la perspective d’un monde où nous serions absents. Le double –d’un film, d’un musée de minéralogie, d’une machine, d’un personnage– déplace systématiquement la perspective du sujet, pour envisager un point de vue qui serait celui de l’autre –non pas du semblable mais du non humain. L’exposition prend aussi la forme d’une sorte d’hommage à Jean-Daniel Pollet, au delà du double de Bassae: la réitération des séquences, les mouvements de caméra systématiques, le télescopage de machines, de paysages, de minéraux dans les films de Giraud & Siboni sonnent comme un écho au film Méditerranée (1963).
Critiques d’expositions
La mesure minérale, 2012, Vidéo HD, audio, 52 min, courtesy Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Galerie Lœvenbruck
Fabien Giraud & Raphaël Siboni The Unmanned (L’inhabité) Centre international d’art et du paysage, Vassivière 16 novembre 2014 —» 8 mars 2015 ciapiledevassiviere.com www.theunmanned.com
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La citation – replay
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La citation – replay
Julie Portier
La belle revue a choisi d’inaugurer son nouveau dossier thématique avec un vieux sujet. De la citation elle ne compte pas tout dire (ce serait tout redire) mais jette un œil dans quelques recoins –de l’atelier et des théories instituées–, emprunte des chemins en friche –dans les alentours du net et de la fiction–, pour que cette mise en jambe invite à réévaluer la question ou à l’aborder par d’autres versants, comme le font les alpinistes persévérants.
Introduction À l’heure où le postmoderne est une histoire ancienne, où l’ère de l’après-coup a déjà fait long feu, la citation, entre autres pratiques d’appropriation, n’a pas dit son dernier mot: on cite à toutes les sauces, on réfère à la moindre occasion, comme si l’idée neuve et l’objet inédit ne pouvaient s’avancer sans une canne historique. Quelle pensée révolutionnaire a été avalée de travers pour nous empêtrer ainsi dans une relation obsessionnelle à notre patrimoine culturel, au point que la parodie ne soit devenue un académisme? Dans ce contexte, comment les usages conscients et automatiques de la citation peuvent-ils recouvrer une attitude créatrice et une posture critique? Ces questions traversent les textes réunis dans ce dossier qui s’étoffera ensuite dans l’édition numérique de La belle revue. Ici, ils sont artistes, théoriciens, historiens de l’art, critiques ou commissaires d’exposition à nous donner leur version plus ou moins objective des faits. Et tandis que, en décembre dernier, l’énoncé de la problématique laissait échapper un soupir à l’égard d’une génération dont l’ambition historiographique s’est compromise dans une mélancolie du modernisme –autrement dit, alors que l’on songeait à la ruine, les auteurs nous exposaient l’allégorie du Babybel et du slip Kangourou. En se penchant sur le reenactment d’une installation de Dieter Roth par Jason Rhoades, Camille Paulhan évalue la fin des grands récits à l’odeur du fromage. De son côté, François Trahais lit les bouffonnes parodies de ses maîtres
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par Martin Kippenberger comme l’annonce de la fin de l’aventure moderne «dans la bonne humeur». Alors qu’une pléthore d’œuvres témoignent de leur sérieux par une référence obligée à Derrida, Foucault ou Deleuze, l’essai d’Ingrid Luquet-Gad élabore une critique salvatrice du phénomène en interrogeant le déplacement même de la French Theory dans les arts plastiques. La relation entre les productions philosophiques et plastiques devrait s’envisager autrement à l’ère du numérique. C’est à l’aune de la circulation amplifiée des images sur Internet que François Aubart propose d’établir une typologie de manipulateurs de signes. La pratique généralisée de l’appropriation et du détournement de l’image photographique, qui, rappelle l’auteur, s’est développée simultanément dans le champ de l’art et celui de la publicité, impose d’en discerner les intentions critiques et poétiques. Adepte notoire du remix, Mark Leckey, est le sujet d’étude de Céline Poulin. En s’appuyant sur la rétrospective organisée au Wiels en 2014, son texte analyse une méthode de production où le montage confine à la «transsubstantiation des sources» dans une conception sensuelle du numérique, auratique de la copie, où une mince membrane sépare le virtuel de la fiction. Ailleurs, quelque part dans le 18e arrondissement de Paris, le duo Hippolyte Hentgen se raconte des histoires pour éviter de théoriser sa pratique. Elles dessinent, fabriquent des décors et écrivent des scenarii de performances avec des chansons dans la tête et des films qui émergent de leur mémoire. Les répliques et les paroles traversent aussi l’esprit de Lidwine Prolonge dans sa vie quotidienne, dès qu’elle ouvre la bouche ou prend la plume. La distinction entre la citation authentique, inventée ou auto-référentielle n’a plus lieu d’être, à ce stade, l’intertexte est devenu un interstice, une frontière poreuse au plus près de laquelle (à moins d’un pourcent d’écart) toute prise de parole doit assumer le risque de sauter dans la fiction.
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La citation – replay
1. Voir Dieter Roth, entretien avec Richard Hamilton, «The Little World of Dieter Roth, Sondern» n° 3, 1978, n.p. 2. Voir «Jason Rhoades Talks About His Impala Project», Artforum vol. 37 n° 1, septembre 1998, p. 135.
Dieter Roth, Staple Cheese (A Race), 1970, Installation view, Eugenia Butler Gallery, Los Angeles, Estate of Eugenia P Butler, Courtesy the artist and Hauser & Wirth
3. First: Take a Ton of Cheese – Dieter Roth Talks to Richard Hamilton, art. cité, p. 141 (notre traduction).
Jason Rhoades with Impala: International Museum Project About Leaving and Arriving The Super Space’ at The Kunsthaus Zurich, 1998 © The Estate of Jason Rhoades, Courtesy Hauser & Wirth
Camille Paulhan
De Dieter Roth à Jason Rhoades, un fromage d’écart En mai 1970, au moment où le printemps californien commence à faire ressentir ses premières chaleurs, le suisse Dieter Roth organise à la galerie Eugenia Butler (Los Angeles) une exposition pour le moins remarquable: «Staple Cheese: A Race» ne présente en effet que des œuvres réalisées à partir de fromage. Un des emblèmes culinaires du pays d’origine de l’artiste est utilisé à des fins singulières: l’installation principale, Staple Cheese, A Race, est ainsi constituée de trente-sept valises remplies de cheddar, de limbourg, de camembert ou encore de brie, qui sont exposées d’abord fermées puis ouvertes les unes après les autres, dévoilant leur fumet dans le temps. Accompagnent cette œuvre monumentale de plus petites, qui poursuivent les recherches de Roth sur le fromage débutées quelques années auparavant: course de fromage sur support, accumulations de fromage dans des structures en bois ou en plexiglas, multiple à base de morceaux de fromage peints en rouge, etc. Refusant d’admettre que ses œuvres purent être perçues comme une façon toute odorante d’exprimer une pensée opposée au marché, Dieter Roth fut toutefois forcé de reconnaître que celles-ci avaient posé des problèmes à la galeriste, qui fut convoquée par le service sanitaire de la ville en raison de la prolifération des mouches, lesquelles incommodaient vivement ses voisins¹. Plus de vingt-cinq ans après l’exposition de Roth, qui s’était révélée être un fiasco tant au niveau de sa visibilité que de son caractère marchand, l’artiste américain Jason Rhoades souhaita lui rendre un hommage réactualisé. En juin 1998, il réalisa un reenactment de l’installation principale de Staple Cheese: A Race, mais dans un contexte différent: prenant place dans le coffre de son Impala (International Museum Project About Leaving and Arriving), c’est-àdire une Chevrolet Impala dans laquelle l’artiste présentait ses travaux ou ceux d’amis, cette nouvelle œuvre semblait bien éloignée de la première. Là où les fromages de Roth s’étaient
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révélés suintants et puissamment odoriférants, coulant par-delà leurs valises respectives, Rhoades avait choisi de présenter un sac à dos d’adolescent rempli de Babybel. Sylvie Fleury, qui participait à l’accrochage, avait installé dans la boîte à gants une installation aux flaveurs moins incommodantes que celles de Roth, puisqu’il s’agissait d’une œuvre à base de Chanel n° 22. Réalisée avec l’aval de Roth, l’œuvre de Rhoades semblait être le contrepoint cynique, froid et lissé, au geste radical de l’artiste suisse: vingt ans plus tard, le Babybel aseptisé remplace les fromages d’origine, et l’impeccable Chevrolet la galerie de l’infortunée Eugenia Butler. Dans ce reenactment a disparu la critique implicite du système marchand, et l’hommage se mêle à l’expression grotesque d’un citationnisme conscient de la fin des grands récits, qui récupère des formes avec une certaine cruauté non dénuée d’humour mais omet parfois leur dimension subversive. Toutefois, le projet de Rhoades est peut-être moins superficiel qu’il n’y paraît: comme l’expliquait l’artiste, qui avait garé son Impala devant la Kunsthalle de Zürich, les musées européens étaient selon lui des institutions sclérosées, que les artistes contemporains ne pouvaient plus investir². En dépit de ces déclarations pour le moins spécieuses –en 1998, la situation était autrement différente que celle des années 1970, y compris dans la «vieille» Europe– Rhoades renouvelait avec une incontestable fraîcheur certaines ambitions de la critique institutionnelle historique, contemporaine des expérimentations de Roth: d’autres modèles muséaux étaient à réinventer, venant battre en brèche le musée traditionnel. L’Impala, musée en mouvement, moderne et viril, apparaissait donc comme un nouveau concept fortement individualiste, refusant l’idée d’un public mais privilégiant plutôt le tête-à-tête avec l’artiste. Dieter Roth, à qui ne déplaisait guère le fait d’empuantir un par un ses collectionneurs, n’aurait sans doute pas renié cette citation postmoderne et américaine de son art fromager «très sérieux et sentimental et romantique»³.
Martin Kippenberger, Podría prestarte algo, pero eso no te haría ningún favor (I could no doubt loan you something, but that wouldn't be doing you a favour) Galerie Leyendecker, Tenerife, (T. Ü.), 1985, Silkscreen, 83,8 x 59,4 cm © Estate of Martin Kippenberger, Galerie Gisela Capitain, Cologne
Martin Kippenberger, L'atelier de Matisse sous-loué à Spiderman (Matisse's Studio Sublet to Spiderman) Galerie Soardi, Nice 1996, Offset, 58 x 39,8 cm © Estate of Martin Kippenberger, Galerie Gisela Capitain, Cologne
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François Trahais
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La danse du slip kangourou et de l’homme-araignée Kippenberger et ses maîtres
qui rappelle la Ronde des pochards dans le brouillard d’Alphonse Allais�. Cet état d’esprit hérité des Arts incohérents, de Dada, de Picabia et de Duchamp permit à l’enfant terrible de l’art allemand de célébrer «dans la bonne humeur»�, la fin de l’aventure moderne. ¹. «Tout artiste est un homme», Martin Kippenberger in Interview avec Rosemarie Trockel, 1993.
