IÉSEG Magazine "CHANGE - A new way of talking business" - Numéro 10

Page 1


BUSINESS AND RESEARCH

La ville comme espace-temps /P.16 GOOD NEWS

Temps objectif, temps vécu /P.19

NICE TO MEET YOU

Romuald Gorenflos, chef du groupement territorial Ouest au SDIS de l’Oise /P.22

FÉVRIER 2025

ILS ONT CONTRIBUÉ À LA MISE EN ŒUVRE DE CE NUMÉRO... MERCI À :

• Thomas Bronnec

• Éric Dor

• Andrea Furlan

• Romuald Gorenflos

• Melvyn Hamstra

• Nicolas Henry

• Bruno Hervein

• Thomas Leclercq

• Paolo Mazza

• Carlos Moreno

• David Robbe

• Maud Van Den Broeke

• Kevin Viehweger

• Francis Wolff

NUMÉRO 10

Le magazine qui porte un autre regard sur le business

IÉSEG

3 rue de la Digue - 59000 Lille

1 parvis de La Défense - 92044 Paris

www.ieseg.fr

Février 2025

Directrice de publication : Caroline Roussel

Rédactrice en chef : Laure Quedillac

Comité de rédaction : Alexandra Briot, Antoine Decouvelaere, Laetitia Dugrain-Noël, Manon Duhem, Andrew Miller, Victoire Salmon, Vincent Schiltz, Laure Quedillac

Conception & réalisation : alcalie.fr

Rédaction : alcalie.fr

Photographies : Thomas Baltes, Aurélien Dheilly, Éric Dor, IÉSEG, istock2024, Furlan Marri, m.zazzo, NUNC / AOCDTF, Ouest-France, @Withings - Victor Habourdin A BETTER SOCIETY Quand le temps est compté

BUSINESSAND RESEARCH Échanges à haute vitesse /P.14

NEWS À Strasbourg, les Compagnons perdent du temps pour en gagner /P.18

“Former des esprits en devenir, capables de penser à la fois le court et le long termes, c’est finalement cela : ne pas opposer deux temporalités, mais les conjuguer.”

DONNER DU TEMPS AU TEMPS

Dans un monde qui se caractérise par une vraie tendance à l’instantanéité, comment préparer nos étudiants à gérer le temps court et le temps long, l’immédiat et la projection ? Cœur des enjeux pédagogiques contemporains, ces préoccupations supposent de ne pas opposer ces temporalités mais bien de les articuler.

Comment ? D’abord en misant sur une pédagogie du concret. Nos cours doivent permettre aux étudiants de comprendre que toutes nos décisions ont des conséquences à court terme, mais aussi à long terme. Abandonner les moteurs thermiques a évidemment du sens pour réduire la consommation de carburants fossiles. Mais comment gérer le recyclage ou la rareté des métaux nécessaires aux batteries des véhicules électriques ? Nos enseignants jouent ici un rôle essentiel en amenant les étudiants à penser globalement ces enjeux et à réfléchir dans un temps long. Les liens étroits de la formation avec l’univers de la recherche font le reste : le travail académique est celui du temps long, de la preuve et de la méthode scientifique. Les enseignantschercheurs incarnent cette temporalité exigeante. Leur présence au sein des établissements d’enseignement supérieur est fondamentale pour transmettre aux futurs managers et leaders une méthodologie rigoureuse, un esprit critique et une capacité à penser au-delà des impératifs immédiats.

Il serait pourtant illusoire d’ignorer les spécificités de la jeune génération, ne serait-ce que dans le rapport global aux études. À 17 ans, se projeter sur cinq années d’études peut paraître intimidant, et le succès des formations plus courtes - celui de notre Bachelor en trois ans tout particulièrement - en est la preuve. Mais les attentes des étudiants évoluent également dans les classes. Nos formats pédagogiques en tiennent compte en plaçant les approches interactives, qui stimulent l’engagement, au cœur de l’apprentissage. Ce changement reflète moins une modification du rapport au temps qu’une adaptation générale à des capacités d’attention plus fragmentées - pour les jeunes générations comme chez leurs aînés d’ailleurs.

Au demeurant, qu’est-ce que qu’une école sinon le centre d’une expérience qui varie en fonction de chacun ? À 17 ou 18 ans, certains arrivent avec des projets précis, tandis que d’autres explorent, expérimentent et ajustent leurs choix au fil du temps. Notre rôle est de faire grandir, d’accompagner ces cheminements qui varient en fonction des maturités individuelles, des aspirations personnelles et des vécus respectifs. Former des esprits en devenir, capables de penser à la fois le court et le long termes, c’est finalement cela : ne pas opposer deux temporalités, mais les conjuguer - le défi est ambitieux. Par les temps qui courent, il est essentiel pour préparer les nouvelles générations à agir avec discernement.

Caroline ROUSSEL directrice générale de l’IÉSEG.

A BETTER SOCIETY

“LE TEMPS EST INDÉFINISSABLE”

C’est un passage de Bilbo le Hobbit qui aura effrayé des millions de lecteurs : Bilbo, perdu dans le noir, joue sa vie dans un mortel jeu d’énigmes face au terrifiant Gollum - ne pas trouver la réponse, et c’est la mort. Une, surtout, donne du fil à retordre au petit voyageur qui doit deviner ce qu’est “cette chose toutes choses dévore : oiseaux, bêtes, arbres, fleurs ; elle ronge le fer, mord l’acier ; réduit les dures pierres en poudre ; met à mort les rois, détruit les villes ; et rabat les hautes montagnes.” Bilbo s’en sortira in extremis et par pur hasard, en suppliant pour obtenir un peu de temps supplémentaire - la bonne réponse. Tolkien nous laisse une leçon : définir le temps n’est pas simple. Rien n’empêche d’essayer tout de même en compagnie de Francis Wolff, professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure.

COMMENT LA PHILOSOPHIE

DÉFINIT-ELLE LE TEMPS, OU PLUTÔT LA TEMPORALITÉ ?

De l’Antiquité au XVII e siècle, la question est strictement philosophique et la définition d’Aristote du temps comme “nombre du mouvement” reste dominante. Ce qu’elle signifie, c’est que de même que l’espace permet de mesurer les objets et de mettre leur grandeur en balance, le temps permet de mesurer les changements et de les comparer. Ils sont plus ou moins grands, ils “durent” plus ou moins. Hormis cet enjeu de définition, les grandes questions que les philosophes se posent sont de savoir si le temps a un commencement ou s’il est éternel ; s’il est continu ou discontinu, s’il est le même sur terre et dans le ciel… La philosophie s’est ensuite vue dépossédée de la question du temps comme de beaucoup d’autres avec la révolution scientifique de Galilée et Descartes. La première “loi de la nature”, celle de la chute des corps introduit mathématiquement le paramètre

“temps” : la vitesse de la chute des corps est proportionnelle au temps de chute et non au poids du corps, comme on l’imaginait jusque-là. Dès lors, on abandonne progressivement les questions métaphysiques, car le temps relève de la seule science physique. Ce monopole n’a fait que s’accentuer depuis, avec Newton, Einstein…

LES PHILOSOPHES

ABANDONNENT DONC LA QUESTION DU TEMPS ?

Faute de pouvoir définir ou analyser le temps lui-même, beaucoup se sont réfugiés depuis le début du XXe siècle dans ce qu’on appelle la “temporalité”, autrement dit les effets du temps sur la conscience humaine. C’est la tendance dominante en “phénoménologie” : Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty… D’autres, comme Bergson, se sont efforcés de concilier une analyse de l’expérience pure du temps, qu’il appelle “durée”, indépendante de toute représentation spatiale

“Faut pas croire que le passé, c’est passé. C’est toujours là. C’est vous qu’êtes passé devant. Si vous traversez une ville en voiture, elle est toujours là dans le rétroviseur. Le temps, c’est une route, mais elle ne se replie pas derrière vous. Y a rien de fini parce que c’est passé.”
TERRY PRATCHETT, LES AVENTURES DE JOHNNY MAXWELL, T2. L’ATALANTE, 1995.

trompeuse, et les théories scientifiques, notamment la relativité restreinte. Sur ce dernier point, on ne peut pas dire qu’il ait réussi. Je tente une troisième voie dans mon dernier livre*, entre le temps des physiciens et celui de la conscience. Je souhaite réintégrer le temps lui-même dans la philosophie, abstraction faite de la conscience que nous en avons.

LE TEMPS EST UN TERME POLYSÉMIQUE. SAIT-ON VRAIMENT DE QUOI ON PARLE QUAND ON PARLE DE LUI ?

Le temps est indéfinissable : on ne peut jamais le réduire à d’autres concepts plus primitifs. Pourtant, le mot n’est pas si ambigu. On peut en parler comme d’une grandeur - dix secondes, dix minutes, dix jours, dix ans - ou de façon générale, comme un milieu où tout se passe. Mais tout le monde sait bien de quoi il s’agit sans la moindre ambiguïté. Le temps est le fruit d’une expérience de pensée très simple : c’est ce qui reste de l’expérience du monde quand on en a ôté mentalement tout le contenu. Quand on fait abstraction de tout ce qu’on en perçoit, il reste l’espace. Quand on supprime ce dernier mentalement, il reste le temps. Et cette fois, il est impossible d’en faire abstraction, car toute opération mentale elle-même suppose le temps.

