grand théâtre magazine n°8 - Nos créatrices

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Nos créatrices

n°08

Femmes et opéra : une longue histoire Emmanuelle Haïm, la passion du baroque Le théâtre expressif de Karin Henkel


chanel.com


BAGUES ET CLIPS D’OREILLES EN OR BEIGE, OR BLANC ET DIAMANTS.


XAVIER LAVICTOIRE - REIMS

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. A CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


Édito du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond

UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN

Le futur sera-t-il féminin ? Ce numéro 8 du Grand Théâtre Magazine est consacré à Nos créatrices. Ce choix thématique est lié aux deux opéras prévus sur la scène du GTG – espérons avec du public, ou sinon en digital –, Didon et Énée de Purcell, créé en 1689, et La traviata de Verdi, créé en 1853, et en particulier à leurs figures centrales, Didon et Violetta Valéry. Le dossier propose plusieurs approches de la place des femmes à l’opéra, en partant de deux constats : la plupart des grands rôles sont féminins, de Carmen à Tosca, d’Aïda à Didon ; la figure de la sorcière, avec ses caractéristiques surnaturelles et inquiétantes, souvent associée au savoir, donc au mal, est fréquente et appréciée. Mais qu’en est-il des compositrices, metteuses en scène ou librettistes ? Cette histoire-là commence en 1625, évolue en dents de scie, et pour les metteuses en scène, se développe beaucoup depuis une trentaine d’années, notamment sous l’impulsion d’artistes venues du cinéma ou de la danse. Pour explorer l’état actuel de cette question, le dossier met en valeur de grandes figures de la programmation du GTG, qui entourent Didon dans le dessin imaginé par Marc Bauer en couverture : la Française Emmanuelle Haïm, directrice musicale pionnière, à la tête de l’ensemble de haut vol Le Concert d’Astrée, passionnée de baroque, qui dirigera Didon et Enée. L’Allemande Karin Henkel, dont les productions présentent une « aura intellectuelle brillamment doublée par la sensualité, la puissance de l’image, la folie du jeu », qui mettra en scène La traviata. Et la Sud-Africaine Pretty Yende, devenue l’une des sopranos les plus acclamées sur les grandes scènes internationales. Le futur sera-t-il féminin ? Dans le domaine de l’opéra comme dans les arts en général, les choses ont considérablement évolué depuis la parution, en 1979, de l’essai L’opéra ou la défaite des femmes, de la philosophe Catherine Clément. Les créatrices mises en lumière dans les pages qui suivent, tout comme des milliers d’autres dans tous les domaines artistiques, en sont la preuve. Elles marquent leur époque avec talent, audace et détermination, et ouvrent les consciences pour proposer des réécritures de l’histoire. Le slogan Future is female, lancé en 1975 pour promouvoir l’ouverture de la première librairie pour femmes à New York, désormais absorbé dans la pop culture, reste un objectif militant et inspirant. Même si le chemin est long et les écueils nombreux, il est plus actuel que jamais. Espérons que le processus en cours aboutira à ce que ce magazine tente en partie de proposer : dépasser la thématique féminine pour considérer la pratique artistique que chaque créatrice développe, et se nourrir de ses enjeux. Ce magazine numéro 8 est particulier, parce que c’est le dernier numéro de la formule actuelle. En effet, depuis deux ans, il est réalisé en partenariat avec Heidi.news, média qui est dans un processus de rapprochement avec le quotidien Le Temps, ce qui provoque un changement de rédaction au sein du Grand Théâtre Magazine dont l’équipe sera partiellement renouvelée. J’ai eu un grand plaisir à contribuer à fonder ce magazine et à lui donner une identité, de concert avec mes collègues que je remercie chaleureusement, ainsi que vous, chères lectrices et chers lecteurs. Je passe donc le témoin, en souhaitant le meilleur pour la suite de ce projet éditorial ! Excellente lecture !

Olivier Kaeser

Olivier Kaeser est historien de l’art, commissaire d’expositions. Après avoir présenté le projet pluridisciplinaire Dance First. Think Later en été 2020 à Genève, il prolonge cette recherche en vue d’une publication sur les questions de gestes et de mouvements, leurs significations et interprétations dans les champs de la danse et des arts visuels. Il a codirigé le Centre culturel suisse de Paris, après avoir mené en duo l’espace d’art indépendant attitudes à Genève. Il a coédité de nombreux livres d’artistes et autres publications culturelles.

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Image de couverture

Marc Bauer, Didon, crayon gris et crayon de couleurs sur papier, 40 x 30 cm, 2021. Avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Peter Kilchmann

RU B R IQUES

Artiste suisse formé à Genève et à Amsterdam, basé à Berlin et Zurich où il enseigne à la ZHdK, il a exposé notamment à la Berlinische Galerie, à l’Istituto Svizzero à Milan, à la Drawing Room à Londres, au Museum Folkwang à Essen, au Centre culturel suisse à Paris, au Kunstmuseum à Saint-Gall ou au MAMCO à Genève. Il est lauréat du Grand Prix suisse d’art Meret Oppenheim 2020.

Édito

Portrait

3 par Olivier Kaeser

14 Pretty Yende, par Serge Michel

Mon rapport à l’opéra 6 Erika Stucky, divine comédie, par Arnaud Robert

DO SSI ER N OS C RÉATRI C ES

Autour de Didon, l’artiste a esquissé les portraits, de gauche à droite, de Pretty Yende, Emmanuelle Haïm, Karin Henkel, Erika Stucky et Pipilotti Rist, toutes présentes dans ce magazine.

Visite d’atelier 16 L’univers lunaire et minéral de Pauline Julier, par Florence Grivel

Ailleurs 8 Le ténor Enea Scala montre sa Sicile, par Antonino Galofaro

Rendez-vous 44 Une sélection par la rédaction du Temps

Trésors cachés 12 Joëlle Müller, du cuir sinon rien, par Aude Seigne

Le tour du cercle 46 Christine BatruchHawrylyshyn / Gillian Arnold, par Serge Michel À vos agendas ! 48 par Olivier Gurtner

Der Wald, page de couverture de la partition d’Ethel Smyth, 1902

Femmes et opéra : elles ont toujours été là, par Aliette de Laleu 18 Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur les sorcières à l’opéra mais que vous allez tout de même lire parce qu’on vous a jeté un sort, par Christopher Park 24 Mise en scène d’opéra : les femmes arrivent ! par Christian Merlin 28 Insert, Pipilotti Rist, par Olivier Kaeser 32 Emmanuelle Haïm ou la passion du baroque, par Martine Duruz 34 Karin Henkel, le permis d’être bruyant.e à l’ère de la nervosité, par Andreas Wilink 38 Sur le fil des créatrices, par Clara Pons 42

Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Heidi.news, Collaboration éditoriale Le Temps

Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Olivier Kaeser Édition Serge Michel, Florence Perret Responsable éditorial Olivier Gurtner Comité de rédaction Aviel Cahn, Olivier Gurtner, Olivier Kaeser, Serge Michel, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Relecture Patrick Vallon

Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114

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Mon rapport

à l’opéra

Erika Stucky dans Didon et Enée, remembered, Opéra de Lyon, 2019 © Blandine Soulage

Arnaud Robert est un journaliste et réalisateur qui collabore régulièrement avec Le Temps et la RTS. En 2020, il a obtenu le Swiss Press Award pour une enquête mondiale sur les toilettes publiée par Heidi.news.

Erika Stucky, divine comédie

Elle est ce qui se rapproche le plus d’une diva sur notre territoire. Elle a remporté il y a quelques mois le Prix suisse de musique et il n’était pas volé. Enfant des guitares électriques californiennes et des yodels du Haut-Valais, elle chante Michael Jackson, Billie Holiday et Purcell sans jamais se poser la question des genres. Il y a quelques mois, Erika Stucky faisait sa première en sorcière à l’Opéra de Lyon. Elle est baroque, par essence.

Erika Stucky © René Mosele

Erika Stucky est née à San Francisco, dans une famille de migrants suisses. À 9 ans, de retour dans ses montagnes, elle tombe raide amoureuse des vieux chants des Alpes. Sa carrière est une odyssée brûlante, de racines et d’envols, elle rencontre des orchestres baroques et des électroniciens de l’impossible, des ensembles de cuivre et des punks absolus. Elle est un passe-muraille.

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Propos recueillis par Arnaud Robert

Erika Stucky avec Andreas Scholl © Stucky / Hoekman


Premier souvenir d’opéra ?

ES — La grosse femme dans les dessins animés de Tom & Jerry qui, par la simple vibration de sa voix, faisait éclater les verres. Autour d’elle, les autres personnages se bouchaient les oreilles de douleur. Je ne crois pas qu’il ait existé d’autre référence à l’opéra dans ma famille de bouchers suisses à San Francisco. C’est beaucoup plus tard que j’ai pris des cours de chant avec une cantatrice californienne, « Caro Mio Ben » de Tommaso Giordani, elle disait que j’avais une voix de petit garçon parce que je chantais sans aucun vibrato. Moi j’essayais de sonner classique mais apparemment ça ne marchait pas. Est-ce que c’est avec la compositrice Carla Bley que l’opéra est entré dans votre vie ?

Carla fait de l’opéra ? Escalator Over the Hill est en général considéré comme un opéra jazz. Vous ne l’avez pas ressenti comme ça ?

Pas vraiment. J’ai repris le rôle de Ginger en 2006. On se levait pour chanter et puis on s’asseyait, on ne portait pas de costume. Ensuite j’ai travaillé avec le compositeur George Gruntz, dans Milk and Honey, j’ai su alors que je pouvais chanter par-dessus dix-huit musiciens, que je n’allais pas me faire déborder. Je crois que je n’ai jamais cherché à jouer à la chanteuse d’opéra, les gens m’engagent pour être moi-même. Il y a pourtant une dimension profondément théâtrale dans votre personnage de diva, quand vous débarquez sur scène en frappant une pelle à neige, quand vous diffusez vos films qui sont des courts-métrages burlesques, quand vous êtes une figure mythique entourée de sept vautours dans un de vos spectacles…

Il y a forcément quelque chose de l’ordre du conte et de l’outrance lorsqu’on monte sur scène. Les musiciens avec qui je travaille me laissent faire, ils savent que je les emmène ailleurs, dans une histoire que j’explore, je les invite, eux et les spectateurs, sur ma planète. Quand j’allais voir Leonard Cohen ou Bob Dylan, je cherchais à reconnaître en eux ce jeu avec le réel, cette façon que les géants ont de négocier avec leur double public. Il y a une forme de bluff, quelque chose de construit, mais qui révèle une profonde vérité. Vous rencontrez le contreténor Andreas Scholl dans une émission de radio et, en quelques minutes, vous décidez de travailler avec lui. Vous parvenez à lancer des ponts avec des univers qui semblent aux antipodes du vôtre.

Je crois qu’il était surpris, peut-être même effrayé par cette folle qui était à côté de lui, par cette voix qui ne ressemblait à rien et il m’a invité chez lui. Je ne savais

pas à quel point il était célèbre, je n’ai pas douté. C’était étonnant de voir quelqu’un qui se réveille le matin en se demandant comment sa voix se porte, comme si sa voix était une chose extérieure dont il fallait prendre soin. J’avais aussi invité la légende du punk allemand FM Einheit et nous formions une bande très instinctive. Nous ne nous posions jamais la question des gouffres qui nous séparent. C’est ce qui s’est probablement passé aussi lorsque le metteur en scène David Marton vous a appelé pour interpréter la sorcière dans Didon et Enée de Purcell, à l’Opéra de Lyon…

J’ai eu un instant de vertige. Je me suis demandé si j’allais rendre les gens furieux une nouvelle fois. Mais ensuite j’ai écouté l’œuvre, elle est peuplée de merveilleuses mélodies, des mélodies vieilles de trois siècles, j’avais l’impression d’entendre des Zäuerli, des chansons qui résonnaient en moi et ne me semblaient pas étrangères. On voulait que je sois Erika Stucky, il ne s’agissait pas de mimer une diva. Certaines réactions de puristes face à votre voix qui doit beaucoup au blues, au yodel, au rock, vous ont-elles surprise ?

J’ai l’impression d’être moi-même une puriste. Je vis la musique comme une quête de pureté. Je voulais être une sorcière crédible, brutale, sauvage. Je me serais peut-être économisée ou protégée à 30 ans mais, à presque 60 ans, je balance ce que je suis, je n’ai pas d’autre argument. Dans les premières minutes, le chef d’orchestre m’a regardée comme une extraterrestre, je ressentais une forme de réticence. Mais très vite, nous avons su que nous parlions le même langage. Celui de l’expression. C’était assez impressionnant de vous voir sur une scène d’opéra comme si c’était pour vous un contexte absolument naturel…

Je finis toujours par être l’hôte, par accueillir les gens, même si je ne suis pas chez moi. Comme Dean Martin qui s’écriait « bienvenue dans mon salon ! », en levant un verre de scotch, quand il entrait sur scène. J’étais encore un bébé lorsqu’on m’a déposée dans un filet au-dessus des sièges d’avion pour traverser l’océan entre la Californie et le Valais. J’ai besoin de m’implanter immédiatement. Dans les compartiments des trains, je monte pratiquement des campements autour de ma place. C’est une espèce de nomadisme viscéral qui me pousse à être chez moi partout. Je vais d’ailleurs planter un mât au cœur de la scène de l’opéra d’Anvers où je vais passer près de deux mois.