On se souvient de Martin Kippenberger (Dortmund, 1953 – Vienne, 1997) pour son humour et son irrévérence. Sa devise: «Jeder Künstler ist ein Mensch»¹, détourne la célèbre maxime de Joseph Beuys «Jeder Mensch ist ein Künstler»². Par un renversement de sens, la citation s’emploie ici pour attaquer le cliché du génie créateur. Au début des années 1980, l’ironie de Kippi et ses amis de Düsseldorf (Werner Büttner et les frères Oehlen) s’oppose alors au sérieux du Neue Wilde Kunst. Les Nouveaux Fauves berlinois prônent un retour à l’expressionnisme en peinture et à l’héroïsation de l’auteur. Animé d’un esprit ludique et iconoclaste, le jeune Kippenberger parodie les maîtres du XXe siècle. En 1985, une photographie de Douglas Duncan³ illustre les cartons d’invitation d’une exposition� de l’artiste allemand. Sur cette image, Pablo Picasso pose simplement vêtu d’un slip kangourou élégamment remonté jusqu’au nombril. Trois ans plus tard, Kippi adopte la même allure dans une série d’autoportraits plutôt dévalorisants. En 1996, l’auteur des Demoiselles est à nouveau évoqué dans la série Jacqueline, The Paintings Pablo Couldn’t Paint Anymore. Kippenberger se permet ici de parachever la série des portraits de Jacqueline Roque entamée presque cinquante ans plus tôt par Picasso. La même année, la silhouette de Matisse apparait au milieu d’une farandole d’hommesaraignées. Reprenant la composition de La Danse de 1909�, l’affiche de l’exposition Kippenberger chez Soardi� prouve que le sens du rythme des super-héros égale les chefs-d’œuvre de l’Hermitage. Avec provocation, Kippi fit de l’idiotie une posture lui permettant de rompre avec l’héroïsme des grands maîtres. Matisse et Picasso ainsi parodiés, c’est la rencontre du slip kangourou et de l’homme-araignée, une danse
². «Tout homme est artiste», Joseph Beuys im Interview mit Peter Brügge, «Die Mysterien finden im Hauptbahnhof statt», Der Spiegel, 04.06.1984. ³. David Douglas Duncan, Portrait de Pablo Picasso avec son chien Kazbek, photographie argentique, couleur, 1962. �. Martin Kippenberger, Podría prestarte algo, pero eso no te haría ningún favor, Galería Leyendecker, Santa Cruz de Tenerife, 1985.
�. La galerie Soardi à Nice est connue pour être l’atelier dans lequel Matisse réalisa les trois versions de La Danse dite de Mérion (1933) commandée par le collectionneur américain Albert Barnes en 1930 (Fondation Barnes, Philadelphie). �. Alphonse Allais, Ronde des pochards dans le Brouillard (monochrome gris), in Album primo-avrilesque, Paris, 1897. �. L’artiste souhaitait que l’on retienne que «Kippenberger, c’était la bonne humeur!», in «Bon art, intensité et bonne humeur – conversation avec Jutta Koether, (Gute Kunst, Intensität und gute Laune – Gespräch mit Jutta Koether)» in Kippenberger sans peine, Éditions du Mamco, Genève, 1997 (p. 43–81).
�. Kippenberger reprend la structure de la Danse de 1909–1910 commandée par le collectionneur russe Chtchoukine (Musée de l’Hermitage, St Pétersbourg) pour l’affiche de l’exposition niçoise.
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La citation – replay
Hippolyte Hentgen, Sans titre, 2012 Encre sur papier, 21 x 29 cm Courtesy Semiose galerie, Paris
Hippolyte Hentgen
Paris, Janvier 2015
Entendu dans l’atelier. H — Tu la connais par cœur toi, la phrase de Blanqui qui a servi de copier/coller dans tous les communiqués de presse depuis notre association? H — Je dirai un truc du genre: même monotonie, même immobilisme (…). L’univers se répète sans fin, et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. H — En parlant de choses écrites, tu te rappelles quand même qu’il faut rendre le texte pour La belle revue; un portrait de femme. H — Palombella Rosa, j’ai ça dans la tête depuis ce matin, c’est pas un portrait de femme? H — Ben non c’est un film de Nanni Moretti. Film magnifique d’ailleurs, drôle, intelligent, un peu fou. Ça doit vouloir dire palombe rouge en français? Tu as dû le voir déjà, c’est un truc sur le communisme, l’amnésie et le water polo. H — Bizarre comme raccourci. H — Enfin, c’est pour le dire vite… Il y a une belle chanson de Bruce Springsteen dedans. Hey little girl is your daddy home Did he go and leave you all alone I got a bad desire ooh ooh ooh I’m on fire. H — Ah oui, je me rappelle maintenant. Il y a une scène très drôle avec un extrait déchirant de Docteur Jivago diffusé à la piscine devant les supporters qui récusent une fin si triste. H — Oui, c’est ça. H — Je l’ai vu, mais ça fait un bail. J’aime bien quand il y a des hymnes populaires dans les films, Bruce Springsteen, Omar Sharif ça rassemble peut-être plus à un discours politique? H — Tu savais que le véritable prénom de Omar Sharif c’était Michel? H — Je ne sais pas trop quoi répondre à ça. Pour en revenir au film je me rends compte que je suis de plus en plus
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attachée aux œuvres faites de matériaux composites. H — Dans nos dessins, notre travail en général, c’est de plus en plus présent en tout cas. Les tentatives linéaires ont un peu disparu. H — En même temps, on est deux, consciences fragmentées inhérentes à la pratique à quatre mains je suppose. H — Un film fait de flashbacks de trente ans en arrière et de souvenirs des jours derniers construits à partir de matériaux divers avec un personnage central au contour flou qui recherche quand même, l’innocence du militantisme utopique et la rébellion de son enfance perdue, ça semble être un bon projet. H — Ça me fait penser au film Je t’aime je t’aime de Resnais. H — C’est la version tragique. Claude Rich est parfait dans ce film. H — Par contre toutes les femmes se ressemblent terriblement. Ce n’est pas si juste, même physique, même tristesse, même pâleur. H — C’est un film de science-fiction, mais je suis d’accord. Claude Ridder aurait supporté des partenaires plus en reliefs. H — Et pour le portrait de femme en 3000 signes pour la revue, on fait quoi? H — Je ne sais pas: Valeska Gert, Pagu, Sally Ride, Karen Carpenter, Charmian Kittredge, Amelia Earhart, Emilie Davison, Ursula Bogner, Musa Guston Mayer, Sybil Seely? H — Sinon, il y a toujours, Delphine Seyrig, Lygia Clark, Karen Dalton, Tarpé Mills, Poto et Cabengo, Violetta Parra ou Olive?
La citation – replay
Sarah Charlesworth, Golden Boy, 1983-1984 Cibachrome with lacquered wood frame, 32 x 42 cm, Edition of 3+2 AP Courtesy the Estate of Sarah Charlesworth and Maccarone, NY
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Richard Prince, Untitled (Cowboy), 1991-1992 Ektacolor photograph, 155,3 x 224,2 cm (unframed), Edition of 2 + 1 AP © Richard Prince. Courtesy Gagosian Gallery Photography by Robert McKeever
François Aubart
Panzani et Marlboro Roland Barthes a été l’un des premiers à considérer notre quotidien avec attention. Avec ses Mythologies notamment il dévoile la façon dont les objets de consommation comme les pratiques sociales partagées en masse produisent un discours qui en dit long sur les crispations et les désirs d’une société¹. C’est dans le même élan qu’il fit l’analyse restée célèbre d’une affiche publicitaire pour les pâtes Panzani². Les raisons de cet intérêt tiennent au fait «qu’en publicité, la signification de l’image est assurément intentionnelle: ce sont certains attributs du produit qui forment à priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés doivent être transmis aussi clairement que possible; si l’image contient des signes, on est donc certain qu’en publicité ces signes sont pleins, formés en vue de la meilleure lecture: l’image publicitaire est franche, ou du moins emphatique.³» Pour Barthes, dans ce texte en tous cas, il existe donc deux types de photographie. La première fonctionne comme pure imitation, en tant que copie du réel, elle est empreinte. Elle ne ment pas, elle représente. L’autre au contraire porte les stigmates d’une fausseté évidente: elle n’est pas transparente, elle a un objectif, celui de nous communiquer un message. Qui plus est cette photographie là cache ses intentions en utilisant les caractéristiques d’un médium dont on sait le caractère «naturel». Ainsi la photographie, même publicitaire, garde ses capacités à décrire. C’est la nécessité publicitaire qui corrompt ce pouvoir en l’utilisant pour transmettre un message à la signification intentionnelle. Barthes dresse là une séparation infranchissable entre la photographie, un médium noble et honnête, et la publicité, qui exploite cette honnêteté pour diffuser des symboles construits. Si l’objectif de Barthes avec ce texte était d’analyser le fonctionnement de la publicité, il produit néanmoins une stricte distinction qui, aujourd’hui encore, semble avoir la peau dure.
