grand théâtre magazine n°6 - Nos Eldorados

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Nos Eldorados

n°06

Marc Atallah : Voulons-nous vraiment vivre une utopie ? Les cristaux et l’énergie de Marina Abramović Les jalons bruxellois de Damien Jalet


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Édito du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond, de Monsieur et Madame Claude et Solange Demole

UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN

L’Eldorado, valeur refuge pour l’imaginaire Le magazine du Grand Théâtre a pour vocation de mettre en perspective thématique et historique les opéras présentés dans la grande maison lyrique de la place de Neuve, et de s’en inspirer pour des articles touchant à plusieurs domaines artistiques. En ces temps dominés par les incertitudes, les spectacles en question ne seront pas forcément présentés sur scène devant vous. Mais les idées et les enjeux qu’ils véhiculent rebondissent sur notre site internet avec GTG Digital, qui avait été mis en œuvre au printemps, et dans les pages qui suivent. Le mythe de l’Eldorado remonte au début du XVIe siècle. Voltaire écrit Candide à Genève en 1759. Ce conte philosophique, grand succès littéraire, est centré sur la quête du bonheur. Candide découvre l’Eldorado, qui s’avère n’être qu’une utopie, alors il achète une ferme et cultive son jardin. Cette conclusion a de fortes résonances avec des préoccupations actuelles : respect de la terre, autonomie ou circuit court alimentaire, envie et besoin de nature. Du jardin à la forêt, de Candide à Pelléas et Mélisande, de Voltaire à Maeterlinck, des Lumières au symbolisme. L’intrigue de Pelléas et Mélisande, basée sur un triangle amoureux, se passe dans l’obscurité, la pénombre, ce qui favorise le drame, le mystère. Claude Debussy s’en empare et compose une musique hypnotique en 1902. Dans la mise en scène et la chorégraphie de Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui prévues pour Genève, Marina Abramović amène une dimension énergétique et spirituelle avec sa scénographie composée de cristaux géants, et Marco Brambilla ouvre une dimension cosmique avec ses vidéos composées d’images de la NASA. Ces deux opéras ont donné le ton de la thématique Nos Eldorados. Marc Atallah explore cette question à travers l’histoire et les enjeux de l’utopie et de son corollaire, la dystopie. En effet, les idéaux ne sont jamais très loin des malaises. Sa démonstration est étayée par des références littéraires, BD et cinématographiques, et illustrée par des trésors iconographiques issus de la collection de la Maison d’Ailleurs à Yverdon. En écho, nous proposons deux excursions en Suisse, intimement liées à la pratique de deux artistes que tout semble opposer : HR Giger, en son musée à Gruyère, et Emma Kunz, dans son Zentrum à Würenlos en Argovie. Si le premier, auteur des créatures du film Alien, est un héros de science-fiction, la seconde, qui a conçu le médicament miraculeux Aion A, est une artiste majeure reconnue bien après sa mort. Les deux cas – contextes et individus – gardent une part de mystère, dégagent de l’énergie, et sont loin d’être étrangers au binôme utopie-dystopie. Si le mythe de l’Eldorado, ainsi que de multiples notions qui peuvent lui être associées, survit à travers les siècles, c’est parce que l’être humain souhaite y croire, et le cherche toujours. C’est un ailleurs inaccessible qui fait rêver. Comme l’or l’est pour l’économie, l’Eldorado semble être une valeur refuge pour nos imaginaires. En cette période très troublée, nous avons besoin d’utopies pour nous projeter dans un futur plus clément. Nous vous souhaitons une période de Fêtes sereine, ainsi que de bons voyages exploratoires dans ces pages et dans vos têtes.

Olivier Kaeser

Olivier Kaeser est historien de l’art, commissaire d’expositions. Après avoir présenté le projet pluridisciplinaire Dance First. Think Later cet été à Genève, il prolonge cette recherche en vue d’une publication sur les questions de gestes et de mouvements, leurs significations et interprétations dans les champs de la danse et des arts visuels. Il a codirigé le Centre culturel suisse de Paris, après avoir mené en duo l’espace d’art indépendant attitudes à Genève. Il a coédité de nombreux livres d’artistes et autres publications culturelles.

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Image de couverture

RU B R IQUES

Artiste suisse formé à Genève et à Amsterdam, basé à Berlin et Zurich où il enseigne à la ZHdK, il a exposé notamment à la Berlinische Galerie, à l’Istituto Svizzero à Milan, à la Drawing Room à Londres, au Museum Folkwang à Essen, au Centre culturel suisse à Paris, au Kunstmuseum à Saint-Gall ou au MAMCO à Genève. Il est lauréat du Grand Prix suisse d’art Meret Oppenheim 2020.

Édito 3 par Olivier Kaeser Mon rapport à l’opéra 6 Benjamin Luzuy, par Michelle Langrand Ailleurs 8 Les jalons bruxellois de Damien Jalet, par Gauthier De Bock Trésors cachés 14 Teymour Kadjar, responsable de salle, par Aude Seigne

Portrait 16 Justin Hopkins, par Max Lobe Rendez-vous 44 Une sélection par la rédaction du Temps Le tour du cercle 46 Romain Jordan / Karin Reza, par Serge Michel À vos agendas ! 48 par Olivier Gurtner

D OSSI ER N OS EL D ORAD OS

Dessin de Marc Bauer spécialement réalisé pour la couverture de ce magazine Eldorado, crayon gris et crayon de couleur sur papier, 2020, 42 x 30cm, avec l’autorisation de l’artiste et de la Galerie Peter Kilchmann

Couverture du pulp (magazine) Air Wonder Stories, vol 1 # 5, novembre 1929, artiste Frank R. Paul. Coll. Maison d’Ailleurs, Yverdon

Voulons-nous vraiment vivre en utopie ? par Marc Atallah 18 Insert, Marco Brambilla par Olivier Kaeser 26 Les hétérotopies de Hansruedi Giger, par Patrick Gyger 28 A Würenlos, là où Emma Kunz a inventé la poudre, par Serge Enderlin 32 Les cristaux et l’énergie de Marina Abramović, par Devin Zuber 36 Sur le fil des Eldorados par Clara Pons 41

Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Heidi.news, Collaboration éditoriale Le Temps

Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Olivier Kaeser Édition Serge Michel, Florence Perret Responsable éditorial Olivier Gurtner Comité de rédaction Aviel Cahn, Olivier Gurtner, Olivier Kaeser, Serge Michel, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Relecture Patrick Vallon

Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114

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Mon rapport

à l’opéra

Propos recueillis par Michelle Langrand

Journaliste pour Heidi.news et Geneva Solutions, Michelle Langrand est diplômée de deux Masters en journalisme et en traduction. Ayant grandi entre le Costa Rica et le Nicaragua, elle est passionnée de littératures et cuisines latino-américaines. Elle s’intéresse à la justice sociale, au climat et à la géopolitique. Elle a notamment fait un travail de mémoire sur la politique arctique de la Suisse.

Le chef Benjamin Luzuy au comptoir du Café de La Plage, au Grand Théâtre

À 34 ans, Benjamin Luzuy est le fondateur du service traiteur Gourmet Brothers, des bars à cocktails Bottle Brothers à Genève et à Lausanne, du restaurant Le Chef à l’aéroport de Genève, pour ne citer que quelques-uns de ses établissements. Des exploits professionnels qui débutent avec Gourmet Brothers en 2009 alors qu’il est encore à l’École hôtelière de Lausanne. En 2020, le Genevois s’associe avec le Grand Théâtre et ouvre Le Café de La Plage.

Quelques créations gourmandes de Benjamin Luzuy

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Jeune chef entrepreneur à la tête de cinq restaurants et d’un service traiteur à Genève, Benjamin Luzuy n’a pas eu l’impression de devoir « s’envieillir » pour trouver sa place au Grand Théâtre. Quelques mois après le lancement du Café de La Plage, un îlot de détente apportant une touche pop à cette institution culturelle, il raconte comment son rapport à l’opéra a évolué dans le temps.

Comment décririez-vous votre relation à l’opéra ?

BL — Avant de devenir un habitant professionnel du Grand Théâtre, c’était une relation très épisodique. J’ai été voir des pièces dans plein d’endroits, mais ça n’a jamais été un réflexe de me dire : « Tiens, je vais me prendre un abonnement ». Je ne me qualifierais pas comme un grand consommateur d’opéra. Pas encore. Aujourd’hui c’est devenu pour moi un terrain d’expression que j’appréhende mieux et que j’ai envie de découvrir. Votre première expérience ?

Si je remonte à plus loin, c’était de voir mes parents se préparer et s’habiller très bien, en semaine. On me faisait garder par une babysitter pour qu’ils puissent profiter du théâtre. Je sentais qu’il y avait quelque chose de très festif. Vous souvenez-vous de la première pièce que vous avez vue ?

Oui, Le Crépuscule des dieux. J’avais 12 ou 13 ans. C’était assez impressionnant, mais très long. Wagner n’a pas le côté extrêmement facile et séduisant des pièces italiennes. Quelle est la pièce qui vous a marqué le plus ?

La traviata de Verdi, que j’ai vue dans les Arènes de Vérone. C’était hallucinant. À l’extérieur, dans ces arènes, j’avais l’impression d’être plongé dans une autre ère.

Quel est le moment dans un opéra où vous éprouvez le plus de sensations ?

Je dirais que les émotions sont les plus fortes lors des moments tragiques comme la mort d’un des personnages clés. Je trouve que ça donne une intensité, ne serait-ce que dans Roméo et Juliette. Il y a deux moments qui nous portent : quand l’amour se révèle et quand la mort se produit. Nourriture et opéra. Est-ce que ces deux-là se marient bien ?

Oui. D’abord, ils sont liés aux plaisirs de la vie, à l’art et à une notion épicurienne : prendre le temps pour se nourrir intellectuellement et physiquement. De plus, les opéras sont très riches de culture et d’histoire. Ils sont marqués par les terroirs et les régions, comme la cuisine. Votre cuisine est souvent décrite comme sophistiquée, mais aussi décomplexée et moderne, alors que l’opéra est essentiellement classique. Comment proposer un menu pour accompagner un art aussi puissant ?

On y met des touches d’épices et de produits. On réfléchit au contexte ou à l’origine de l’auteur ou du metteur en scène. On vient chercher les marqueurs de la pièce et on les extrait pour les réinjecter dans notre cuisine de manière plus douce et ainsi créer un clin d’œil par rapport à la période. Par exemple, pour Aida, on a réinventé l’Aperol Spritz en le travaillant avec des figues de Barbarie et des fruits égyptiens. Le lien culturel peut être plus subjectif et non figuratif. L’idée est de faire voyager une personne à travers un choix de plats. La cuisine peut-elle rendre l’opéra plus vivant ?