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Ailleurs

ENEA SCALA, LE TÉNOR AVEC QUI L’OPÉRA TRAVERSE LA SICILE

La tour Cabrera, sur la plage de Pozzalo, Sicile © operofilm

Par Antonino Galofaro


Antonino Galofaro est journaliste, correspondant à Rome pour plusieurs médias dont Le Temps. Né à Lausanne, il étudie le cinéma avant de filer à la très réputée École de journalisme de Lille. Il atterrit à Rome en 2012. Depuis, deux papes et sept gouvernements rythment sa vie, presque tous les jours.

Enea Scala au festival POM (Pozzallo all’Opera nel Mondo), 2020. © Massimo Assenza

Vingt ans après avoir quitté son île, le ténor sicilien a réussi à apporter l’art lyrique dans sa ville d’origine, Pozzallo, terre d’accueil des migrants et symbole de la riche diversité de son île. Depuis la fenêtre de sa maison familiale, il aperçoit la mer de son enfance. Les couleurs, la fraîcheur lui rappellent combien il adorait jouer au bord de l’eau. Il regarde de loin, la rive est interdite. Pour cette première vague de la pandémie, Enea Scala est enfermé dans la maison familiale de Pozzallo, dans le sud-est de la Sicile, à 300 km de Palerme. C’était en mars 2020, l’Italie était alors le premier pays européen à confiner sa population après avoir été violemment frappée par le coronavirus. Un an s’est écoulé. Le ténor n’a cessé de voyager et retrouve enfin sa terre natale, dans un pays paralysé. Il est revenu pour chanter. En cette fin mars 2021, il arrive de Bruxelles où il a donné un concert... en streaming. Palerme, un autre monde. Le Teatro Massimo s’ouvre une nouvelle fois à lui alors que les lieux de culture sont fermés dans tout le pays. C’est l’une des plus grandes maisons d’opéra d’Europe qui héberge un concert de gala retransmis en direct sur les réseaux sociaux, dans le cadre du projet « Ouverts malgré tout ». Une salle magnifique, mais vide. Sur scène, un mètre sépare les musiciens, masqués s’ils ne manient pas un instrument à vent. Enea Scala s’avance derrière le chef d’orchestre avant de retirer son masque et déploie sa voix. Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi.

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Quelques heures plus tôt, le ténor avait été pris d’une émotion particulière. D’une excitation unique à l’idée de chanter à nouveau dans sa terre natale. « Travailler a toujours signifié pour moi voyager, m’en aller. » C’est-à-dire loin de sa Sicile. Après une semaine chaotique de voyage à franchir les obstacles dressés par les mesures sanitaires, en passant par Bologne où il habite, le chanteur respire. Malgré vingt ans de carrière, il reste incrédule. « Que je puisse être sur ma terre natale en train de faire le travail dont j’ai toujours rêvé me paraît extraordinaire. Je suis même payé pour le faire ! » Pour Scala, se produire en Sicile signifie aussi un public particulier, ses proches en l’occurrence, qui habituellement traversent l’île en diagonale pour l’écouter. « Quand le théâtre est investi par ma famille et mes amis qui concentrent un enthousiasme immense, il faut être à 100 %. Voire même supérieur aux attentes. » Enea Scala naît à Ragusa, dans l’hôpital le plus proche de chez lui, à une heure de route de Pozzallo. Tout juste quarantenaire, l’homme à la voix souriante a les traits de la beauté sicilienne. Le regard noir et intense lorsqu’il chante, un visage allongé, une barbe finement taillée et des cheveux légèrement ondulés, rasés sur les côtés. Sa voix s’anime lorsqu’il évoque son enfance, ses parcours à vélo pour rejoindre la ruelle de ses grands-parents. Le jeune garçon ne comprenait pas alors le clin d’œil du destin : les Scala vivaient à la rue Giuseppe Verdi ! Un passage lumineux bordé de petits immeubles blancs, à quelques centaines de mètres seulement de la mer. La maison est aujourd’hui abandonnée, mais la nostalgie le pousse à s’y promener encore, à chacun de ses passages. Et de repenser à la ferme de sa grand-tante, près de Modica, où il aidait à préparer la ricotta chaude et d’autres produits siciliens Le futur ténor a vécu ses vingt premières années à Pozzallo avant de partir pour la Toscane où il étudiera et débutera une carrière lyrique. Il fait ses premières armes dans le chœur polyphonique de l’Université de Bologne avant de suivre un an de cours de chant privé pour entrer au conservatoire de la ville émilienne. Lors d’un concert en 2000, il s’exhibe aux côtés de ténors confirmés tel que Pietro Ballo. « Je suis resté scotché par ces voix magnifiques que j’écoutais de si près, confie-t-il. Je n’étais qu’à quelques mètres d’eux. C’est alors que j’ai compris ce que je voulais faire de ma vie. » Enfant, de la rue Verdi, il descendait jusqu’au port, plus à l’ouest. « Il y avait ces bancs en pierres plantés à la va-vite dans le sable. Nous sautions entre ces roches. Nous jouions comme de petites chèvres, sans faire attention aux énormes trous entre les rochers. Et nous plongions dans la mer depuis ces cailloux. Nous n’avions aucun sens du danger, c’était notre manière de vivre, notre aventure. Je ne sais pas comment nous avons réussi à rester en vie durant toutes ces années. » Enea Scala ne peut oublier Pozzallo. Adulte, il choisira donc sa ville d’enfance pour y créer un festival d’opéra en 2019, loin de Palerme et du Teatro Massimo, de l’autre côté de l’île. Le POM, Pozzallo all’Opera nel Mondo (traduction littérale : Pozzallo à l’œuvre dans le monde) vise à promouvoir de jeunes talents, aussi bien italiens que parmi les jeunes migrants secourus en Méditerranée. Pour le ténor, ce sont deux rêves qui s’additionnent : apporter la musique classique dans sa ville, « et mettre en avant ce qui la rend si particulière, sa position de frontière », enchaîne-t-il. Comme Lampedusa, Pozzallo est un avantposte des routes migratoires arrivant surtout de la Libye.

AILLEU RS

« Travailler a toujours signifié pour moi voyager, m’en aller. »

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Des migrants mineurs originaires de Gambie jouent au football devant une église, la nuit, à Pozzallo, en Sicile, le 15 septembre 2014 © Lynsey Addario / Getty Images Reportage

Lors de la première édition du POM, le leader du parti d’extrême-droite la Lega, Matteo Salvini, est ministre de l’Intérieur. Enea Scala, lui, tient à rappeler que « Pozzallo n’est pas un port fermé, mais ouvert à la culture, à la fraternité, à la possibilité de réaliser ses rêves et au droit de voyager pour trouver le bonheur ». La crise humanitaire au milieu des années 2010 propulse en effet la petite cité portuaire au cœur de l’actualité. Elle héberge un centre de premier accueil, où des milliers de migrants font escale. « La Sicile offre une telle richesse, une telle diversité de cultures, d’arts, d’architectures, de paysages et d’histoires, s’enthousiasme Enea Scala. Chacun de nous ici dispose d’un patrimoine génétique unique. Des siècles durant, les dominations subies par l’île ont laissé un témoignage incroyable, incomparable. » L’heure a tourné, il faut mettre un terme à cette conversation : l’opéra va bientôt happer le ténor pour son fameux concert au Teatro Massimo.

« Pozzallo n’est pas un port fermé, mais ouvert à la culture, à la fraternité, à la possibilité de réaliser ses rêves et au droit de voyager pour trouver le bonheur. »

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève La traviata du 20 juin au 3 juillet 2021 gtg.ch/la-traviata

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Trésors

cachés 4/4 JOËLLE MÜLLER, DU CUIR SINON RIEN

Il existe une expression qu’on dirait taillée pour elle : « Être bien dans ses baskets ». Joëlle Müller, responsable du service habillage depuis une dizaine d’années, se passionne pour la chaussure depuis toujours, et en fait le symbole d’une liberté qui lui ressemble.

Joëlle Müller, cheffe du service habillage au Grand Théâtre © Nicolas Righetti/Lundi13.ch

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Par Aude Seigne

Adolescente, Joëlle Müller rêve d’une maturité artistique, que son mauvais niveau d’allemand ne lui permet pas. Elle fait alors un premier apprentissage de télégraphiste, dont elle garde une grande facilité à pianoter sur les claviers. Puis elle vit de petits boulots et voyage – la Grèce, New York, l’Italie, où elle apprend la langue et rend visite à une amie qui étudie le stylisme sur les rives du lac de Côme. Joëlle entre ensuite au collège du soir, obtient sa maturité avec mention. Elle se souvient du directeur qui la félicite et qui la voit déjà aux Beaux-Arts, alors qu’elle n’a qu’une idée en tête : apprendre à faire des chaussures. À l’Office pour l’orientation et la formation professionnelle, elle demande quelles sont les filières. La réponse ? Il n’y a rien, sauf un apprentissage de cordonnier. C’est dans un petit magasin, où elle achète du matériel pour améliorer des modèles bon marché, qu’elle apprend qu’« au Grand Théâtre, il y a un prince ». Un prince qui fait des chaussures. Il s’appelle Michel Blessemaille et accepte Joëlle en apprentissage de cordonnier-bottier. Là, elle travaille principalement le cuir, mais la chaussure est sa passion depuis toujours. Lors de notre entretien par écrans interposés, elle dit que si je la lance sur la chaussure, on en a pour 10 jours. Alors j’attaque la discussion par la technique. Réaliser une chaussure sur mesure requiert une cinquantaine d’opérations complexes, qui commencent avec le mesurage, les patrons en papier puis les chutes de cuir. Vient ensuite le vocabulaire spécifique : la tige, le cambrion, le contrefort. Au final, la chaussure est tellement confortable qu’une chanteuse les chausse pour la soirée, ou qu’un chanteur ne les quitte pas pendant les semaines où il occupe son rôle. Quant aux types de cuir, Joëlle Müller évoque celui de bœuf pour les semelles, le chevreau pour les escarpins, le mouton pour les parties plus spongieuses. Avec elle, tout est à la fois structuré et ouvert sur un imaginaire exubérant. « C’est la cambrure qui fait une bonne chaussure », explique-telle. Un artiste ne chantera pas bien s’il est mal chaussé. La chaussure est si intime qu’elle permet de les rassurer lorsqu’ils sont sur scène. Pour Joëlle, cette notion de confort des pieds est tellement importante qu’elle lui a inventé un ennemi : le syndrome de Cendrillon. En psychologie, cela désigne habituellement le besoin de trouver un prince charmant et d’installer une dépendance affective.


Née en 1985 à Genève, Aude Seigne a étudié la littérature de langue française et les civilisations mésopotamiennes à l’Université de Genève. Elle a voyagé dans une quarantaine de pays, travaillé comme rédactriceconceptrice web pour la Ville de Genève puis comme administratrice culturelle pour la chorégraphe Cindy Van Acker. Elle a publié Chroniques de l’Occident nomade (Paulette, 2011 ; Zoé, 2011, 2013) qui lui a valu le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. En 2012, elle a reçu une bourse culturelle de la Fondation Leenaards pour son deuxième ouvrage, Les Neiges de Damas, paru aux éditions Zoé en 2015. En 2017, elle a bénéficié d’une résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski pour son troisième livre, Une toile large comme le monde. Dès janvier 2018, elle publie la série littéraire Stand-by, écrite avec Daniel Vuataz et Bruno Pellegrino. Deux saisons sont parues aux éditions Zoé et, pour la deuxième, en feuilleton sur le site Heidi.news.