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En effet, cette séparation se présente comme un outil théorique idéal pour donner un crédit critique aux artistes pratiquant la manipulation d’images au moment où celle-ci se généralise et où il devient nécessaire de formuler des distinctions. Car, si en 1977 Douglas Crimp peut être le curateur de l’exposition Pictures désormais célèbre pour avoir mis en lumière une pratique artistique consistant à emprunter l’imagerie publicitaire ou cinématographique, en 1982, déjà, on retrouve ces gestes dans tous les domaines de la culture. La publicité comme le cinéma utilisent alors le pastiche et la parodie non plus comme outils critiques mais comme nouveau langage communicationnel et spectaculaire. C’est ce que constate Abigail Solomon-Godeau dans «Playing in the field of images»�. Il faut donc, dès lors, distinguer les artistes qui exploitent ces techniques à des fins critiques de ceux qui ne répètent qu’un langage devenu commun et tombent ainsi dans la fange du divertissement. Pour cela il faut rappeler les fondamentaux de cette pratique critique: «Ce qui fournissait leur structure de travail restait, dans tous les cas, constant et consistant: démolir, décoder, extraire, déconstruire. Le domaine des images, en particulier dans son incarnation dans les médias de masse, doit ainsi être séparé, l’aspect déceptif et transparent doit être pelé pour exposer les restrictions et les structures de l’idéologie et du désir.�» Ainsi, lorsque sa portée critique risque de se diluer dans une utilisation généralisée, la manipulation d’images est rappelée à l’ordre. Elle doit dévoiler le discours insidieux qui avance masqué dans le message sans code qu’est la photographie. Elle doit rappeler que des symboles s’infiltrent dans les images. Elle doit, en somme, faire le travail de Roland Barthes lorsqu’il décrit une publicité pour Panzani. Mais on peut là se demander dans quelle mesure le fait de reproduire des images et de les utiliser relève bien d’une déconstruction de l’idéologie qu’elles véhiculent. Après tout, est-ce que le simple fait de montrer une publicité, même en la changeant de contexte d’apparition et de réception, même en la répétant
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ou en la morcelant, produit une démystification des désirs ou des stéréotypes qu’elle véhicule? La réponse ne peut être oui que tant que l’on partage l’idée qu’on a affaire là à des messages «masqués» véhiculés par le matériau traité. Autrement dit, tant que le message est identifiable sa démystification l’est aussi et inversement. Et, tant que l’on s’accorde sur le message à souligner, on se comprend. Dès que l’on quitte les rives d’une idéologie clairement identifiable, le dévoilement se complique. Dès lors qu’une image n’est plus clairement rattachable à un genre ou l’autre, la distinction se brouille. Or, il est flagrant que tout oppose, par exemple, un Cowboy utilisé par Richard Prince et la publicité Panzani étudiée par Roland Barthes. En effet, cette dernière n’a d’intérêt que parce qu’elle est accompagnée de l’analyse du théoricien. Sans ce brillant exposé, la publicité ne présente rien d’autre qu’elle-même. Les œuvres qui ne font que montrer des images existantes ne peuvent prétendre faire cet énoncé même si l’artiste le souhaitait, ce qui est loin d’être une évidence pour le cas de Richard Prince. En tous cas, considérer ainsi les œuvres revient à réduire l’image à un discours qui l’entourerait hypothétiquement et lui refuser toute expression en tant que représentation et geste artistique. Ainsi, bien souvent, on considère que montrer une image consiste à en faire la critique, voir même parfois à souligner les stéréotypes du genre auquel elle appartient, qu’il s’agisse de la publicité, du cinéma ou bien d’autres. Pourtant si on s’accorde sur l’idée qu’un sémiologue ne fait pas le même travail qu’un artiste, il semble que les positions les plus intéressantes soient les plus ambiguës. En effet, Prince ne fait pas le travail de Barthes, bien au contraire. Dénuées de leurs slogans, les images publicitaires que l’artiste utilise deviennent d’autant plus troubles dans ce qu’elles donnent à voir et pourquoi elles le font. Si elles mettent en doute le partage entre des images neutres et symboliques elles exposent aussi une distinction de méthode,
François Aubart
travailler avec des images ne peut correspondre à un discours à leur sujet, au risque de réduire le rôle de l’artiste à celui d’illustrateur d’un énoncé. Or, c’est parfois vers ce rôle d’illustration que semblent poussés les artistes qui exploitent une imagerie préexistante simplement parce que leur travail consiste à exploiter ce matériau. La liste est longue et aussi variée qu’il y a d’auteurs pour proposer cette interprétation à leurs sujets. À titre d’exemples arbitraires on pourrait parler de positions aussi diverses que celles de John Heartfield ou de Kurt Schwitters dont l’exploitation d’images banales issues de leurs quotidiens produit pour l’un une œuvre proche de la propagande, pour l’autre une forme poétique. Il en va de même de l’utilisation de publicités par Vikky Alexander qui semble ne souligner ce que l’on en sait déjà, approche radicalement divergente de celle de Sarah Charlesworth qui, avec le même matériau et à la même période, produit un vocabulaire personnel et symbolique. Aujourd’hui encore, tout semble opposer Camille Henrot qui souvent ne semble faire que rendre compte d’un mode de circulation, l’Internet, à Mark Leckey pour qui c’est un point de départ pour une vision du monde. Dans ces cas, et de nombreux autres, considérer que l’utilisation d’un matériau ou d’un médium implique de fait la critique de celui-ci apparaît comme passer à côté des enjeux et spécificités du travail. Le risque de se satisfaire de cette position uniforme, outre d’asservir le travail à des énoncés rationnels, c’est surtout de passer à coté de la richesse polysémique des images quelles que soient leurs provenances et leurs intentions originelles. Autrement dit, la différence entre les réapparitions de publicités que proposent Roland Barthes et Richard Prince tient à leurs positions respectives. Le premier écrit depuis sa position de récepteur là où l’autre invente une syntaxe personnelle qui se construit dans et par l’image.
Numero Deux, 1982, 36x120”, Type C print, Courtesy the artist, Trepanier Baer Gallery, Calgary, The Apartment Gallery, Vancouver and Wilding Cran Gallery, Los Angeles
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¹. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957. ². Roland Barthes, «Rhétorique de l’image», Communications n°4, 1964, p.46. Disponible sur: www.persee.¬ fr/web/revues/home/¬ prescript/article/¬ comm_0588-8018_1964_¬ num_4_1_1027 ³. Art. Cit., p.40. �. Abigail SolomonGodeau, «Playing in the field of images», Afterimage, n°1 et 2, été 1982, p.10-13 �. Art. Cit., p.11. Ma traduction.
Camille Henrot, The Pale Fox, 2014 Vue d’exposition à Bétonsalon – Centre d’art et de recherche. © ADAGP Camille Henrot, Photo: Aurélien Mole Courtesy kamel mennour, Paris et Johann König, Berlin
La citation – replay
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Vue d’installation de l’exposition Mark Leckey: Lending Enchantment to Vulgar Materials, WIELS, Bruxelles, 2014. © photo Sven Laurent
Vue d’installation de l’exposition Mark Leckey: Lending Enchantment to Vulgar Materials, WIELS, Bruxelles, 2014. © photo Sven Laurent
Céline Poulin
Enchanter la matière vulgaire (26.09.2014–11.01.2015) Mark Leckey au Wiels, Bruxelles L’ombre déformée de Pinocchio, les mises en abîme miroitantes de Blade Runner et des époux Arnolfini¹, le visage grimaçant d’Aphex Twin par Chris Cunningham, le chignon hyperbolique de Madeleine… autant de figures présentes dans l’exposition Enchanter la matière vulgaire et sous plusieurs occurrences dans le travail de Mark Leckey. L’intégration de citations constitue la matière première de l’artiste qui procède à une véritable transsubstantiation des sources pour la production de son propre vocabulaire. De l’intégration d’une image culte (Vertigo) à la recréation d’un objet (Rabbit) en passant par la présentation exhaustive dans un display spécifique (Windowlicker), les procédés d’apparition se combinent pour engendrer un réseau de sens dépassant son créateur, tout en invoquant systématiquement celui-ci. L’utilisation de Félix le chat est emblématique du fonctionnement en rebond du travail. L’image convoque le dessin source tout en opérant comme signifié des autres œuvres de Leckey dans lesquelles elle s’incarne. Felix gets broadcasted donne la lecture la plus explicite du «signe Félix»: lien entre la virtualisation du corps et le voyage des âmes, entre la connaissance technique et la connaissance ontologique. Pour Leckey, la technologie n’est pas désincarnée, bien au contraire, elle offre au corps et à la psyché de nouvelles potentialités dont surtout celle de pénétrer une dimension de compréhension essentielle du monde. «Il y a cette idée que la technologie est quelque chose de très froid et distant, que toute humanité en a été retirée, mais ça n’est pas vrai. C’est le plus grand mensonge.(…) J’ai remarqué dernièrement que beaucoup de vidéos montraient des mains; des mains essayant de rentrer «làdedans», de manipuler cette matière fantôme. Je pense qu’il y a une sorte
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de perplexité phénoménologique –ton corps est séduit par la technologie et il te fait sentir que tu peux le faire. L’atteindre, la toucher.»² La multiplication des supports de Félix agit dans l’œuvre de Leckey comme les marques qu’utilise l’artiste, explicitant sa logique: la réalité des objets tient autant à leur matière qu’à ce que nous projetons sur eux. «You’re looking at stuff and then you’re producing them at the same time»³. Ainsi, la queue du chat de Flix procède par métonymie, amenant avec elle tout le signifié Félix, mais découpe l’écran, nous assurant de sa physicalité. Véritable veau d’or, surface de projection, Félix accueille des offrandes qui sont autant de petites miniatures des autres œuvres-signes de l’exposition. Le procédé fonctionne avec l’évocation de figures artistiques de référence. Ainsi, d’Henry Moore et de Richard Hamilton. Le premier voit son nom réifié dans un ensemble de posters formant une trilogie évocatrice: Samsung, Fiorucci, Henry Moore. Le second apparaît par l’intermédiaire de la présence de son ordinateur dans l’installation UniAddDumThs. La figure d’Hamilton convoque non seulement le premier artiste ayant étudié la mécanisation et la numérisation des images, mais surtout une méthodologie. Se réclamant des théories de l’information et de la communication de son époque qu’il transpose dans le domaine de figuration, Hamilton aborde en effet le collage comme «image et message» et les images comme des bits�.
UniAddDumThs, version pour le Wiels de l’exposition «The Universal Addressability of Dumb Things»�, permet d’appréhender la réflexion de Leckey sur l’intentionnalité de l’image et de l’objet et réciproquement sur la matérialité de l’esprit. Refusant le vocable de curator, Leckey considère ce projet comme un sampler d’images�. Lors de sa version anglaise, les images sources, stockées dans son disque dur, étaient restituées au visiteur dans leur forme intégrale. Ainsi se côtoyaient dans des dioramas composés par l’artiste, une voiture prêtée par Nissan, un chat momifié daté de 11 ans après JC, un portrait de William Blake… Au Wiels,
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Céline Poulin
les objets sont remplacés par des impressions 3D, des PLV et autres répliques, une manière pour Leckey de se les ré-approprier, de les faire siens�. En effet, à rebrousse-poil de la théorie de la disparition de l’aura lors de la reproduction technique d’un objet�, Leckey ressent la nécessité de copier les artefacts pour s’en rapprocher, considérant finalement que la présentation des originaux produit un effet moindre que le collage, la projection, effectués au départ sur son ordinateur. «Because to copy is to do nothing; it is to be the books being copied.»�. Ce faisant, les objets acquièrent également un statut ambigu, à équidistance de leur première incarnation contextuelle et de leur existence numérique, ce qui correspond à ce que Leckey cherchait à atteindre avec l’exposition: «a spot where the membrane between the actual and virtual worlds is especially leaky».�
Le montage, intimement engendré par les outils techniques, permet l’expression de ces «objets familiers plein de voix»�. L’ordinateur d’Hamilton sus-cité renvoie ainsi, tel un miroir asynchrone, à la pratique du montage de Leckey, indissociable des technologies et conceptions scientifiques de sa propre époque�. Défini par Leckey comme automate�, l’ordinateur est l’un des médiums de l’artiste-ventriloque, celui qui fait parler cette fameuse matière fantomatique�, quand les Sound Systems amplifient cette voix entre deux mondes� dont le caractère virtuel confirme le lyrisme�.