D’une certaine manière la cuisine est beaucoup plus universelle en termes d’approche que l’opéra, qui reste, pour beaucoup de gens, assez élitiste. On a un clivage de générations, avec des jeunes qui considèrent que ce n’est que pour les vieux. La cuisine est une sorte de porte d’entrée, plus facile à appréhender pour une clientèle pas tellement habituée au Grand Théâtre.

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Ailleurs

LES JALONS BRUXELLOIS DE DAMIEN JALET

Près du canal, un patchwork urbain cousu de chaos et de prestige. © Eric Vidal

Par Gauthier De Bock Gauthier De Bock est journaliste spécialisé dans le reportage, les rubriques « Société » et « Politique ». Il travaille pour la RTBF, La Libre Belgique et le magazine Moustique. Basé à Bruxelles, c’est avec un plaisir de gourmet qu’il s’adonne, de temps à autre, à son péché mignon : plonger dans le monde des arts et de la culture.


Il investira la scène du Grand Théâtre de Genève, avec Sidi Larbi Cherkoui, Marina Abramović et Iris Van Herpen. Le chorégraphe belge Damien Jalet nous dévoile sa ville natale. Celle qui fut son tremplin. Celle qui reste son refuge. Bruxelles.

Damien Jalet, ici en février 2020 à Paris. © Joël Saget / AFP via Getty Images

« On se tutoie, non ? » Dans cette brasserie parisienne du 19e arrondissement, à deux pas de la Cité de la Musique et de la Philharmonie, Damien Jalet dévoile sa belgitude. Le tutoiement. Un sésame qui ouvre les univers de chacun entre membres de certaines confréries. Et entre Belges. Damien Jalet se livre. Il est heureux. Il perçoit la chance qu’il a de pouvoir continuer à travailler en ces temps de contrariété sanitaire. Aujourd’hui sur « Brise-lames » une création qui sera dansée au Palais Garnier par les membres du Ballet de l’Opéra de Paris. Demain sur Pelléas et Mélisande, le drame lyrique de Claude Debussy, qu’il mettra en scène en janvier 2021 à Genève. Ensuite ? Au Japon, qu’il affectionne ? En Corée du Sud ? Qui sait. L’horizon s’est rétréci, le temps s’est raccourci, les visages se sont masqués. Alors à la table de cette brasserie, il y a aujourd’hui comme une petite fenêtre. Une respiration. Saisir l’instant, s’en réjouir. Démarche légère qui pourrait faire ballet avec le maître d’hôtel. Yeux bleus iridescents sous casquette. Sourires démasqués. C’est avec un plaisir visible que celui que le monde de la danse s’arrache, qui a travaillé, entre autres, avec Madonna sur le Madame X Tour ou avec Thom Yorke de Radiohead, évoque Bruxelles. « L’un de mes premiers souvenirs, c’est lorsque j’allais au marché de Saint-Josse avec ma mère. Cette commune est une des plus pauvres de la Région de Bruxelles-Capitale et y abrite, en raison des loyers très bas, une population fraîchement débarquée de partout. Des tas de langues, de nationalités, de cultures. Le marché y est spectaculaire. Ces étals emplis d’épices qui embaumaient mes narines, c’était… fabuleux. C’était l’aventure. C’était, déjà, un ailleurs. » Le chorégraphe pointe, prestement, l’essence même de la capitale qui abrite le siège de l’OTAN et la Commission européenne. « Vous faites 100 mètres et, d’un endroit pauvre et populaire, vous débouchez sur un quartier somptueux ou qui a eu son heure de gloire. Nous habitions à deux pas du marché, dans le « quartier des Squares ». Un endroit, en effet, à l’opposé de Saint-Josse sur le spectre socio-architectural. Contraste de bronze et de pierre. 9


AILLEU RS

Le Fuse, club de référence pour la musique électronique en Belgique, héberge chaque mois La Démence, une des meilleures fêtes gay européennes. © Eric Vidal

Entrée du Magasin 4, haut lieu de la culture punk-rock bruxelloise. © Eric Vidal

« J’ai usé les dancefloors des soirées de La Démence, au Fuse, pendant de nombreux mois. Le Club, c’était pour moi un lieu de transformation, de passage, de liberté. C’est la découverte d’une subculture, un espace de résistance. » Les poussières de chantier se mêlent au parfum éventé de l’Art Déco belge et des Squares de Léopold II. © Eric Vidal

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Fragments de quartiers bruxellois


Fin XIXe, lorsque ce quartier est construit, la Belgique est alors l’un des États les plus riches du monde. L’acier, le charbon, le verre et sa colonie congolaise sont les piliers de son opulence. Celle-là se perçoit encore dans les grottes artificielles, les étangs, les fontaines, les parcs arborés et les hôtels particuliers garnissant les squares Ambiorix, Marie-Louise et Marguerite. « Un magnifique terrain de jeux et de découverte lorsque j’étais enfant. Les maisons de maître Art nouveau de Gustave Strauven, les statues, le prestige. À deux pas de rues aux parfums de souk. Un endroit riche culturellement et qui a constitué une partie de mon identité. Mosaïque composite avec une exigence esthétique. Et de l’énergie. Même si celle-ci va s’affirmer plus tard, dans d’autres endroits, en d’autres circonstances. » Damien Jalet va entreprendre des études de théâtre à l’Institut supérieur des arts (INSAS), l’une des écoles les plus prestigieuses d’Europe, d’où, entre autres, seront propulsés le film-culte C’est arrivé près de chez vous et son acteur phare, Benoît Poelvoorde. Mais après deux ans, il sent poindre un besoin, une évidence. Danser. « Ce n’est pas à la Monnaie, la salle d’Opéra de Bruxelles, que j’ai découvert la danse et les ballets, mais dans les clubs durant l’âge d’or du « Sound of Belgium » des années 90. J’ai usé les dancefloors des soirées de La Démence, au Fuse, pendant de nombreux mois. Le club c’était pour moi un lieu de transformation, de passage, de liberté. C’est la découverte d’une subculture, un espace de résistance. Pas de technique, évidemment. Mais je m’exprimais avec une énergie viscérale telle que je me suis fait remarquer par un danseur professionnel qui m’a demandé de faire partie d’un atelier. J’ai décidé d’arrêter l’INSAS où j’avais découvert plein de choses, Pasolini, Jean Genet… C’est d’ailleurs grâce aux professeurs du département cinéma de l’institut que j’ai rencontré l’univers culturel de la danse, par le biais du grand écran. J’y ai trouvé plus d’ouverture que dans la section théâtre. Je suis sorti de ce cocon… Et j’ai pris un train. Comme un dernier train : 20 ans, c’est un âge tardif pour cette discipline. » Le jeune homme part alors en formation dans une école de danse à Louvain. Et se fait rapidement engager pour un spectacle qu’il répète dans les extraordinaires locaux du KVS, le Théâtre royal flamand de Bruxelles. « Le KVS symbolise un jalon dans ma carrière. En fait, le premier… C’est mon premier « job » ! The Day of Heaven and Hell. Une performance sur Pasolini mise en scène par Wim Vandekeybus. Un projet très compliqué : il y a eu des blessés, des départs… Ça a été une expérience formatrice et un tremplin vers un ailleurs, cette fois, éloigné des quartiers bruxellois. C’est grâce à l’argent que j’y ai gagné que j’ai pu financer, au moins en partie, mon séjour à New York où j’ai, notamment, suivi les cours de Trisha Brown. » Damien raconte. Acquérir la technique. Danser avec la gravité du corps, sans s’épuiser, sans se blesser. Construire son physique, sa danse, son style. Une danse organique. Le clip Anima de Thom Yorke pour lequel il réalise la chorégraphie en sera une illustration. Le Manhattan qui lui transmet les bases de ce style, il y a 22 ans, n’a plus grand-chose à voir avec celui d’aujourd’hui. Il a toutefois été heureux de s’y reconnecter l’année dernière lors de sa collaboration avec Madonna. « Je trouve que Bruxelles a quelque chose en commun avec New York. Ce sont deux villes extrêmement cosmopolites et qui ont un côté chaotique. Bruxelles n’a certainement pas l’énergie de New York, sauf sur 11


Un « grand magasin » du XIXe siècle reconverti en une grande surface de vrac bio. Un endroit impressionnant parce qu’il s’en dégage une énergie quasi militante.

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L’entrepôt royal, construit au début du XXe siècle, rénové en 2004, est devenu Royal Depot Tour & Taxis, un immeuble qui regroupe restaurants, SPA, snacks ou magasins de vêtements. © Eric Vidal

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Le Marché des Tanneurs, un grand magasin du XIXe siècle reconverti en une grande surface de vrac bio. © Eric Vidal


Jalons de Jalet 1976 Naissance à Uccle, commune de la Région de BruxellesCapitale, d’un père belge qui travaille à la coopération et au développement et d’une mère française, fleuriste. 1987 Sidéré par Madonna dont il découvre, à la télévision, l’énergie, la liberté, la force. 1994 Entre à l’INSAS en section « Théâtre ». 1996 Intègre, après avoir été repéré sur le dancefloor d’un nightclub, une formation de danse à Louvain.

certains points. L’énergie y est vague et puis, tout à coup, ça se passe de manière inattendue. Spontanée. Vers le canal. Le Magasin 4, par exemple… le long des quais. Des endroits alternatifs, industriels. Vers le Kaaitheater. Et puis les Marolles, mon quartier, aujourd’hui. J’habite dans l’avenue Stalingrad, à deux pas de là. À deux pas de la gare, aussi. De là, on peut faire ses courses au « Marché des Tanneurs », un « grand magasin » du XIXe siècle reconverti en une grande surface de vrac bio. Un endroit impressionnant parce qu’il s’en dégage une énergie quasi militante. Des produits sans emballage en provenance directe de producteurs bio locaux – même si certains, je crois, se fournissent en fruits et légumes en Sicile. Des prix planchers. Ce qui fait qu’il s’y trouve un mélange de publics différents. Des jeunes alternatifs, des mères et pères de famille immigrés, des bobos, des bourgeois bien stricts désirant faire de bonnes affaires et même des SDF qui viennent y acheter leurs fruits du jour. Et évidemment les nombreux artistes qui habitent le quartier. Bien se nourrir, c’est important, a fortiori lorsqu’on pratique un métier basé sur le corps. » Damien Jalet évoque une nouvelle comparaison urbaine. On peut comprendre pourquoi un danseur cite la ville où est né le tango. « Ce que j’aime aussi à Bruxelles, c’est que parfois, elle me fait penser à Buenos Aires. On y voit des vieux bâtiments, du « vieux » qui n’a pas forcément été entretenu. Il y a les traces du temps. L’ancien prestige. Le prestige « fantôme ». Fragile. Surtout depuis les attentats… Tiens, la station Maelbeek, là où une bombe a explosé il y quatre ans, était la station de métro que j’empruntais, enfant. C’était juste à côté de chez mes parents. Ce métro, je le considérais, petit, comme une extension du foyer familial. Ce phénomène d’inclure en moi les endroits, les villes, dans lesquels j’habite me nourrit. Enrichit ma création. Le processus sera certainement à l’œuvre à Genève. J’aime la montagne et les lacs… »

1997 Premiers « pas » professionnels comme danseur. 1998 Part pour New York. 1999 Rencontre Sidi Larbi Cherkaoui. 2002 Première création : D’avant. 2011

Laurence Olivier Awards pour Babel

2013 Chevalier de l’ordre français des Arts et Lettres. 2018 Co-mise en scène et chorégraphie de Pelléas et Mélisande, Opera Vlaanderen 2019 Travaille avec Madonna. Et pour Thom Yorke sur le clip Anima pour lequel il remporte le Prix de la meilleure chorégraphie aux UK Music Video Awards.