IL EST SOUVENT VU COMME UNE LIGNE QUI VA DU PASSÉ VERS LE FUTUR. EST-IL POSSIBLE DE LE PENSER AUTREMENT ?

Il existe d’autres représentations du temps que cette idée de linéarité, mais le temps cyclique est contradictoire.

A BETTER SOCIETY

Il est certes clair que de nombreuses cultures sont sensibles comme nous au caractère récurrent de certains phénomènes naturels : le mouvement des astres, le retour des saisons. On peut aussi croire au cycle des naissances et des morts, ou imaginer la répétition des mêmes événements à intervalles réguliers ou adhérer au mythe de l’“éternel retour”. On peut donc imaginer que les événements sont cycliques, mais cela ne ferait que prouver que le temps ne l’est pas ! Car si le même événement se répète quelques siècles ou millénaires plus tard, voire tous les jours, comme dans le film Un jour sans fin (1993), cela prouve que les phénomènes sont cycliques, mais que le temps, lui, continue de s’écouler de façon linéaire pendant tout le cycle : il faut bien qu’il soit linéaire pour que des événements identiques se répètent en deux instants distincts. Si le temps lui-même était cyclique, cela impliquerait que le même instant se répète à intervalles réguliers. Et si c’est vraiment le même instant, il est confondu avec le précédent, les deux instants sont indiscernables, les deux événements se déroulent en même temps, c’est donc un seul et même événement. Chaque événement ne serait que la répétition infinie de lui-même en même temps, ce qui est absurde. L’idée de temps cyclique comme celle d’“éternel retour” est incohérente.

LE TEMPS PEUT-IL

CESSER D’EXISTER ?

Ni plus ni moins que le monde, car le temps est un constituant du monde.

LA TECHNOLOGIE PARAÎT

ACCÉLÉRER NOTRE RAPPORT

AU TEMPS. PENSEZ-VOUS

QUE CELA CHANGE NOTRE

COMPRÉHENSION DU TEMPS ?

Les événements, l’histoire, le progrès s’accélèrent peut-être. Ce n’est pas seulement une question de technologie, c’est aussi un caractère inhérent au système capitaliste qui repose sur la croissance et doit donc toujours créer de la valeur. La notion d’accélération peut s’appliquer à de nombreux phénomènes temporels, mais pas au temps lui-même. Ce dernier n’a pas de vitesse propre puisqu’il sert à mesurer la vitesse. Le progrès des techniques, les bouleversements économiques et sociaux changent sans doute les usages que nous faisons du temps - le temps contraint du travail, le temps obligé des tâches quotidiennes ou le temps libre que nous utilisons à notre guise - mais il ne change rien au temps lui-même, ni à sa compréhension philosophique ou aux théories physiques qui peuvent en être proposées.

*Francis Wolff, Le temps du monde. Une étude de métaphysique descriptive, Fayard, 2023.

MYSTÉRIEUX 60

Francis WOLFF, professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure.

Pourquoi 60 secondes dans une minute, et pas cent ? Comme celle des angles, la mesure du temps repose sur un système sexagésimal qui remonte à l’époque mésopotamienne. Au début du IIe millénaire avant notre ère, les érudits de Mésopotamie ont eu l’idée de définir la seconde comme la soixantième partie d’une minute qui est elle-même la soixantième partie d’une heure. Un savant calcul qui ne doit rien au hasard : la seconde représente 1⁄86 400 du jour solaire terrestre moyen. Si la Révolution a imposé une base décimale pour son système métrique - un centimètre vaut dix millimètres, un litre dix centilitres - la mesure du temps a échappé aux réformateurs. En revanche, elle ne s’appuie désormais plus sur une base astronomique, mais physique : la seconde équivaut à une durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133. Vous n’aurez pas terminé ce paragraphe pour rien.

LE TEMPS, LEVIER DE PERFORMANCE

Dans le monde professionnel, la gestion du temps est bien plus qu’une simple compétence technique, que l’on parle du sien ou de celui des autres. Art managérial complexe, l’organisation temporelle du travail conditionne la réussite de l’organisation, dans l’industrie comme dans les services. Enjeu de productivité et de compétitivité. Éclairage en quatre points en compagnie de Bruno Hervein, responsable des ventes santé secteur public enseignement supérieur chez Orange Nord de France.

TEMPS COURT, TEMPS LONG

“Dans une fonction commerciale, la gestion du temps est un critère majeur. Nos objectifs sont trimestriels : tous les trois mois, les compteurs sont mis à zéro. On a pu faire un très bon trimestre, il faut toutefois s’y remettre dès le lendemain sur un rythme au moins équivalent parce que nos objectifs diminuent rarement... C’est une course contre la montre constante : il faut à la fois à la fois jouer sur le court terme en alimentant constamment les volumes d’affaires sans oublier le long terme. Le principal écueil dans ce métier, c’est de s’épuiser. Ça demande beaucoup d’organisation personnelle, d’équilibre de vie aussi. Travailler beaucoup, c’est bien, mais il faut se mettre des limites.”

GÉRER SANS S’INGÉRER

“Mon équipe compte neuf commerciaux. Chacun est dans une certaine mesure libre d’organiser son temps mais il existe un cadre. Je leur recommande de commencer tôt le matin et, en tout cas, pas après neuf heures. On évite ainsi de passer la journée à courir après l’horloge. Sur le site de Villeneuve d’Ascq, qui est le siège régional, je croise des personnes de nombreuses entités. Le matin, à la cafétéria, ce sont de vrais moments d’échanges : en quinze ou vingt minutes, on peut croiser pas mal de sujets avec des personnes que l’on aurait du mal à joindre dans la journée. C’est un temps informel mais précieux qui permet de construire de vrais axes de sérénité dans

Bruno HERVEIN, responsable des ventes santé secteur public enseignement supérieur chez Orange Nord de France.

TRAVAILLER MOINS, VIVRE MIEUX ?

LA LENTE RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

Le combat pour la réduction du temps de travail n’a pas commencé avec la Révolution industrielle. Trois siècles plus tôt, Thomas More posait déjà dans son Utopie les bases théoriques d’une répartition plus équitable du travail, dans un XVIe siècle marqué par les inégalités sociales. Philosophe et juriste, il y dénonce les risques d’une société industrielle en gestation et propose une autre société idéale, où la propriété est commune. Comme chacun y travaille et crée de la richesse, la journée de labeur moyenne “peut être réduite à six heures”. Au XIXe, la mécanisation et les révolutions industrielles changent la donne. Pour rentabiliser des machines plus productives que la main humaine mais coûteuses, les entreprises emploient leurs salariés dix, parfois douze heures par jour et sept jours sur sept, y compris les enfants. Quelques industriels* imaginent des modèles alternatifs basés sur une réduction du temps de travail. En France, la “loi des dix heures” votée en 1848 est rapidement abolie. Si quelques textes finissent par réduire le temps de travail des enfants, ce n’est qu’en 1919 que la journée de 8 heures est votée. En 1936, le Front populaire de Léon Blum instaure la semaine de 40 heures, passée à 39 heures en 1982 puis 35 en 2000. D’environ 3 000 heures par an au XIXe, la durée annuelle du travail se situe aujourd’hui entre 1 500 et 1 600 heures dans les sociétés occidentales, où de nouvelles revendications montrent que le débat est toujours aussi vif. L’idée de la semaine de quatre jours en témoigne.

*dont le français Jean-Baptiste Godin, avec le Familistère de Guise évoqué dans Change n° 9

le travail. Au quotidien, je m’appuie beaucoup sur la notion de confiance et je ne passe pas mon temps à regarder ce que font les uns les autres. Teams est un outil essentiel et l’agenda professionnel des membres de mon équipe doit évidemment rester ouvert en mode consultation. J’attends que chacun soit joignable aisément, quitte à me rappeler quand on est momentanément indisponible, tout simplement parce qu’en rendez-vous client. En réunion, je suis vigilant aussi à ce que chacun ne se laisse pas polluer par des outils de plus en plus intrusifs, smartphone en tête.”

LE TEMPS DES CONTRETEMPS

“Je ne vais rien vous apprendre en disant qu’entre ce que l’on prévoit de faire le matin et ce que l’on a fait le soir, il y a un décalage. Les imprévus sont quotidiens. Pour les gérer, deux questions me semblent primordiales. La première est d’apprendre à déterminer très vite ce qui est important de ce qui l’est moins ; la seconde est d’identifier la meilleure personne pour traiter tel ou tel imprévu : ça peut-être moi, un autre membre de l’équipe ou quelqu’un d’extérieur qui a la

bonne information, le bon contact… Pour gagner en sérénité, la notion de réseau est essentielle. Si chacun se contente de ce qu’il est censé faire, on ne va pas loin. C’est d’ailleurs l’une des clés de la bonne intégration des nouveaux recrutés. Le nouveau collaborateur qui va vers les autres et qui se crée très vite un réseau interne bénéficie d’un avantage professionnel déterminant. Le sens du collectif, ce n’est pas une incantation, c’est une réalité : quelle que soit la taille de la structure, cela permet de ne pas s’isoler et sur le temps long au moins, le collectif est toujours plus efficace que l’individu seul.”