Les différentes versions du projet s’adaptent avec virtuosité à l’environnement dans lequel elles évoluent et, si les schémas principaux demeurent identiques, certains éléments voyagent d’un assemblage à l’autre: le gigantesque Félix gonflable passe d’une singulière symphonie avec le Woofer de Sander Mulder et la très ancienne jarre «Hapi canopic», à une glorification solitaire, quand de leurs côtés les boîtes Amazon viennent surligner l’accessibilité des biens par les voies de communication. Juxtaposés les uns aux autres, les objets suivent un principe de montage menant le propos dans plusieurs directions, offrant au spectateur la même position que celle dont se réclame l’artiste «producer and consumer, maker and viewer.» Mark Leckey, s’approprie les outils muséaux, universitaires, publicitaires, cinématographiques, commerciaux ou domestiques pour créer les dispositifs de présentation précisément nécessaires à son discours, une parole physique, chorale et sensorielle. «Là où se bloque la doctrine, les images éventuellement se libèrent. Là où s’épuise la dialectique du philosophe, peut commencer la dialectique du monteur lyrique.»�
¹. https://www.youtube. com/watch?v=_JlEnyteNCc ². Mark Leckey, Dan Fox, «Interview de Mark Leckey» in Mark Leckey - On pleasure Bent, edition Koenig Books, 2014 ³. www.youtube.com/¬ watch?v=Lc5YFOKpsMA&¬ list=PLY6wwYArhUDYs¬ ZuDpqQRjMQovLnm-¬ Nh3F&index=26 �. cf. Brigitte Aubry, Richard Hamilton, Peintre des apparences contemporaines, éditions Les presses du réel, 2009, p. 247-251
�. «So this exhibition began as a process of aggregating these things in a plastic, malleable way virtually, by gathering everything together in folders on my desktop and collaging them together.» Mark Leckey, interview de Kathy Noble, guide du visiteur, exposition «The Universal Addressability of Dumb Things» de Nottingham Cotemporary �. Dan Fox, «Interview with Mark Leckey» in Mark Leckey On pleasure Bent, op. cit. �. Elena Filipovic, «Real Embodiment and Ersatz Things», in Mark Leckey - On pleasure Bent, op. cit.
�. http://www.e-flux.¬ com/announcements/¬ the-universal-¬ addressability-of-¬ dumb-things/
La citation – replay
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�. «The word ‹ventriloquism› comes from the latin ‹to speak from the stomach›. […] The noises produced by the stomach were thought to be the voices of the dead, who had taken up residence in the stomach of the ventriloquist, who would interpret the sounds.» Mark Leckey, in The Universal addressability of Dumbs things, op. cit., p. 13 �. «This is the AND / The sound of AND / The AND between Up AND Down / Above AND Below / Upstairs AND Downstairs / Overhead AND Underfoot / Way up in the Sky AND Deep down in the Sea» Mark Leckey à propos de BigBoxStatueAction, in The Universal Addressability of Dumb Things, op. cit., p. 53
�. Michel Foucault, «Fantasia of the Library» (1964), in: Donald F. Bouchard (ed.), Language, Counter-Memory, Practice, Selected Essays and Interviews, trans. Donald F. Bouchard and Sherry Simon, Cornell University Press, Ithaca, 1977, p. 109, cité par Elena Filipovic, op. cit. �. Difficile de ne pas relever le jeu de mot leaky/Leckey, trad. «un lieu où la membrane séparant les mondes réels et virtuels est particulièrement poreuse», Mark Leckey, in The Universal Addressability of Dumb Things, édition Hayward Publishing, South Bank Center, 2013, p. 5
�. Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 172 �. «Familier objects full of voices where even rocks and stones have names», Mark Leckey, citation de The Long Tail, in The Universal Addressability of Dumb Things, p. 5
�. On ne s’étonnera donc pas de l’invitation de Graham Harman, fondateur de l’Object-oriented ontology («OOO») à intervenir dans le cadre de l’exposition «The Universal Addressability of Dumb Things» à Nottingham Contemporary. La conférence est archivée en ligne: www.nottingham¬ contemporary.org/¬ event/ooo
�. Voir à ce sujet à la fois Philippe Hamon, sur le «pur marquage de l’origine virtuelle de la parole» dans le lyrisme,«Le sujet Lyrique et ironie», in Le sujet Lyrique en question, sous la direction de Dominique Rabaté, Joëlle de Sermet, Yves Vadé, édition Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, p. 21
�. in The Universal Addressability of Dumb Things, op. cit., p. 64
Vue d’installation de l’exposition Mark Leckey: Lending Enchantment to Vulgar Materials, WIELS, Bruxelles, 2014. © photo Sven Laurent.
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La vraie vie? Ça n’existe pas, naturellement: ce serait trop facile. Tu ne t’en tireras pas comme ça, en pensant que faire des étagères t’inclut dans la réalité. En réalité – ou «en vrai», si tu y tiens: la réalité à venir est incluse dans les preuves avancées sur le retard de l’évolution, rendant nulle et non avenue l’espèce elle-même. Là, tu vois: on n’y peut rien, il n’y a rien à faire. Boris Bergoff, Le Deuxième Étage Que faire? Que défaire? Catherine Redelsperger, Le Sauvage
La citation – replay
Exactement
Lidwine Prolonge
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Nous sommes au tout début, voyez-vous. Comme avant toute chose. La nuit est chaude et humide, sauvage, peut-être. Vous avancez masqué. Un masque à l’image de votre visage, Cruise face contre face voyant s’échapper Kidman prête à tout pour réussir. Mais pouvez-vous réellement fuir? 7% Les répliques lentement mais sûrement infusent votre vie quotidienne. Il s’agit de se glisser dans les interstices. Citer une réplique, un auteur, faire un jeu de mot sur un titre, et en faire un mail spirituel. Pourquoi faire? Pour quoi défaire? : Passer la frontière. 6% Vous pouvez écrire des articles, des bouquins, photographier, tourner des films, plâtrer, mouler, enduire, peindre, construire une installation que vous vendrez très cher à un collectionneur sud-américain (dans une ville déserte sous un soleil oblique comme un plancher d’un appartement suite à la prise inopinée de LSD etc.), performer même. Vous êtes producteur. Un putain de producteur, certes. 4% Mais citer dans «la vraie vie». Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer. Sans jamais signer. Citer une réplique d’un rôle dont vous aviez réussi à faire disparaître toutes les répliques, sauf une, sauf celle-là, exactement. Citer des chansons, des films, always. Se citer soi-même, même. C’est: passer la frontière. Retourner l’arme. 9% Pas seulement l’adapter –ce serait trop facile. Retourner l’arme. Pratiquer le suicide-meurtre. Boom. Boom boom boom. 0,3% Bribes de chanson dans la conversation, répliques jamais prononcées sur scène dans la vie quotidienne: et ça ne veut rien dire, strictement, ça n’a pas de sens, il n’y a pas d’objectif. Ou plutôt votre objectif ultime, c’est: passer la frontière. Réussir à passer cette putain de frontière. Pour que ce qui nous tombe dessus, enfants que nous sommes, ce soit une putain de solution irrationnelle –et unique. Ça a toujours été ça, même lorsque vous viviez les choses de l’intérieur. 4% Ensuite vous n’avez fait que migrer d’un état à l’autre, vous n’avez fait que choisir d’autres territoires à franchir. Ukraine-Russie. Quand vous dites que vous voulez être [illisible], que tout soit vrai, à toute heure, qu’est-ce ça peut faire? Qu’est-ce ça peut foutre? Que tout est fiction, que tout est réel. Et que vous pouvez réellement devenir une putain à Monaco, pour le même prix. C’est pareil. Exactement. 2% Il s’agit de se glisser dans les interstices, en dehors du spectacle, à côté des œuvres. Faire de l’art, ou se défaire de l’art, ça a toujours été ça. Pas seulement pour les cocktails et les diamants. Quitter la campagne, l’exil. Faire acheter une voiture pour aller courir le Grand Prix de Monte Carlo. En vrai. Vous pouvez citer Nabokov, les Venga Boys, John Brunner, Thomas Clerc, Bon Jovi, Gus Van Sant, un réalisateur-hypnotiseur, une auteure de science-fiction, un groupe des années 80, un inconnu, vous-même. Vous singer même. Libérer le singe. Faire du stop pour partir à Stockholm. Créer une entreprise où ce que vous écrivez sera cité par le Premier ministre et dire du Rilke à table en mangeant des choses très chères à la truffe: après tout c’est égal. C’est: passer la frontière. C’est un coup à devenir cinglée, vous dit un de vos amis. Exactement. Exactement comme ça serait 1% trop long.