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Pelléas et Mélisande Du 18 au 28 janvier 2021 gtg.ch/pelleas-et-melisande 13


Trésors

cachés 2/4

Par Aude Seigne

TEYMOUR KADJAR Responsable de salle

Teymour Kadjar, figure familière du public du Grand Théâtre

C’est un voyage modeste, chaque soir : arriver une heure avant l’ouverture des portes, préparer les vestiaires et le grand hall, contrôler les billets, répondre aux questions du public. Il le dit lui-même : « Ce n’est pas compliqué. » En miroir, une fois le public reparti, refaire ce qui a été défait. En gardien de l’ordre et de la précision.

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Née en 1985 à Genève, Aude Seigne a étudié la littérature de langue française et les civilisations mésopotamiennes à l’Université de Genève. Elle a voyagé dans une quarantaine de pays, travaillé comme rédactriceconceptrice web pour la Ville de Genève puis comme administratrice culturelle pour la chorégraphe Cindy Van Acker. Elle a publié Chroniques de l’Occident nomade (Paulette, 2011 ; Zoé, 2011, 2013) qui lui a valu le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. En 2012, elle a reçu une bourse culturelle de la Fondation Leenaards pour son deuxième ouvrage, Les Neiges de Damas, paru aux éditions Zoé en 2015. En 2017, elle a bénéficié d’une résidence d’écriture à la Fondation Jan Michalski pour son troisième livre, Une toile large comme le monde. Dès janvier 2018, elle publie la série littéraire Stand-by, écrite avec Daniel Vuataz et Bruno Pellegrino. Deux saisons sont parues aux éditions Zoé et, pour la deuxième, en feuilleton sur le site Heidi.news.

Parce qu’il le dit, avec la certitude confiante des gens qui ont beaucoup vu mais qui se savent comme tout le monde : « Je ne pourrai jamais quitter Genève. »

Cette routine ne dit rien des précédents voyages de Teymour Kadjar, responsable de salle depuis 2003. Dans les années 1990, Teymour baroude en solitaire sur les cinq continents, prend des billets d’avion sans retour, descend jusqu’à Ushuaïa, visite le Japon en se croyant sur Mars, apprécie l’Afrique du Sud, apprécie moins les cadavres qui flottent sur le Gange à Bénarès. Il voit Shanghai sans les gratte-ciels, la Syrie juste avant la guerre, il aime « les mégalopoles où l’on ne dort jamais » mais aussi « les vieilles pierres », les ruines calmes d’Angkor ou du Mexique. À Bagan, en Birmanie, il est témoin d’un « coucher de soleil qui ne s’oublie pas ». À l’époque, les 15 heures d’avion ne lui font pas peur. Lorsque je le retrouve à la cafétéria du Grand Théâtre, je suis frappée par la distance entre ce qu’il a dû voir et l’image qu’il renvoie, discrète, pudique. Les passerelles entre ses deux vies doivent néanmoins exister puisqu’il a l’air de connaître tout le monde, s’adresse à chaque personne que nous croisons avec un mélange de connivence et de stabilité. Au Grand Théâtre, il n’est pas seulement là les soirs de spectacle mais chaque fois que le bâtiment est ouvert au public, il fait partie de l’envers nécessaire du décor, accueille les résident-e-s d’EMS le dimanche après-midi, supplée son chef quand celui-ci est absent. Il confie qu’à l’accueil, « on se fait souvent engueuler » et que le Covid-19 n’a pas arrangé les choses. Il a fallu proposer 8 entrées au lieu de 3, les gens se perdent, certain-e-s ont leur abonnement depuis les années 1950 et supportent mal de voir leurs habitudes modifiées. Notre discussion remonte le temps, sa vie, pour plonger dans la formation à la fois universitaire et artistique de Teymour. Il est né à Genève, d’une mère bulgare et d’un père iranien, pays où il n’est jamais allé. Adolescent, il fait de la danse classique, aimerait être professionnel mais « n’est pas assez bon » selon ses dires. Il fréquente même une école parisienne, a des étoiles dans les yeux en évoquant la vie, à 20 ans, dans la grande métropole. Et puis il arrête, se tourne vers la figuration puisqu’il aime aussi le théâtre, part en tournée avec Bob Wilson, en Autriche puis à Nancy. En parallèle il étudie l’histoire et l’histoire ancienne à l’Université de Genève, effectue toute la panoplie de jobs des diplômé-e-s en lettres : remplaçant au collège, bibliothécaire aux Pâquis, ce qui l’arrange puisqu’il aime trier, classer. La première fois qu’il vient au Grand Théâtre de Genève, c’est sur scène, comme figurant dans un Wagner. Il confie qu’un travail qui consiste à ne pas bouger pendant 30 minutes est plus difficile qu’il n’y paraît, et qu’il aime moins l’opéra allemand qu’italien, mais qu’il en garde un excellent souvenir. Et puis il postule, est engagé au service d’accueil. Quitter la scène pour servir les spectacles de l’extérieur ne lui cause pas de regrets, mais au contraire une satisfaction : il a pu ainsi rester dans cet univers où il a trouvé sa voie. Les années passant, les heures d’avion lui pèsent, il veut désormais pouvoir revenir rapidement à Genève. Quatre heures de vol, c’est sa limite, qui le porte à la découverte des capitales européennes ou culturelles – il cite Londres, Berlin, Paris, Barcelone. Les sites historiques de Florence ou de Cordoue sont peut-être ce qui relie tout, ses études d’histoire ancienne, ses voyages, les sujets mythologiques si souvent représentés sur scène. Sauf que son point faible n’y est pas : la plage. Avec Teymour on pourrait écrire des guides de voyage où figureraient dans son Top 3 des plages du monde celles de Mykonos, de Barcelone et de Bondi Beach à Sydney. Il irait bien prendre sa retraite à la Grande Canarie, il y fait doux toute l’année, mais il reviendrait tout de même passer l’autre moitié de l’année en Suisse. Parce qu’il le dit, avec la certitude confiante des gens qui ont beaucoup vu mais qui se savent comme tout le monde : « Je ne pourrai jamais quitter Genève. » 15


Portrait

Justin Hopkins En finir avec Justin Bellegueule

Anvers. Nous sommes dans le nord de la Belgique. C’est là que je retrouve Justin Hopkins, 36 ans, baryton-basse, l’un des meilleurs de sa génération. Il intégrera très prochainement Le Jeune Ensemble du Grand Théâtre de Genève. Nous sommes en mode vidéo conférence. Là-bas, la lumière semble pâle. Derrière lui, un tableau apporte de la chaleur. Sur son sourire charnu, tout reprend vie. C’est un éclat. Par contre, il a le regard cerné. Deux petites poches qui pendouillent. Il doit y avoir bien des choses, que je me dis. Aussi, je m’empresse de lui demander comment il va, par ces temps ô combien coroniques ! que je précise. Il pousse un soupir. À mes oreilles, le souffle qu’on fredonne à demi-voix pour dire une nostalgie heureuse. Ou malheureuse. Dans l’entre-deux. Quelque chose comme Amazing Grace. Ce cantique fait partie de son répertoire de cœur : il l’a chanté pour éclairer l’âme de son grand-papa qui rôdait alors dans un long coma. Au deuxième soupir, bref cette fois-ci, il avance à pas décidés. L’expérience genevoise sera de grande qualité, il le sait. Il le dit. Il insiste dessus. Il se réjouit de retrouver les autres membres du Jeune Ensemble, soprano, mezzo, alto, ténor, baryton, basse. Bien sûr qu’il s’en réjouit. Or, lorsqu’il essaie de voir à quoi cela pourrait ressembler concrètement, cette expérience à venir dans ce monde nouveau, le nôtre, sous l’emprise d’un virus qui a suspendu le temps, ses petites cernes prennent du relief. Un virus, c’est con comme ça peut faire des dégâts. Les théâtres sont vides. La lumière qui singularise les voix dans le noir feutré d’une salle bondée, le rideau, la déco, les applaudissements nourris d’un public ému, et bien plus encore. Tout a brutalement disparu. Tout. Comme si c’était hier. Ou demain. Huit ans. C’est à cet âge que sa voix se distingue dans le chœur des Philadelphia Boys. Ça fourmille dans les chaussures que sa mère lui a offertes la veille. En les lui remettant, elle lui avait dit : « Donne le meilleur de toi. » Je le sens ragaillardi. Je reçois son énergie. Sa grand-mère, la mère de son père, je crois, lui avait confié : « Tu sais mon petit, une voix, ta voix, c’est comme une bénédiction. » A Blessing. Ce mot prend la douceur et la couleur d’un de ces petits bonnets de laine que sa mamy aimait lui tricoter à l’ombre d’une mélodie de jazz. C’est d’elle qu’il tient qu’une bénédiction ne s’impose pas à quelqu’un qui n’en veut pas. La teinte foncée de sa peau, à l’écran, fait doux. Il doit enfiler ses écouteurs. Sorry, qu’il s’excuse. Le grave et le suave de sa voix s’en vont en échos en moi. C’était quoi déjà, la chanson, la première fois ? One Little Candle. Brille, ne serait-ce que d’une petite bougie, One Little Candle, au lieu de sombrer dans les abîmes. Sa voix gagne en fragilité. On dirait la première fois, justement. Elle en dit cependant bien long sur le puissant et entraînant baryton-basse qu’il deviendra des années plus tard. Il a disparu de mon écran. C’était trop rapide. Encore ! que je veux miauler. Même l’idée de sa prochaine venue ne m’apaise guère. Je ne me calme que lorsque je me le représente dans le rôle de Gessler. Hermann Gessler ! Le méchant bailli qui fit condamner notre simple Guillaume Tell à une performance mythique : un carreau d’arbalète, une flèche, un arbre et la pomme sur la tête du fiston ; et on connaît la suite. À la fin, Gessler meurt. Mais Justin Hopkins, lui, avance. Car le mouvement nourrit l’équilibre. Il se produit dans les plus grands théâtres, de Londres à Bruxelles, de Los Angeles à Milan, et bientôt à Genève.