COMMUNIQUER POUR

NE PAS PERDRE DE TEMPS

“La bonne transmission des informations reste un sujet crucial dans une équipe, notamment pour ne pas perdre de temps. Anticiper permet d’éviter bien des contretemps. Dans le monde des commerciaux, les initiatives qui marchent le mieux sont celles qui ont été soigneusement préparées en amont, lorsque l’on a pris le temps de bien expliquer aux équipes ce que l’on attend d’elles. Cela ne se fait pas en claquant des doigts… D’une certaine manière, il faut accepter de perdre du temps pour en gagner.”

DE L’ART DE JONGLER

AVEC LE TEMPS

Tic-tac. Omniprésente, la pression du temps qui passe est déjà pesante quand il s’agit d’aller récupérer les enfants à l’école ou de ne pas rater son train. Qu’en est-il dans le monde professionnel, lorsque l’horloge tourne et qu’il faut prendre des décisions cruciales ? Éléments de réponse avec Melvyn Hamstra, professeur de leadership à l’IÉSEG et docteur en sciences du comportement et en sciences sociales.

RETROUVEZ PLUS D’ANALYSES, PERSPECTIVES ET RECHERCHES DE CET EXPERT SUR IÉSEG INSIGHTS

“Tout porte à croire qu’un manager expérimenté ressent moins de stress et peut raisonner plus froidement qu’un novice, mais le risque est aussi de se reposer sur ses habitudes et ses préférences au moment de trancher.”

“Le temps est l’un des facteurs déterminants en matière de prise de décision : c’est la principale ressource pour évaluer différentes options avant de trancher”, résume Melvyn Hamstra. Mais comment faire pour gérer le temps qui passe quand décider suppose de considérer toute une série d’options ? “Beaucoup d’experts distinguent deux manières de former un jugement, l’une ou l’autre étant employée selon les circonstances. En simplifiant beaucoup, le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman distingue une pensée “rapide” et une autre “lente” dans Thinking Fast and Slow. La première permet d’avancer vite, la seconde implique un traitement plus approfondi.” Dans l’urgence, la tendance naturelle pousse à la voie rapide. Au risque d’oublier les nombreux biais qui affectent le jugement humain de manière plus ou moins problématique : les émotions, le contexte, les stéréotypes… L’urgence joue-t-elle nécessairement de façon systématique ? Pas sûr. “Prolonger inutilement la délibération et multiplier les recherches pour retarder la décision peut être coûteux. Dans des contextes où l’indécision a des coûts plus élevés que toute autre option et lorsque les conséquences de la décision sont faibles, il est souvent préférable de trancher rapidement”, observe Melvyn Hamstra.

LE POIDS DE L’EXPÉRIENCE

On sait que le stress est rarement aussi intense que la première fois qu’on affronte telle ou telle situation. L’expérience protégerait-elle du sentiment d’urgence ? “C’est délicat, car de nombreux facteurs interviennent. Ce qui est stressant pour une personne ne l’est pas nécessairement pour une autre. Tout porte à croire qu’un manager expérimenté ressent moins de stress et peut raisonner plus froidement qu’un novice, mais le risque est aussi de se reposer sur ses habitudes et ses préférences au moment de trancher. Tout dépend de la complexité et de la nature du problème rencontré”, poursuit Melvyn Hamstra. La question du collectif intervient également. Consulter le reste de l’équipe prend du temps, mais peut se révéler indispensable : “Intuitivement, toute prise de décision collective requiert davantage de temps, ce qui peut conduire un dirigeant à limiter les consultations. Mais demander d’autres avis devient indispensable s’il ne dispose pas des connaissances requises et si le problème est complexe. Même sous pression, se poser une ou deux questions simples peut éviter des erreurs majeures”, explique le chercheur. “Le principal problème de la pression temporelle touche à notre capacité limitée à traiter les informations. Pour compenser, il est utile de se concentrer pleinement sur la décision à prendre, en éliminant les distractions. Certains travaux suggèrent que verbaliser le problème peut être bénéfique. En combinant cette approche avec une analyse de la situation, on peut établir des priorités.” Prendre le temps donc, mais surtout se concentrer.

Melvyn HAMSTRA, professeur de leadership à l’IÉSEG et docteur en sciences du comportement et en sciences sociales.

A BETTER SOCIETY

QUAND LE TEMPS EST COMPTÉ

En matière de marketing, la fable de La Fontaine vaut toujours : rien ne sert de courir, il faut partir à point. Mais quel rapport le marketing entretient-il avec le temps ? L’éclairage de Thomas Leclercq, professeur de marketing à l’IÉSEG, spécialiste du marketing digital et de l’expérience client.

Du cycle de vie des produits à la question du moment le plus judicieux pour les lancer en passant par la nécessité d’innover ou de capitaliser sur les tendances, le marketing est intimement lié à la notion de temps, d’opportunité et de momentum. Mais encore ?

LES CLÉS DU “TIME TO MARKET”

En résumant vite, le “time to market” pourrait tenir en une formule : “vite, mais pas n’importe quand, explique Thomas Leclercq. Lancer le bon produit au bon moment a toujours été l’une des clés des stratégies marketing. On a instinctivement tendance à croire qu’il faut impérativement privilégier la vitesse, mais ça n’est pas toujours exact. Certaines entreprises vont avoir tendance à lancer leurs nouveaux produits rapidement, d’autres vont regarder ce qui existe sur le marché pour savoir s’ils ne peuvent pas plutôt capitaliser sur l’existant. Dans l’industrie automobile, développer un modèle révolutionnaire coûte extrême -

ment cher. Un constructeur peut préférer laisser un concurrent le développer, quitte à proposer plus tard un modèle concurrent plus performant. L’intérêt de partir tôt, c’est de créer une barrière concurrentielle : à partir du moment où vous développez une expertise qui fonctionne, vous rattraper devient difficile.” Mais cela peut aussi mener à l’échec : en développant ses Google Glass, le géant américain comptait sur la concurrence pour entretenir l’émulation - sans succès, pour l’un des plus beaux plantages de l’histoire de la firme. À l’inverse, les capsules Nespresso restent un cas d’école : “grâce aux brevets qu’ils ont déposés, la concurrence a mis longtemps à pouvoir les challenger.”

QUE FAIRE QUAND

ON ARRIVE TARD ?

Mais comment faire lorsqu’on a raté le coche et qu’on arrive tard sur un marché saturé ? “Dans un marché saturé, le défi pour se démarquer consiste à proposer une valeur ajoutée, soit par une réduction de coûts de production, soit par une innovation technologique marquante”, souligne Thomas Leclercq. Avec ses modèles Unfold de smartphones pliables, Samsung mise ainsi sur une innovation incrémentale pour capter un public mature et exigeant.

LA CHUTE DE NEWTON

Si l’histoire du marketing regorge d’échecs retentissants, le Newton d’Apple est un cas d’école de mauvais timing. Lancé en août 1993, l’appareil avait tout pour séduire les fans de la marque à la pomme, avec des fonctionnalités annonçant celles de l’iPad avec quinze ans d’avance : un minuscule ordinateur ultraléger (450 grammes, un chef-d’œuvre à cette date) sans clavier, doté d’un écran tactile et d’un stylet, capable de reconnaître l’écriture manuscrite… Un assistant personnel complet, présenté comme un outil de productivité essentiel. Pourtant, sa commercialisation se solda par un échec : victime de bugs à répétition, incapable de tenir ses promesses sur la reconnaissance d’écriture, le Newton était aussi assez cher - 700 dollars, soit 1 100 aujourd’hui. Abandonné en 1998, l’échec du Newton n’aura pas été totalement inutile : Apple réutilisera une partie de ses technologies pour produire l’iPad.

Thomas LECLERCQ, professeur de marketing à l’IÉSEG et spécialiste du marketing digital et de l’expérience client.

RETROUVEZ PLUS D’ANALYSES, PERSPECTIVES ET RECHERCHES DE CET EXPERT SUR IÉSEG INSIGHTS

REPORTER LA SORTIE

D’UN PRODUIT : PRUDENCE

OU MAUVAIS SIGNE ?

L’action d’Ubisoft a tangué en septembre, lorsque le géant français du jeu vidéo a annoncé que la sortie du nouvel opus de sa licence phare, Assassin’s Creed, était reportée à 2025. L’entreprise manque la période de Noël et envoie un message préoccupant. Fallait-il lancer le jeu plus tôt, même imparfait ? Une question délicate, explique Thomas Leclercq : “le jeu vidéo est une catégorie assez spécifique dans la mesure où les consommateurs sont parfois prêts à accepter des produits imparfaits - la chasse aux bugs peut même devenir un plus. La question, c’est de savoir qui on vise : le grand public, ou des joueurs prêts à payer parfois plus cher pour un early access pour être les premiers, même si le produit n’est pas fini.” Mais retarder le lancement représente un risque, notamment celui de perdre la confiance des consommateurs ou de voir la concurrence prendre les devants.