Mais notre costumière a sa propre définition du syndrome de Cendrillon : la manie de 70 à 75 % des femmes de porter des chaussures trop petites pour elles, afin que leurs pieds paraissent plus fins, plus délicats, plus conformes aux standards dits féminins. Il y a donc une veine féministe chez Joëlle et de fait, au Grand Théâtre, elle se bat pour que les femmes soient payées autant que les hommes à niveau de formation égal, les couturières, habilleuses, machinistes, accessoiristes, toutes et tous à égalité. Cet engagement l’a menée à prendre la parole lors d’émissions de la RTS ou devant le Bureau de l’égalité. Et pourtant, elle continue d’utiliser le terme « cordonnier-bottier », au masculin, pour parler de son parcours. Je lui demande pourquoi. Elle dit que c’est le nom d’un métier, et que les termes ne la dérangent pas tant qu’elle est payée et respectée comme un homme. Décidément, Joëlle Müller a autant de sensibilité que d’énergie. Après son apprentissage, elle fabrique des prothèses pour un technicien orthopédiste, puis forme des migrants à la cordonnerie de la Croix-Rouge, dirige pendant quelques années son propre atelier de création de chaussures, cuissardes et accessoires, y fabrique du sur mesure pour des mariages ou des spectacles. Mais elle ne se sent pas commerçante, reste liée au Grand Théâtre, rencontre la cheffe habilleuse de l’époque. Depuis une dizaine d’années, c’est elle la cheffe d’une équipe qui compte seize personnes. La détérioration de la qualité du cuir la peine, mais Joëlle a toujours plaisir à travailler vite et bien, à penser en système D. Le premier spectacle qu’elle a couvert était Les Oiseaux, de Yannis Kokkos, les changements y étaient particulièrement rapides. Elle aime cette adrénaline du spectacle, quand il faut parfois ramper, toute de noir vêtue, pour atteindre un artiste et lui arranger un problème de chaussure. À une telle pointure, on est tenté de demander des conseils : quelles marques, quelles formes ? Elle répond que les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés, mais pas elle. Joëlle Müller possède « une quinzaine de paires de Dr. Martens et des tonnes de Converse », des marques qu’elle apprécie car elle a aussi été confrontée à la problématique de pieds fragilisés. À 20 ans, un grave accident de moto lui casse la cheville gauche. Sa dernière cervicale est aussi touchée, elle manque de finir paralysée. Elle reprend la moto, roule jusqu’à ses cinq mois de grossesse puis, jeune mère, arrête pendant vingt ans. Aujourd’hui, Joëlle Müller conduit toute l’année une grosse cylindrée japonaise. En dehors du Grand Théâtre, Joëlle Müller est plutôt éclectique, passant du blues au métal et surtout au punk-rock. Elle travaille chaque année au Paléo Festival comme bénévole, à la sécurité des loges de la Grande Scène, où elle a le privilège de rencontrer les artistes. C’est une semaine très intense, mais aussi bienveillante, solidaire. Dans la région, elle a beaucoup d’amis musiciens, aime danser – cela lui manque depuis une année. Pendant le semi-confinement du printemps 2020, elle était sur le point de partir au Japon avec sa fille, ingénieure du son à la RTS : « Elle aussi fait un métier d’homme ». Le voyage n’a pas eu lieu mais l’enthousiasme permanent de Joëlle Müller laisse penser qu’il n’est que partie remise. Avant de conclure, je lui demande d’où vient l’image de tête de mort, d’une dimension impressionnante, accrochée au mur de son bureau. Joëlle Müller sourit, comme si l’image résumait bien notre conversation : il s’agit de l’affiche d’un concert d’amis à elle, à l’Usine, il y a une dizaine d’années. Elle l’a récupérée parce qu’elle lui a fait penser aux Vanités, ces natures mortes du XVIIe siècle mettant en scène des crânes pour représenter la finitude humaine. Et se rappelle qu’il faut vivre, de la tête aux pieds.

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Portrait

Pretty Yende

« J’ai été touchée par quelque chose de presque surnaturel, mais je n’avais aucune idée de ce que c’était. […] J’étais loin de me douter du rôle que cela jouerait et de la façon dont cela mènerait à la vie que j’ai maintenant. »

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Par Serge Michel

Pretty Yende, la diva qui ne sort pas d’un conte de fées « Sous le dôme épais / Où le blanc jasmin / À la rose s’assemble. » Ces quelques vers du « Duo des fleurs », célèbre opéra Lakmé de Léo Delibes, ont changé la vie d’une jeune Sud-Africaine. En 2001, à 16 ans, Pretty Yende, fille d’une institutrice et d’un patron de compagnie de taxis de la petite ville de Piet Retief, au cœur des forêts à l’est du pays, les entend à la télévision, dans une publicité pour British Airways. La suite, elle la raconte dans presque chaque interview qu’elle accorde aux plus grands journaux du monde : « J’ai été touchée par quelque chose de presque surnaturel, mais je n’avais aucune idée de ce que c’était. Le lendemain matin, je me suis levée tôt, suis arrivée en avance à l’école et suis allée trouver mon professeur de chant choral pour lui demander ce que c’était. Quand il m’a dit que ce son était produit par des humains, que cela s’appelait opéra, j’ai supplié : “Vous devez m’apprendre !” Mais j’étais loin de me douter du rôle que cela jouerait et de la façon dont cela mènerait à la vie que j’ai maintenant. » Pretty Yende dit aussi qu’elle ne supporte plus les contes de fées et, malgré les apparences, son histoire n’en est pas une. C’est plutôt une somme considérable de travail. Élevée dans une famille très religieuse (elle prie avant chaque concert), inscrite par sa grand-mère au chœur de son église depuis ses 5 ans, la jeune chanteuse sera initiée à l’opéra l’année suivante, à l’université du Cap. Là, à la Faculté des Humanités, un certain Angelo Gobbato dirige les cours d’art lyrique du South African College of Music. Il lui fait apprendre l’italien, pour communiquer avec le public et comprendre tous les rôles des œuvres, pas juste le sien. L’étape suivante se déroulera à Milan, à l’Accademia du très célèbre Teatro alla Scala. Impressionnée par la voix « fraîche, verte et légère » de Pretty Yende, l’illustre soprano Mirella Freni lui conseille d’explorer le répertoire du bel canto, les œuvres italiennes du début du XIXe siècle. « Cela m’a construite techniquement », reconnaît-elle. La Sud-Africaine fera merveille dans ce répertoire, accumulant les récompenses dans des dizaines de compétitions mondiales, aux Pays-Bas, en Lettonie, en Autriche, en Russie. « Elle a accédé au rang de diva grâce à Rossini », s’accordent les critiques. Son commentaire ? « Rossini, c’est mon type de mec ! » Et c’est bien grâce à « ce mec » qu’elle a conquis New York en 2013, lorsqu’elle remplace au pied levé la Géorgienne Nino Machaidze pour le rôle d’Adèle dans Le Comte Ory. Intimidée, elle rate une marche du décor, chute sur scène mais finit par emporter le morceau et la ferveur du public du Metropolitan Opera. Chacune de ses victoires est dûment chroniquée par le journal de son université du Cap, qui couvre fièrement le succès de ses alumni. « La tradition du chant et le maillage des chorales ont poussé l’Afrique du Sud vers l’excellence lyrique, écrit Naomi André, professeure à l’université du Michigan et auteure en 2018 de Black Opera : History, Power, Engagement. On assiste aujourd’hui à l’émergence d’une vague de chanteurs sud-africains, dont Pretty Yende est le visage le plus éclatant. » Black opera ? La polémique fait rage dans certaines maisons comme à l’Opéra national de Paris, où des salariés métis et noirs ont dénoncé le maquillage inadapté, des représentations coloniales dans le répertoire, des danseurs grimés façon « blackface » ou l’existence d’un plafond de verre


La soprano Pretty Yende © Kim Fox photography

pour la progression de leur carrière. Des problématiques prises en main par son nouveau directeur, Alexander Neef, qui empoigne la question décoloniale et remet en cause le répertoire. Pretty Yende, elle, ne s’en est jamais plainte. Elle souligne que la plupart des auditions sont anonymes et ont lieu derrière un rideau, mais ne boude pas son plaisir dans les rôles… blancs. Ce fut le cas lorsqu’elle a triomphé dans le rôle principal de Lucia di Lammermoor de Donizetti à New York, au MET, en avril 2018, par la metteuse en scène oscarisée Mary Zimmerman. « Un rôle que l’on associe volontiers à des divas comme Maria Callas, Joan Sutherland », admet, charmé et enthousiaste, Anthony Tommasini, le critique du New York Times. Ce fut le cas de façon encore plus éclatante lorsqu’elle est entrée dans le costume de Violetta, la très Parisienne héroïne de La traviata, de Verdi, à l’opéra Bastille en septembre 2019, dans la mise en scène moderne de Simon Stone et en duo avec le brillant ténor Benjamin Bernheim, à moitié genevois. Cette traviata-là, qui plante Violetta en jet-setteuse accrochée à son smartphone et inondée de SMS, est peut-être un indice des futurs projets de Pretty Yende. Elle a déjà enregistré deux disques, en prépare un troisième et ne cesse de répéter qu’il faut faire de l’opéra « un divertissement de pop culture ». En attendant, elle est très demandée et Genève se réjouit de l’accueillir le 7 mai au Grand Théâtre, si tout va bien...

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève récital de Pretty Yende, avec public limité en salle et en streaming sur www.gtg.ch le 7 mai 2021 15


Visite

d’atelier L’univers lunaire et minéral de PAULINE JULIER

Par Florence Grivel

Artiste, cinéaste et chercheuse, Pauline Julier observe le monde à travers ses yeux, son objectif et sa focale. L’occasion d’une rencontre dans son atelier genevois où le monde se déploie au travers de liens inédits et passionnants.

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Pauline Julier dans son atelier. paulinejulier.com © Florence Grivel

Dans le train Lausanne-Genève, un matin de printemps, le Jura vaudois sur la droite se dévoile ; grande échine sombre saupoudrée d’une neige tardive. Un paysage qui en rappelle un autre, à partir duquel l’artiste Pauline Julier a exploré et créé sa Naturalis Historia (2014-2018) : un livre, une exposition et un film mêlant récits, documents, projections, diverses expressions servant les explorations de cette artiste chercheuse singulière. De fait, cette forêt blanchie fait resurgir le souvenir de cette photographie-déclic repérée par l’artiste dans une revue scientifique, une image de ce qui serait la plus ancienne forêt du monde. Une forêt fossilisée âgée de 300 millions d’années, une jungle avec des fougères et d’immenses arbres rectilignes, un feu d’artifice figé. La découverte de l’image pollinise les réflexions de l’artiste : constellations, affinités électives, dispositifs se mettent en place et font résonner quelque chose à plusieurs endroits, entre intuition et recherches, fiction et réalité. Pour rejoindre Pauline Julier, cap sur les Charmilles. On passe devant les nouveaux bâtiments de la HEAD. Tiens, le paysage jurassique enneigé s’est rapproché depuis la sortie du train. L’atelier qu’elle partage avec deux autres artistes se situe au rez-de-chaussée d’un immeuble récent. Un espace dédié au montage et à la création. Née en 1981 à Genève où elle vit et travaille, Pauline Julier est diplômée en 2002 de l’Institut d’Études Politiques de Grenoble. Elle a poursuivi ses études à l’École nationale supérieure de photographie d’Arles jusqu’en 2007. Désormais artiste et cinéaste, son travail artistique mêlant recherches scientifiques, plastiques et humanistes est exposé à l’international.


Image de Way beyond, 2021, film tourné au CERN sur les processus de préparation du Futur Circular Collider, cette « machine » hors normes qui devrait aider les humains à comprendre les origines de l’univers. © Pauline Julier. Dans les salles en automne 2021, Sister Distribution.

Historienne de l’art de formation, Florence Grivel est spécialiste en arts visuels dans divers magazines culturels de la RTS. Auteure de textes, d’entretiens d’artistes et de fictions, elle conçoit des expositions, réalise des audio-guides pour diverses institutions culturelles. Elle a aussi publié deux recueils d’aquarelles en dialogue avec les poèmes de Julien Burri.

Vite repéré dans l’atelier, ce volume de Lonely Planet intitulé Universe. Un digest de voyages imaginaires pour cette amatrice d’une science-fiction qui a les pieds sur terre. Depuis le début de la crise sanitaire, même si des projets et des expositions ont été repoussés, Pauline Julier se prépare à une année 2021 productive. En juin, au barrage de Mauvoisin en Valais, elle présentera sous forme de quinze panneaux recto verso un des pans de sa recherche effectuée l’an dernier dans le désert d’Atacama, à 1500 km au nord de Santiago du Chili, où elle était invitée à la Biennale. Bien consciente que ce territoire, le plus sec au monde, en a attiré d’autres avant elle – Patricio Guzmàn en tête, avec son film Nostalgie de la lumière –, elle apprend que les entrailles de l’Atacama regorgent de lithium. Pauline s’y rend et découvre ces mines où l’on fait sécher à ciel ouvert et à 2000 mètres d’altitude d’immenses bassins d’eau pompée dans les nappes phréatiques ; vus du ciel, ils forment une mosaïque de nuances de bleus, comme des pastilles d’aquarelle. L’eau s’évaporant, il reste le sel blanc du lithium. Faire s’évaporer de l’eau dans une région sans eau. Forer au plus profond pour envoyer cette énergie fossile dans le ciel. Deux mouvements, une tension. À proximité des mines – il n’y a pas de hasard –, l’artiste genevoise entrevoit des rovers de la NASA en plein exercice. Ils évoluent dans une « atmosphère » proche de celle de Mars, la planète rouge. Signalons encore que le lithium est avec le cobalt un composant des batteries, aussi bien technologiques qu’émotionnelles : ses sels constituent la base d’un traitement stabilisateur de l’humeur pour la bipolarité. Pas de coup de mou pour cette quête kaléidoscopique. De cette recherche, un film, des images et du texte formeront l’œuvre complète, une œuvre flexible, s’adaptant aux lieux qui l’accueilleront. Après nous être promenées dans les déserts martiens du Chili, nous avons fait un détour toujours virtuel par le CERN qui, depuis des années, songe à la construction du grand frère du LHC, l’accélérateur de particules le plus puissant du monde, long cette fois-ci de 100 kilomètres et dont les créateurs, à l’instar des constructeurs de pyramides ou de cathédrales, savent qu’ils ne le verront peut-être pas de leur vivant. Pauline Julier en a fait un film, programmé cette année au festival Visions du Réel de Nyon.