Sa grand-mère, la mère de son père, je crois, lui avait confié : « Tu sais mon petit, une voix, ta voix, c’est comme une bénédiction ». A Blessing.

Max Lobe est né au Cameroun. Il est l’auteur de Loin de Douala (2018) ou de La Trinité bantoue (2014). La plupart de ses ouvrages sont parus aux éditions Zoé.

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Par Max Lobe


Le baryton-basse américain Justin Hopkins, à l’affiche notamment de Parsifal et La Traviata

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève La clemenza di Tito, du 13 février au 3 mars 2021

Parsifal du 30 mars du 11 avril 2021

La traviata du 20 juin au 11 juillet 2021 17


Couverture du pulp (magazine) Air Wonder Stories (détail), vol 1 # 5, novembre 1929, artiste Frank R. Paul. Coll. Maison d’Ailleurs, Yverdon

DO SSIER N O S ELDO RADO S

Marc Atallah est directeur de la Maison d’Ailleurs (musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires), directeur du Numerik Games Festival et maître d’enseignement et de recherche à la Section de français de l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur les littératures conjecturales (utopie, dystopie, voyages imaginaires, science-fiction) et sur les théories littéraires (théories des genres, théories de la fiction).


Voltaire, au secours ! Voulons-nous vraiment vivre en utopie ? Par Marc Atallah

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4e de couverture du pulp (magazine) Amazing Stories, vol 15 # 1, janvier 1941, artiste Frank R. Paul. Coll. Maison d’Ailleurs / Agence martienne

4e de couverture du pulp (magazine) Amazing Stories, vol 15 #12, décembre 1941, artiste Frank R. Paul. Coll. Maison d’Ailleurs / Agence martienne

UTOPIA Großband 145 présente Geschäfte mit Venus. Titre original : Gravy Planet. © 1952 Galaxy Publishing Corporation. Coll. Maison d’Ailleurs / Agence martienne

L’utopie est une extrapolation rationnelle qui projette dans un ailleurs fictionnel l’image des défaillances de nos quotidiens résolues grâce à une organisation socio-politique réfléchie. 20


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Nous nous rappelons toutes et tous le séjour de Candide et Cacambo au pays de l’Eldorado ; nous nous rappelons également, et cela ne peut que nous surprendre, à quel point Candide, aussi vite qu’il y est arrivé, souhaite quitter ce pays, pourtant postulé comme « parfait » en raison de son application à la lettre des préceptes optimistes de Pangloss. Certes, le désir de retrouver Cunégonde, la fiancée de Candide, est une motivation bien aisément compréhensible – car parfaitement humaine –, mais quand même : découvrir un lieu idéal, un lieu duquel le crime et le mal ont disparu, semble incompatible avec la furieuse envie de le fuir pour revenir dans le monde réel. Ce qui a tous les atours d’une énigme est pourtant facile à élucider à condition de se souvenir que ce chapitre XVIII du Candide de Voltaire (1759) tisse de nombreux liens – dits « intertextuels » – avec la tradition de l’utopie narrative de la Renaissance et des Lumières : il y est question d’un monde clos et difficile d’accès, d’un monde où les habitants sont heureux et où l’abondance règne, d’un monde qui diffère du quotidien de Voltaire à la suite d’une refonte radicale de l’organisation socio-politique. Ces caractéristiques, auxquelles de nombreuses autres auraient pu être ajoutées, sont en effet celles de ce genre discursif appelé « utopie », et dont on doit la création – bien involontaire – à Thomas More, en 1516, grâce à la publication de son Utopia (ou, pour citer le titre complet : Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festivo de optimo statu rei publicæ deque nova insula Utopia). Ce petit texte, qui a vu naître des milliers de commentaires, n’est pourtant pas aussi lisse qu’il n’y paraît à première vue : il ne se contente pas de décrire un pays imaginaire parfait, il n’est pas non plus la programmatique des changements que nous devrions opérer pour, enfin, être heureux. Il est davantage à considérer comme un dispositif complexe, qui articule deux livres (le premier liste les défaillances de la société anglaise du début du XVIe siècle, le second décrit l’île idéale que Raphaël Hythlodée, le narrateur du récit, a découverte lors de son périple autour du monde en compagnie d’Amerigo Vespucci), et qui doit être réfléchi à l’aune de cette structure binaire : l’île d’utopie n’existe que parce qu’il est nécessaire de mettre en relief les problématiques de l’Angleterre, elle n’existe que comme réponse fictionnelle à ces problématiques réelles. Or, cette réponse, que d’aucuns, cédant à l’illusion rétrospective, ont analysé comme une préfiguration du communisme puisque l’île d’utopie est fondée autour du principe de la communauté des biens, n’est pas à considérer comme le projet d’une société idéale, mais comme le miroir herméneutique de notre monde empirique. En effet, de nombreux traits

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Couverture du livre 1984 de George Orwell, 1949, impression sur demande, Espagne, 2015. Coll. Maison d’Ailleurs

Ce que l’on appelle « dystopie » recouvre en fait un ensemble de productions narratives qui, du roman au film en passant par la bande dessinée et le jeu vidéo, instaurent des univers totalitaires dans lesquels nous suivons le parcours d’un être humain cherchant à recouvrer sa liberté dans une société aliénante et oppressante.

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Photographie du film Fahrenheit 451 de François Truffaut, 1966. Coll. Maison d’Ailleurs

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Affiche du film Soleil vert de Richard Fleischer, 1973. Coll. Maison d’Ailleurs / Agence martienne


du texte empêchent le lecteur humaniste – c’est parfois un peu plus complexe pour nous – d’accepter cet acte de l’imagination comme un projet concret : — La présence massive d’une ironie linguistique : le narrateur Hythlodée signifie, en grec, « celui qui raconte des balivernes » ; le fleuve qui court en Utopie se nomme « anhydre », le fleuve sans eau ; le titre Utopia superpose deux significations et doit être lu comme « le meilleur des mondes (eu-topos) n’existe pas (u-topos)  »  ; etc. — Un régime descriptif qui annule tout événement et, partant, toute liberté : l’utopie est un tableau, pas une narration.

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— La dernière phrase du récit, sibylline, qui affirme « Ce monde [utopique], je le souhaite plus que je ne l’espère », proposant ainsi une interprétation claire sur ce qu’est l’utopie : un souhait, un rêve, une image, et non un possible.

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Tous ces éléments permettent aujourd’hui non seulement de comprendre ce qu’est l’utopie mais aussi sa fonction. La définition, d’abord : l’utopie est une extrapolation rationnelle – ce que Pierre Versins, le fondateur de la Maison d’Ailleurs, nomme « conjecture » –, qui projette dans un ailleurs fictionnel l’image des défaillances de nos quotidiens résolues grâce à une organisation socio-politique réfléchie. La fonction, ensuite : créer une image extrapolée de notre société – comme on le voit également dans le genre de la science-fiction – permet, en raison de la dimension ironique d’un tel processus (on fait semblant de parler d’un autre monde pour, en fait, évoquer le nôtre, source de la conjecture), de mettre en lumière des corrélations inédites entre des dimensions de notre quotidien (dans le texte de Thomas More : entre la criminalité et la propriété privée) et, d’autre part, d’interpréter autrement notre quotidien, vu que nous sommes invités à le voir autrement. Pour le dire avec d’autres mots, l’utopie n’est pas un mode d’emploi ou un acte de prophétie qui dirait comment procéder pour rendre l’être humain heureux, mais un « outil symbolique » qui, en forgeant une image déformée des défaillances de notre société, nous invite à interpréter différemment les causes de nos malheurs, bien réels ceux-ci. Il s’avère que cet outil symbolique a également d’autres ressources, dont l’une d’elles nous intéressera plus particulièrement ici. Lorsque Thomas More termine son texte par la phrase susmentionnée – « Ce monde [utopique],

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je le souhaite plus que je ne l’espère » –, il n’indique pas seulement que l’utopie est un projet imaginaire, il précise aussi, implicitement, qu’il ne faut pas la réaliser, car l’utopie, en se réalisant, s’avérerait dangereuse. Autrement dit, il ouvre la porte à ce que l’on appelle, aujourd’hui, la « dystopie » ; une notion encore peu connue, mais qui a été fréquemment citée par les médias – souvent maladroitement, voire de manière erronée – depuis le printemps dernier, suite à la crise de la Covid-19. Ce que l’on appelle « dystopie » recouvre en fait un ensemble de productions narratives qui, du roman au film en passant par la bande dessinée et le jeu vidéo, instaurent des univers totalitaires dans lesquels nous suivons le parcours d’un être humain cherchant à recouvrer sa liberté dans une société aliénante et oppressante. Ce qui va m’intéresser ici, et c’est sûrement une des manières les plus efficaces de saisir ce qu’est la dystopie, c’est de comprendre que les dystopies sont des utopies inversées. Afin de saisir cela, il faut convoquer des recherches académiques et partir du constat que les utopies sont toujours des systèmes de signes – des systèmes « sémiotiques » – extrêmement cohérents. Or une des propriétés essentielles des systèmes de signes, c’est qu’ils peuvent en tout temps être renversés : le feu vert signifie « Avancez » dans notre monde car il s’oppose au feu rouge, mais on peut aussi imaginer un monde qui inverserait ces signes et qui ferait du feu rouge la marque de « Avancez ». Ainsi, une utopie, qui est un système bien plus complexe que le binôme sémiotique {feu vert ; feu rouge}, peut aussi être renversée ; la méthode utilisée par les écrivains pour réaliser cette inversion a le plus souvent consisté en modifiant le point de vue, c’est-à-dire en préférant suivre le parcours d’un individu à l’intérieur du monde idéal que de décrire la perfection de ce monde de l’extérieur. Nous saisissons par conséquent que les dystopies sont des utopies racontées depuis l’intérieur, des utopies qui, en raison de cette modification de perspective, montrent leur incapacité à composer avec la liberté humaine (il est évident qu’un monde rationnellement parfait ne peut l’être qu’à condition de supprimer la possibilité d’être ébranlé). Toutes les utopies sont, ontologiquement, des dystopies, et inversement : le constat est surprenant, il n’en est pas moins pertinent. Il faut encore aller plus loin et s’interroger sur l’intérêt d’écrire, ou de lire, des dystopies : raconter des utopies de l’intérieur – alors que la Renaissance nous les racontait depuis l’extérieur – a pour vertu non de pointer les défaillances du monde réel, puisque l’individu oppressé met en lumière la violence liberticide des idéaux utopiques, mais de réfléchir les défaillances de nos principes utopiques, ceux-là mêmes qui sont censés


À quel point les idéaux que nous chérissons tant sont, en fait, au cœur de nos malaises, de nos détresses, de nos aliénations : quels sacrifices doit-on opérer pour vivre dans une société qui met en avant le progrès, le profit, la santé, le confort, l’égalité ? Peut-on encore être libre ?