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Post-structuralisme et post-it: usages et mésusages de la théorie critique dans les arts visuels À propos des philosophes la French Theory, le journal Le Canard Enchaîné avait lancé qu’il s’agissait de «l’équivalent du Post-it en papeterie: il paraît qu’on les colle partout» (8 octobre 1997). Un bon mot loin d’être dénué de fondement. Depuis les écrits théoriques sur l’art jusqu’aux œuvres de certains artistes, force est de constater que la cheville citationnelle fonctionne à plein: délestés de leur ancrage textuel d’origine, certains segments de discours, atomisés, circulent de texte en texte, de texte en œuvre, d’œuvre en texte. Mort du sujet, carte et territoire, désir comme flux –les théories deviennent des symboles manipulables. À vrai dire, cette réception des auteurs post-structuralistes, que nous désignons ici sous le terme de «French Theory» —Gilles Deleuze, Felix Guattari, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Michel Foucault ou encore Roland Barthes pour s’en tenir à un corpus resserré– n’est pas fondamentalement une dérive. Se retrouve en effet chez eux, à des degrés divers, une propension commune à inscrire cet éclatement dans la forme même de leurs démonstrations. Il en constitue même tout le sens, puisqu’il entérine en cela le déclin des discours universalistes et le «tournant langagier» de la philosophie. Lorsque, mise en crise par le développement des sciences modernes, elle renonce à son pouvoir heuristique, la connaissance se déplace du monde aux énoncés; c’est à présent au niveau du langage que la philosophie a une élucidation à apporter. Depuis l’éclatement de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, une suite de propositions que l’on peut —et doit— lire dans tous les sens, jusqu’aux 264 notices de Lyotard dans Le Différend, dictées par l’événement d’une phrase qui «arrive» et sur laquelle on doit «enchaîner», irrémédiablement, puisqu’«un silence est une phrase» et qu’«il n’y a pas de dernière phrase»¹, une pensée de la dispersion se met en place. De cette dispersion, le lecteur
La citation – replay
se voit contraint de faire sens: il est désormais celui, dit Barthes dans son texte sur la mort de l’auteur, qui tient rassemblés tous les fils du discours», car l’auteur lui-même travaille à partir d’un matériau donné d’avance, qu’il ne fait que recomposer: à partir, pour ainsi dire, de citations implicites. Ainsi, pour Barthes, «c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur»². Ces concepts, blocs sécables et manipulables, post-it ou Legos, conditionnent et exigent donc une réception performative: celle, de la part du lecteur, d’un thinking through doing. Les théories deviennent des outils. C’est précisément l’histoire de cette réception, dont les formes donnent naissance à un corpus neuf et parfois très éloigné des intentions originelles des auteurs, qu’entreprend François Cusset dans son ouvrage French Theory³. Une telle utilisation était contenue en germe chez les auteurs post-structuralistes. Lyotard, d’ailleurs, l’écrivait en toutes lettres: «En écrivant ce livre, l’A.* a eu le sentiment de n’avoir pour destinataire que le Arrive-t-il? C’est à lui que les phrases qui arrivent en appellent. Et, bien entendu, il ne saura jamais si les phrases sont bien arrivées à destination. Et il ne doit pas le savoir, par hypothèse.» Allant même jusqu’à qualifier, quelques lignes plus loin, cette ignorance d’«ultime résistance»�. Ajoutons que la réception privilégiée de la French Theory aux États-Unis tombe sous la coupe d’une double intraductibilité: celle d’une langue a-référentielle d’une part (la phrase, rappelle Lyotard, est le premier jalon à partir duquel se construit tout le système), mais aussi des idiomes et néologises français qui ne trouvent que difficilement un équivalent anglosaxon, accentuant la tendance à penser par fragments et citations. Chez les artistes, la fécondité de ces auteurs est immédiate et d’une ampleur sans précédent. Notamment à New York, dans les années 1975-76, où une jeune génération, celle qui succède aux artistes-penseurs minimalistes et conceptuels, s’oriente vers une pratique plus intuitive tout en n’ayant pas renoncé à trouver, à posteriori, des appuis théoriques�. La French Theory arrive à point nommé. S’il ne faut donc pas condamner l’utilisation voire l’instrumentalisation en elle-même
Ingrid Luquet-Gad
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–symptôme de la reprise d’échanges extrêmement fertiles entre théorie et pratique— il n’en reste pas moins que la liste des malentendus est longue. De ceux-ci, la réception de Baudrillard dans le champ des arts plastiques aux États-Unis est sans doute l’un des exemples les plus frappant: elle témoigne d’une lecture qui s’aligne, de la part des arts visuels, sur le modèle de la «théorie appliquée» basée sur la linguistique�, marquant l’apogée mais signant aussi la rupture avec ce modèle. Le retentissement de la traduction en anglais de Simulacres et simulation de Baudrillard en 1987 fut immédiat: en l’espace de deux mois à peine, toute une génération de jeunes artistes l’avaient lu et intégré à leur réflexion. Jusqu’à ce que l’auteur, dans une conférence au Whitney Museum la même année, ne réfute publiquement cette application: Simulacres et simulation n’était pas un statement artistique, mais un diagnostic anthropologique de l’état du monde de l’art –le simulacre ne pouvait trouver d’application plastique�. Ce schéma, dominant dans les années 1970, s’étiolant tout en restant actif dans les années 1980 comme en témoigne le «moment Baudrillard», n’est remis en question qu’à partir des années 1990. En cela, Baudrillard, influencé par les Situationnistes et leur mépris de la critique d’art, annonce déjà le tournant post-critique que l’on voit s’épanouir aujourd’hui. Qu’en est-il, alors, des pratiques contemporaines nées dans le sillage de l’ère numérique? Internes au régime des images, elles ne semblent faire aucun usage de la théorie: la citation s’est déplacée; elle n’opère plus comme pont entre l’écrit et le visuel, mais reste circonscrite au champ du visuel uniquement. Non pas, évidemment, qu’il n’y ait plus de théorie écrite qui prenne l’art pour sujet. Mais la théorie critique elle-même, dans ses évolutions les plus novatrices du moins, se constitue dans le même temps que son objet: elle n’est plus une grille de lecture au travers de laquelle voir les œuvres, les classer ou les rendre adaptables au marché. Délaissant le modèle français du post-it, la nouvelle géographie de la théorie critique post-poststructuraliste et post-critique, se tourne vers l’Allemagne: elle fait retour au modèle benjaminien d’une méthode
de la critique immanente�. C’est le cas de toute la frange des penseurs anti-corrélationnistes, aussi désignés par le terme controversé de réalisme spéculatif, qui cherchent à dépasser la relation entre un sujet percevant et un objet perçu. Comme le résume bien l’un d’eux, Armen Avanessian: «À quoi ressemblerait une collaboration entre philosophie et productions littéraires ou artistiques qui abandonnerait l’idée que les œuvres d’art illustrent la théorie ou que la théorie explique les œuvres d’art, et qui découvrirait par là-même le ‹potentiel critique› contenu par chacun d’entre eux?»� ¹. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, 1983, Les éditions de Minuit, p. 10.
�. Sylvère Lotringer, «The Piracy of Art». www.ubishops.ca/¬ baudrillardstudies/¬ vol2_2/lotringer.htm «‹Simulation,› for him, is not a thing. It is nothing in itself. It only means that there isn’t any more original in contemporary culture, only replicas of replicas. ‹Simulation,› he retorted, ‹couldn’t be represented or serve as a model for an artwork.› If anything, it is a challenge to art.» �. Howard Caygill sur Benjamin («speculative concept of criticism», «method of immanent critique») �. C'est nous qui traduisons. Armen Avanessian, dans l’introduction à: Armen Avanessian et Andreas Töpfer, Speculative Drawing: 2011-2014, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 10. «What would a collaboration of philosophy and literary or artistic production look like that would abandon the idea that works of art illustrate theories or that theories explain works of art, thereby discovering the ‹critical potential› they contain?»
². Roland Barthes, «La mort de l’auteur». In Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris: Seuil, 1984 (1968), p. 63-69 ³. François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2005 * «L’A.» signifie «l’Auteur» - NDLR. �. Jean-François Lyotard. Op. cit, p. 15 �. Sous l’impulsion des revues October et Semiotext(e), et avec comme point fort la conférence «SchizoCulture» organisée par Sylvère Lotringer, rédacteur en chef de Semiotext(e), en 1975, pour beaucoup la première rencontre avec les maîtres de la French Theory, et qui verra aussi la constitution de tandems franco-américains: Foucault et Burroughs, Deleuze et Cage. �. John Rajchman, «Comment faire l’histoire de la théorie dans les arts visuels: une histoire new-yorkaise». In May n°10, avril 2013, p. 38 «(…) les années 1980, où la théorie à proprement parler trouverait un nouveau rôle, très différent de la ‹théorie appliquée› basée sur la linguistique d’une première théorie filmique structuraliste – narratologique ou psychanalytique»
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Global Terroir: Malmรถ
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Global Terroir: Malmö
Nevin Aladag, Paravent / Social Fabric n˚3, 2013 © Photo: Lotten Palsson / Signal
The Alien Within – A living laboratory of Western society Vue d’exposition, Malmö, Konsthall, 2014, Christoph Schlingensief, Animatograph – Iceland-Edition (House of Parliament/House of Obsession) Destroy Thingvellir, 2005 Photo: Terje Östling
Kalle Brolin
Tour d’horizon de la scène artistique de Malmö La polarisation de plus en plus intense de la société suédoise a eu un impact sur la scène artistique de Malmö l’an dernier. Avec pour contexte deux campagnes électorales et une augmentation des actions fascistes, j’étais tout aussi susceptible de rencontrer des artistes à des vernissages qu’à diverses manifestations politiques. Le Moderna Museet a fermé ses portes un après-midi afin de permettre à ses employés de participer à une manifestation contre les violences racistes. Le collectif d’artistes Woodpecker Projects a organisé l’une des expositions les plus commentées à Malmö cette année, We Hate in Order to Survive, une exposition collective examinant la nature de la haine xénophobe («ses émotions, sa propagande et sa logique»). Alors qu’elle faisait la une des journaux pour avoir exposé des dessins islamophobes et des collages racistes, une galerie fut le théâtre d’un piquet de grève organisé par des artistes. Nombre d’artistes locaux ont également rejoint les organisations solidaires des migrants qui vivent actuellement dans des cabanes dispersées dans la ville. Le Moderna Museet de Malmö est une antenne du musée d’art moderne de Stockholm. Il a repris les locaux de l’ancien centre d’art Rooseum fin 2009, et combine depuis des expositions d’art contemporain et des présentations de la vaste collection du musée de Stockholm. L’an dernier, l’exposition quadriennale dédiée à la création suédoise, Modernautställningen, s’est pour la première fois tenue à Malmö plutôt qu’à Stockholm. S’éloignant du format du panorama nationaliste prestigieux, les commissaires ont opté pour une exposition thématique rassemblant des artistes des pays entourant la mer Baltique. Le Malmö Art Museum possède également une grande collection, et la diffuse à travers de multiples collaborations avec d’autres institutions. Parmi ses expositions récentes figure The Nordic Model ©, qui utilisait le dépôt de la
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marque «the Nordic model» comme point de départ d’une réflexion rétrospective sur les origines et la nature de la collection typiquement nordique du musée. L’exposition faisait dialoguer des artistes contemporains avec des œuvres historiques. La Malmö Konsthall a récemment repris pied quand sa nouvelle directrice, Diana Baldon, a inauguré sa première exposition. The Alien Within réunissait les œuvres et documents de Christoph Schlingensief ayant abouti à son installation rotative intitulée Animatograph. À cela s’ajoutaient des conversations sur l’avenir du cosmopolitisme organisées dans le cadre d’un think tank incluant des personnalités comme la cinéaste Trinh T. Minh-ha et la sociologue Saskia Sassen. La Konsthall est par ailleurs reconnue pour son accessibilité, du fait par exemple de sa gratuité, de son entrée en rez-de-chaussée et de son spacieux restaurant où se retrouvent souvent les artistes locaux pour des réunions informelles. Parmi les lieux d’art indépendants, Signal a acquis une reconnaissance internationale pour la qualité et la pertinence critique de ses expositions. Les événements accueillis par Signal, à l’exemple d’un cycle sur les méthodes de création artistique, ont été un important stimulus intellectuel pour les artistes locaux. Actuellement, Signal produit des expositions dans des lieux temporaires tout en recherchant de nouveaux locaux. Lilith Studio, espace dédié à la performance, invite quatre artistes par an à produire des projets de grande envergure et ouverts au public pour de longues périodes. Actif depuis 2007, Lilith affirme être le premier studio de ce genre dans le monde. Parmi les performances produites l’an dernier, The Abstraction de l’artiste brésilienne Laura Lima a reçu des critiques élogieuses. Par ailleurs, les galeries commerciales Ping Pong et 21 méritent d’être mentionnées. L’an dernier, elles ont présenté ensemble une double exposition d’art contemporain japonais dont le commissariat était assuré par l’artiste Leif Holmstrang. Elles donnent régulièrement l’opportunité
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à des artistes locaux de présenter leur travail, et exposent souvent de jeunes diplômés. Une nouvelle importante pour l’écosystème artistique de Malmö l’an dernier fut la perte de la galerie Elastic, qui a déménagé à Stockholm. Depuis des années, Elastic défend de nombreux artistes de qualité issus de Malmö, et elle participe aux grandes foires internationales. Alors que les opportunités commerciales pour les artistes se réduisent, nombre d’entre eux misent sur le monde académique pour faire avancer leur carrière. Comme toutes les écoles d’art de Suède, la Malmö Art Academy investit dans la recherche et les études doctorales pour les artistes. La recherche est orientée vers l’identification, la compréhension et le développement d’une pensée artistique en tant que domaine spécifique de production de savoirs. Le travail artistique est à la fois une méthode et un objet d’étude. Marion Von Osten, Matthew Buckingham et Apolonija Sustersic notamment, se sont récemment investis dans des études doctorales à Malmö. Plusieurs collectifs d’artistes se sont formés ces dernières années. Motivés par des principes idéologiques et sociaux, ils fournissent un soutien interne et des supports de promotion externe, en cela, ils jouent un rôle grandissant pour les artistes locaux. L’an dernier, le collectif Trumpeten s’est changé en un groupe actif produisant séminaires, expositions et débats, suite à un violent orage qui a inondé Malmö et a lourdement touché les musiciens et artistes installés en rez-de-chaussée, détruisant équipements et œuvres, laissant nombre d’entre-eux sans atelier pour encore longtemps. Trumpeten occupe actuellement un local commercial vacant, 1800 m² mis à disposition par la Folkuniversitet (une association éducative). Une politique économique keynésienne associée à la rhétorique de Richard Florida sur la «classe créative»¹ a conduit la ville de Malmö à investir dans les infrastructures, les monuments, les appartements de bord de mer et l’enseignement supérieur. Les années de «boom» de Malmö
Kalle Brolin
impliquaient une génération de jeunes artistes issus de l’école d’art et ayant développé des carrières internationales, soutenus par divers facteurs, dont notamment le réseau de l’école, les activités de Rooseum sous la direction de Charles Esche (2000-2006), ou la représentation d’Elastic. Le futur de Malmö semble cependant plus problématique, alors que la discrimination à l’embauche et au logement demeure l’une des plus élevées d’Europe, et tandis que son infrastructure est inadaptée à d’éventuels désastres écologiques. Ces questions continueront d’influer sur la génération actuelle d’artistes actifs à Malmö, les manières dont ils s’organisent et travaillent. ¹. Richard Florida a théorisé le concept de classe créative et ses conséquences en terme de renouvellement urbain. Selon Florida, les villes dotées d’une grande concentration de travailleurs actifs dans les domaines des technologies, des arts et de l’éducation témoignent d’un plus haut niveau de développement économique. Florida rassemble ces différents groupes sous l’appellation commune de classe créative.