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DO SSIER N O S CRÉATRICES

Femmes et opéra :

L’Amour de loin, de la compositrice Kaija Saariaho, mis en scène par Robert Lepage, Metropolitan Opera © DR

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elles ont toujours été là Par Aliette de Laleu

Compositrices, librettistes, interprètes, metteuses en scène… Les femmes ont participé à l’histoire de l’opéra dès la naissance de ce genre musical au XVIIe siècle. Certains des plus grands rôles ont été écrits pour elles, mais on oublie parfois qu’elles ont aussi été des créatrices, reconnues et respectées pour leurs œuvres lyriques.


Journaliste, conférencière, diplômée en musicologie, Aliette de Laleu tient plusieurs chroniques, notamment sur France Musique. Attachée à regarder différemment la musique, elle souligne l’importance des femmes et des cultures souvent délaissées.

Difficile de passer à côté des femmes lorsque l’on s’intéresse à l’opéra. Carmen, Aïda, Violetta, Didon, Tosca... La plupart des grands rôles sont féminins. Mais qu’en-est-il des créatrices ? Où sont les compositrices, les metteuses en scène, les librettistes ? En France en 2020, sur 372 opéras au programme, aucune compositrice contemporaine ne figure, 2 % des livrets ont été écrits par des femmes, 19 % de ces 1419 représentations en tout ont été dirigées par des femmes, et 38 % de ces opéras étaient mis en scène par des femmes. Pourtant, l’histoire montre que les femmes ont toujours été actrices du monde de l’opéra, depuis le début, et ont même parfois joué un rôle majeur dans cet univers. L’une des premières compositrices à avoir créé un opéra s’appelle Francesca Caccini. Originaire de Florence, elle naît en 1587 dans une famille de musiciens. Elle a 20 ans lors de la création de l’Orfeo de Claudio Monteverdi, œuvre que nombre de musicologues considèrent comme le premier opéra jamais écrit. Cette année-là, en 1607, elle intègre la cour des Médicis en tant que compositrice, interprète et professeure. On fait appel à ses compétences pour composer des œuvres scéniques qui servent à montrer la puissance de sa patronne : Christine de Lorraine, épouse de Ferdinand 1er de Médicis. En 1625, son ballet composé en musique intitulé La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina est donné pour la première fois au Palais Pitti de Florence. Considéré à tort comme un opéra, cette œuvre possède tout de même une particularité : c’est l’une des rares pièces scéniques de l’époque composée par une seule personne. Le talent de Francesca Caccini est à la hauteur de sa rémunération : la plus élevée parmi tous les musiciens de la cour des Médicis.

18 Le 13 op s De es éra ux t d -c jal on om ou né iq x d au ue e S th com op h éâ tre pos ie G Fe é p ail, yd ar p ea un rem u. e f em ier m e,

16 9 pr 5 do emi e n et n ro Pr é à pé oc l’A ra ris ca co m d’ d Éli ém po sa s i be e Ro é p th y ar Ja ale un cq de e f em ue t d Pari m e l s : e C a Gu ép er hal re e . 17 92 les Pa 10 179 ris piè 6 so ce nt s l éc yri rit qu es es pa les rd p es lus fe jou m m ées es à .

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La protégée de Louis XIV et l’âge d’or des librettistes La France a aussi eu sa Francesca Caccini. Elle s’appelle Élisabeth Jacquet de La Guerre. Claveciniste et compositrice, elle sera une des protégées du roi Louis XIV, ce qui lui permettra de faire jouer sa musique dans un cadre public. En mars 1694 à Paris, elle crée à l’Académie Royale, Céphale et Procris, premier opéra signé d’une femme donné dans cette prestigieuse institution qui deviendra l’Opéra de Paris. Pourtant très attendue, la représentation déçoit, notamment à cause de la faiblesse du livret écrit par JosephFrançois Duché de Vancy. Moins d’un siècle plus tard, la France connaîtra son âge d’or des auteures lyriques. En pleine Révolution, les pièces les plus jouées sont en effet le fait de compositrices mais surtout de librettistes. Entre 1770 et 1820, quelque 25 opéras d’auteures sont joués dans des théâtres publics, relèvent les musicologues Robert Adelson et Jacqueline Letzter. Entre 1792 et 1796, les 10 pièces lyriques les plus jouées sont l’œuvre de femmes : elles s’appellent Marie-Emmanuelle Bayon, Julie Candeille, Isabelle de Charrière, Lucie Grétry, Sophie de Bawr… Autant de noms oubliés au fil des siècles.


DO SSIER N O S CRÉATRICES

Comment la période romantique a écrasé les compositrices La période romantique deviendra l’âge d’or de l’opéra mais efface les créatrices. La société très conservatrice du XIXe siècle impose aux femmes d’être mères et épouses avant tout. Connaissez-vous La Montagne noire d’Augusta Holmès ? La Esmeralda de Louise Bertin, Fritiofs saga d’Elfrida Andrée ou encore Les Deux jaloux de Sophie Gail, premier opéra-comique composé par une femme ? Les compositeurs, eux, signent à cette période des œuvres encore jouées aujourd’hui aux quatre coins du monde. Mais l’opéra ce n’est pas seulement l’écriture d’une œuvre, c’est aussi l’interprétation. Après deux siècles où les castrats occupent le devant de la scène en jouant notamment des rôles féminins, les femmes reprennent enfin leur place. Les divos deviennent des divas. L’une des premières, la cantatrice Giuditta Pasta, inspire des compositeurs comme Donizetti et se distingue par une voix rauque et voilée qui divise le public mais intrigue. La France a aussi sa star des scènes lyriques : la Malibran. Mezzo-soprano, elle dotée d’une voix exceptionnelle mais surtout d’une expressivité rare, talent que l’on prêtera volontiers à une certaine Maria Callas un bon siècle plus tard. Ces cantatrices ne sont pas simplement interprètes d’une œuvre déjà écrite. Elles inspirent les compositeurs de l’époque pour façonner des rôles. On pense alors à la mezzo-soprano Pauline Viardot, sœur de la Malibran, pour qui Charles Gounod compose l’opéra Sapho. La chanteuse est aussi connue pour ses compositions et son mécénat : elle soutient, accompagne et reçoit les artistes dans sa propriété. On lui dédie des œuvres comme Samson et Dalila, opéra de Camille Saint-Saëns, preuve de sa puissance et son autorité sur le monde musical d’alors. Les femmes ne sont donc pas que des muses, elles participent et influencent la musique d’une époque.

20 Ka 16 M tie é d’A lisa Mitc vu ix- nde hel e d en d lm u p -Pro e D et er ve eb en so nc us sc è s nn e ag en y au ne P e f pr e F ém en est lléa in ant iva s e in l t l de e p lyri M oin que éli t sa de nd e.

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Les femmes à nouveau sur le devant de la scène Le tournant du XXe siècle va marquer une montée en puissance des compositrices. Le Metropolitan Opera de New York accueille pour la première fois sur scène en 1903 un opéra d’auteure : Der Wald (La Forêt), œuvre de la Britannique Ethel Smyth. Après cette première, il faudra attendre cent treize ans pour que l’institution programme de nouveau l’opéra d’une compositrice : L’Amour de loin de Kaija Saariaho en 2016-2017, donné en création mondiale en 2000 au festival de Salzbourg. Mais le sursaut de créativité féminine et de reconnaissance des auteures de l’entredeux siècles (Lili Boulanger est la première femme à remporter le prestigieux Grand Prix de Rome en 1913) va être rattrapé par les deux guerres… Au sortir de la crise, l’opéra a beaucoup évolué. L’avant-garde musicale rejette ce genre, les divertissements et loisirs se multiplient, laissant moins de place aux grandes œuvres lyriques. Certaines compositrices parviennent pourtant à s’imposer dans un monde : celui de la radio qui, en pleine expansion, offre un cadre pour la création de nouvelles œuvres,

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Le tournant du XXe siècle va marquer une montée en puissance des compositrices. Le Metropolitan Opera de New York accueille pour la première fois sur scène en 1903 un opéra d’auteure : Der Wald (La Forêt), œuvre de la Britannique Ethel Smyth.

Compositrice et militante pour le vote féminin, l’Anglaise Ethel Smyth (1858-1944) © Bibliothèque du Congrès

Der Wald, page de couverture de la partition d’Ethel Smyth, 1902

comme les opéras radiophoniques. Un genre dans lequel excellent les compositrices Claude Arrieu et Germaine Tailleferre. La première connaît bien ce milieu pour y avoir travaillé longtemps, la deuxième, plus âgée et davantage reconnue, se voit commander en 1955 l’écriture d’un opéra radiophonique par l’ORTF. La compositrice va faire appel à l’historienne Denise Centore pour le livret et toutes deux vont créer quatre « opéras de poche » ou « opéra bouffes », pastiches de différents styles musicaux français, à la manière de Rossini, d’Offenbach ou de Rameau. Repenser les mises en scènes ? Les commandes d’opéras contemporains se sont raréfiées dans la deuxième moitié du XXe siècle, un constat toujours d’actualité : il est difficile pour un compositeur ou une compositrice de travailler, tant les budgets des productions sont importants et de plus en plus serrés. Il faut à la fois faire émerger de nouvelles œuvres, mais aussi faire vivre un répertoire plus connu tout en le renouvelant. Et c’est à la mise en scène que ce travail est souvent confié. Une scénographie qui a pris de plus en plus d’importance dans la deuxième moitié du XXe siècle.

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DO SSIER N O S CRÉATRICES

Pendant longtemps, il suffisait aux artistes lyriques de se tenir devant un décor, souvent une toile, et de chanter. Aujourd’hui, les productions mettent en scène l’intrigue, avec des changements de décors, des machineries, des jeux de lumières, de sons, de vidéos. Les interprètes ne sont plus statiques, on leur demande souvent quelques exploits assez physiques. Si l’on prête attention aux grands noms de la mise en scène à l’opéra, notamment à ses débuts, les femmes sont très peu présentes. Conséquence directe de leur faible part dans le monde très masculin du théâtre au XXe siècle. Quelques exceptions, comme Ariane Mnouchkine, ont servi de rôle modèle pour une nouvelle génération très active de metteuses en scène et qui ne demandent qu’à être appelées pour apporter leurs regards sur le monde du théâtre et celui de l’opéra. Mettre en scène les grands opéras du répertoire offre la possibilité de repenser l’image des femmes qui les composent. Souvent martyrisées, méprisées, soumises, violentées ou tuées, les héroïnes des chefsd’œuvre lyriques n’échappent pas à une certaine violence d’un regard essentiellement masculin. Parmi celles qui portent un regard neuf sur ces personnages, on peut noter le travail de la metteuse en scène britannique Katie Mitchell qui fait souvent le pari d’un changement de perspective. Dans sa version de Pelléas et Mélisande, c’est le personnage féminin que l’on suit et dont on adopte le regard. Cela ne modifie en rien l’œuvre, mais change absolument tout de sa compréhension et du ressenti que l’on éprouve. Vision artistique, choix politique Si la vision artistique peut modifier le regard masculin porté sur l’opéra pendant des siècles, elle ne change rien aux inégalités observées à la tête des institutions. Seules deux femmes en France dirigent une maison d’opéra, à Montpellier et à Lille. Cette faible représentation féminine dans ces fonctions n’est pas le résultat de choix artistiques, mais le reflet d’inégalités sociales et culturelles au sein même de la société. Plus on monte dans la hiérarchie, y compris sur le plan purement artistique, moins les femmes sont présentes. Depuis quelques années, et notamment depuis le mouvement #MeToo, l’opéra n’échappe pas à cette volonté de lutte contre les inégalités. Les cheffes d’orchestre se retrouvent davantage sur le podium, les compositrices commencent à être réhabilitées et apparaissent ponctuellement dans certaines programmations, même si leurs œuvres peinent encore à s’imposer dans les théâtres. Il faut du temps pour retrouver les partitions dignes d’intérêt et les faire entrer au répertoire, un travail de longue haleine mais nécessaire pour remettre les créatrices au centre de la vie musicale d’aujourd’hui.

La compositrice Francesca Caccini (1587-1641) © DR

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée le 3 mai 2021 à 20h sur MEZZO Live HD et gtg.ch

Au Grand Théâtre de Genève La traviata du 20 juin au 3 juillet 2021 gtg.ch/la-traviata 23


TOUT CE QUE VOUS N’AVEZ JAMAIS VOULU SAVOIR SUR LES SORCIÈRES À L’OPÉRA MAIS QUE VOUS ALLEZ TOUT DE MÊME LIRE, PARCE QU’ON VOUS A JETÉ UN SORT

Par Christopher Park

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Christopher Park, essayiste et médiateur culturel au service du GTG, né de mère saint-pierraise et de père écossais, est très fier d’avoir sur les deux versants de son ADN de longues lignées de doctoresses, de magiciennes et de matriarches qui n’ont jamais mis les pieds à l’opéra.


