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Postface: Patience et audace pour changer les choses - par Gaëlle A.-Lescop

PATIENCE ET AUDACE POUR CHANGER LES CHOSES

Extrait d’une conversation entre André Casault, co-chercheur Habiter le Nord québécois, initiateur d’une collaboration échelonnée sur 20 ans avec les Innus du Nitassinan, et Gaëlle André-Lescop, innue de Uashat mak Mani-utenam et ingénieure civile du Conseil Tribal Mamuitun. Pessamit, Juin 2019.

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Gaëlle André Lescop est innue de Uashat mak Mani-utenam. Elle est ingénieure civile au Conseil tribal Mamuitun – un organisme qui œuvre en développement communautaire et organisationnel auprès de cinq communautés innues. Gaëlle a également travaillé pendant plusieurs années au secteur des Immobilisations et Infrastructures du Conseil de bande de Uashat mak Mani-utenam. Elle a siégé sur le conseil d’administration de la Société d’habitation du Québec (SHQ). Elle détient une maîtrise en design urbain de l’École d’architecture de l’Université Laval (ÉAUL). Elle participe depuis plusieurs années aux activités du Groupe Habitats + Cultures et siège au Comité de direction du partenariat Habiter le Nord québécois (HLNQ). Elle a participé à plusieurs projets, dont l’élaboration du Guide d’aide à l’aménagement des communautés innues – innuassia-um.org. Elle a présenté les résultats de ses travaux dans plusieurs conférences, dont Arctic Social Sciences en Suède, l’Université Féministe d’été de l’Université Laval, et dans la revue Recherches amérindiennes au Québec 1 .

André Casault: Qu’est-ce que ton expérience au sein du partenariat Habiter le Nord québécois a apporté à ta pratique? Comment appliques-tu tes connaissances dans ton travail? Gaëlle André-Lescop: Cette expérience m’a beaucoup apporté personnellement. J’ai appris plus que j’aurais imaginé! Je réfléchis différemment. Ça m’a ouvert les yeux sur mon environnement, et plus particulièrement sur l’environnement bâti. Aujourd’hui, peu importe où je suis, même si les environs semblent peu attrayants… je ne m’ennuie pas! Je prends plaisir à observer l’aménagement, les ambiances, ce qui pourrait être amélioré et ce qui fait qu’on

s’y sent bien. Je me considère chanceuse d’avoir pu développer mon regard critique à cet égard. J’ai eu la latitude de pouvoir orienter mon champ d’études en lien avec la culture innue. J’ai beaucoup lu sur l’identité innue et sur des sujets qui dépassent le cadre de l’architecture. Le partenariat de recherche m’a aussi amenée à voyager. J’ai pu côtoyer d’autres cultures, dont celles des Inuit – une opportunité rare vu la distance entre nos deux nations et nos contextes politiques. Malgré nos différences, nous avons beaucoup de défis communs. La culture et l’art inuit m’ont semblé très présents dans leur environnement. Cet aspect m’a particulièrement marquée. Et je suis allée présenter mes recherches en Suède et à Strasbourg. Je ne m’attendais pas à cela en entamant mon retour aux études… comme quoi il faut oser faire le saut !

André : Tes idées sont-elles prises en compte? Font-elles réagir? Les projets évoluent-ils différemment? Gaëlle : Je commente des plans et devis. Certaines de mes suggestions sont prises en compte – c’est une chance. Des fois, je propose des solutions hors des sentiers battus qui sont parfois jugées trop audacieuses. Mais… je pense que des fois, il faut sortir des sentiers battus. Il faut oser. C’est facile de répondre « ça coûte trop cher » ou « c’est compliqué »… Le danger c’est d’aller vers la solution facile. Lorsqu’un projet est initié, bien souvent, on suit les plans sans les questionner – par manque de temps ou par prudence. Concrètement, les changements ne sont pas assez visibles pour marquer les esprits. André : Dans ce cas, qu’est-ce qui pourrait être changé dans le processus décisionnel? Gaëlle : Je pense qu’il faut sensibiliser les personnes impliquées dans les décisions. Il faut démontrer qu’on peut faire différemment. Lorsqu’on est très familier avec son milieu, il peut arriver qu’on n’en voie plus les défauts ni les potentiels. Notre regard s’habitue. On vit avec. Je suis allée récemment visiter le village cri d’Oujé-

Il faut démontrer qu’on peut faire différemment.