être responsables de notre épanouissement. Toutefois, pourquoi raconter les problématiques de ces principes utopiques si ceux-ci ne sont que des vœux pieux non concrétisés, des images virtuelles et évanescentes ? La seule réponse qui peut être donnée à cette question rhétorique, c’est de se rendre compte que l’ère des dystopies – une ère née dans le courant du XIXe siècle et encore d’actualité aujourd’hui – implique nécessairement de supposer que, quelque part, nous vivons en utopie. La phrase pourrait choquer, mais elle prend tout son sens à condition de se rappeler que notre modernité est bâtie sur des idéologies qui, par définition, entretiennent un lien étroit avec les utopies : nous louons le progrès, le profit économique, la santé, le confort, l’égalité. Pourtant, ces idéaux, au-delà de leur bienfondé et de leur apparente évidence, construisent des sociétés dont on interroge peu la viabilité ou l’harmonie : voilà la fonction des dystopies, voilà pourquoi elles racontent la vie humaine dans un contexte utopique. Autrement dit, lire des dystopies, c’est découvrir – par le point de vue d’un personnage qui, sous bien des aspects, nous ressemble et se pose les mêmes questions que nous – à quel point les idéaux que nous chérissons tant sont, en fait, au cœur de nos malaises, de nos détresses, de nos aliénations : quels sacrifices doit-on opérer pour vivre dans une société qui met en avant le progrès, le profit, la santé, le confort, l’égalité ? Peut-on encore être libre ? Candide a donc eu raison de quitter l’Eldorado, puisque ce pays était la réalisation de l’utopie panglossienne et que dans une telle utopie, il n’y a pas de place pour la différence et la liberté. Et Candide nous pose la question, depuis son siècle : cherchons-nous, nous aussi, à vivre dans ce pays de tous les délices, de toutes les beautés ? Cherchons-nous à réaliser la perfection de nos idéaux ? Car si nous le faisons, il y a de fortes chances que nous sacrifiions notre liberté, que nous plongions dans la dystopie alors même que nous sommes convaincus, comme des robots sans âme, de vivre en utopie.

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Candide Sur GTG Digital gtg.ch/candide

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Pelléas et Mélisande du 18 au 28 janvier 2021 gtg.ch/pelleas-et-melisande

De gauche à droite : Photographies des films Avatar de James Cameron, 2009. Matrix Revolutions de Andy et Larry Wachowski, 2003. Coll. Maison d’Ailleurs

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Par Olivier Kaeser

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Les images de Marco Brambilla

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L’artiste et réalisateur italien Marco Brambilla, basé à Londres, est connu pour sa manière de recontextualiser des images trouvées. Pour la production Pelléas et Mélisande créée à l’Opera Vlaanderen en 2018 – une œuvre dont la musique lui a toujours évoqué des images du cosmos – il a créé des vidéos qui reflètent un livret minimaliste en utilisant une série d’animations infographiques combinées avec des images prises par le télescope spatial Hubble de la NASA.


Marco Brambilla, détail d’une composition vidéo créée pour l’opéra Pelléas et Mélisandre, 2018

Ces « paysages abstraits » emmènent le spectateur en un voyage métaphysique dans le subconscient à travers une série de voies célestes. Une présentation d’œuvres de Marco Brambilla, curatée par le GTG, sera proposée au salon artgenève du 28 au 3 janvier 2021.

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Entrevoir le monde miroir de HR Giger Par Patrick Gyger

Patrick Gyger, historien, a été directeur de la Maison d’Ailleurs et dirige aujourd’hui le Lieu unique, centre de culture contemporaine de Nantes, où en 2017 il a monté la plus grande rétrospective du peintre HR Giger, une exposition destinée à l’itinérance internationale (Mexico, Los Angeles, etc.). En janvier 2021, il prendra la tête de Plateforme 10, le nouveau quartier des arts de Lausanne.

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Hansruedi Giger dans le jardin de sa maison à Zurich, 2006-2007 © Mario del Curto


Hypnerotomachia Hansruedii Les hétérotopies de Hansruedi Giger

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dans les espaces qu’il a habités Un environnement intensément transformé, au point de tendre vers l’idéal de son concepteur : telle pourrait être la caractérisation d’un « monde miroir », qui relèverait donc du genre utopique. Ce serait plus spécifiquement une hétérotopie, au sens où l’entend Michel Foucault. Pour lui les hétérotopies sont « des lieux réels (…) et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés… » Plus que des territoires imaginaires (qui seraient restés dans l’esprit de son auteur), ces mondes miroirs transposent sans retenue ni barrière la vision du créateur, et se concrétisent, devenant localisables. Chez le peintre surréaliste suisse Hans Rudolf « Hansruedi » Giger, le premier espace qui cristallise ses obsessions consiste en la maison qu’il a habitée une grande partie de sa vie et jusqu’à son décès en 2014, en banlieue zurichoise : une série de bâtiments mitoyens banals de l’extérieur. Mais dès le seuil franchi, force est de constater que se révèle un domaine dont l’artiste est le concepteur et maître. L’habitation se confond avec l’œuvre, la vie quotidienne et l’art y sont inextricablement mêlés : ainsi la porte des toilettes est peinte de créatures fantastiques et motifs architecturaux aussi imposants que ses tableaux les plus célèbres. Partout, l’univers de Giger suinte des murs, habite les objets, construit des totems macabres et des tensions érotiques. Cette dimension organique de l’œuvre-habitat renforce le lien entre créateur et milieu. Comme l’écrit André Breton, l’artiste est ici « dans la situation des mollusques testacés par rapport à leur coquille, qu’ils ont sécrétée à partir des téguments adéquats ». Le monde qu’il bâtit devient une extension spatiale de lui-même, agissant comme révélateur de ce qui sommeille en lui.

Les hétérotopies sont « des lieux réels (…) et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels sont à la fois représentés, contestés et inversés… » 29


Pas de vision collective de l’utopie ici, donc, mais une forme déraisonnée, chaotique, marquée par les obsessions, et laissée volontairement en prise aux abus du temps qui passe. Ainsi un train miniature, juste assez grand pour pouvoir s’asseoir dessus et se faire emmener à travers le jardin. Il est aujourd’hui en ruines, et n’en prend que plus de force évocatrice, créant « une poétique particulière, un rêve, voire une contestation anarchisante » (Michel Ragon). Un train devait également être construit dans l’autre espace singulier habité par Giger : son musée privé à Gruyères. Le projet sera finalement abandonné en raison de son coût, mais le musée fonctionne comme l’habitation du peintre, en reflet inverse de son environnement immédiat en plein centre de la petite ville touristique : replié sur lui-même, sombre, avançant sur un fil ténu, entre goût douteux et œuvres magistrales. Giger est coutumier d’équilibres instables, entre sidérations et désirs enfouis, pratiques singulières et virtuosités, réussite commerciale et statut culte, art contemporain et culture populaire. Dans les deux espaces, l’ésotérisme est omniprésent : ce sont des cathédrales personnelles, des milieux de révélation et de révération. Mais surtout, ces lieux nous présentent une face différente de notre propre société, réinterprétée et transformée. S’exprime ainsi une forme de critique du monde que nous nous sommes bâti ; le propos du peintre, devenu anarchitecte, se fait réquisitoire : les icônes abominables, les croyances serviles, les perversités dégradantes, les pandémies tétanisantes, ce sont les nôtres et non les siennes seules. C’est le potentiel entropique du quotidien qui est souligné ici, tout comme le non-déterminisme de nos existences et notre faculté à être nos propres maîtres. Plutôt que s’acharner à s’adapter à la société qui l’entoure, Giger nous montre qu’il est possible de façonner le monde à l’image de ses songes ténébreux. Ces territoires du rêve fonctionnent également comme un lien subtil et ténu avec des endroits d’habitude invisibles, cachés mais essentiels, transformant la réalité pour en faire un passage vers un au-delà qui serait à l’image d’un « en-dedans ». Dans l’Hypnerotomachia Poliphili, le Combat d’amour en songe, le héros rêve. En songe, il s’endort et rêve à nouveau. Les mondes qu’il visite sont peuplés de créatures fantastiques et d’architectures audacieuses. Il s’endort encore, et rêve encore. Les mondes s’imbriquent, se reflètent les uns les autres, et se font l’écho distordu d’eux-mêmes, d’un réel dont l’existence se fait douteuse. Telle est l’impression tenace qui persiste après une visite des hétérotopies de HR Giger. Son œuvre relève de Poliphile, qui précède de quelques décennies l’Utopie de Thomas More, et la préfigure d’une certaine manière. La mort et le désir y font plus qu’y rôder. Ce sont les moteurs premiers du travail du peintre, les clefs de la quête dans laquelle il s’est lancé, les estrans hermétiques de nos inconscients. Et après les réveils successifs, il semble que nous sommes toujours plongés dans les contrées du rêve.

Les mondes s’imbriquent, se reflètent les uns les autres, et se font l’écho distordu d’eux-mêmes, d’un réel dont l’existence se fait douteuse.