DO SSIER N O S CRÉATRICES Anna Caterina Antonacci dans le rôle-titre de Médée, l’opéra de Charpentier, mis en scène par David McVicar, au Grand Théâtre de Genève, 2019 ©Magali Dougados

Je vais vous dire un secret : l’opéra et la vraie vie sont deux choses très différentes. Dans la vraie vie, les gens ont des occupations tout à fait ordinaires : on est avocate, banquière, enseignant ou technicien de surface. À l’opéra, les personnages sont des héros militaires, des aristocrates lascifs, des geishas de 15 ans, des grands prêtres ou prêtresses de divinités diverses et variées, des nonnes maléfiques ou – avec une fréquence remarquable – des sorcières.

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Lulu de Berg, incarné par Barbara Hannigan, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, à La Monnaie, 2002 © Bernd Uhlig

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La sorcière apparaît souvent dans les opéras, en général quand on s’y attend le moins. Rares sont les compositeurs et les librettistes qui ont hésité à insérer une scène avec des sorcières dans leurs œuvres. Vous mettez en scène un épisode de l’Énéide et l’absence de sorcières vous ennuie ? Pas de problème, on en rajoute ! Votre opéra sur un bal masqué dans la NouvelleAngleterre du XVIIIe siècle manque de pep ? La solution est évidente : une scène avec une sorcière ! La figure de la sorcière se glisse dans le genre lyrique aussi facilement qu’un hautbois supplémentaire dans la fosse d’orchestre. On sous-estime d’ailleurs beaucoup l’influence que la nécessité de trouver un rôle à la mesure d’une interprète a eu sur l’opéra. Dans Dido and Æneas de Purcell, on soupçonne que les wayward sisters (les « sœurs dévoyées », à savoir les sorcières qui n’apparaissent pas dans l’original de Virgile) ont été mises là en partie pour le show et en partie pour donner aux étudiantes de Mr Priest quelque chose à chanter. La présence d’une artiste irrésistible, mais pas nécessairement dotée d’une voix d’or, a été une aubaine pour toutes les sorcières de l’opéra. Verdi a vu dans les rôles féminins maléfiques une manière de dépasser la beauté conventionnelle de la voix. Après la première de Macbeth à Naples, il écrivait qu’Eugenia Tadolini, dans le rôle de Lady Macbeth, avait une voix trop belle pour le rôle : « La voix de Lady Macbeth devrait être dure et rauque [...]. [elle] devrait avoir la voix du diable ». Les sorcières de Macbeth ne font peur à personne, mais lorsqu’on arrive aux grandes sorcières de la maturité de Verdi – Azucena dans Il trovatore et Ulrica dans Un ballo in maschera – avec leurs arias spectaculaires « Stride la vampa » et « Re dell’abisso », on sent combien Verdi exploite leurs qualités surnaturelles et inquiétantes pour augmenter ses moyens techniques et expressifs. Et à part ça, un personnage comme Ulrica, qui peut voir dans l’avenir et dire au public ce qui va se passer, est très utile pour créer du suspense. L’engouement pour les sorcières à l’opéra atteint son apogée au XIXe siècle. Parfois, comme dans Tristan und Isolde, où Isolde apprend de sa mère – une sorcière – les recettes des philtres d’amour et de mort, la sorcellerie apparaît dans un contexte dramatique sérieux. Les sorcières de Wagner sont simplement des femmes qui ont des connaissances occultes – Isolde, Gutrune, Sieglinde, Kundry, Ortrud… La dramaturgie wagnérienne a d’ailleurs souvent été dénigrée par des commentateurs qui considéraient que les artifices convenus des philtres d’amour et des malédictions étaient indignes


DO SSIER N O S CRÉATRICES

Komische Oper Berlin, Hänsel und Gretel, mars 2013 © imago/DRAMA-Berlin.de

du compositeur. Mais Wagner était un homme d’un grand sens pratique, qui n’avait aucun problème à traiter le fantastique de manière tout à fait banale. Envoûté par la sexualité féminine, l’opéra (à l’exception peut-être de ceux de Britten où ça manque sérieusement de femmes) est une sorte d’hommage un peu malsain à une féminité héroïque idéalisée. Si les héroïnes d’opéra, réalistes ou légendaires, sont typiquement ingénieuses et aussi agiles que leurs voix, de la Susanna de Mozart à la Turandot de Puccini, les figures de sorcières le sont encore plus. Dans l’anthropologie historique, les sorcières ont toujours été associées au savoir, et par conséquent au mal. Dans une société préindustrielle, une femme vivant seule avec un chat et possédant quelques connaissances pratiques en botanique et en phytothérapie pouvait être considérée comme une menace parce qu’elle « en savait trop ». La sorcière d’opéra est aussi un moyen utile pour les compositeurs de canaliser leurs appréhensions devant le pire cauchemar du patriarcat : une femme puissante, indépendante d’esprit et pas du tout accommodante sexuellement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard qu’on interprète parfois ces rôles de manière parodique. Dans Hänsel und Gretel de Humperdinck, la sorcière (et aussi, dans une pirouette œdipienne un peu tordue, la mère) est souvent jouée par un ténor en travesti. Débarrassée de ces attributs grotesques, la sorcière lyrique a traversé le XXe siècle en exerçant ses pouvoirs de manière plus conventionnelle. Richard Strauss, qui admirait énormément Hänsel und Gretel (et en dirigea la première représentation), connaissait bien les femmes puissantes. Son épouse Pauline de Ahna en était une et la longue lignée des héroïnes volontaires de Strauss lui doit beaucoup. Elektra, Salome, Ariadne, l’Impératrice dans Die Frau ohne Schatten – toutes ces femmes exercent une sorte de pouvoir magique. L’outil dramatique était trop beau pour être abandonné. La lignée des figures de sorcières s’est poursuivie sans trêve. La Lulu de Berg, et la merveilleuse Baba the Turk de Stravinsky dans The Rake’s Progress, sont les héritières d’anciens pouvoirs occultes. Elles tracent leur propre voie, battent leur propre chemin, déconcertent leur entourage et prennent souvent une forme terrifiante. Plus près de nous, dans Into the Woods de Stephen Sondheim, la sorcière perd cependant son pouvoir et devient une personne ordinaire, sujette à des émotions et à des défaillances, comme tout le monde. Mais le public de l’opéra ne se soucie guère des antécédents émotionnels de Lulu, d’Alcina, d’Armide ou de Médée. À l’opéra, la sorcière, qu’elle ait ou non des philtres d’amour et de mort dans sa besace, est la détentrice non déguisée de pouvoir, de savoir… et de sexualité.

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée le 3 mai 2021 à 20h sur MEZZO Live HD et gtg.ch gtg.ch/didon-et-enee

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MISE EN SCÈNE D’OPÉRA :

Les Indes galantes, Grand Théâtre de Genève, mise en scène Lydia Steier, décembre 2019

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les femmes arrivent !

Par Christian Merlin


DO SSIER N O S CRÉATRICES

Christian Merlin est journaliste, critique de musique classique et d’opéra, auteur de nombreux ouvrages sur le domaine, notamment Au cœur de l’orchestre (2012) et Pierre Boulez (2019), publiés chez Fayard

« Femme metteur en scène d’opéra ? Ça n’existe pas ! » Ce fut la réponse, dans les années 1960, d’August Everding, célèbre directeur de l’Opéra de Munich, à une stagiaire qui lui faisait part de son ambition. Alors que la question des femmes cheffes d’orchestre est depuis longtemps posée et a connu récemment des développements spectaculaires, où en est-on s’agissant de la figure la plus exposée à l’opéra, celle du ou de la metteuse en scène ? Les femmes y sont statistiquement minoritaires. En 2018-2019, l’Union des théâtres allemands recensait 128 mises en scène d’opéra réalisées par des femmes, contre 352 confiées à des hommes. Soit 26 %, alors qu’elles représentent 63 % des étudiantes dans les conservatoires outre-Rhin. Pourtant, le paysage s’enrichit à vue d’œil. À l’époque où Everding fermait la porte à la féminisation du métier, quelques pionnières faisaient figure d’exception. La première fut Margherita Wallmann, ancienne danseuse de l’Opéra de Vienne qui, à la Scala, mit en scène Maria Callas dans Norma et Birgit Nilsson dans Turandot. Mais c’était l’époque où le metteur en scène devait régler la circulation et non proposer une vision. Le contraire de l’EstAllemande Ruth Berghaus, directrice du Berliner Ensemble, qui apporta à l’art lyrique des années 70 et 80 son regard suraigu, entre distanciation brechtienne et stylisation poétique radicale : son Freischütz a marqué Berlin et Zurich, plus encore son Elektra de Dresde, ressuscitée à Lyon en 2017.

Du frémissement au mouvement irréversible Le premier frémissement, dans les années 1990, est venu d’artistes dont l’opéra n’était pas la spécialité. Ce furent d’abord les cinéastes, avec la Traviata de Liliana Cavani à la Scala, assez sage par rapport à la subversion attendue. Vint ensuite Doris Dörrie et son distrayant Così fan tutte au Staatsoper de Berlin, mais c’est Coline Serreau qui se fit une place au répertoire avec son Barbier de Séville souvent repris à l’Opéra Bastille après 2002, succès que n’eurent ni sa Chauve-Souris, ni sa Manon. Autre approche transversale : celle des chorégraphes. Si le Tannhäuser de Sasha Waltz au Staatsoper de Berlin a ses attraits, on retiendra surtout la pure grâce de l’Orfeo imaginé par Trisha Brown à Bruxelles et Aix-enProvence en 1998 et, plus récemment, l’émotion du Così mis en mouvements par Anne Teresa De Keersmaeker à Paris. L’exceptionnelle réussite des Dialogues des Carmélites par Marthe Keller à l’Opéra du Rhin, en 1999, a connu peu de suites, à l’image de Barbara Frey, que l’on pensait revoir plus souvent après sa Jenufa munichoise de 2009. Seule Macha Makeïeff montra une certaine constance, en particulier dans le répertoire léger, tout comme Lilo Baur, capable du grand écart entre Lakmé et la création contemporaine. La première à s’imposer comme spécialiste d’opéra au niveau international fut l’Américaine Francesca Zambello, née en 1956. Son saisissant Billy Budd au Grand Théâtre de Genève en 1994 fit ensuite les beaux soirs de l’Opéra Bastille où elle se chargera aussi de Guerre et Paix, Turandot, Il trovatore, non sans un côté hollywoodien. Aujourd’hui, sa compatriote Mary Zimmerman est une « stage director » régulière du Metropolitan Museum of Art où on lui confie surtout du belcanto, certes pas le répertoire où la dimension théâtrale est la plus essentielle. 29


Written on Skin, Royal Opera House, Londres mise en scène Katie Mitchell © Stephen Cummiskey

De Grande-Bretagne viennent deux grands talents des années 2000 : Deborah Warner et Katie Mitchell. Katie Mitchell qui a réussi à s’imposer comme un astre incontournable dans le ciel lyrique. Avec la création triomphale de Written on Skin, de George Benjamin (Aix, 2012), elle a créé un style reconnaissable entre tous, consistant à quadriller la scène en plusieurs espaces pour multiplier les perspectives. Son autre marque de fabrique est d’être une des premières à revendiquer une approche féministe, lisant l’action du point de vue des femmes, en empathie avec Mélisande, Ariane ou Alcina pour les faire exister en dehors du fantasme des hommes.