DE L’URGENCE ET DE LA RARETÉ

Le marketing joue aussi sur l’urgence pour inciter à l’achat, en créant un sentiment d’opportunité éphémère - c’est le principe des soldes, dopé par les algorithmes pour les ventes en ligne et leurs rappels incessants. “Les promotions à durée limitée ou les éditions exclusives sont devenues des outils classiques pour motiver des achats rapides en jouant sur le fait qu’il y a un bénéfice à réagir rapidement, développe Thomas Leclercq. Cela fonctionne bien sur le comportement immédiat des consommateurs, mais ça ne permet pas vraiment de renforcer une image de marque.” Sans oublier un phénomène d’attrition : avec la multiplication des offres de type “Black Friday”, l’effet “fenêtre de tir” est atténué.

LE TEMPS, GAGE D’AUTHENTICITÉ

Le temps peut également être une ressource marketing puissante pour installer l’idée d’une authenticité, d’une ancienneté. Certaines marques capitalisent sur leur histoire pour renforcer leur image. Dans le secteur du luxe, des maisons comme Chanel et Dior mettent en avant leur longévité pour séduire des consommateurs en quête d’intemporalité - les secteurs du vin, de l’horlogerie ou du tourisme en jouent aussi. “Si vous achetez un sac Longchamp, vous savez que la marque existe depuis longtemps, qu’il y a une histoire derrière, donc une certaine symbolique.” Mais cette authenticité est à double détente : l’ancienneté peut devenir un handicap si elle devient synonyme de conservatisme, avec des marques perçues comme obsolètes ou ringardes. Là encore, tout est question de stratégie…

NETFLIX, TA-DUM !

Avec 270 millions d’abonnés dans le monde, Netflix continue de rivaliser avec des mastodontes du divertissement comme Disney+ ou Amazon Prime. Un exploit pour une entreprise dont le premier métier, en 1999, consistait à louer des DVD physiques par abonnement mensuel. Dix ans plus tard, l’entreprise sent que l’essor du haut débit va permettre l’explosion d’un nouveau mode de consommation pour les films et les séries : le streaming. Le service arrive à point nommé et sait s’adapter aux attentes de ses clients : pas de publicité, pas de limite à la consommation, pas d’engagement. En exploitant les données de ces derniers, la marque personnalise l’expérience et recommande des œuvres qu’elle décide souvent de produire elle-même pour enrichir son catalogue. Autre coup de génie : proposer des saisons entières d’un seul coup pour ne pas frustrer le spectateur. C’est la naissance du binge watching, renforcée par une capacité à internationaliser son offre en s’adaptant à chaque nouveau territoire visé.

“Le

marketing joue aussi sur l’urgence pour inciter à l’achat, en créant un sentiment d’opportunité éphémèrec’est le principe des soldes, dopé par les algorithmes pour les ventes en ligne et leurs rappels incessants.”

À POMPÉI, LE JOUR OÙ LE TEMPS S’EST ARRÊTÉ

Un matin de l’an 79, le Vésuve s’éveille. 36 heures plus tard, Pompéi n’est plus. Vingt siècles plus tard, le site reste l’exemple le plus saisissant d’une ville rayée de la carte en un clin d’œil.

Tout est lié au temps, à Pompéi. Le temps court de la catastrophe d’abord, ces quelques heures qui ont effacé la cité. Le temps long de l’oubli ensuite : pendant seize siècles Pompéi disparaît des mémoires. Le temps retrouvé enfin : depuis bientôt deux siècles, les fouilles, qui y sont menées, permettent de saisir le quotidien d’une ville romaine au Ier siècle.

OCTOBRE NOIR

Au i er siècle, Pompéi incarne une forme de dolce vita. Blottie sous les pentes du Vésuve, la ville s’étend près des plaines couvertes de champs de blé, de vignes et d’oliviers. Au matin du 24 octobre 49*, chacun vaque à ses affaires dans la cité. Les échoppes sont ouvertes, les ateliers aussi. Les boulangers surveillent la cuisson du pain, les manœuvres déchargent les cargaisons dans les entrepôts et dans une des plus belles maisons de la ville, une petite équipe de peintres travaille sur une fresque. Vers midi, ils s’interrompent : une explosion vient de retentir. Surpris, un ouvrier laisse échapper un seau de chaux qui asperge la pièce - une éclabous -

sure que les archéologues ont retrouvée 2 000 ans plus tard et qui dit l’instantanéité du désastre. Trois heures plus tard, le panache s’élève à 30 kilomètres de haut tandis que des dizaines de milliers de mètres cubes de débris ensevelissent la région sous une couche de pierres ponces qui atteint quinze mètres par endroits, la hauteur d’un immeuble de cinq étages. Seize siècles, en 1689, le creusement d’un puits dans les environs de Naples fait émerger une inscription antique : Pompeii. Stupéfaite, l’Europe découvre alors une ville romaine presque intacte.

CAPSULE TEMPORELLE

Les monuments, les demeures, les boutiques, les tavernes, les lupanars, les entrepôts : tout est là, jusqu’aux graffitis ou aux affiches électorales - les corps aussi. Au xixe siècle, la spectaculaire vision des moulages de plâtre, que l’on tire de la gangue de pierre qui les entoure, renforce cette impression saisissante de voyage dans le temps. Chaque corps raconte une histoire, y compris celui des

animaux comme ce chien (voir ci-contre) dont le cadavre illustre à lui seul le destin de Pompéi. Bloqué par sa chaîne, il a gravi la couche accumulée le plus longtemps possible avant de mourir. Haut lieu touristique aujourd’hui, Pompéi reste avant tout un site archéologique hors du commun. S’il invite à réfléchir à la fragilité des réalisations humaines, le site continue d’inviter les chercheurs à réfléchir sur le temps long. Aujourd’hui, un quart de la ville antique reste à exhumer - un choix volontaire, qui permet de laisser aux générations futures le soin d’explorer ces zones avec les moyens techniques du futur. Pompéi n’a pas fini de parler.

*Alors que la catastrophe a longtemps été datée au 24 août, les recherches récentes ont permis d’établir qu’elle s’est en réalité produite deux mois plus tard.

DES MINUTES, DES HEURES ET DES MONTRES

Quand on pense Suisse, on pense en général banques, chocolat et montres de luxe. Lancée en 2021, la marque romande Furlan Marri fait partie des jeunes pousses qui bouleversent le monde horloger.

En 2021, Furlan Marri n’est encore qu’une jeune marque qui cherche à percer sur le marché des montres suisses. Le Genevois Andrea Furlan parie alors sur le financement participatif avec un succès remarquable : en quarante secondes montre en main, l’objectif initial de 75 000* francs suisses (CHF) - de quoi produire 500 montres - est atteint sur Kickstarter. La barre des 500 000 CHF est franchie un mois plus tard pour un chiffre final qui frôle 1,2 million de francs suisses. Quatre ans plus tard, 25 000 modèles ont été écoulés. Ce succès n’a rien d’un miracle : l’opération avait été patiemment préparée par les deux cofondateurs auprès de leurs réseaux de passionnés.

Autre cible, les médias : plutôt qu’un communiqué de presse banal, les journalistes reçoivent un journal papier, cohérent avec la touche vintage de la marque. Dernier étage de la fusée enfin : les réseaux sociaux, patiemment nourris pendant des mois. Au printemps 2021, Furlan Marri peut compter sur toute une communauté intriguée par un storytelling original, doublé d’une transparence totale. Composants, assemblage, fabrication, origines des pièces, délais de fabrication, tout est accessible. Pari gagné : l’effet boule de

neige fonctionne à plein régime auprès d’une communauté séduite par une marque qui ne dispose pourtant d’aucun espace physique de vente.

UN OBJET INTIME

Dans un paysage helvétique réputé pour ses modèles inaccessibles au commun des mortels, l’originalité de Furlan

“Dans un paysage helvétique réputé pour ses modèles inaccessibles au commun des mortels, l’originalité de Furlan Marri repose sur une volonté assumée : s’adresser à la fois au grand public et aux collectionneurs aguerris.”

Marri repose sur une volonté assumée : s’adresser à la fois au grand public et aux collectionneurs aguerris. Comment ? D’abord en délocalisant une partie de la production : la ligne Mechaquartz (70 % des ventes) est le fruit d’un partenariat avec Seiko, tandis que les deux autres lignes affichent la mention “Swiss made”. Résultat : des modèles qui démarrent entre 600 et 2 500 CHF pour la collection Mechaquartz, et jusqu’à 30 000 pour le modèle haut de gamme de la ligne, un quantième séculaire d’une grande complication mécanique. Mais rien ne pourrait fonctionner sans un supplément d’âme, explique Andrea Furlan, designer et cofondateur : “l’idée, c’était de s’inspirer de ces montres anciennes que leurs propriétaires n’enlevaient jamais.” Cas d’école, le second modèle de la Mechanical Line, sorti l’été dernier, est une référence assumée à un modèle célèbre des années 30 aux années 50, la “Disco volante” (la soucoupe volante). Un hommage qui ne se résume pas au dessin : la Disco volante de Furlan Marri est motorisée avec le calibre Peseux 7001, une référence pour les connaisseurs.

UNE HISTOIRE À RACONTER

Avec leurs mécaniques impeccables et leur design rétro, les modèles de la marque jouent sur un certain goût du vintage, en multipliant les clins d’œil à la tradition horlogère et à l’imaginaire des décennies passées : “On ne dessine pas simplement un produit qui nous plaît et on ne va pas sortir un nouveau modèle juste pour changer de couleur. Une montre, ce n’est pas qu’un objet. On aime créer des histoires, raconter quelque chose. Il faut qu’il y ait ce petit extra, une référence à évoquer. C’est ce qui crée un lien avec sa montre”, conclut Andrea Furlan.