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Sculptures et objets dans le jardin et la maison de Hansruedi Giger à Zurich, 2006-2007 © Mario del Curto

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A Würenlos, là où Emma Kunz a inventé la poudre De quoi s’agit-il ? D’un lieu mystérieux en Suisse alémanique où l’on médite à l’air libre, sous un rocher dont est extraite une poudre miraculeuse. Elle soignerait presque tout. Reportage.

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Par Serge Enderlin Serge Enderlin, 51 ans, est reporter et écrivain, publié notamment aux Éditions du Seuil. Il est correspondant du journal Le Monde en Suisse et collabore à Heidi.news, ainsi qu’aux émissions de reportages de la RTS Télévision. En trois décennies de tribulations, il a rencontré par exemple des pétroliers au Texas, des politiciens corrompus en Guinée-Équatoriale, des rebelles ukrainiens ou encore des Gilets jaunes en France. Mais il ne s’était encore jamais arrêté à Würenlos.


Emma Kunz, no 1, no 140, no 13. © Emma Kunz Stiftung

On n’en reçoit pas tous les jours d’aussi insolites. La proposition m’enjoignait de visiter un lieu plutôt étrange, voire mystérieux, sur territoire suisse. On me suggérait vivement de m’intéresser au Emma Kunz Zentrum à Würenlos, dans le canton d’Argovie. Intrigué, j’ai bien sûr accepté. D’abord parce que Würenlos, Würenlos… Ça me disait bien quelque chose, oui, mais quoi. J’ai pris la route, malgré la culpabilité climatique. Après 200 km et 52 kilos de CO2, j’avais la réponse. Car il était là, devant moi, aussi rutilant qu’à l’époque de sa gloire seventies, le restoroute traversant les six pistes de l’A1 à Würenlos, vibrant témoignage brutaliste de l’époque où l’automobile était encore synonyme de progrès social – nous avons évolué. Vous rétorquerez que ce n’est pas pour cela que je suis ici. En effet, ne nous attardons pas. A 1300 mètres à vol d’oiseau s’ouvrent les portes d’un autre monde, où la vitesse n’a pas droit de cité. On vous remet d’abord une clé. Elle permet d’ouvrir un portail recouvert de lierre, d’emprunter un court chemin d’herbe, et de se retrouver dans une grotte, creusée dans une carrière de calcaire déjà exploitée par les Romains. Le lieu apaise, paraît-il. Il disposerait de « pouvoirs » particuliers, bons pour le corps et l’esprit. Plutôt cartésien par nature, mes doutes en bandoulière, j’arpente le sol sablonneux en caressant la paroi rocheuse de la main, vite nacrée Emma Kunz (1892 - 1963) par la poussière minérale beige, suivant geste pour geste ceux du couple © Emma Kunz Stiftung bobo zurichois qui me précède, auquel je n’adresse pas la parole : le silence règne. Les minutes passent. Une demi-heure, au total. (« Vous devez rester trente minutes. Pas plus longtemps, c’est déconseillé », avait indiqué, sans autre forme de commentaires, la dame à la clé à l’accueil, ce qui avait incontestablement ajouté au mystère.) Elles passent lentement les minutes, vaporeuses, bientôt immatérielles, aussi l’esprit s’échappe, gambade, grave parfois. La magie opère. La roche de Würenlos allège les âmes, c’est peut-être un placebo, mais au fond peu importe. Car voilà, 20’000 visiteurs viennent ici chaque année, pour se ressourcer ou, comme moi, attirés par la personnalité de la naturopathe qui a découvert l’endroit. Emma Kunz naît en 1892 à Brittnau, à côté de Zofingue, fille d’un tisserand qui tire le diable par la queue. À 18 ans, elle se fait remarquer pour ses dons de télépathie et de prophétie, qui étonnent ou scandalisent le voisinage, en fonction de sa paroisse. Elle commence à utiliser un pendule pour mettre en évidence les flux d’énergie telluriques. Et puis elle dessine, sans aucune formation artistique. Pas parce qu’elle en a envie, mais parce qu’elle en ressent l’impérieuse urgence. Elle dessine comme une possédée, parfois pendant plus de vingt-quatre heures d’affilée. Le crayon, ou encore la mine de plomb, ou la craie, court tout seul sur la feuille ; guidé par le pendule davantage que par la main. Emma Kunz pratique e la divination et crée des séries entières de dessins par radiesthésie, sur du papier millimétré, une œuvre dont la perfection maniaque peut paraître affirmait Emma Kunz, qui ne se obsessionnelle au premier abord, presque inquiétante – 70 réalisations voyait pas comme une artiste mais sont exposées à Würenlos. comme une chercheuse. Emma Kunz partage avec d’autres femmes artistes comme Hilma af Klint ou Agnès Martin l’abstraction géométrique, non comme formalisme, mais comme moyen de structurer des idées philosophiques, scientifiques et spirituelles. Utilisant la ligne et le quadrillage, elle propose ses dessins comme des diagrammes d’explorations de systèmes de croyances complexes. Dans l’œuvre d’Emma Kunz, un dessin commence par une question, dirigée vers elle-même ou vers un patient. Elle déplace ensuite le pendule sur le papier pour trouver les points de force sur la surface plane et y placer des points reliés par des lignes. Les dessins aident au diagnostic et servent à guérir les patients qu’on lui adresse. Ils sont aussi des vecteurs de méditation.

« Mon travail pictural est destiné au XXI siècle »,

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Boîte de la « poudre miracle » Aion A ® ornée d’un dessin d’Emma Kunz, Emma Kunz Zentrum, Würenlos. © Serge Enderlin

Vues de la Grotte Emma Kunz, Emma Kunz Zentrum, Würenlos. Photos © Serge Enderlin

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Pas décontenancée, elle pense alors à la carrière de calcaire, qui lui a renvoyé il n’y a pas si longtemps des vibrations si fortes qu’elle en a conclu à une énergie bienfaitrice. La roche sera broyée, moulue.

De son vivant, les travaux de l’Argovienne inspirée n’ont pas intéressé grand monde. On les considérait tout au plus comme un art brut, résultat des élucubrations d’un esprit particulier, pour ne pas dire dérangé. Six ans après sa mort, le Kunsthaus d’Aarau est toutefois le premier à les exposer (1973). Mais il faudra encore un quart de siècle pour que les étranges arabesques d’Emma Kunz parviennent à susciter l’intérêt d’un musée européen majeur. En 1999, ses dessins, ainsi que des œuvres de Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie, et de Joseph Beuys sont rassemblés au Kunsthaus de Zurich dans une exposition intitulée Forces directrices pour le 21e siècle. Cette première grande apparition posthume va lui ouvrir… vingt ans plus tard les portes du Lenbachhaus à Munich en 2018 (exposition Weltempfänger consacrée à un chapitre du modernisme très méconnu), et surtout des fameuses Serpentine Galleries de Hyde Park à Londres, en mars 2019. La prochaine grande exposition est annoncée en janvier 2021, de retour sur sa terre natale d’Argovie*. Dire d’Emma Kunz qu’elle est devenue mainstream un siècle après que son pendule a commencé à danser sur le papier serait sans doute un peu exagéré, mais il y a un homme au moins qui doit se réjouir de sa notoriété croissante depuis l’Au-delà. Pendant dix ans, durant les années 1980, un industriel local, Anton C. Meier (1936-2017), s’est acharné à donner vie au musée et à la grotte du Emma Kunz Zentrum, finalement inauguré en 1991. Il voulait rendre hommage à la femme unique qui lui avait sauvé la vie. Il est mort il y a quelques années, à quatre-vingts ans. Nous avons retrouvé son histoire dans les archives de la Neue Zürcher Zeitung. À 5 ans, il contracte la polio, ce qui signifiait alors soit la mort soit le handicap. Son père décide de l’emmener chez la guérisseuse du coin. Emma Kunz sort son pendule, prédit que le gamin guérira. Il guérit, oui, mais il semble claudiquer. Pas décontenancée, elle pense alors à la carrière de calcaire, qui lui a renvoyé il n’y a pas si longtemps des vibrations si fortes qu’elle en a conclu à une énergie bienfaitrice. La roche sera broyée, moulue. Elle devient médicament sous la forme d’une poudre appliquée en compresses. Anton C. Meier ne boîte plus. Adulte, il commercialise la poudre miracle sous le nom Aion A® que lui a donné Emma Kunz – en grec, aion veut dire « sans limites ». Disponible en pharmacies et en drogueries, elle est indiquée pour lutter contre les réactions inflammatoires. La notice recommande son utilisation dans le traitement des rhumatismes, des douleurs articulaires et musculaires, des brûlures et démangeaisons, et même des piqûres d’insectes. À 37,90 francs le kilo, ils peuvent toujours piquer.

*Kosmos Emma Kunz, Aargauer Kunsthaus 23 janvier – 24 mai 2021, www.aargauerkunsthaus.ch

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Les cristaux et l’énergie

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Par Devin Zuber Traduction Christopher Park