Un regard féminin sur les œuvres ? La question d’une dimension genrée du travail des femmes à la mise en scène fait inévitablement débat. Lorsque le directeur de l’Opéra de Chemnitz, Christoph Dittrich, a décidé de confier le Ring de Wagner à quatre metteuses en scène, c’était pour avoir un « regard féminin » sur l’œuvre. En revanche, quand on lit les interviews de Tatjana Gürbaca, une des plus réputées dans la jeune génération allemande, elle élude la question, affirmant qu’être une femme dans un monde d’hommes n’a jamais été une question pour elle. Hors d’Allemagne, elle s’est fait connaître par ses productions à l’Opéra de Flandres (cycle Tchaïkovski, Parsifal), et par un Werther modernisé à Strasbourg. La France n’a pas été le pays le plus prompt à faire aux femmes une place régulière sur ses grandes scènes. Si Juliette Deschamps a tôt fait preuve d’une appétence sincère pour le lyrique, elle ne s’en est pas fait pour autant une spécialité. Au contraire de Sandrine Anglade ou Emmanuelle Bastet, 30


[…]où en est-on s’agissant de la figure la plus exposée à l’opéra, celle du ou de la metteuse en scène ? Les femmes y sont statistiquement minoritaires. Agrippina, Opera Vlaanderen, 2012, mise en scène Mariame Clément © Annemie Augustijns

dont les mises en scène vues à Nantes ou Lille ont révélé un ton personnel, mais pour l’instant relégué en « région ». Celles qui ont le plus attiré l’attention des directeurs et de la critique sont Mariame Clément et Marie-Ève Signeyrole. La première avec des spectacles très pensés, dont le sérieux n’exclut pas le sens de la comédie (Platée, La Défense d’aimer). La seconde dans des spectacles foisonnants d’idées, au tempo rapide et aux images chocs, tant dans son Nabucco façon chaîne d’info continue, que dans son Don Giovanni façon performance d’art contemporain. Le risque de ce trop-plein est la dispersion, mais il est plus facile d’élaguer que d’en ajouter ! On retrouve cette tendance chez la Néerlandaise Lotte de Beer et son Aida en marionnette à Bastille, et surtout chez l’Américaine Lydia Steier, dont la Flûte enchantée virtuose a pris le risque de la surcharge, mais lui a tout de même valu les honneurs du Festival de Salzbourg en 2018, symbole fort. Ici comme ailleurs se pose la question des quotas, qui divise immanquablement les esprits. Si la question des femmes à la mise en scène semble avoir pris plus de temps à être abordée de front que celle des cheffes d’orchestre, c’est sans doute parce que le métier lui-même n’a pas toujours bénéficié du même prestige et de la même aura. À partir du moment où le metteur en scène est devenu plus important que le chef, il était prévisible que cette position de pouvoir serait une chasse gardée masculine. Là comme ailleurs, la proportion de femmes ne fait qu’augmenter, et que l’on mise sur la discrimination positive ou sur l’évolution naturelle des mentalités pour faire évoluer les statistiques, une chose est sûre : la partie sera gagnée quand on ne remarquera même plus que le metteur en scène est une femme. 31


Insert, DO SSIER N O S CRÉATRICES 32

Pipilotti Rist

Par Olivier Kaeser


Open My Glade (Flatten), 2000, installation vidéo de Pipilotti Rist (video still) © Pipilotti Rist Avec l’autorisation de l’artiste, Hauser & Wirth et Luhring Augustine

Pipilotti Rist, artiste pionnière de l’art vidéo immersif et musical, est célébrée depuis plus de trente ans par des expositions, de Genève à São Paulo, de Zurich à Tokyo, Melbourne ou Beijing. Dans ses vidéos et ses installations, elle déploie un univers flamboyant, multicolore, joyeux, empreint de culture pop voire psychédélique. Elle interroge le statut de la femme en mettant en scène son propre corps, sans tabou. Elle met en question les dérives des diktats de la beauté, qui asservissent l’image des corps dans la société. Entre provocation et vulnérabilité, entre contrainte et revendication, sa vidéo Open My Glade (Flatten) renverse les canons de beauté féminine avec humour et autodérision. Cette œuvre a notamment été présentée sur soixante-quatre écrans à Times Square, New York en parallèle à son exposition au New Museum de NYC en 2017.

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Emmanuelle Haïm OU

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LA PASSION DU BAROQUE

Emmanuelle Haïm © Marianne Rosenstiehl


Par Martine Duruz

Emmanuelle Haïm dirigera au mois de mai l’opéra de Purcell Didon et Enée au GTG, à la tête de son ensemble Le Concert d’Astrée, qu’elle a créé en 2000 et avec lequel elle a réalisé de nombreux enregistrements. Elle est aussi l’invitée d’orchestre prestigieux, tels le New York Philharmonic ou les Berliner Philharmoniker, orchestres où le genre masculin domine largement, ce qui ne lui fait pas peur. D’autre part, la promotion de la musique baroque est pour elle un engagement permanent. Elle fait partie d’une lignée de cheffes qui commence en 1888 déjà aux États-Unis avec Emma Roberto Steiner et Caroline Nichols et en France en 1930, avec Jane Evrard. Elles ne sont pourtant que 48 sur 778 chefs recensés en 2020 !

Après ses études de lettres à l’Université de Genève, Martine Duruz-Monod a poursuivi sa formation de chanteuse lyrique au Mozarteum de Salzbourg, puis a rejoint la troupe des jeunes chanteurs du Deutsche Oper am Rhein. De retour à Genève, elle partage son temps entre la musique, l’enseignement au collège et une collaboration avec Scènes Magazine.

Après vos études de piano et d’orgue, le choix définitif du clavecin a-t-il été déterminé par votre attirance pour un certain répertoire ?

EH — Exactement. Grâce à mes professeurs, la pianiste Irène Lefébure et l’organiste André Isoir, j’avais découvert les répertoires français et baroque. Un jour, ma mère m’a offert un disque de Gustav Leonhardt, convaincue que le clavecin était l’instrument qui me conviendrait le mieux. Elle avait raison, j’ai été frappée par cette évidence et j’ai commencé à explorer les compositions du XVIIe siècle, que je ne connaissais pas. Qu’est-ce qui vous a incité à former votre propre ensemble, vous qui étiez déjà une claveciniste en pleine activité ?

Enfant, vers 8 ou 9 ans, je pensais déjà à la direction d’orchestre. À l’époque, ce n’était pas courant et j’étais aussi curieuse de beaucoup d’autres choses. Mon parcours m’a permis d’abord de rencontrer de grands artistes, de faire des expériences humaines et artistiques qui m’ont infiniment plu. Mais il fallait passer au stade suivant, créer une identité sonore et esthétique, avoir le choix d’un répertoire ; c’est ainsi qu’est né Le Concert d’Astrée.

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Le Concert d’Astrée, fondé par Emmanuelle Haïm

Comment avez-vous sélectionné les membres de votre ensemble ?

Le critère principal : les affinités électives ! Ce sont tous des musiciens exceptionnels, membres d’autres ensembles, enseignants, musicologues ou encore mes grands élèves du conservatoire. Votre première fois en tant que cheffe ?

J’avais déjà dirigé en tant qu’assistante de William Christie. J’étais en quelque sorte le couteau suisse de son ensemble musical Les Arts Florissants, je dirigeais notamment les répétitions scéniques. Donc j’ai continué à diriger, du clavier, comme le faisaient Bach, Haendel, Mozart et comme cela convient à ce répertoire. Pourtant aujourd’hui, selon la taille de la fosse ou de la scène, cela n’est plus toujours possible. Quelle a été sur vous l’influence de William Christie ?

Il a été important pour moi, parce qu’il a une grande connaissance et un grand amour du répertoire français, délaissé à l’époque. Nous avons en commun une curiosité sans limite, la priorité donnée au spectacle vivant, le souci du texte. Il a été un formidable défricheur, à l’instar de Harnoncourt, Herreweghe, Hogwood. Sans eux, des tonnes de musique dormiraient encore dans les bibliothèques. Quel rôle a joué dans votre parcours Simon Rattle, génial interprète des œuvres du XXe siècle ?

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Simon est un amoureux de la musique baroque ! Grand défenseur de Rameau, il a monté Les Boréades à Salzbourg et m’a engagée comme claveciniste. Il a une lecture éclairée et personnelle des œuvres, il suscite le meilleur chez les interprètes. Pour lui, le rôle du chef s’exprime avant tout dans l’écoute. D’une grande humanité, pétri de connaissances, il est à la fois simple et passionnant.

Lorsque vous dirigez d’autres orchestres que le vôtre, ressentez-vous plus de stress ?

L’inconnu fait toujours un peu peur, c’est intimidant. Je me demande si l’on va se comprendre, si mes idées vont être suivies. Mais c’est toujours la musique qui me guide, même si je tiens compte de la sensibilité et du point de vue des musiciens. Il s’agit surtout d’une excitation, d’un plaisir partagé. Avez-vous déjà constaté des réactions misogynes dans votre travail ?

Non, et s’il y en a, je ne les remarque pas. Je suis trop concentrée sur ce que je fais. Peut-être qu’en tant que femme, j’ai eu besoin d’un peu plus de temps pour obtenir le soutien des institutions, asseoir la pérennité de mon ensemble. D’ailleurs j’aimerais plus de soutiens encore ! Je garde la foi et l’espoir, nous avons de grands projets. Outre un nombre considérable d’œuvres baroques, vous avez dirigé Mozart, La finta giardiniera, Les Noces, Idoménée, Così. Allez-vous explorer davantage le répertoire classique ? Romantique ?

Don Giovanni j’espère ! Et Haydn, dont Les Saisons étaient au programme d’une tournée – annulée – en décembre dernier. C’était l’aboutissement d’un projet de médiation dans les Hauts-de-France. Quant au répertoire romantique – je suis une grande romantique ! – j’adore Schubert, Brahms, Rachmaninov, mais je n’ai tout simplement pas le temps. Ce sera pour une prochaine vie, tout comme Debussy, Ravel, Berg, Schoenberg, Ligeti… Pour l’instant je vais encore être très occupée par les motets de Delalande, le XVIIe siècle italien, les répertoires français et allemand, mon clavecin et… la famille.


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Emmanuelle Haïm aux répétitions de Didon et Énée, Grand Théâtre de Genève, avril 2021 © Carole Parodi

La production genevoise de Didon et Énée annonce des surprises. Pouvez- vous nous en dire plus ?

« Marie-Claude Chappuis sera à la fois Didon, la Magicienne et l’Esprit ; convaincue qu’Énée va la quitter, Didon contribue à sa propre perte et c’est donc elle-même, sous les traits de la Magicienne, qui annonce le départ de son amant. »

Pour le metteur en scène Franck Chartier, l’opéra est une première expérience. Il a souhaité des « moments de réflexion » sur l’âme de Didon. Ces moments sont constitués par des interruptions, inspirées par la musique de Purcell et composées par un musicien actuel, Atsushi Saïka. Autre particularité : certains protagonistes endossent plusieurs rôles. Marie-Claude Chappuis sera à la fois Didon, la Magicienne et l’Esprit ; convaincue qu’Énée va la quitter, Didon contribue à sa propre perte et c’est donc elle-même, sous les traits de la Magicienne, qui annonce le départ de son amant. Belinda et une sorcière seront incarnées aussi par la même interprète, Emőke Baráth, soulignant ainsi le caractère double de sa personnalité.

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée le 3 mai 2021 à 20h sur MEZZO Live HD et gtg.ch gtg.ch/didon-et-enee 37


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Karin Henkel © Toni Suter

Karin Henkel,

LE PERMIS D’ÊTRE BRUYANT·E À L’ÈRE DE LA NERVOSITÉ Par Andreas Wilink Traduction Christopher Park

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Andrea Wilink est journaliste et critique de théâtre et il suit les tendances théâtrales actuelles et la recherche de l’avant-garde. Plusieurs fois juré aux Theatertreffen, il a écrit des articles pour de nombreuses publications notamment Nachtkritik, kultur.west et Theater Heute.

Une femme est une femme est le titre d’un film de 1961 de Jean-Luc Godard. Ou, pour utiliser une variation sur un vers de Gertrude Stein, qui ne se contente pas d’une répétition : « Une femme est une femme est une femme ». Cette phrase pourrait être emblématique de bon nombre des productions de la metteuse en scène allemande Karin Henkel : elles semblent confirmer de manière redondante, elles renforcent également, mais elles sont surtout irritantes et veulent l’être. Dédoublement, miroir, réfraction, fragmentation d’une image : Je est un autre ; l’identité est un jeu ouvert. Les productions de Henkel ont une aura intellectuelle brillamment doublée par la sensualité, la puissance de l’image, la folie du jeu. Elles ouvrent des espaces associatifs dans lesquels se déploie le métabolisme de son théâtre. Ce faisant, elle reste, comme elle le dit, « flexible et très attachée au branle-bas de combat. Ça donne des ailes ». Elle apprécie tout ce qui « élargit (son) esprit ». Au départ, il y a le texte, la matière, le livret : « Si j’y trouve de la brutalité, je la montre ». Le théâtre de Karin Henkel ne fait jamais dans la demi-mesure. Pour ce qu’elle veut raconter, « je dois aller audelà des frontières, regrouper quelque chose, trouver l’essence. Le théâtre est comme une image dans un cadre, chaque trait a une signification ». Née à Cologne en 1970, elle a abandonné ses études littéraires pour se lancer dans le théâtre. Elle a été la plus jeune metteuse en scène au Burgtheater de Vienne, et a depuis travaillé à Zurich, Munich, Hambourg, Bochum, Cologne et à Berlin, où elle vit depuis longtemps. Dans la conversation, Karin Henkel est perspicace, lucide, clairvoyante. Elle est également souple dans ses mouvements, ses bras et ses mains conduisant ses phrases. Une rythmicienne, et cela se manifeste dans ses productions électrisantes, très énergiques, savamment composées, qui fonctionnent aussi par la mélodie du discours. Elle travaille « beaucoup par l’écoute. Les voix libèrent aussi les pensées. Il est absolument permis d’être bruyant, aussi ». Des spectacles qui tirent la sonnette d’alarme. « Traiter le langage en grand, magnifier les pensées : le jeu expressif me convient. » La partition d’un opéra peut être un facteur d’amplification et un multiplicateur. Souvent, dans le psychoréalisme stylistiquement radical de Henkel, nous voyons des doubles, un double casting, des inversions de rôles entre personnes de sexe opposé. « Lors d’un casting, je m’intéresse à l’acteur, quel que soit son âge ou son sexe. » Jana Schulz était son Macbeth et le Major Tellheim de Lessing. Héraclès et Alceste ont été joués par une seule personne ; le prince Mychkine de Dostoïevski, « L’idiot », a pris la forme de Lina Beckmann. « J’entends mieux les pensées et les thèmes lorsque je divise et double les personnages. » Le fractionnement de l’ego devient une expansion de l’ego pour permettre à quelque chose d’être ambigu, significatif et plus complexe. Le théâtre primé de Karin Henkel – elle a été invitée sept fois au Theatertreffen de Berlin et a elle-même reçu le prix du théâtre de Berlin en 2018 – ressemble à un avis de recherche pour traquer le terrorisme esthétique. Le public est invité à aider ou à réfléchir. Il s’agit toujours d’un tout : l’amour et la mort, la perte, l’échec, la faille dans l’âme. Elle cherche « les abîmes ». « Un de mes thèmes de base est la mort. Je commence une pièce en imaginant (ce qui est un peu surréaliste) que les personnages sont tous déjà morts. » Des morts-vivants, déroulant le fil de leur vie, la racontant à l’envers, étant les fantômes de leur propre histoire. Cela ne conviendrait-il pas à Violetta Valéry ? Les mots puissants d’Ingeborg Bachmann à la fin de son roman Malina pourraient aussi être ceux de la traviata de Verdi : « C’était un meurtre ». Dans l’Amphitryon de Henkel pour Zurich, les interprètes ne sont pas identiques à leurs rôles, parallèlement à la confusion de Kleist, mais sont plutôt des préposés, des interprètes, des sous-traitants et des exposants. Multiples dans la caisse de résonance des crises de l’ego. Même