*Près de 80 000 euros. 1 CHF = 1,07 €.

Andrea FURLAN, designer et cofondateur de Furlan Marri.

ÉCHANGES À HAUTE VITESSE

Le vieux dicton qui veut que “le temps, c’est de l’argent” n’a jamais été aussi juste que dans le monde du High-Frequency Trading (HFT) lorsque les transactions se concluent en micro ou en nanosecondes. Le point sur une pratique aussi généralisée que discutée avec Paolo Mazza, professeur de finance à l’IÉSEG et directeur de la majeure Asset and Risk Management (master PGE).

QU’EST-CE QUE LE TRADING

À HAUTE FRÉQUENCE ?

Le HFT est une notion quelque peu fourre-tout, mais son principe repose par définition sur la vitesse. Ce n’est pas un investissement de long terme : on ne mise pas sur la croissance des entreprises, on ne capitalise pas sur un secteur, on vise un gain monétaire sur des positions d’achat et de vente rapides.

TECHNIQUEMENT, COMMENT

CELA FONCTIONNE-T-IL ?

La finance étant sans doute le terrain le plus fertile pour implémenter les nouvelles technologies, les acteurs boursiers n’ont pas attendu l’IA pour automatiser la rencontre entre l’offre et la demande : l’exécution informatique des ordres se pratique depuis les années 70. La généralisation du haut débit a cependant permis d’accéder à des vitesses d’exécution bien supérieures partout dans le monde. Mais ce qui est vraiment déterminant pour obtenir un avantage décisif, c’est de se situer le plus possible au cœur du serveur central de la Bourse. Les firmes de trading

investissent d’ailleurs beaucoup d’argent pour s’installer au plus près des bourses. Pouvoir compter sur quelques mètres de fibre optique plutôt que sur plusieurs kilomètres suffit à faire la différence. Quant à l’IA, elle ne permet pas vraiment de changer la donne sur le plan de l’architecture physique ou du fonctionnement des réseaux, mais elle permet d’accélérer le traitement de l’information.

QUELLE EST LA LOGIQUE DE CE TRADING ACCÉLÉRÉ ?

Il repose sur un paradigme : ne jamais détenir un titre trop longtemps. Comme les titres sont proposés sur différentes plateformes, un trader haute fréquence peut acheter sur celle où son actif est coté le moins cher pour le revendre instantanément sur celle où il est le plus cher, avant de faire en sorte de ne plus détenir d’actifs à la fermeture des bourses. C’est une manière de limiter son exposition au risque. Prenez le cas d’un transporteur aérien : si l’un de ses avions se crashe pendant la nuit, l’action risque de chuter au matin.

Paolo MAZZA, professeur de finance à l’IÉSEG et directeur de la majeure Asset and Risk Management (master PGE).

RETROUVEZ PLUS D’ANALYSES, PERSPECTIVES ET RECHERCHES DE CET EXPERT SUR IÉSEG INSIGHTS

CES ACTIVITÉS DE TRADING HAUTE FRÉQUENCE SONT-ELLES ENCADRÉES PAR LES RÉGULATEURS ?

Il existe une obligation de reporting parce que le trading haute fréquence est connu pour son manque de transparence. Le “flash crash” du 6 mai 2010 a servi de leçon : ce jour-là, le Dow Jones s’est effondré de près de 10 % en dix minutes. 800 milliards de valorisations boursières ont momentanément disparu avant le retour à la normale, une demi-heure plus tard. L’enquête des gendarmes boursiers ayant permis de pointer du doigt la responsabilité au moins partielle du HTF, des régulateurs comme la Securities and Exchange Commission (SEC) aux ÉtatsUnis ou l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) en France ont réagi. En Europe, la directive MiFID II (Markets in Financial Instruments Directive) est par exemple en vigueur depuis 2018.

LE HFT POSE-T-IL LA QUESTION DU RAPPORT ENTRE L’ÉTHIQUE ET LA FINANCE ?

Je ne suis pas de ceux qui pensent que le trading haute fréquence est le diable incarné. Sa vitesse et le coût réduit des transactions permettent de rendre les marchés plus fluides, plus “liquides”. Tout n’est évidemment pas parfait, mais de manière générale et en moyenne, le trading haute fréquence est plutôt sûr et sain : à l’échelle mondiale, il permet de lisser en temps réel la réalité financière globale. La question de la transparence se pose, mais la technologie peut jouer un rôle en demandant, par exemple, aux opérateurs de consigner chacune de leurs transactions grâce à la blockchain.

CYCLES

ÉCONOMIQUES : L’ÉTERNEL RETOUR ?

N’importe quel étudiant l’apprend en première année : l’économie traverse des cycles et connaît des crises. Leur rythme change-t-il ?

Le regard d’Éric Dor, économiste, professeur à l’IÉSEG et directeur des études économiques.

ASSISTE-T-ON À UN DÉRÈGLEMENT DES CYCLES ÉCONOMIQUES ?

Éric DOR, économiste, professeur à l’IÉSEG et directeur des études économiques.

RETROUVEZ PLUS D’ANALYSES, PERSPECTIVES ET RECHERCHES DE CET EXPERT SUR IÉSEG INSIGHTS

La succession récente de crises rapprochées pourrait donner cette impression mais la longueur des cycles tend plutôt à s’étendre. Aux ÉtatsUnis, on constate un allongement de l’intervalle entre deux récessions. C’est également le cas en Europe, avec des différences. Ainsi, le continent a connu une récession supplémentaire après la crise financière en raison des politiques d’austérité que les pays surendettés ont été obligés d’appliquer. De manière générale, il y a moins une décorrélation internationale des cycles qu’une différenciation des croissances potentielles. En Europe, la progression est moins forte qu’aux États-Unis depuis des années, en raison de gains de productivité inférieurs et d’investissements moindres dans les nouvelles technologies. Ce décalage pourrait augmenter avec la hausse des coûts énergétiques et la désindustrialisation. En Chine, le vieillissement de la population devrait ralentir la croissance.

CES CRISES SONT-ELLES DIFFÉRENTES DES PRÉCÉDENTES ?

La crise des confinements a été atypique : elle a été provoquée volontairement pour des raisons sanitaires mais la plupart reproduisent des mécanismes bien connus. La récession de 2008 et 2009 résulte de la diminution drastique de l’offre de prêts : fragilisées par leurs pertes sur des actifs toxiques, les banques se sont retrouvées en défaut. La crise inflationniste récente, liée à l’envolée des prix de l’énergie, est également classique.

LA FRÉQUENCE OU L’INTENSITÉ DES CRISES POURRAIT-ELLE S’ACCROÎTRE À L’AVENIR ?

Le dérèglement climatique pourrait intensifier la fréquence des crises en provoquant des dégâts sur les récoltes. Les phénomènes extrêmes endommagent les infrastructures, perturbant les chaînes d’approvisionnement. L’instabilité géopolitique ajoute à cette volatilité. L’Europe pourrait donc rencontrer des difficultés face à des régions qui accumulent les avantages compétitifs.

Maud VAN DEN BROEKE, professeure en operations et supply chain management à l’IÉSEG.

RETROUVEZ PLUS D’ANALYSES, PERSPECTIVES ET RECHERCHES DE CET EXPERT SUR IÉSEG INSIGHTS

LE TEMPS DE LA R&D EST-IL TROP LONG ?

Les dépenses de R&D explosent : en Europe, elles atteignaient 352 milliards d’euros en 2022, soit 48,5 % de plus en dix ans. Mais cette hausse ne donne pas toujours les résultats espérés, explique Maud Van Den Broeke, professeure en operations et supply chain Management à l’IÉSEG.

Comment rentabiliser la productivité de sa R&D ? Dans bien des secteurs, la question devient cruciale. Les constructeurs, notamment, doivent adapter leur offre face aux évolutions réglementaires. La tech, elle, est constamment bouleversée par des percées technologiques comme l’IA. Mais plus les produits deviennent complexes, plus leur conception demande du temps, sans garantie : un géant comme Apple consacre plus de 30 % de ses revenus nets à la R&D sans voir ses bénéfices progresser au même rythme. “Pour contourner cette difficulté, certaines entreprises parient sur l’innovation ouverte”, expose Maud Van Den Broeke. Le principe ? “Collaborer avec des partenaires externes - entreprises, fournisseurs, voire des concurrentspour partager les coûts et accélérer les processus.” Dans l’automobile, les alliances se multiplient, comme l’illustre la collaboration entre BMW et Tata Technologies ou Honda et IBM.

L’IA

CHANGE LA DONNE

L’IA appliquée à la R&D offre également de nouvelles perspectives. “Certains travaux montrent que le recours à l’IA pourrait réduire les temps de développement de 60 %, grâce à des processus comme la génération prédictive de designs ou la gestion automatisée des brevets. Mais ces promesses restent encore théoriques, d’autant qu’il y a un écart entre ce que permet la technologie et ce que les équipes peuvent déployer.” De nombreuses entreprises font donc le choix “d’acheter” l’innovation en avalant des start-up : Apple multiplie ainsi les acquisitions à un rythme effréné. Mais intégrer ces nouvelles entités n’est pas simple, d’autant que le processus peut complexifier les portefeuilles de produits. Une chose est sûre : les entreprises “ambidextres”, capables de conjuguer progrès radicaux et innovations incrémentales, seront sans doute celles qui tireront leur épingle du jeu.