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de Marina Abramović Bien qu’elle ait longtemps (et à juste titre) été considérée comme une pionnière flamboyante de l’art contemporain de la performance, l’œuvre de Marina Abramović est également en résonance avec un autre courant de l’avant-garde moderne – son profond entrelacement avec les théories occultes de l’immatériel, et des diverses forces spirituelles qui se déplacent de manière invisible derrière le monde naturel. Son ambition tenace de créer une forme d’art qui se dispense des objets d’art ou se débarrasse de la représentation elle-même, reflète les efforts des premiers peintres abstraits tels que Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch et Hilma af Klint qui s’étaient inspirés de diverses idées occultes (principalement, sans doute, de la théosophie et du spiritualisme) afin de peindre l’essence intérieure de la réalité, sans figuration ni illusion de perspective. Des idées qui ont également eu une incidence durable sur une grande partie de la musique de la fin du XIXe siècle, notamment sur Claude Debussy et d’autres compositeurs (tels qu’Arnold Schönberg), profondément influencés par le symbolisme et son penchant pour le spirituel. Les cristaux spectaculaires et les décors lumineux qu’Abramović a Devin Zuber est professeur développés pour sa scénographie de Pelléas et Mélisande de Debussy en associé à la Graduate 2018 sont le résultat du travail qu’elle a mené pendant plusieurs décennies Theological Union (GTU), à sur les pouvoirs curatifs des cristaux, des minéraux et des pierres ; leur Berkeley, en Californie. Ses écrits sur Marina présence éclatante dans l’opéra illumine, rétrospectivement, quelques Abramović ont été publiés mouvements occultes du début du XXe siècle qui ont généré certaines dans les catalogues parties de l’œuvre de Debussy. Abramović s’est d’abord sensibilisée à d’exposition de la rétrospective The Cleaner la présence marquante des minéraux et des cristaux en réalisant sa (2017-2019), de Marina performance emblématique Great Wall Walk (1988), un travail de longue Abramović Interviews haleine qui s’est déroulé jour après jour le long de la Grande Muraille de 1976-2018, et ailleurs ; il prépare également une Chine. Ritualisant sa rupture avec Ulay, son compagnon et collaborateur nouvelle collection d’essais de longue date, Abramović avait commencé à une extrémité de la Grande de différents chercheurs Muraille, Ulay à l’autre, et leur rencontre au milieu a marqué leur séparation sur le thème d’Abramović et de la spiritualité. Le finale et définitive. Alors qu’elle marchait chaque jour en état méditatif, se dernier livre du professeur rapprochant de la dissolution inévitable de leur relation, Abramović Zuber, A Language of s’est laissée fasciner par le sentiment changeant, qu’elle appelle « énergie », Things (University of Virginia Press, 2020), a qu’elle percevait sous le terrain qu’elle traversait et qu’elle apprit être non récemment été nominé seulement le reflet de véritables gisements de minéraux qui se trouvaient pour le prix sous la surface de la terre, mais aussi le symbole mythologique du mur luiBorsch-Rast. même, comme un dragon géant qui enjambe le cosmos. Au cours de la décennie suivante, désormais seule, Abramović a commencé à produire un nouvel ensemble de travaux de type sculptural qui tentait d’exploiter l’énergie supposée de divers types de minéraux. Ces Transitory Objects for Human Use (« Objets transitoires à

Marina Abramović, Dozing Consciousness, 1997, impression cibachrome. © Marina Abramović, avec l’autorisation de Marina Abramović Archives © 2020, ProLitteris, Zurich

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usage humain »), comme elle en est venue à appeler l’assortiment hétéroclite de structures – des lits avec des cristaux pour oreillers, des chaises incroyablement hautes, de grandes chaussures immobiles taillées dans des géodes d’améthyste scintillantes –, n’étaient pas considérés par Abramović comme des œuvres d’art en soi. C’était plutôt l’expérience intérieure – un échange d’énergie entre les minéraux employés dans l’œuvre d’art et le sujet qui la perçoit – qui était au cœur de sa démarche. Ainsi, avec sa série Shoes for Departure (« Chaussures pour un départ », 1991), le voyage implicite du titre n’est pas un voyage physique (chaque chaussure en cristal ou en améthyste pèse en effet plus de 65 kilos), mais un voyage intérieur, que les visiteurs de musées ou de galeries sont invités à entreprendre lorsqu’ils enfilent les froides chaussures de pierre. Le Inner Sky (« Ciel intérieur ») des Transitory Objects fonctionne de manière similaire ; le spectateur doit se tenir sous une grande géode naturelle, suspendue au-dessus du sol sur des tiges filiformes, et regarder vers le haut, en laissant l’énergie de l’intérieur sombre du cristal se déverser vers le bas. Ici, comme pour son expérience de la Grande Muraille de Chine en tant que dragon cosmique géant, la métaphore est entièrement macrocosmique : l’intérieur scintillant de la pierre réfracte à la fois le grand ciel étoilé à l’extérieur, mais aussi les mondes que nous portons chacun à l’intérieur de nous. Bien que l’utilisation des cristaux par Abramović puisse inviter à des comparaisons défavorables avec la panoplie saugrenue du New Age, elle est fondée de manière critique sur l’investissement plus large de l’art moderne dans la guérison et la thérapeutique, et bien des Transitory Objects sont spirituellement très proches du feutre, du miel et de la graisse qu’employait l’artiste allemand Joseph Beuys (qui fut l’un des premiers à influencer Abramović – ils s’étaient rencontrés pour la première fois à Édimbourg, lors d’un festival, en 1973). Tout comme le sens ritualisé que Beuys donnait au pouvoir spirituel et curatif de l’art, lequel avait été façonné par une rencontre légendaire avec des cultures extérieures à l’Europe occidentale (selon Beuys, des Tartares nomades l’auraient sauvé d’un accident d’avion), Abramović a fondé son travail avec les cristaux dans l’espace exotique de mines lointaines dans des régions reculées du Brésil. Désirant trouver les minéraux vers lesquels elle était attirée à leur origine même, à partir de la fin des années 1980, Abramović a passé de longues périodes sur ces sites miniers du sud du Brésil. C’est ainsi qu’elle se rendait souvent dans ces mines sans aucun projet à exécuter, essayant plutôt de laisser la terre et les lieux lui parler. Dans les photographies qui documentent cette expérience – comme Waiting for an Idea (« En attente d’une idée », 1991) – nous ne sommes pas seulement témoins du processus créatif individuel d’Abramović, mais également témoins d’une sorte d’art environnemental performatif, une tentative de laisser la nature parler à travers le sujet humain. Elle détectait des énergies dans les cristaux en dormant dessus et évoquait le sentiment d’une profonde connaissance contenue dans leur présence qu’elle voulait transmettre aux autres. Elle était « parfaitement consciente » qu’elle « perturbait un équilibre fin et précieux », a-t-elle admis dans une interview sur les coûts d’extraction de ces pierres précieuses du sol, « mais d’un autre côté, je pense que nous vivons à une époque en état d’urgence : notre conscience s’est complètement détachée de nos sources d’énergie. Je veux reproduire cette conscience ». Aussi ésotérique, voire superstitieux que cela puisse paraître, Abramović est tout aussi consciente de la façon dont la structure minéralogique


Marina Abramović, Shoes for Departure, 1991, cristaux d’améthyste. Photo Heini Schneebeli, 1994. avec l’autorisation de Marina Abramović Archives © 2020, ProLitteris, Zurich

Elle détectait des énergies dans les cristaux en dormant dessus et évoquait le sentiment d’une profonde connaissance contenue dans leur présence qu’elle voulait transmettre aux autres.

Marina Abramović, Inner Sky, 1991, fer, géode améthyste. © Marina Abramović, avec l’autorisation de Marina Abramović Archives © 2020, ProLitteris, Zurich


Marina Abramović, Black Dragon, 1994, installation Site-Specific, Quartz rose, Tachikawa Monument, Tokyo. Photo S. Anzaic, avec l’autorisation de Marina Abramović Archives © 2020, ProLitteris, Zurich

des cristaux les a rendus essentiels à la modernité et à la mondialisation accélérée de nos télécommunications. Les cristaux oscillent à une fréquence vibratoire de 60 secondes par minute lorsqu’un courant électrique les traverse, ce qui en fait l’un des chronomètres les plus parfaits de la nature, ainsi que des composants essentiels des processeurs informatiques modernes. Entre 1980 et 1981, Abramović et Ulay ont passé plusieurs mois instructifs à voyager dans l’arrière-pays australien, vivant avec le peuple pitjantjatjara. C’est là qu’elle a appris les pratiques aborigènes où les guérisseurs faisaient des incisions dans leur corps et inséraient de petits morceaux de cristal de quartz sous la peau à des fins de guérison ou de magie. C’était une forme ancienne de savoir qui semblait pourtant anticiper la mesure du temps de l’avenir. « Les minéraux offrent une condensation d’énergie et de lumière, dit Abramović. Ils fonctionnent comme des ordinateurs simplifiés de la planète. » Les cristaux qui apparaissent dans la série des Transitory Objects ont une fonction tout aussi prosaïque, voire technique. La séquence d’installations de Dragon qui place diverses sortes de minéraux à différentes hauteurs du corps est agencée de manière à ce que le corps du spectateur puisse s’y pencher, créant une intimité physique avec l’œuvre d’art qui fonctionne comme une sorte de « borne de recharge » spirituelle, selon les termes d’Abramović. À Tokyo, Black Dragon (1990) était même situé en plein air dans le quartier commerçant animé de Tachikawa, plutôt qu’à l’intérieur dans une galerie ou un musée, offrant un service ressemblant quelque peu aux pompes des stations-service voisines, les badauds devant se presser contre la pierre guérisseuse de l’œuvre d’art. Notre compréhension moderne des cristaux a ses racines non seulement dans l’apparition des sciences de la terre modernes, comme la géologie, mais aussi dans leur intersection avec l’ésotérique et le mystique – l’un des premiers grands cristallographes du XVIIIe siècle n’était autre que le scientifique suédois devenu mystique Emanuel Swedenborg (1688-1772), dont la théologie visionnaire ultérieure a profondément influencé les symbolistes (le plus célèbre étant Charles Baudelaire, mais aussi Maurice Maeterlinck). Les cristaux se sont formés selon des principes mathématiques qui fonctionnaient de manière fractale, créant de magnifiques structures géométriques à partir d’un chaos apparent. Cette harmonie de séquences répétitives dans les structures naturelles a également trouvé un écho dans les ambitions musicales de compositeurs modernistes comme Debussy. Celui-ci parle de sa recherche du « nombre divin » dans sa musique, ou du « nombre d’or » – un terme géométrique remontant à Pythagore que Debussy a introduit dans la structure de ses compositions, dont Clair de lune. À leur manière, les travaux d’Abramović sur les cristaux sont le prolongement d’une sorte d’esthétique qui préoccupait beaucoup Debussy et d’autres artistes au tout début du XXe siècle : le souhait que leur art jette un pont entre la science et le spirituel, et révèle l’énergie des lois universelles qui vibrent sous la surface de la réalité.

Rendez-vous

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Au Grand Théâtre de Genève Pelléas et Mélisande du 18 au 28 janvier 2021 gtg.ch/pelleas-et-melisande


Sur le fil

… Sur le fil de quoi en fait ? Sur le fil de nos Eldorados ? de nos utopies ? de nos dystopies ? Ça commence à être difficile de suivre le fil ! Notre magazine est inspiré de notre programmation et dérivé des thématiques qui s’en dégagent. Mais nous voilà en rade à présent, en train d’écrire sans sujet ou en tout cas sans objet. Notre programmation reste fantasmagorique, un projet dans des têtes et sur du papier. La scène, elle, est vide et résonne du bruit des pas des machinistes qui rangent, faute d’objet. Le temps tout d’un coup, celui qui manque toujours ici, a étendu son empire désert sur l’espace qui flotte sans but, erre, noir.