Traduction depuis l’anglais par Annabel Rioux Kalle Brolin est artiste et auteur, il vit et travaille à Malmö. www.kallebrolin.com
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Carl Fredrik Hill, Malmö Konstmuseum, © photo: Andreas Nilsson
Global Terroir: Malmö
Vue de l’exposition Modernautstallningen 2014 – Society Acts, © Photo Anna Rowland
Global Terroir: Malmö
Angel of the Hearth, 2011 Acier inox, plâtre, 125 x 110 x 75 cm Courtesy de l’artiste, DR
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Endless Morning, 2015 Collage, 21 x 30 cm Courtesy de l’artiste, DR
Annabel Rioux
Conversation avec Christian Andersson Christian Andersson est né en 1973 et vit à Malmö. À travers ses installations, images, et, depuis peu, ses vidéos, il puise dans le grand maelström culturel qui nous entoure pour ébranler nos certitudes quant à la nature du réel. Dans cet échange, il est question de ses recherches en cours, de ses influences et de son processus de création, le tout mâtiné d’une bonne dose de science-fiction.
The world is rudderless Annabel Rioux —» Sur quoi travailles-tu actuellement? Christian Andersson —» Je prépare une exposition personnelle au Kunstmuseum Thun en Suisse qui ouvrira en juin. Ce sera une sélection d’œuvres plus anciennes avec une nouvelle vidéo et un ensemble de sculptures récemment produites. En ce moment, je dessine le storyboard de la vidéo, qui sera conçue en animation. L’automne-hiver dernier était une période agitée et assez bouleversante pour moi: le 1er septembre, mon atelier a été inondé et j’ai perdu de nombreux livres, matériaux et notes, ainsi qu’un projet de dessins sur lequel je travaillais pour la galerie Christina Guerra de Lisbonne. Environ 40 dessins ont disparu et nous avons dû annuler l’exposition. Étant donné que mon atelier est véritablement une extension physique de mon esprit, c’était un événement très pénible, mais maintenant je suis de nouveau sur les rails. A.R. —» Parlons de ta manière de travailler et de ta façon d’aborder le chaos; une fois, tu m’avais cité ces phrases d’Alan Moore: «Les conspirationnistes croient au complot parce que c’est plus rassurant. La vérité, c’est que le monde est chaotique. La vérité, c’est que ce ne sont ni un complot de banquiers juifs, ni les aliens gris, ni les reptiloïdes de douze pieds de haut venus d’une autre dimension qui ont le pouvoir. La vérité est bien plus effrayante: personne n’est aux commandes, le monde est à la dérive.»¹
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Ta pratique consiste principalement à prendre des icônes rassurantes de notre monde saturé d’artefacts culturels pour discrètement mais fermement les faire éclater, et les convertir en autant d’indices de ce chaos sous-jacent. Mais tes œuvres sont tout le contraire de cela: rien n’est laissé au hasard. As-tu déjà envisagé d’injecter du chaos dans ton processus de production? C.A. —» Pas vraiment, du moins pas en ce qui concerne l’apparence finale de mes œuvres. J’aime les voir comme des membranes immaculées, tendues au maximum, ce qui en fait de parfaites surfaces pour y projeter des histoires, tout en étant suffisamment transparentes pour qu’on puisse apercevoir ce qui repose derrière ce fin bouclier. On pourrait relier mon travail à ce pseudo-confort fourni par d’absurdes théories du complot. Comme elles, mes œuvres ont souvent un talon d’Achille prêt à les révéler comme douteuses, et j’apprécie cela. L’ambiguïté d’une surface apparemment sans défaut m’a toujours intéressé, car elle n’est qu’une strate dissimulant autre chose. Comme le disait Stendhal: «La beauté n’est que la promesse du bonheur.» Je m’intéresse à cette promesse, à ce qu’elle signifie vraiment. C’est peut-être dû au fait d’avoir grandi en Suède dans les années 70 et 80. À la surface tout était parfait, mais bien entendu, c’était faux. Je me rappelle quand un sous-marin russe a surgi sur la côte Est de l’archipel suédois en 1981: une menace a littéralement émergé des profondeurs. À peine cinq ans plus tard, le premier ministre suédois a été assassiné dans les rues de Stockholm, un crime qui reste irrésolu. Cet événement est souvent mentionné comme la «fin de l’innocence» en Suède. Je pense que ce passage d’une Suède idéalisée comme une bulle idyllique à un endroit tangible a fortement façonné ma génération. Pour revenir à ta question: le chaos fait partie intégrante de mon processus, mais il est entièrement dans ma tête et mes carnets de notes. Quand ces histoires prennent finalement forme je veux qu’elles ne conservent que la vibration du chaos. Leurs incarnations doivent sembler fiables,
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comme des alternatives crédibles aux vérités qui nous entourent. Au final, tout dépend de la foi du regardeur, jusqu’où il voudra bien descendre dans le terrier du lapin. A.R. —» Est-ce que la question du contrôle et du chaos a une résonance politique pour toi? Ton travail n’est pas littéralement politique, mais il traite de la manière dont les humains modèlent le monde, avides de discours réconfortants tout en étant la force la plus destructrice de la planète. C.A. —» Même si mes œuvres n’ont pas ouvertement d’ambition politique je les vois comme des scanners du climat politique qui les entoure, ou bien comme des antennes, transmettant patiemment un code préalablement incrusté dans leur structure. Tout objet culturel devient tôt ou tard un signe de son temps, c’est aussi important qu’inévitable. La difficulté est bien sûr de savoir rester personnel et ouvert d’esprit dans le processus créatif qui donne forme à ce code, et c’est là que le contrôle et la politique peuvent apparaître comme une menace. Étant donné que le contrôle ne peut jamais être complètement atteint, nous dépendons de l’idée du contrôle, et c’est là que, souvent, les choses tournent mal, car l’idée de contrôle n’est pas une valeur absolue, elle peut être corrompue et déformée pour servir des intérêts personnels. Paradoxalement, le monde occidental est très prompt à créer des concepts qui ébranlent nos croyances profondes. Freud parlait de trois «blessures narcissiques»² dans l’Histoire récente: la première est Copernic, qui a expulsé l’humanité du centre de l’univers. La seconde est Darwin, qui a volé à l’homme le privilège d’avoir été spécialement créé (par Dieu) et l’a relégué au rang de simple descendant du règne animal. Le troisième coup est donné par Freud lui-même lorsqu’il proclame que du fait de notre inconscient nous ne sommes mêmes pas maîtres de nous-mêmes. Dans les sciences modernes il est crucial d’explorer les eaux où l’homme n’a pas encore le contrôle (peut-être seulement pour être en mesure de l’obtenir, dans une version améliorée). Ainsi, on évolue dans un paradoxe
Christian Andersson
mouvant, où l’on cherche simultanément le contrôle et le progrès. Je crois fermement en la force brute de l’imagination et des arts fondés sur celle-ci. L’idée d’un esprit libre induit la perte de contrôle, tant pour le faiseur que pour le regardeur. Il s’agit de trouver une fréquence où le spectateur peut capter sa version personnelle des signaux transmis par l’artiste. L’idée de libre expression est très liée à celle de libre réception. Il me semble que la société a une grande responsabilité dans l’établissement d’un climat où les yeux, oreilles et esprits des gens sont autorisés à être aussi ouverts que les pensées des artistes fournissant les signaux. A.R. —» En 2011, ton exposition From Lucy with Love au Moderna Museet de Malmö était construite comme un «paysage onirique tiré d’une peinture surréaliste»�. Même si ta pratique ne peut être réduite au surréalisme en tant que style ou que mouvement, il me semble que tu partages l’intérêt des surréalistes envers les mystères de l’esprit humain, et leur désir de dévoiler un autre niveau de réalité sous la surface de l’environnement quotidien. Quelle est ta relation à l’héritage surréaliste? En quoi selon toi peut-il être pertinent en ce début de XXIe siècle? C.A. —» Dans ma prochaine exposition je reviens à une figure que j’ai souvent utilisée par le passé - le pavillon Barcelona de Mies van der Rohe. Il s’agissait du pavillon allemand construit pour l’exposition universelle de 1929; après cela il fut démonté, il existait comme un fantôme, à travers un ensemble d’images soigneusement choisies. En 1986 une copie fut construite exactement au même endroit. Cette approche de l’histoire façon «copier-coller» m’a beaucoup intéressée en tant que métaphore de notre attitude de contrôle envers le temps. Le bâtiment en lui-même est une architecture ouverte, où l’on peut suivre ses propres mouvements ainsi que ceux des autres quasiment partout. C’est une nouvelle conception qui apparaît dans les années 30, quand le modernisme devient à la mode. Dans le même temps, l’architecture s’apprête à abandonner les recoins
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Synopsis de la vidéo Dreamcatcher, 2015
Black Box, 2013, Video en boucle, 5’46 Vue d’installation, exposition A Splitting Headache, galerie Triple V, Paris, 2014, DR
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sombres et les cachettes, on voit poindre un monde de plus en plus défini, tandis que Freud suggère que les zones sombres sont toujours là, en nous. C’est dans ce contexte que les surréalistes émergent, revendiquant un paysage bien plus chaotique. Ils sèment l’idée que l’esprit est un espace infini et que nos rêves sont des judas pour les observer. Je trouve cette attitude fantastique même si je ne suis pas toujours en accord avec les pratiques surréalistes en termes de style et d’égo. Mais j’approuve, en particulier à notre époque, la croyance ferme en une dimension mystérieuse et secrète de la vie. Les rêves sont peut-être notre dernier territoire échappant à la surveillance généralisée. Et revoilà l’idée de contrôle, puisque dans les rêves on peut errer librement et faire l’expérience de l’infini, sans pour autant les contrôler. La conception des rêves reste un mystère, même pour le rêveur, ce qui me renvoie à l’immensité de notre esprit. Une inspiration majeure pour mon exposition au Kunstmuseum Thun est un tableau de Giorgio De Chirico, Le Cerveau de l’enfant (1914). Je voulais m’efforcer de créer une œuvre dotée d’un semblable sentiment métaphysique de rêve lucide, et donc pour l’exposition, je fais une nouvelle vidéo dans laquelle je retrace le rêve d’une intelligence artificielle en train d’être libérée.