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Die grosse Gereiztheit, Schauspielhaus Zürich, mise en scène Karin Henkel © Matthias Horn

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Alkmene ne reste pas unique, elle aussi devient un double. Les motifs du travestissement, de l’échange des sexes et de la situation psychanalytique deviennent visibles dans le tracé. Elle attend quelque chose de son public : « La surcharge du spectateur est essentielle », dit-elle. Inertie, insouciance, indifférence sont impossibles pour Karin Henkel. Profileuse aurait été une profession idéale pour elle. Pour créer une image exacte, pour analyser le fonctionnement d’une personne, ce qui est inhérent à sa structure, ce qui la fait tiquer, pourquoi quelqu’un devient un criminel et un meurtrier, un fou d’amour, une personne blessée jusqu’à la moelle, qui se bat pour survivre – ou qui abandonne. Henkel regarde, comme avec une loupe, « la frêle institution du monde » (Kleist) et notre étrange moi. Pour ce qui est des personnages de femmes, elle est souvent plus précise. Elles vivent dans un monde dominé par les hommes et, même si elles sont trop conscientes d’être des victimes, elles sont forcées d’adopter le modèle de l’agresseur. Médée, Penthésilée, Électre, Minna von Barnhelm, la Blanche de Tennessee Williams, la Rose Bernd et la Pauline Piperkarcka de Gerhart Hauptmann, la Marianne de Horváth allant droit vers l’abîme, Grace dans l’adaptation cinématographique de Dogville de Lars von Trier – la série est loin de s’arrêter là. Dans le théâtre de Henkel, les nerfs sont à vif. C’est une scène de crime, une chambre des horreurs, un carrousel dans la frénésie de la souffrance et de la luxure. Qu’il s’agisse de tragédie antique, de drame moderne ou classique, de Kleist, d’Ibsen, de Thomas Mann ou de Thomas Bernhard, Rendez-vous elle transpose le matériau à l’ère de la nervosité. Les névroses fleurissent, Au Grand Théâtre de Genève la panique s’installe, la danse de Saint-Guy s’introduit dans les membres La traviata des personnages et les fait entrer dans des états d’excitation. Les classes du 20 juin au 3 juillet 2021 moyennes deviennent folles. Les chablons du conventionnel se déforment. gtg.ch/la-traviata Ça vous démange. Que vous le vouliez ou non, vous devez le faire. L’action compulsive est l’expression et le résultat de circonstances extérieures, d’urgences, de crises et de conflits. Mais, dit Karin Henkel, « l’exagération, le deuxième et le troisième niveau, l’obliquité ne peuvent se produire que si la base est bonne, si la pièce et les interprètes reposent sur une base solide, en particulier celle du texte ». L’accès rigoureux, afin d’extraire le noyau dans une coupe franche, elle l’entreprend avec grâce. Il y a là quelque chose de violent, parfois agressif, adouci par la beauté, ou plus encore, mis en valeur par celle-ci.


©laura keller / www.laurakeller.ch


Sur le fil

des créatrices « Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur estime. » Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils.

Par Clara Pons

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Sur le fil des créatrices… Ça sonne particulièrement mal, non ? Est-ce parce que nous ne sommes pas habituées à la formulation ? Est-ce parce que nos oreilles chatouilleuses grattent fort depuis que l’on tente d’imposer un langage épicène ? Pour qui, par qui, nous n’ouvrirons pas ici la boîte de Pandore du genre grammatical. Le pourquoi a déjà fait couler beaucoup d’encre et l’hémorragie ne semble pas devoir s’arrêter. Et pour cause : mettez le sous-titre de l’article d’Aliette de Laleu en page 19 à la forme masculine : « Compositeurs, librettistes, interprètes, metteurs en scène… Les hommes ont participé à l’Histoire de l’opéra dès la naissance de ce genre musical » – et vous obtenez une lapalissade, c’est-à-dire une évidence reconnue de tous, qui ne serait jamais le point de « focus » d’un magazine ou d’une quelconque étude. Cette tautologie est bien sûr vraie, mais témoigne d’un système logique fermé et excluant. Ce truisme ne fait en effet plus rire – ou alors jaune : il déclenche même depuis un certain temps des mouvements virulents, des deux côtés de la barricade. Cet aparté central au sujet pour mieux revenir au titre de notre dossier : si l’on y pense, lui aussi relève d’une figure de style. On ne pourrait pas Clara Pons est metteuse en scène et réalisatrice. Elle travaille à l’intersection avoir mieux choisi le titre de notre rubrique « Sur le fil » que pour ce sujet. entre texte, musique et image. Parmi N’entendez-vous pas déjà le bruit des quenelles et des ciseaux de Clotho et ses projets récents, un film sur le cycle de ses sœurs ? Le trope synecdoque de celles qui filent, déroulent et coupent Harawi d’Olivier Messiaen (2017) ou Lebenslicht (2019) avec la musique le destin de toutes et tous ? « Elles sont le symbole de l’évolution de l’univers, de J.S. Bach portée par Philippe du changement nécessaire qui commande aux rythmes de la vie et qui Herreweghe et le Collegium Vocale impose l’existence et la fatalité de la mort », écrit Jacques Lacarrière. Les Gent. Elle est actuellement dramaturge au Grand Théâtre. trois Parques, que l’on retrouve par ailleurs dans d’autres mythologies que gréco-romaines, personnifiées dans la figure de trois sœurs, trois femmes, représentées aux trois âges de la vie, trois femmes aux visages sévères avec des couronnes faites de narcisses, d’or ou d’une simple bandelette. Les Romain·es leur brûlaient des brebis noires en guise d’offrande. À l’université, j’avais un professeur de philosophie ancienne, Lambros Couloubaritsis, qui nous parlait toujours des généalogies. C’était, nous expliquait-il, une manière d’inscrire les mythes fondateurs dans la pensée mythologique. Filles de la nuit – Nox/Nyx, les Moires Clotho, Lachésis et Atropos deviennent, chez Platon, les filles de la déesse de la Nécessité Anankè et donc modèles platoniciennes de vie et de mort, figures exemplaires qui perdurent dans leurs dérivations chrétiennes de femmes vertueuses. Chez d’autres, elles sont filles d’Ouranos, de Gaïa ou même du Chaos et, peut-on penser, moins moralistes. Certains vont cependant les confondre avec les Euménides qui poursuivent les crimes des hommes et des dieux et déploient une cruelle vengeance sur le coupable. Toute la gamme de la vertu de la femme chaste aux hystériques de la faute et de l’hybris.

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Francisco de Goya, Átropos ou Las Parcas, huile al seco sur mur transposée sur toile, entre 1819 et 1823, Museo Nacional del Prado, Madrid

Rendez-vous

Mais, me direz-vous, où sont donc passées les productions du Grand Théâtre dont nous nous efforçons ici avec plus ou moins de talent de tirer les fils pour révéler la figure qui se cache dans le motif du tapis ? Oui, comme le somnambule, nous sommes toujours sur le fil, à un pas de présenter nos productions programmées ou de les laisser retomber dans la nuit des temps. Didon s’enfonce dans les labyrinthes de l’inconscient, sachant qu’elle sera montrée, avec ou sans public, tandis que La traviata attend encore pleine d’espérance une amélioration de sa santé. Les productions en cours interrogent les figures de ces deux femmes paradigmatiques. Dans la production que nous concocte la compagnie de danse Peeping Tom, Didon, prise dans un tourbillon intérieur entre son image de femme puissante et son inconscient quelque peu flétri d’amante abandonnée, met en scène sa propre mort. Entre jeux de manipulation et de pouvoir, quelle est donc la victime, celle qui fait ou celle qui regarde faire, celle qui fuit ou celle qui reste ? Dans La traviata, Karin Henkel arrive elle aussi à un retournement de situation où l’égarée (en italien la traviata) semble aux prises avec son destin et, en tout cas, met une bonne raclée aux voyeurs qui l’entourent. La metteuse en scène dédouble à travers la mort la victime en une pietà à trois têtes. Pourquoi mentir et partir du paradigme de la femme vertueuse quand on sait que le modèle est bien plus complexe lorsqu’il sort de son être image et objet ? La femme non vertueuse ne se tait pas et Marguerite Gautier, la Dame aux camélias, est sortie de son boudoir, il est vrai plus morte que vive, pour clamer l’injustice et réclamer l’estime. N’était-elle pas devenue la brebis noire immolée pour sauver les apparences d’un monde qui l’envoie au bûcher ? En se réappropriant son corps – malade –, non comme objet mais comme élément central du souffrir avec mais aussi du sentir avec, Marguerite rebaptisée dans l’opéra Violetta Valéry devient narratrice de son destin, qu’elle cisèle et découpe, comme elle veut, comme elle le désire, comme Didon. Comme si Karin Henkel intégrait dans le personnage de Verdi les trois sœurs parques, rendant Violetta maîtresse de son destin, le détissant et le retissant tel un nouveau récit, un nouveau paradigme. Celui de la brebis noire, fille de la nuit, de la terre et du ciel, mère et créatrice de la fable et de l’amour ?

Au Grand Théâtre de Genève Didon et Énée le 3 mai 2021 à 20h sur MEZZO Live HD et gtg.ch

Au Grand Théâtre de Genève La traviata du 20 juin au 3 juillet 2021 gtg.ch/la-traviata

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2 • Salon d’art genevois

3 • Beethoven radical

6 • Festival Savonlinna

8 • Cuisine de caractère

Rendez

5 • Jeu d’auteur

1 • Paysages flous

7 • Néron embrase Bregenz

Le Temps vous donne

4 • Hôtel cinéphile

-vous


EXPO

PAYSAGES FLOUS • 1 Jusqu’au 25 juillet prochain la Kunsthaus Zurich célébrera Gerhard Richter, un des plus grands peintres contemporains. Les 140 œuvres présentées se réfèrent au paysage qui constitue un genre pictural central de l’artiste, connu aussi pour ses abstractions. La particularité de son approche figurative réside dans le passage par le médium de reproduction mécanique de la photographie. Sans oublier son effet de flou distinctif qui vise à mettre tous les éléments de l’image au même niveau d’importance. Gerhard Richter, Paysage Jusqu’au 25.07.2021 kunsthaus.ch

ART CONTEMPORAIN

SALON D’ART GENEVOIS • 2 Art Genève célèbrera son 10e anniversaire du 17 au 20 juin prochains. Pour cette édition, la manifestation occupera à nouveau les halles de Palexpo, ce qui permettra un « format aéré et une scénographie généreuse », en conformité avec le respect des normes sanitaires. Une nouvelle section baptisée « Music Chamber » sera dédiée exclusivement aux œuvres musicales et sonores. artgenève du 17 au 20 juin artgeneve.ch

OPÉRA

BEETHOVEN RADICAL • 3 Sony Classical a fixé au 9 avril la sortie de la très attendue Symphonie n°7 de Beethoven par Teodor Currentzis et son ensemble musicAeterna, à l’occasion du 250e anniversaire de Ludwig van Beethoven. Énergique et irrévérencieux, le chef d’orchestre s’est fait connaître pour ses relectures audacieuses du répertoire lyrique. Cet album de seulement quarante minutes réserve aux auditeurs les variations subtiles de ce maestro à l’aura de rebelle.

HÔTELLERIE/CINÉMA

OPÉRA

HÔTEL CINÉPHILE • 4 Elisha et Nathanaël Karmitz continuent à innover l’expérience du cinéma en la mêlant à d’autres formes d’art comme la musique, la gastronomie, l’art contemporain ou, plus surprenant, le jeu vidéo. Après avoir transformé le Grand Palais en drive-in et avoir ouvert la toute première salle de réalité virtuelle d’Europe, les deux directrices de la société de production, distribution et exploitation de salles de cinéma MK2 inaugurent le premier hôtel-cinéma, le somptueux Paradiso. Dans cet établissement d’hôtellerie les chambres sont des mini-salles de projection avec une sélection pointue de films.