LA VILLE

Directeur scientifique de la chaire “Entrepreneuriat

Territoire Innovation” à l’IAE

Paris-Sorbonne, Université

Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’urbaniste franco-colombien

Carlos Moreno propose une nouvelle organisation des mondes urbains qui rompt avec les approches urbanistiques classiques autour d’une idée centrale : la ville du quart d’heure. Explications.

QUELLES SONT LES RACINES HISTORIQUES DU CONCEPT DE VILLE DU QUART D’HEURE ?

La vision d’un urbanisme de proximité, humain et durable n’est pas nouvelle. En 1903, le sociologue Georg Simmel écrivait que “se loger dans la ville n’est pas y habiter”, insistant sur l’importance des services dans l’expérience urbaine. La ville du quart d’heure s’inspire des travaux de Jane Jacobs, qui a plaidé pour un urbanisme mixte, avec des rues adaptées aux piétons. Henri Lefebvre a défendu l’importance de prioriser les besoins des habitants, mais aussi l’accès équitable aux équipements urbains à travers le “droit à la ville”. Jan Gehl a mis l’accent sur l’échelle humaine et la nécessité de concevoir des villes pour leurs habitants, en donnant la priorité à la marche, aux transports en commun et à l’interaction sociale.

COMMENT DÉFINIR L’IDÉE MAÎTRESSE DU CONCEPT DE VILLE DU QUART D’HEURE ? Elle repose sur la création d’un environnement urbain où tous les besoins essentiels des résidents - travailler, se nourrir, se soigner, se détendre, s’éduquer, se cultiver - peuvent être satisfaits à courte distance grâce à des mobilités décarbonées : la marche, le vélo, les transports en commun. Elle favorise l’em-

COMME ESPACE-TEMPS

urbaniste et directeur scientifique de la chaire “Entrepreneuriat Territoire Innovation” à l’IAE Paris-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

ploi et l’économie locale en privilégiant les circuits courts. La technologie permet de mélanger travail proche et distant, donc plus de temps utile et moins de déplacements contraints.

CELA SUPPOSE DE RÉORGANISER

LES VILLES AUTOUR DE PLUSIEURS CENTRES. EST-CE POSSIBLE DANS DES CADRES URBAINS MARQUÉS PAR L’HISTOIRE ?

Un certain polycentrisme est en effet nécessaire. Il est plus évident de mettre en place la ville du quart d’heure dans des villes historiquement construites de cette manière, comme c’est le cas pour beau-

coup de villes européennes. Pour que cela fonctionne, le concept doit être ajusté à chaque situation, prendre en compte l’existant, et la trajectoire visée. Dans des villes historiquement non polycentriques, il s’agira de mettre l’accent sur la diversification des usages, le rapprochement des services, des emplois et des logements, la qualité des espaces publics… Portland et Vancouver en sont de bons exemples.

ON A LE SENTIMENT QUE

LA VILLE DU QUART D’HEURE

S’OPPOSE À LA VILLE DU TOUTVOITURE. EST-CE EXACT ?

Oui. L’urbanisme fonctionnaliste des 60 dernières années a montré ses limites avec des conséquences lourdes en termes de pollution et de santé publique. Il est temps de proposer d’autres manières de faire la ville.

MAIS ADAPTER LES

INFRASTRUCTURES COÛTE CHER…

Les investissements initiaux pour sortir du “tout-voiture” en zone dense peuvent être importants, mais les bénéfices à moyen et long terme sont considérables. N’oublions pas que les infrastructures que l’on construit aujourd’hui sont celles qui détermineront les usages des 50 prochaines années.

QUELLES SONT LES PRINCIPALES

BARRIÈRES À CETTE MUTATION ?

Transformer une ville prend du temps. Il faut concerter, trouver les financements, réaliser les travaux… Un autre frein tient au fait que la ville du quart d’heure s’inscrit dans une vision globale, alors que les

différents acteurs concernés travaillent souvent en silo. Enfin, les résistances culturelles peuvent être un frein - la mobilité en est un exemple évident.

TOUTES LES VILLES PEUVENTELLES S’ADAPTER À CE MODÈLE ?

Le concept s’applique plus facilement dans les territoires denses, les grandes villes et les villes moyennes. Proposer une offre importante de services, de commerces ou d’équipements publics suppose de disposer de la demande nécessaire pour en maximiser le fonctionnement ou l’usage. Néanmoins, l’idée générale peut être adaptée à des zones moins denses - je propose l’idée de “territoire de la demi-heure”. Cette autre échelle demande des ajustements spécifiques pour favoriser le recours aux transports en commun et aux mobilités douces. Cette idée fait son chemin aussi en France et je m’en réjouis.

COMMENT GARANTIR UNE CERTAINE MIXITÉ DANS LA VILLE DU QUART D’HEURE, EN ÉVITANT TOUT RISQUE DE GENTRIFICATION ?

Conserver de la mixité sociale renvoie pour moi davantage à la question du coût de la vie et du logement. Il faut impérativement conserver des logements sociaux en cœur de ville. Il est essentiel de soutenir l’activité économique locale, notamment les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Comme toute organisation urbaine dans des territoires attractifs, la ville du quart d’heure ne peut se passer de politiques publiques inclusives.

Carlos MORENO,

À STRASBOURG, LES COMPAGNONS PERDENT DU TEMPS POUR EN GAGNER

À Strasbourg, les locaux des Compagnons du Devoir étaient devenus vétustes et surtout trop petits. Depuis juin 2023, les étudiants bénéficient d’un nouvel espace entièrement neuf, capable d’accueillir 850 apprentis venus se former à différents corps de métier : bâtiment, artisanat, boulangerie, pâtisserie… Des locaux construits en un temps record grâce à des choix forts, explique Nicolas Henry, maître d’ouvrage d’un site qui fait date.

Construire ou réaménager ? À Strasbourg, le dilemme n’a pas duré au moment de concevoir un site adapté aux nombreux étudiants qui viennent s’y former. “L’ancien bâtiment était vétuste, trop petit et inadapté aux normes modernes, donc incapable de répondre à des besoins de formation croissants, résume Nicolas Henry. Partir d’une page blanche était à la fois plus pertinent et moins coûteux.” D’une surface totale de 6 325 m 2, le bâtiment de deux étages inauguré en février 2023 offre 1 500 m2 supplémentaires aux Compagnons, mais l’agrandissement n’est que la partie visible d’un projet sorti de terre très rapidement, explique le maître d’ouvrage : “l’enjeu consistait à aller vite sans rien céder à l’ambition de construire un site

connecté, innovant, attirant et adapté aux transitions numériques, énergétiques et environnementales, tout en attirant les jeunes vers les métiers proposés par l’organisation.” Silencieux, bien isolé, le site compte une centaine de panneaux photovoltaïques sur ses toits végétalisés, s’appuie sur une charpente en bois et bénéficie d’un système de rafraîchissement par microgouttelettes issues de la ventilation.

UNE PLANIFICATION MILLIMÉTRÉE

Pour ne pas laisser étudiants et enseignants sans solution, les travaux n’ont duré que seize mois, un temps record pour un site contraint, situé entre une sortie d’autoroute, une ligne de tramway et une piste cyclable. Cette réussite s’explique d’abord par une planification rigoureuse, souligne Nicolas Henry. “Concrètement, nous avons choisi d’allonger les délais de conception pour gagner du temps sur le chantier en définissant une maquette numérique BIM (Building Information Modeling) d’un niveau exécution. Une fois sur le chantier, tout était prêt.” À la clé, un puzzle à la fois complexe et “simple” à assembler pour les équipes, du gros œuvre aux réseaux et jusqu’aux finitions - il n’a ainsi fallu que trois jours pour poser 300 m2 de toiture préfabriquée et taillée au millimètre, comme les menuiseries intérieures.

DE L’ANTICIPATION

À TOUS NIVEAUX !

Un véritable tour de force, d’autant qu’il a fallu compter avec quelques imprévus matériels et financiers : “On a tout connu sur ce chantier, du Covid au conflit ukrainien et à l’inflation sur le prix de l’énergie et des matériaux.” Autant de complications qu’une minutieuse préparation a permis de compenser, sans compter quelques paris audacieux : “pour économiser sur certains matériaux, nous avons décidé d’engager très tôt certains volumes de commande. Il a fallu que je signe une décharge de 400 000 euros, mais nous avons eu raison”, sourit Nicolas Henry. Livré à temps, le bâtiment accumule depuis les récompenses, dont le Prix Santé & Confort des Green Solutions Awards 2022-2023.

Nicolas HENRY, maître d’ouvrage des Compagnons du Devoir.

TEMPS OBJECTIF, TEMPS VÉCU

Directeur de recherche à l’Inserm, David Robbe est responsable de l’équipe “Circuits corticostriataux et comportement” à l’Institut de neurobiologie de la méditerranée. Il revient pour “Change” sur la perception du temps par notre cerveau et son impact sur notre quotidien.