C.A. —» Pas vraiment, mais ça reste une idée intéressante. J’ai toujours été fasciné par la trichotomie esprit/ corps/machine et sa représentation dans la fiction. Dans ma vidéo on observe le moment où l’esprit décide de quitter les sentiers battus pour trouver un chemin alternatif. Il s’agit à nouveau de la question du contrôle et de sa perte, seulement cette fois-ci le programme qui parvient à échapper à ses règles préétablies provoque une fuite d’énergie qui va jusqu’à affecter les progammeurs. Ce passage peut être vu comme un commentaire sur l’intelligence artificielle, le décalage prométhéen ou le transhumanisme, mais je le considère également comme une métaphore plus générale du phénomène de mutation culturelle: est-ce que notre premier réflexe est de nous accrocher à des situations familières ou bien choisit-on d’accepter cette étape de l’évolution en tant que telle? Cette fine membrane entre deux états opposés m’intéresse, le moment où l’esprit lutte pour définir un nouvel élan. En robotique, le terme vallée dérangeante (the uncanny valley) décrit un état potentiel de révulsion face à une créature qui est quasiment, mais pas tout à fait, identique à un être naturel. Réagirait-on de la même manière devant une intelligence qui serait quasiment, mais pas tout à fait, identique à une intelligence humaine? Qui sait si nous serions capables de faire la différence. Si on construisait cette nouvelle intelligence à partir de la nôtre, peut-être que la contempler nous ferait l’effet d’un miroir brisé, dont le reflet apparaîtrait quand même comme le nôtre. Ce genre de paranoïa concernant (ce) qui est réel et (ce) qui est un simulacre est au centre de la plupart des histoires de Philip K. Dick. Dans sa nouvelle The Electric Ant (1969) il pousse cette paranoïa à un niveau extrême: Garson Poole se réveille après un accident et découvre qu’il est en fait un robot, une fourmi électrique. Il annonce à sa collègue Sarah qu’elle n’est peut-être pas réelle non plus, qu’elle pourrait n’être qu’un simple stimulus pour lui. Sarah trouve cette idée absurde, mais alors qu’elle observe le robot en
A.R. —» Cette idée d’un esprit fabriqué par l’homme mais capable de rêver, de devenir imprévisible en un sens, est explorée dans les écrits transhumanistes, et remonte aussi loin que le mythe de Prométhée (sans parler du roman culte de Philip K. Dick Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques?). En 1956 le philosophe Günther Anders concevait la notion de «décalage prométhéen» pour décrire le sentiment de dépassement de l’humanité par son propre progrès technologique, et son incapacité à considérer tant mentalement qu’émotionnellement son impact énorme sur le monde. En un sens, le transhumanisme cherche à annuler ce décalage en «améliorant» les humains. Es-tu séduit par ce futur potentiel?
Annabel Rioux
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train de s’éteindre, elle réalise que Poole avait raison puisqu’elle devient transparente, et cesse d’exister peu de temps après. Dick illustre ici le pire des dilemmes, quand une créature expérimente une réalité affectant d’autres personnes qui pensent être réelles mais ne sont en fait que des lignes de codes destinées à enrichir la «réalité» programmée de l’androïde. Aucun test de Turing ne pourrait démêler ça, les niveaux de perception et d’intelligence tant subjectifs qu’objectifs sont trop nombreux et imbriqués les uns dans les autres. Et peut-être qu’ici on pourrait imaginer une quatrième et dernière «blessure narcissique»: et si nous n’étions pas réels du tout? Et si une intelligence autre, créée par nous, nous avait conçus comme des stimuli de sa propre réalité virtuelle? de simples souvenirs nostalgiques des créateurs disparus qui lui avaient donné vie…
été beaucoup imprégné par les films des années 80 et 90 fondés sur des thèmes obessionnels plus contemporains, comme ceux de Cronenberg et Lynch, mais des cinéastes comme Chris Marker ou Peter Watkins sont aussi importants pour moi, pour leurs structures narratives innovantes. En ce moment je regarde beaucoup de films d’animation, comme ceux de Jan Svankmajer, Georges Schwizgebel et Ryan Larkin, entre autres.
A.R. —» Tu n’as commencé à utiliser la vidéo que récemment, qu’est-ce qui t’as conduit à cette technique? Quels artistes travaillant dans ce champ t’intéresse particulièrement? C.A. —» J’ai souhaité m’essayer à la vidéo pour plusieurs raisons: tout d’abord je voulais tester mes idées dans un autre médium, pour voir si elles produiraient une structure narrative semblable à mes installations. Ensuite, je voulais voir comment elle affecterait mes autres œuvres, si y connecter des images en mouvement changerait la manière dont mon art est perçu dans son ensemble. Depuis un moment je me demande si ce que je fais est ou non de la fiction, et ça semblait être une façon d’intégrer clairement cette notion à mon travail. Il s’agit de tester la solidité de mes œuvres, de voir comment elles pourraient tenir en étant tiraillées entre une idée de fiction et des références reliées à notre monde «réel», et sur le long terme, dans quelle mesure ces références en seraient affectées. S’agissant des sources d’inspiration, mes principales influences viennent du cinéma en tant que tel. J’aime beaucoup les surréalistes comme Cocteau et Buñuel, pour leur manière obsessionnelle de créer des énigmes surchargées de symboles. J’ai aussi
A.R. —» Dans tes œuvres, tu utilises souvent des icônes empruntées à la science, la littérature, l’histoire, le design… mais les arts visuels ne sont pas si fréquents dans les références que tu manipules. Est-ce parce que toutes ces autres catégories te semblent davantage infuser l’inconscient collectif que l’art lui-même? C.A. —» C’est plutôt que les arts visuels sont trop proches de moi pour les utiliser comme références. Nombre d’artistes et d’œuvres m’inspirent mais pas tant comme matériau sources. Je recherche un certain degré de compréhension commune quand j’emploie une référence, et il se trouve que ce terrain commun est souvent en dehors des arts visuels. Par ailleurs, je cherche à ajouter des domaines à mon art plutôt qu’à définir l’art comme concept ou langage culturel. C’est important aussi, mais ce n’est pas ce qui m’anime. J’ai parfois le sentiment que le monde de l’art est un peu trop auto-centré ce qui me le rend assez claustrophobique. Ma façon de l’élargir est d’y intégrer mes centres d’intérêts en les laissant errer dans un environnement différent pendant un moment, en tant qu’invités. On pourrait dire que je construis une maquette, ou que je dessine une carte, où je développe des rues et des bâtiments, y ajoutant personnages et intrigues. Ce plan est constamment remanié, mais à chaque nouvelle version quelque chose reste, s’implante sur le terrain comme une structure permanente. Cette grille me sert à essayer différents «personnages» tirés de l’histoire, la littérature, la science etc. Je laisse ces personnages arpenter mes rues, perdus et désorientés, pour voir où est ce qu’ils finiront par s’échouer.
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A.R. —» Tu es l’un des membres fondateurs de Signal à Malmö. Qu’est ce qui a motivé la création d’un tel espace? Comment la scène artistique de Malmö t’a-t-elle influencé, à l’époque, et encore aujourd’hui? C.A. —» J’ai démarré Signal en 1997, avec trois autres étudiants à la Malmö Art Academy (fondée seulement deux ans auparavant). À cette époque la scène artistique locale était très calme et nous avions envie de plus, donc nous avons pris les choses en main pour créer un contexte dans lequel on pourrait s’épanouir en tant que jeunes (futurs) artistes. On ne savait pas vraiment comment gérer un lieu d’art donc c’était beaucoup d’improvisation et d’essais/erreurs. On contactait des artistes qu’on aimait en leur demandant simplement s’ils voulaient bien exposer chez nous, et à notre grande surprise, la plupart acceptaient. La première année, nous avons organisé quelque 25 expositions et événements, qui nous ont éduqués de manière bien plus concrète que l’approche très théorique de l’école d’art. Je pense qu’on peut dire que Signal est devenu mon influence principale à cette période. Je percevais le monde de l’art comme un organisme vivant évoluant constamment, et je pouvais puiser dedans à travers ce vaisseau dans la petite Malmö! Pour la première fois de ma vie j’avais le sentiment d’appartenir à un contexte plus vaste, et c’était une idée vraiment excitante et enrichissante. En 2001 j’ai vécu un an à Chicago puis quelques années à Stockholm, mais en 2006 je suis revenu à Malmö. Pour moi, cette ville est suffisamment petite pour profiter des avantages d’une périphérie (même si Malmö a beaucoup changé ces 15 dernières années et est maintenant très dynamique et cosmopolite), ce qui me permet de me concentrer, et la plupart de mes meilleurs amis et plus proches collègues vivent ici, ce qui me donne le confort d’un précieux groupe de personnes à fréquenter régulièrement. L’avantage de vivre dans une petite ville est que l’on ressent le besoin de se déplacer. Quand on me demande ce que ça fait de vivre dans une si petite ville dans un si petit pays, je réponds que Malmö est un endroit qu’il est formidable de quitter et qu’il est tout aussi formidable d’y revenir.