FESTIVAL SAVONLINNA • 6 Chaque année, au cœur de la saison estivale, le château fort médiéval sur l’île lacustre d’Olavinlinna, en Finlande, accueille le prestigieux festival d’opéra Savonlinna. Le programme de l’été 2021 inclut pour la première fois un opéra baroque, Giulio Cesare in Egitto de Haendel, et prévoit la venue de l’Opéra national croate de Rijeka, capitale culturelle européenne. Sans oublier les classiques tels que Carmen, La traviata, Il barbiere di Siviglia et Werther, dont l’honneur de la première version originale en français revient au… Grand Théâtre de Genève.

Hôtel Paradiso,

du 2 au 31 juillet 2021

www.operafestival.fi

135 Boulevard Diderot, 75012 Paris, www.mk2hotelparadiso.com

NUMÉRIQUE

JEU D’AUTEUR • 5 Parmi ses productions web, Arte propose Sâdhanâ, Le chemin du retour à l’essentiel, une quête mystique inspirée par la mythologie orientale. Le spectateur est invité à se glisser dans la peau du personnage Svetaketu pour une aventure ponctuée par des puzzles musicaux, grâce à la bandeson captivante du guitariste James Blackshaw. Ce conte interactif original, et hautement esthétique, alterne énigmes et narration contemplative pour une initiation poétique à la spiritualité orientale, en particulier à la philosophie des Upanishads. sadhana.arte.tv, durée d’environ 30 min, téléchargeable au prix de 1 franc

OPÉRA

NÉRON EMBRASE BREGENZ • 7 Le magnifique palais du festival de Bregenz et sa mythique scène flottante sur le bord du lac de Constance se préparent à accueillir le public du 21 juillet au 22 août. La figure éblouissante de l’empereur Néron ouvrira l’édition grâce à la nouvelle production Nero de Arrigo Boito. Olivier Tambosi mettra en scène cette œuvre d’une complexité fascinante, avec le décorateur Frank Philipp Schlössmann et la costumière Gesine Völlm. Musicalement, la performance sera dirigée par Dirk Kaftan, qui a également fait ses débuts sur la scène de l’atelier du Festival de Bregenz en 2016. bregenzerfestspiele.com

FOOD

CUISINE DE CARACTÈRE • 8 À Vitznau, près de Lucerne, l’hôtel Vitznauerhof et son restaurant Sens accueillent leurs clients exclusivement de mi-avril à fin novembre. C’est le jeune chef néerlandais Jeroen Achttien qui tient les rênes de la cuisine innovante de l’établissement. Notée 17/20 dans le classement Gault&Millau, sa gastronomie de haut vol vient également d’obtenir sa deuxième étoile Michelin. La séduisante jetée du restaurant, débouchant sur le lac, offre aux gourmands une des plus belles terrasses de Suisse. vitznauerhof.ch

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Le tour

du cercle

Dans chaque numéro de ce magazine, deux portraits de membres du Cercle du Grand Théâtre Texte Serge Michel Photos Nicolas Righetti/Lundi13.ch

Christine Batruch-­Hawrylyshyn La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a bouleversé la vie de millions de personnes en Europe. Mais il était peu probable que cela métamorphose le destin d’une jeune avocate stagiaire à Toronto. Et pourtant. Le lendemain matin, un vendredi, elle arrive au bureau, surexcitée. Elle est bien la seule. « Mes collègues parlaient de tout, de rien et de matchs de hockey, mais pas du mur, alors que le monde venait de changer ! », raconte Christine Batruch-­ Hawrylyshyn. Pour elle, c’est différent. Son père, Bohdan Hawrylyshyn (1926-2016), né en Ukraine, fait prisonnier par les nazis, libéré d’un camp de travail en Allemagne à la fin de la guerre, s’est retrouvé bûcheron au Canada. Là, il a passé son bac, est devenu ingénieur puis, en 1961, professeur au Centre d’études industrielles à Genève. Il le dirigera et le transformera en Institut international de management de Genève, lequel cofondera l’IMD. Une carrière remarquable et des idées visionnaires (il sera avec Klaus Schwab à l’origine du WEF) mais une seule et unique obsession : l’Ukraine. Obsession partagée par sa femme et ses trois enfants. Si bien que pour Christine, la chute du mur, c’est avant tout l’espoir que l’Ukraine retrouve son indépendance. La tiédeur de ses collègues aura raison de son séjour au Canada, où elle était venue étudier l’histoire et le droit après avoir grandi à Genève. Le soir même, elle et son mari, le cinéaste Bohdan Batruch, décident de rentrer à Genève d’où ils vont multiplier les allers-retours en Ukraine, notamment comme consultants pour de grandes entreprises. Entre-temps, le père et la mère Hawrylyshyn partagent aussi leur existence entre la Suisse et l’Ukraine : lui conseille les dirigeants, représente la fondation Soros et s’investit pour les organisations de jeunesse. Si Christine Batruch-­Hawrylyshyn a fini par travailler dans l’énergie, c’est sans doute qu’elle en a beaucoup — et qu’elle a une autre cause que l’Ukraine : l’environnement. Avec une devise : protester pour le climat, c’est bien, agir c’est mieux. Si bien qu’elle s’est engagée dès 2001 dans la responsabilité sociale et environnementale pour le groupe familial Lundin, actif dans le pétrole, le gaz, les mines et l’énergie solaire. Elle a tellement décarboné les activités du groupe qu’il est premier de classe et que ses émissions de CO2 seront neutres en 2025. Et l’opéra ? « Il y a eu une absence de 30 ans durant lesquels j’ai plutôt écouté du reggae », avoue Christine Batruch-­Hawrylyshyn, une absence entre la participation à un chœur d’enfants au GTG et un ami qui l’invite à un opéra de Wagner. Et là, c’est le coup

de foudre pour cet art complet, les voyages avec le Cercle du GTG et une extase à chaque spectacle.

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Serge Michel est journaliste, lauréat du prix Albert-Londres de reportage en 2001 pour son travail en Iran. Il a notamment travaillé pour Le Figaro et Le Monde, dont il a été directeur adjoint. Il est co-fondateur du nouveau média suisse Heidi.news et rédacteur en chef adjoint du journla Le Temps.

Gillian Arnold Vous verrez qu’il y a beaucoup d’opéra mais peu de hasards dans le parcours remarquable de Gillian Arnold, façonné par la volonté et l’excellence. De hasard, il y en a au moins un, à Sydney, dans les années 80. Elle n’a pas trente ans et vient de quitter Hong Kong, où elle est née et a grandi, pour diriger en Australie un groupe de commerce de détail. Or elle entend, tous les jours, une voisine chanter dans son immeuble. C’est la soprano australienne Joan Sutherland, qui travaille la souplesse et la technicité de sa voix. Signe du destin ? En tout cas la preuve d’une « vie d’enchantements », comme elle la qualifie. Gillian Arnold croisera parfois le couple – celle qui était surnommée « la Stupenda » vit avec son mari, le grand chef d’orchestre Richard Bonynge. Il n’y avait pas d’opéra à Hong Kong, seulement les disques qu’écoutait à la maison son père, directeur de la société qui exploitait le Peak Tram, premier funiculaire d’Asie. Alors elle fréquentera assidûment celui de Sydney, où elle croisera d’immenses figures lyriques comme Luciano Pavarotti. Plus tard, Joan Sutherland et son mari déménageront aux Avants, au-dessus de Montreux, à 81,5 km exactement du domicile actuel de Gillian, à Genève, au-dessus du Rhône. Une distance minime compte tenu des mouvements dans le monde entier des uns et des autres. Après l’Australie, Gillian Arnold s’est envolée pour Boston. « Mon patron australien était si content de mon travail, se souvient-elle, qu’il m’a demandé ce que je voulais comme cadeau. J’ai dit “l’écolage de la Harvard Business School si je suis reçue”. Il a répondu ’chiche’ et j’ai été prise. » Diplôme en poche, elle descend à New York où elle sera vice-présidente et directrice générale de Karl Lagerfeld, la marque de prêt-à-porter à son nom que le génial styliste a lancé en 1984. Là aussi, Gillian fréquente l’opéra, le MET, où elle partage une loge avec des amis. « On voyageait tous, tout le temps, mais c’était merveilleux, quand on était en ville, de profiter de la loge. » Et, une fois au moins, d’un dîner avec Placido Domingo. L’étape suivante sera l’Italie, pour 15 ans, dans les deux villes d’opéra que sont Milan et Rome, sans jamais cesser les allers-retours en Asie. Gillian Arnold y développe la joaillerie pour la haute couture puis se spécialise dans les diamants, qui seront la raison de sa première venue à Genève au tournant de l’an 2000. Elle s’y installe pour de bon, il y a six ans, après un passage à Hong Kong où elle change de métier. La voilà banquière, d’abord pour Rothschild et désormais pour la banque J. Safra Sarasin. « Genève ?

C’est l’endroit sur terre où je me sens le mieux. C’est petit mais il y a tout, et surtout un opéra ! »

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À vos agendas Saviez-vous que Bourvil était aussi chanteur ? Il a prêté sa voix au « Joli, joli, joli mois de mai ». Espérons que cette têtue pandémie se dissipera enfin et qu’on pourra profiter des réjouissances, événements et levers de rideau au Grand Théâtre dès le 1er mai, avec ou sans muguet. Le florilège ci-contre est présenté sous réserve de vous savez quoi. Par Olivier Gurtner

Le Sacre 2 Andonis Foniadakis Jeroen Verbruggen

du 20 juin au 3 juillet gtg.ch/saison-20-21/la-traviata

LE SACRE 2 Il aurait dû être dirigé pour la première fois par Ernest Ansermet, mais c’est Pierre Monteux qui a lutté au pupitre et face à la salle enragée, lors de la première du Sacre du Printemps en 1913. Cent ans plus tard, Andonis Foniadakis présentait une version tellurique et envoûtante avec le Ballet du Grand Théâtre. À Genève, il vient remonter cette production, doublée d’une autre chorégraphie, Massâcre, présentée par Jeroen Verbruggen aux Ballets de Monte-Carlo. Cette soirée à deux visages, Le Sacre 2, sera également disponible en vidéo sur ARTE Concert, la RTS et le site du GTG, à la fin mai. gtg.ch/saison-20-21/le-sacre2

UNE FEMME CHEFFE D’ORCHESTRE AU GRAND THÉÂTRE Talent précurseur et reconnu, Emmanuelle Haïm viendra diriger Didon et Énée de Purcell, à l’invitation du Grand Théâtre qui se réjouit de recevoir pour la première fois cette pionnière dans la direction. Elle guidera son orchestre Le Concert d'Astrée et le Chœur du Grand Théâtre. Pour cette nouvelle production, Franck Chartier et son collectif de danse Peeping Tom abordent pour la première fois l’opéra, avec cette œuvre marquée déjà par maintes chorégraphes, de Pina Bausch à Sasha Waltz. le 3 mai 2021 à 20h sur MEZZO Live HD et gtg.ch gtg.ch/saison-20-21/didon-et-enee

GRAND BRUNCH Parce qu’il y a une vie après l’avocado toast, le Grand Théâtre poursuit ses grands brunchs, avec un rendez-vous concocté par la brigade Gourmet Brothers, le 16 mai, sous les ors des foyers. Peut-être aussi un peu de musique au dessert ! le 16 mai gtg.ch/la-plage/le-grand-brunch-20-21

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LES CAMÉLIAS DE MAI Avant d’être Violetta, c’était Marguerite Gautier. Pas celle dans Faust, hein ! Vous suivez ? La traviata imaginée par Karin Henkel sera tout aussi éparpillée, avec un début aux airs de fin. La figure du théâtre germanique, passée notamment au prestigieux Burgtheater de Vienne, Karin Henkel apportera son regard profond et charnel à l’opéra de Verdi, qui sera donné ni à la scène de Neuve ni à l’Opéra des Nations mais au Bâtiment des Forces Motrices (BFM).

EXIT THROUGH THE GIFTSHOP ? Rassurez-vous, cette étape n’existe pas chez nous. Les visites guidées se concentrent sur l’essentiel : le bâtiment signé Jacques-Élisée Goss, ouvert en 1879, agrandi et rénové jusqu’en 2019. Dorures, moulures, gravures… vous saurez tout de cette architecture. Au programme également le programme du bâtiment, sa vocation artistique et décorative. le 10 mai gtg.ch/la-plage/les-visites-guidees-20-21

COCKTAILS EN MUSIQUE Le fameux Apéropéra reprend du service ! Enfin, si les conditions sanitaires nous autor… vous avez compris. Le 20 mai, le Slovène Bor Zuljan viendra faire vibrer son luth sur des airs baroques alors que le 10 juin, un mystérieux et capricieux piano vous donnera rendez-vous quelque part. Mais chut, on ne vous en dit pas plus. les 6 et 20 mai et le 10 juin gtg.ch/la-plage/aperopera-20-21

LET’S (NOT) DANCE S’encanailler reste bien difficile à Genève, mais c’est à cause de la pandémie, pas de Calvin ! Les plus austères pourront se rassurer, on organise une Late Night, mais où le public restera sagement assis. Au programme, musiques électroniques contemplatives pour méditer. le 26 juin gtg.ch/la-plage/late-nights-20-21


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