On sentait au fil du processus que les gens développaient un regard plus aiguisé vis-à-vis des propositions soumises.

Université Féministe d’été Québec, 2019 Bougoumou. J’y étais déjà allée, mais cette fois, avec la réflexion qui m’a habitée ces dernières années, j’ai pu mieux apprécier l’endroit. C’est un aménagement audacieux qui fait une différence visible au cœur du village. André : Pourtant on a fait ensemble des projets de sensibilisation, des guides d’aménagement comme Innu Assia2 en collaboration avec la communauté de Uashat. Quelles approches seraient plus percutantes ? Gaëlle : Pour Innu Assia, on sentait au fil du processus que les gens développaient un regard plus aiguisé vis-à-vis des propositions soumises. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à m’inscrire à la maîtrise. À force de participer à des workshops avec les étudiants de l’École d’architecture, j’avais le désir d’approfondir les notions de design urbain et avoir un bagage de solutions à portée de main.

André : En effet, nous sommes là pour appuyer les idées de la communauté, pas pour faire à leur place ni décider. Récemment, nous avons fait un atelier sur le thème des camps de transmission de la culture pour les jeunes Innus. L’idée est de Denis Vollant qui a dit un jour : « J’ai un rêve. Je voudrais construire un camp où les jeunes pourraient pendant quelques semaines suivre leurs cours réguliers en forêt. » C’est une super idée : apprendre les maths, la géographie ou les sciences en forêt, avec des éléments concrets comme exemples. On y a travaillé avec Denis, autour de beaux projets [présentés dans ce livre]. Mais aller de l’avant pour

la suite, ça vous revient. Comment aider en ce sens? Par quels moyens? Gaëlle : Je pense qu’un projet-pilote pourrait être très efficace. Les Innus ont besoin de voir des choses concrètes pour décider. J’entends parfois ce reproche : « Qu’est-ce que ce partenariat de recherche a apporté ? On ne le voit pas. » Il y a quelques années, un de vos étudiants nous a aidés à concevoir l’aménagement des abords du Musée Shaputuan [à Uashat]. Le Conseil avait engagé des fonds pour finaliser les plans, mais il n’y avait pas d’argent pour construire. Il aurait fallu que les décideurs de la communauté s’investissent, persévèrent et concrétisent le projet, pour en faire un exemple. Les membres de la communauté veulent des choses concrètes et je pense qu’on peut en réaliser avec peu de moyens. Un bon exemple : l’activité [Mamu Metuetau, p.314] sur l’aménagement des cours d’école. Suite aux ateliers, deux modules de jeux ont été construits, mais cela aurait été encore bien plus percutant de procéder à l’aménagement de la cour dans sa totalité, selon les propositions des étudiants, pour donner encore plus de visibilité aux idées. Il y avait des projets porteurs, travaillés de concert avec les élèves, les directions d’écoles, et réalisables au plan financier. La répercussion de l’activité aurait été plus forte. Je suis certaine que les jeunes auraient apprécié. C’est d’ailleurs à eux d’abord qu’il faut penser, à nos jeunes. Au final, j’aspire à réaliser des choses pratiques. Il faut faire preuve de patience pour faire changer les choses, pour Faire sauter la clôture [p. 248-259]… Faisons preuve d’audace et visons des répercussions concrètes pour nos communautés. Je crois que nous sommes sur une bonne lancée.

Je pense qu’un projet-pilote pourrait être très efficace. Les Innus ont besoin de voir des choses concrètes pour décider.

1 Vachon, G, Pinard, E, Blais, M, André-Lescop, G, Rock, C (2017) Vers des visions partagées: Des outils visuels pour l’aménagement durable des communautés innues de la Côte-Nord. Recherches Amérindiennes au Québec, 47(1): 121-136.

2 innuassia-um.org

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