Christian Andersson
¹. The Mindscape of Alan Moore, 2003. Citation originale: «Conspiracy theorists actually believe in a conspiracy because that is more comforting. The truth of the world is that it is chaotic. The truth is that it is not a Jewish banking conspiracy or the grey aliens or the twelve foot reptiloids from another dimension that are in control. The truth is far more frightening: Nobody is in control. The world is rudderless.» (notre traduction - NDLR) ². Freud, «Une difficulté de la psychanalyse» (1917), in: Œuvres complètes - Psychanalyse vol. XV. Paris: PUF, 1996, p. 43-51.
Propos recueillis en janvier 2015 Traduction depuis l’anglais par Annabel Rioux
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Self Portrait/Living Fossil, 2013 C-print, cadre en noyer sous verre, 69,5 x 96,5 cm, Courtesy de l’artiste, DR
Global Terroir: Malmö
³. Günther Anders, L’Obsolescence de l’Homme, 1956, trad. Christophe David, éd. Encyclopédie des Nuisances, 2002. �. Christian Andersson, cat. exp. From Lucy With Love, Moderna Museet, Malmö, 2011.
Christian Andersson sera en résidence aux Récollets à Paris en octobre-décembre 2015. www.christianandersson.net
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Joey Villemont p. 6 Publicité Relaax.in, 2015 p. 9 Joey Villemont Max Relaax, 2015 p. 18-19 Joey Villemont Pause Vapeur/Vape Break, 2015 Courtesy de l’artiste et Relaax.in
Le projet de Joey Villemont est dissimulé dans La belle revue. L’artiste y a inséré différentes pages qui se confondent volontairement avec les encarts publicitaires de la revue, il propose également une double page offrant un instant de relaxation aux lecteurs. Ce projet, Relaax.in, prend initialement forme en ligne sur un site web dédié. Cet espace virtuel a été mis en place pour créer une atmosphère apaisante et permettre d’expulser l'anxiété induite par l’utilisation d’objets connectés. Joey Villemont est né en 1986, il vit et travaille en région parisienne. Il est diplômé de l’ENSA Bourges. p. 6, 9, 18-19
In situ
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Émilie Perotto
Estelle Deschamp Sans Tête Matériaux divers et variés, atelier, 2015 Courtesy de l’artiste Estelle Deschamp publie deux photographies, celles-ci nous renvoient à l’image d’un atelier, lieu de production. Leurs compositions rassemblent sur le même plan des matériaux, fragments, chutes et œuvres finies ou en devenir. Une des images présente une vue d'ensemble et la seconde «une scène» détaillée introduisant une micro narration. Estelle Deschamp est née en 1984, elle vit et travaille à Bordeaux.
Lucy Watts
Jennifer Fréville Off the grid (Morne-à-l’Eau), 2014 Photographies numériques Courtesy de l’artiste
Elle était résidente à Artistes en résidence, Clermont-Ferrand en 2014.
p. 32-35
Jennifer Fréville publie une sélection de photographies réalisées dans le cimetière de Morne-à-l’Eau, en Guadeloupe. À travers ces images, elle établit une correspondance insoupçonnée entre les sépultures de l’île –faites de matériaux de construction—, et les «Histogrammes d’architecture», également appelés «Tombes des architectes», édités par Superstudio. Le carrelage des cimetières créoles comme la grille utilisée par le groupe d’avant-garde italien marquent une rupture formelle et idéologique avec la tradition. Jennifer Fréville est née en 1985, elle vit et travaille à Nevers. p. 44-47
The Daily Pet Drink 50 x 65 cm (x4) 2014 Tirages offset sur machine deux couleurs Courtesy de l'artiste Pour voir une chose il faut la comprendre. Images scannées 2015 Courtesy de l’artiste Comment s'approprier par un geste simple et radical les formes d'objets utilitaires, tout en brouillant leur identification et en les neutralisant? Depuis peu, cette question devenue lancinante occupe les recherches d’Émilie Perotto. Comme premier outil d’expérimentation figurait entre autre le photogramme qui permet de saisir l’empreinte d’un objet. En adéquation avec la reproduction de la revue et sa diffusion, l’artiste a choisi un procédé de fabrication multiple; elle a directement posé les objets sur la vitre d’un scanner et ainsi travaillé en superposition. L’image plate qui en découle conjuguée au noir et blanc permet de perdre la signification ou l’usage premier de l’objet, de le neutraliser au profit de formes finales volontairement non signifiantes. Émilie Perotto est née en 1980, elle vit et travaille entre Lyon et Saint-Étienne. Elle est enseignante à l’Ecole Supérieure d’art et design de Saint-Étienne. p. 60-63
Lucy Watts publie quatre fac-similés d’images «ratées» issues de la série The Daily Pet Drink, composée de 28 variantes du même dessin. The Daily Pet Drink est un soda aromatisé au bœuf destiné aux animaux domestiques, il fut retiré du marché pour cause d’insuccès. Ce produit a depuis rejoint le musée des produits ratés (Museum of Failed Products).
Ces quatre images accidentées sont nées au hasard de différentes superpositions et combinaisons de couleurs lors d’une séance d’impression chez un imprimeur offset. Ce projet rend compte du parcours d’une image de l’atelier à l’imprimerie puis à l’objet éditorial. Lucy Watts est née en 1988, elle vit et travaille à Mâcon. Elle était en résidence au Musée du Pays d’Ussel en 2014. p. 76-79
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La belle revue #5 Revue d’art contemporain en Centre-France et à Malmö en ligne: www.labellerevue.org et à parution papier annuelle Tirage: 4000 exemplaires Revue gratuite La belle revue est éditée par In extenso 12 rue de la Coifferie 63000 Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextensoasso.com
Colophon
© photo —» couverture: © Anne Tanne; Gabriel Kuri, bottled water E.d.E. 1, 2013 © Parc Saint Léger, © photo: Aurélien Mole —» p. 12-13: Daniel Jolivet; Sarah Tritz, La Pomme de terre (détail), 2014, Courtesy de l'artiste et galerie Anne Barrault, Paris, © photo: Aurélien Mole
Directeur de publication: Sébastien Maloberti, président d’In extenso Direction éditoriale: Annabel Rioux Comité éditorial: Franck Balland, Marie Bechetoille, Caroline Engel, Julie Portier Coordination: Laurie Chappis Peron Assistante: Armance Rougiron Conception graphique: Syndicat, François Havegeer et Sacha Léopold www.s-y-n-d-i-c-a-t.eu Conception de la nouvelle formule de la revue en ligne - labellerevue.org: Syndicat et Jérémy Muratet-Decker, www.muraker.com Traductrice: Anna Knight (version anglaise uniquement sur www.labellerevue.org) Contributeurs et contributrices: Christian Andersson, François Aubart, Camille Azaïs, Kalle Brolin, Estelle Deschamp, Jennifer Fréville, Hippolyte Hentgen, Ingrid Luquet-Gad, François Trahais, Camille Paulhan, Aurélien Pelletier, Émilie Perotto, Gwilherm Perthuis, Julie Portier, Céline Poulin, Lidwine Prolonge, Barbara Sirieix, Joey Villemont, Lucy Watts. ISSN: 2114-5598 Parution et dépôt légal: mars 2015 Impression: Média graphic, Rennes Imprimée en France
Remerciements In extenso et toute l’équipe de La belle revue remercient chaudement: —» Les 140 donateurs et donatrices qui ont permis à la nouvelle formule de La belle revue de voir le jour, et en particulier: Catherine Redelsperger, Roland Lannier, Joëlle et Jean-Claude Rioux, la fondation Albert Gleizes - Moly-Sabata. –» Les lieux et les artistes qui ont soutenu la collecte KissKissBankBank par le don de contreparties: Marie Lancelin, Julien Nédélec, Samuel Richardot, Syndicat; La Biennale Internationale Design Saint-Étienne, le CIAP Vassivière, le Parc Saint Léger, Pougues-les-Eaux —» Les lieux partenaires des événements de lancement de La belle revue: L’Institut suédois, Paris et l’ENSA Limoges
—» p. 52-53: Anna & Michal; Jason Rhoades with Impala: International Museum Project About Leaving and Arriving, The Super Space’, at The Kunsthaus Zurich, 1998, © The Estate of Jason Rhoades, Courtesy Hauser & Wirth —» p. 84-85: Laura Lima, The Abstraction, 2014, Lilith Performance Studio, © Photo Petter Pettersson
—» Les représentants des collectivités qui soutiennent le projet: Olivier Bianchi, Président de ClermontCommunauté et Maire de Clermont-Ferrand. Isabelle Lavest, Vice-Présidente en charge de la culture à Clermont-Communauté et Adjointe en charge de la politique culturelle à la Ville de Clermont-Ferrand; René Souchon, Président du Conseil Régional d’Auvergne, Nicole Rouaire, Vice-Présidente en charge de la culture, du patrimoine et du développement des usages numériques; Jean-Paul Denanot, Président du Conseil Régional Limousin, Stéphane Cambou, Vice-Président délégué à la territorialité et au lien social par les associations, la culture et le sport —» ainsi que toutes les personnes qui ont contribué à ce numéro.
LAURA GOZLAN INDETERMINATE CHYMISTRY 19 février > 4 avril 2015 prolongation jusqu’au 30 avril 2015 exposition ouverte du mercredi au samedi de 14h à 18h et sur rendez-vous entrée libre In extenso 12 rue de la coifferie Clermont-Ferrand 09 81 84 26 52 contact@inextensoasso.com www.inextensoasso.com
Partenaire de l’exposition : Cinéma le Rio, Clermont-Ferrand In extenso reçoit le soutien de Clermont-Communauté, du Ministère de la culture et de la communication —DRAC Auvergne, de la Région Auvergne, de la Ville de Clermont-Ferrand et du Conseil Général du Puy de Dôme.
LE TRANSPALETTE - CENTRE D’ART CONTEMPORAIN [association Emmetrop · Friche L’antre-peaux · Bourges]
FAIT PEAU NEUVE !
RÉOUVERTURE JANVIER 2016
PENDANT LES TRAVAUX SON ÉQUIPE PRODUIT DEUX PROJETS AU RAYONNEMENT NATIONAL
LA TRIENNALE DE VENDÔME 25 ARTISTES DE LA RÉGION CENTRE-VAL DE LOIRE DU 23 MAI AU 31 OCTOBRE 2015 WWW.TRIENNALE-VENDOME.FR
photo : Pascal Vanneau
GENRE HUMAIN PROPOSITION DE CLAUDE LÉVÊQUE DU 11 JUIN AU 04 OCTOBRE 2015 WWW.EMMETROP.FR 30 ARTISTES AU PALAIS JACQUES CŒUR · BOURGES INSTALLATION SPÉCIFIQUE DE CLAUDE LÉVÊQUE LES CHIENS DE DIAMANTS CO-PRODUCTION CMN (Centre des Monuments Nationaux)
Avec le soutien de la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Centre, la Région Centre-Val de Loire, le Conseil Général du Cher, la Ville de Bourges, le Centre des Monuments Nationaux, Arts visuels en Région Centre, Développement des Centres d’Art