David ROBBE, responsable de l’équipe “Circuits cortico-striataux et comportement” à l’Institut de neurobiologie de la méditerranée.

COMMENT LE CERVEAU

CONSTRUIT-IL LA PERCEPTION DU TEMPS ?

L’expérience du temps recouvre en réalité deux aspects. Il y a le temps que nous mesurons et qui, par définition, doit être le même pour tous et ne pas changer. C’est le temps des horloges. Ce temps-là n’est pas juste une construction cérébrale car il est étroitement lié à des changements externes objectifs comme le mouvement de rotation de la Terre. Et il y a le temps vécu, c’est celui qui nous permet de percevoir un enchaînement d’événements de manière continue. Par exemple, quand nous écoutons de la musique, nous ne percevons pas les notes de manière séparée, mais nous entendons une mélodie. Cette perception “épaisse” est

rendue possible par notre cerveau, qui garde en mémoire les sons passés pour les joindre à ceux présents. Il me semble que c’est le temps vécu qui est le plus intéressant pour les neurosciences. Par exemple, quand nous faisons face à une urgence, le temps devient précieux. Les événements qui durent trop longtemps (un enfant qui prend son temps pour s’habiller) nous agacent. Cette valeur du temps vécu sera propre à chacun de nous (l’enfant ne comprendra pas notre irritation car il prenait “son” temps). Cette valeur changeante du temps explique les comportements impulsifs ou, à un autre extrême, la dépression. Cette dernière se caractérise, entre autres, par le fait que le temps perd de son importance. Alors que le temps est une force et un levier d’action, il n’agit plus. Tenir un délai, assurer un rendez-vous ou arriver à l’heure n’a plus de sens.

D’AUTRES FACTEURS JOUENT-ILS DANS NOTRE

PERCEPTION DU TEMPS ?

Agir demande des efforts et la manière dont nous les gérons change par exemple avec l’âge. Les personnes âgées savent qu’elles disposent d’une puissance physique plus limitée que les jeunes gens. Si certains seniors semblent impatients ou sont toujours prêts à partir avant les autres, c’est dans certains cas parce qu’elles ne peuvent pas décider de courir ou d’accélérer au dernier moment pour avoir leur train. Ce qui agit sur leur manière d’appréhender le temps parce qu’elles n’ont pas de marge.

EXISTE-T-IL DES ZONES “DÉDIÉES” AU TEMPS

DANS LE CERVEAU ?

Il n’existe pas d’horloge neuronale qui nous permettrait de mesurer le temps qui passe, même si des mécanismes cycliques font que l’organisme s’endort le soir et se réveille le matin. Ce qui est en revanche frappant, c’est que certaines zones du cerveau jouent dans la valeur qu’on accorde au temps. Ce dernier est associé à des récompenses : si j’arrive au magasin le premier pendant les soldes, je pourrai acheter la veste de mes rêves à un prix intéressant. Mais lorsque ces zones dysfonctionnent, les gens se moquent alors de savoir si la récompense est disponible ou pas disponible, au point de ne parfois plus être autonomes.

ON A PARFOIS L’IMPRESSION

QUE LE TEMPS SE DILATE, PAR EXEMPLE DANS UN ACCIDENT DE VOITURE. POURQUOI ?

Il faut se méfier d’une sorte d’impression a posteriori sur ce point, mais quand on marche ou quand on conduit, on a l’habitude de voir les choses défiler autour de nous à une certaine vitesse. En cas de chute ou d’accident, le cerveau est brusquement confronté à un écart avec cette norme. Avec un brusque afflux hormonal, il est possible qu’il oriente ses ressources pour changer notre manière d’interagir avec le monde et mieux gérer ce qui est en train de se passer. C’est une forme de concentration extrême, qui rappelle celle d’un joueur de tennis capable de renvoyer un service à 230 km/h alors que nous ne verrions même pas passer la balle.

TEMPS MÉDIATIQUES

De l’invention de la radio à celle de la télévision ou du web, l’histoire du journalisme a toujours été percutée par les évolutions technologiques. Mais comment penser l’information quand l’horloge tourne ? Aujourd’hui attaché à la rédaction en chef de “Ouest-France”, Thomas Bronnec a participé au lancement du site web de “l’Express” avant de co-piloter le desk numérique de France TV Info. Pour “Change”, il revient sur le rapport complexe des médias au temps.

PEUT-ON DISTINGUER DIFFÉRENTS TEMPS DANS LE TRAITEMENT DE L’INFORMATION ?

On peut identifier trois temporalités différentes. La première, c’est l’immédiateté factuelle, par exemple la tentative d’assassinat contre Donald Trump. C’est le temps de l’information brute, publiée en quelques minutes puis mise à jour en continu. À “Ouest-France”, les équipes se relaient pour couvrir l’actualité 24 heures sur 24. Le deuxième temps est celui de la mise en perspective. On passe de l’information brute à une approche plus structurée, par exemple un bilan de ce qu’on sait d’une enquête judiciaire. Ces contenus prennent diverses formes : analyses, témoignages, résumés en cinq questions… Ce type d’article peut demander d’une à trois heures de travail.

ET LE TEMPS 3 ?

C’est celui de la profondeur. Il englobe à la fois l’anticipation des grands événements prévisibles - des élections, des compétitions sportives… - et la production de contenus fouillés, à l’initiative de la rédaction : reportages, enquêtes, dossiers de fond. Le temps de production peut varier

de quelques jours à plusieurs semaines, voire des mois, en fonction de l’ambition de départ et des ressources disponibles.

QUAND SAIT-ON QU’IL

EST TEMPS DE PUBLIER ?

La règle d’or est simple : on publie quand on est sûr de l’information. Celle-ci peut être confirmée par des sources variées, qui vont de la dépêche d’agence - l’information est alors considérée comme vérifiée - à la déclaration officielle en passant bien sûr par l’observation directe sur le terrain. Il y a bien sûr des ratés, mais ils restent extrêmement rares. La priorité reste la fiabilité, quitte à prendre dix minutes supplémentaires pour vérifier.

LA PRESSE A-T-ELLE ENCORE

LA PRIMAUTÉ DE L’INFORMATION

À L’ÈRE DES RÉSEAUX SOCIAUX ?

Les réseaux sociaux ne sont pas des médias au sens strict. Même si beaucoup de responsables politiques, d’institutions ou d’entreprises ont tendance à court-circuiter la presse traditionnelle en y publiant directement leurs réactions ou leurs annonces, cela reste un outil de communication où les contenus ne sont

pas toujours sourcés ni fiables. Pour les journalistes, les réseaux sociaux sont d’abord un outil de veille, un point de départ qui exige des vérifications.

OUEST-FRANCE EST UN JOURNAL IMPRIMÉ, UN SITE WEB, DIFFUSE DES PODCASTS ET DISPOSERA BIENTÔT DE SA PROPRE CHAÎNE DE TÉLÉVISION. EST-CE UNE MANIÈRE DE GÉRER DIFFÉRENTES TEMPORALITÉS ? C’est plutôt une manière d’occuper l’ensemble des espaces médiatiques. Chaque support attire un public différent. L’abonné qui reçoit son journal papier

Thomas BRONNEC, attaché à la rédaction en chef de “Ouest-France”.

dans sa boîte aux lettres n’est pas nécessairement celui qui consulte les podcasts ou le site web. Les passerelles existent, bien sûr, mais chaque canal a sa propre audience et son propre rythme de production.

CHAQUE JOUR, OUEST-FRANCE IMPRIME

600 000 EXEMPLAIRES QU’IL FAUT EXPÉDIER SUR UNE VASTE RÉGION. COMMENT FAIT-ON POUR GÉRER LES TEMPS DE BOUCLAGE ?

Tout dépend des éditions, des lieux d’impression et des délais d’acheminement. Plus le site d’impression est éloigné du lieu de distribution, plus le bouclage doit être anticipé. Les premiers bouclages ont lieu vers 21 h 30, les derniers autour de minuit.

EXISTE-T-IL TOUJOURS UNE APPÉTENCE POUR LES FORMATS LONGS ?

Oui, c’est même un levier stratégique. Les formats longs, qu’il s’agisse de reportages, d’enquêtes ou de témoignages, fidélisent un lectorat exigeant, prêt à s’abonner pour ce type de contenu. À “Ouest-France”, la rubrique Nos Vies est un succès notable : aucun article n’y fait moins de 10 000 signes et c’est pourtant l’une des sections les plus lues*. Sur le web, les formats longs demandent une attention particulière. L’audience est volatile, la concurrence est féroce avec les autres contenus qui arrivent tous sur nos smartphones, mais la qualité du récit reste la clé.

*À titre de comparaison, cette interview occupe environ 4 000 signes.

MESURES AU POIGNET

Avec la démocratisation des montres connectées, chacun d’entre nous peut mesurer constamment le fonctionnement de son organisme - temps de sommeil, rythme cardiaque… Dans quel but et jusqu’où ?

À l’origine connu du grand public pour ses balances connectées, le Français Withings a mis sur le marché des montres qui répondent à une tendance de fond chez les consommateurs : suivre le fonctionnement de leur propre corps. “Les montres ne sont qu’un des objets qui permettent de répondre à ces attentes, rappelle Kevin Viehweger, directeur marketing de Withings. Après la balance connectée, nous avons mis au point des tensiomètres, des thermomètres, un analyseur de sommeil ou des montres connectées. Tous ces objets recueillent des données de santé analysées ensuite dans l’application “Withings App”, avec une approche 360° en offrant une vision globale et connectée des paramètres de santé.”

UNE DÉMARCHE DE PRÉVENTION

Les montres Withings s’appuient sur cette complémentarité pour se distinguer des smart watches de chez Apple ou Samsung. “Durée du sommeil, rythme cardiaque… Ces mesures sont un moyen d’inviter chacun à veiller sur sa santé, appuie Kevin. Si ces outils détectent une fréquence cardiaque élevée ou un score de sommeil bas, l’application proposera des recommandations personnalisées telles qu’une alimentation adaptée ou davantage d’exercices. Ces métriques s’inscrivent dans une démarche de prévention mais pour que celle-ci fonctionne, elle doit s’installer dans la durée, ce qui suppose d’inciter nos clients à porter leurs montres tous les jours et sur le long terme, avec un bel objet facile à utiliser. Nos montres allient élégance et technologie pour que leur port quotidien s’intègre facilement à tous les styles de vie. De l’installation à la navigation dans l’application ou à l’utilisation du produit au quotidien, tout doit être simple. C’est l’une des raisons pour lesquelles nos batteries sont conçues pour durer trente jours, là où les modèles concurrents doivent être rechargés tous les jours.”

“Ces métriques s’inscrivent dans une démarche de prévention mais pour que celle-ci fonctionne, elle doit s’installer dans la durée, ce qui suppose d’inciter nos clients à porter leurs montres tous les jours et sur le long terme, avec un bel objet facile à utiliser.”

Kevin VIEHWEGER, directeur marketing de Withings.

LE CHANT DES SIRÈNES

Les nuits de garde et les départs en intervention, le commandant Romuald Gorenflos en a connu sa part. Aujourd’hui chef du groupement territorial Ouest au SDIS de l’Oise, il revient pour “Change” sur la raison d’être du métier de pompier. Si ce dernier évolue, avec des missions toujours plus complexes menées dans des environnements périlleux, un invariant demeure : hier comme aujourd’hui la rapidité de la réponse reste déterminante. Éclairage sur un métier où personne ne perd jamais de vue le chronomètre.

QUELLES SONT AUJOURD’HUI

LES MISSIONS DES SERVICES

DÉPARTEMENTAUX D’INCENDIE

ET DE SECOURS (SDIS) ?

Le premier axe fondamental est évidemment celui de la prévention des risques. La lutte contre le feu est évidemment la plus emblématique des missions qui nous sont confiées, mais ce n’est pas la plus importante en termes de volume (voir encart), le plus gros de celui-ci renvoyant à la notion de secours aux personnes qui représente environ 80 % de nos actions. Nous intervenons également sur des accidents de circulation et sur ce que l’on appelle les opérations diverses et multiples telles que les inondations ou les grandes tempêtes et intempéries. Malgré un tronc commun, notre métier est très varié notamment à travers nos spécialités : sauvetage aquatique, gestion des risques chimiques et nucléaires, recherche et intervention en

milieu périlleux… Dans certains cas, nous intervenons malheureusement dans des circonstances exceptionnelles comme des attentats ou dans des situations de violences urbaines. Ces opérations se font alors en partenariat avec d’autres services de sécurité, comme la gendarmerie, la police ou l’armée. Cela dit, tout ne relève pas de nos missions. Lorsqu’il s’agit de capturer un chien divaguant sur la voie publique ou de détruire un nid de guêpes qui ne relève pas de l’urgence (dans une chambre d’enfant, une école maternelle ou dans un lieu public sensible), ce n’est pas le 18 qu’il faut contacter.

COMMENT GÈRE-T-ON UNE ÉQUIPE DE POMPIERS ?

Être individualiste, dans notre métier, ce n’est pas possible. Il faut aimer ce travail collectif qui fait notre force parce que c’est à travers la dynamique de groupe

Romuald GORENFLOS, chef du groupement territorial Ouest au SDIS de l’Oise.

QUI SONT

LES POMPIERS ?

En 2022, la France comptait 254 800 sapeurs-pompiers dont 43 000 professionnels (17 %), 198 800 volontaires (78 %) et 13 000 militaires (5 %). Un “homme du feu” sur cinq est une femme (21 %). La même année, 4 968 500 interventions ont été recensées, frôlant la barre des 5 millions au terme d’une année marquée par une forte hausse des sorties (+ 6,2 %). Contrairement à l’image classique que l’on se fait du métier, feux et incendies ne représentent qu’une petite minorité des interventions (286 600), l’essentiel relevant de l’urgence aux personnes, avec 4 284 900 opérations de secours. En 2023, une bonne nouvelle est à signaler : après plusieurs années marquées par une hausse des agressions, ces dernières ont reculé de 7,1 % en 2023. 555 sapeurs-pompiers ont cependant été blessés en portant secours.

que nous sommes efficaces. C’est un travail qui repose sur l’entraide et sur la capacité à fonctionner ensemble, quelles que soient les circonstances. Nous travaillons en équipe, avec tout ce que cela implique en termes de joies, mais aussi de contraintes.

COMMENT DISCRIMINEZ-VOUS LES URGENCES PRIORITAIRES

PARMI LES APPELS REÇUS ?

Lorsque vous composez le 18, vous êtes pris en charge par le Centre de Traitement de l’Alerte des sapeurs-pompiers (CTA), qui traite les appels pour tout le département. Ce rôle d’opérateur est essentiel et loin d’être anodin. Répondre avec le recul nécessaire et de manière efficace suppose d’avoir l’expérience du terrain. Le reste relève d’un entraînement sans relâche, avec des formations régulières et des simulations pour que les opérateurs puissent monter en compétence. Ils s’appuient également sur des grilles de lecture, des outils informatiques d’aide à la décision avec quelques questions précises.

SUR LE TERRAIN, QUELLES RÈGLES SUIVEZ-VOUS POUR NE PAS CONFONDRE VITESSE ET PRÉCIPITATION ?

Les priorités sont claires : la protection de la vie humaine passe avant tout. Nous distinguons l’urgence, qui implique une mise en danger immédiate, du non-urgent. Prenons le cas d’un accident de la circulation dans lequel une personne est coincée dans un véhicule qui commence à prendre feu.

Même s’il y a un colis radioactif à proximité, notre priorité sera de l’extraire immédiatement. Si la victime est en revanche sortie d’elle-même et se trouve à l’écart, nous allons d’abord sécuriser la zone avant de traiter le colis avec les équipements appropriés. Il s’agit toujours de prioriser en fonction des risques immédiats.

EN INTERVENTION, LA PRESSION EST CONSTANTE. COMMENT LA GÉREZ-VOUS ?

Par l’entraînement quotidien, par des équipements adaptés et par l’engagement de tout le groupe. L’entraînement permet d’acquérir des automatismes. Plus nos gestes deviennent naturels, plus il est facile de se concentrer sur la situation plutôt que sur la technique. Ensuite, nous avons la chance d’être bien équipés, avec des équipements de protections individuelles adaptés. Cela rassure beaucoup. La force du collectif fait le reste : dans une équipe, il peut y avoir des jours où l’un est moins en forme, mais les autres compensent. Cette résilience collective est essentielle.

LE TEMPS EST CRUCIAL DANS CERTAINES INTERVENTIONS. À QUELS TYPES D’INTERVENTIONS

CELA S’APPLIQUE-T-IL PARTICULIÈREMENT ?

Chaque intervention est importante, mais dès qu’il y a mise en danger immédiate d’une vie humaine, le facteur temps devient absolument primordial. Plus on agit vite, plus on est efficace. Cela peut faire toute la différence.

SE CHRONOMÈTRE-T-ON BEAUCOUP DANS CE MÉTIER ?

Constamment. Le chronométrage commence dès la préparation physique. Ensuite, nous mesurons tout : le temps qui s’écoule entre le “décroché” d’un appel et le départ des secours, le délai de mobilisation d’une équipe, les temps d’intervention… Ces données sont importantes en opération, mais aussi à long terme, quand il s’agit d’évaluer et d’améliorer nos performances. Dans l’Oise, le délai moyen de traitement d’une alerte est ainsi de 2 minutes 50 secondes. Le départ du premier engin se fait en 3 minutes 20 secondes. Ce suivi nous permet d’identifier les points d’amélioration dans nos différentes structures, qu’elles soient urbaines ou rurales.

LES TECHNOLOGIES

MODERNES VOUS AIDENTELLES À GAGNER DU TEMPS ?

Absolument. Les drones, par exemple, nous permettent de mener une reconnaissance rapide et sécurisée des zones d’intervention. Ils nous sont par exemple utiles pour évaluer l’ampleur d’un feu de forêt ou pour mesurer l’étendue d’une pollution dans un cours d’eau sans avoir à parcourir toute la zone à pied, ce qui est parfois impossible. Les caméras thermiques sont aussi précieuses pour lever les doutes sur un feu éteint, notamment sur des cheminées ou des feux insidieux. Elles nous évitent de devoir revenir sur une intervention. Enfin, le GPS a permis de faire évoluer nos pratiques, surtout en milieu inconnu ou dans des conditions difficiles.

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.