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Par Clara Pons Où sont passées les joies d’antan ? les cris et les larmes ? Loin de l’ataraxie, nous errons dans cet espace tétanisés, apathiques, désillusionnés. Où est Candide ? et Cunégonde ? L’ingénu et la belle pour le moins émancipée ? Et Pelléas ? trouvera-t-il jamais les cheveux de Mélisande ? Ou Golaud errera-t-il sans fin dans la forêt sombre sans jamais l’apercevoir ?

Candide n’aura pas lieu

Candide s’est enfui de l’Eldorado, certes, mais seulement après avoir été chassé du paradis et avant de se satisfaire de cultiver son jardin. Car si la cité idéale n’existe que dans les rêves et les cauchemars, le paradis est lui synonyme d’aveuglement et d’ignorance. Trouverons-nous aussi la paix après avoir échappé à la cité idéale et être tombés du paradis ? L’utopie d’un monde clos, un hortus conclusus où, protégés de toutes les maladies et les troubles autant que de nous-mêmes, nous vivrions tous plus Clara Pons est metteuse en scène et ou moins ensemble – sans doute moins que plus, pour éviter ces troubles, réalisatrice. Elle travaille à l’intersection entre texte, musique et image. Parmi ses nos désirs et leur contagion –, ce mode idéal continue à nous hanter depuis projets récents, un film sur le cycle Harawi la Jérusalem céleste. Tel un mirage qui s’éloigne à l’infini, le rêve d’un d’Olivier Messiaen (2017) ou Lebenslicht monde sans tache porte en lui le germe de la faillite et de la maladie. Sans (2019) avec la musique de J.S. Bach portée par Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale doute parce qu’à force de tuer tout ce qui bouge et pourrait comporter un Gent. Elle est actuellement dramaturge au danger, la vie s’en échappe par les interstices pas encore colmatés ou alors Grand Théâtre. se dessèche sans porter de fruit. Le souhait de quitter ce pays où jamais rien n’arrive, pas même la mort, s’inscrit en contrepoint de la construction utopique. Il ouvre la dystopie, un continent d’où, tout d’un coup les gens, pris d’angoisse (cf. notre numéro précédent Nos Elixirs), cherchent à fuir et trouvent quelquefois un tunnel vers une autre lumière. Mais ils ne reviennent jamais pour raconter. Candide prend ses jambes à son cou et s’échappe de ce monde sans crime, où le mal n’existe pas et qu’il ne reconnaît pas comme le meilleur des mondes possibles. Il y a un ordre moral, de définition du bien et du mal, de vérité absolue d’abord dans l’utopie. L’ordre des choses y est immuable car idéal. Cet idéal sans tache ne tarde cependant pas à devenir étouffant. Une faille dans le système et le rêve devient celui d’un seul rêveur, le cauchemar dont l’homme éveillé cherche en vain de s’enfuir, plongeant d’un côté dans la dystopie et de l’autre dans une régression à l’infini digne de Borges (cf. Les ruines circulaires où l’homme qui rêvait l’homme parfait – autrement dit, rêvé – se découvre lui-même rêvé).

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Extrait de l’opéra de Debussy Pelléas et Mélisande

GOLAUD : « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt ! Dieu sait jusqu’où cette bête m’a mené. Je croyais cependant l’avoir blessée à mort ; et voici des traces de sang. Mais maintenant, je l’ai perdue de vue, je crois que je me suis perdu moi-même, et mes chiens ne me retrouvent plus. »

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Pelléas et Mélisande, dans la mise en scène et chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, créée pour l’Opera Vlaanderen, en 2016, avec les images de Marco Brambilla.

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Mondes rêvés, ombres révélées

Loin des contrées rationalistes (et moralistes) découvertes ou imaginées par les Lumières, le romantisme replonge l’humain dans le surnaturel et la spiritualité. Ainsi, il n’est peutêtre pas faux avec Marina Abramović et Marco Brambilla (n.d.l.r. : respectivement scénographe et vidéaste de la production) de replacer le sublime au centre de l’œuvre de Maeterlinck Pelléas et Mélisande. Le sublime, un système infini et invisible où l’homme n’est que particule infiniment petite et insignifiante. On sait la tendance dans l’œuvre de Marina Abramović à exprimer le lien avec les diverses forces spirituelles derrière le monde naturel. Il n’est donc pas étonnant qu’elle retrouve ces « ondes » chez Debussy qui, dans ses débuts, était fortement influencé par Wagner et la fin d’un monde postromantique en quête de salut et de guérison, spirituels ou autres. En 1890, deux ans avant Pelléas et Mélisande, Maeterlinck écrit Les Aveugles. Douze aveugles attendent dans une forêt que leur aumônier revienne. Mais il ne revient pas. Il y a quelque chose de pourri dans le théâtre de Maeterlinck, un théâtre où les personnages semblent enfermés par des murs invisibles. Pelléas repousse toujours un départ qui éviterait toute tragédie, Mélisande inonde le royaume d’Allemonde de sa peur, Arkel se barricade de méfiance et de conseil, les uns après les autres sombrent dans les ténèbres du non-dit, du présupposé et enfin de la culpabilité. Ils portent en eux la fin, faute de pouvoir s’ouvrir l’un à l’autre. Un monde de silence, un monde organique de dépérissement. Telle un monstre, la cellule devient cancer, dégénère dans sa solitude et son enfermement. Maeterlinck aura d’ailleurs recours en 1926 à la métaphore du royaume animal dans son ouvrage La Vie des termites où il décrit un drame dystopique de la société moderne. Étrangement, cet ouvrage est grandement inspiré du travail d’un biologiste et écrivain sud-africain, Eugène Marais, à tel point que certains y voient un plagiat, un pillage si l’on reste dans le contexte d’Eldorado. L’Eldorado, cette contrée mythique originellement associée à la conquête des Amériques par les conquistadors espagnols du XVIe siècle, est à la base de la colonisation européenne du monde. Course au trésor qui s’est poursuivie au long de quatre siècles et à laquelle l’Afrique n’échappe pas. Le Prix Nobel belge de littérature n’échappe pas lui non plus malgré son monde de silence au monde moderne qui l’entoure.


Histoire du rêve et de l’ombre

Tout comme le général Sutter, dans le roman biographique L’Or de Blaise Cendrars, n’échappera pas non plus à la ruée vers l’or qui déferla sur la Californie, ruinant l’industrie agricole qu’il y avait établie à grand’ peine mais avec grand succès. Le rêve de l’Eldorado semble aussi porter le poison en lui. En ouvrant le livre Congo, Une histoire, de l’auteur et historien belge contemporain David van Reybrouck – auteur qui dédie d’ailleurs son ouvrage Le Fléau à l’Afrique du Sud et en passant à l’histoire du plagiat de son compatriote célèbre –, voici l’exergue qui apparaît : Le Rêve et l’Ombre étaient de très grands camarades. Extraite d’un livre publié en 1931, pour donner la parole dirionsnous aujourd’hui aux colonisés, à l’époque aux êtres primitifs auxquels en échange de leur Eldorado on promet le paradis de la civilisation, cette phrase d’un conte africain semble synthétiser de sa parabole le monde tel qu’il est aujourd’hui, entre réel et utopie, entre les promesses de l’aube et du crépuscule. Candide n’a pas disparu, il est toujours là dans son jardin, loin de l’utopie et de l’Eldorado. Il rêve à l’ombre de son figuier. Et nous rêvons à son ombre, tout en pénétrant les forêts sombres d’Allemonde.

Thaddée Badibanga, L’éléphant qui marche sur les œufs, 1931, Editions de L’Eglantine, Bruxelles. Illustration de Djilantendo.

Rendez-vous

Le Rêve et l’Ombre étaient de très grands camarades. Un jour, l’Ombre avait vu en dormant que son ami le Rêve lui apportait dix chèvres. Or, le matin, à son réveil, il n’avait rien vu et il en était très fâché. Quelques jours après, l’Ombre avait dit au Rêve d’aller dans son champ, à tel endroit, prendre une calebasse de vin qui lui était réservée. Or, en partant, le Rêve avait emmené avec lui d’autres camarades. Arrivé sur les lieux, le Rêve avait tout simplement regardé dans la petite rivière qui était tout près d’un palmier et avait vu l’ombre d’une calebasse, sans pouvoir la prendre ; naturellement, la calebasse était suspendue tout en haut du palmier et le Rêve n’était pas assez habile pour pouvoir regarder en l’air. Après maints efforts, le Rêve retourna avec ses amis, furieux de cette fausse promesse. Le soir, en trouvant l’ombre, il lui dit : — Pourquoi m’as-tu trompé aujourd’hui ? Et l’Ombre de même lui demanda : — Pourquoi aussi m’as-tu trompée de dix chèvres dans mon sommeil ?

Au Grand Théâtre de Genève Candide Sur GTG Digital gtg.ch/candide

Rendez-vous

Au Grand Théâtre de Genève Pelléas et Mélisande du 18 au 28 janvier 2021 gtg.ch/pelleas-et-melisande

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4 • Verdi frénétique

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5 • Lumières abyssales

2 • Creativité en haute montagne

Le Temps vous donne

Rendez

3 • Défi digital

1 • Petit marathon artistique

-vous


ART CONTEMPORAIN

PETIT MARATHON ARTISTIQUE • 1 En janvier prochain, Artgenève soufflera ses dix bougies. La manifestation accueillera comme chaque année quelques 80 galeries prestigieuses et pour la première fois Marian Goodman, Thaddaeus Ropac, Chantal Crousel, Waddington Custot et Mai 36. Aux côtés des marchands, prendront place des institutions culturelles – tels que le KW Institute for Contemporary Art de Berlin ou la Fondation Beyeler pour n’en citer que deux – mais également des fonds privés qui compléteront ce beau circuit avec leurs installations dans les halles de Palexpo. Quelques événements hors-les-murs y feront écho, comme le «Get A Nerve» curaté par l’artiste Elena Montesinos. Après les arts décoratifs et l’art vidéo, cette édition dédiera une section spéciale au son, histoire de nous offrir quelques émotions synesthésiques. Artgenève, du 27 au 31 janvier 2021

OPERA

LUMIÈRES ABYSSALES • 5 Avec Planetarium, Iván Navarro immerge les visiteurs dans une constellation de vidéos, sculptures et autres objets lumineux et sonores. Grandi sous la dictature de Pinochet, l’artiste chilien utilise souvent les jeux de lumière et d’optique pour interroger les mécanismes de pouvoir et d’enfermement. Les éléments audiovisuels composent sa nouvelle exposition, empreinte de son actuelle fascination pour l’astronomie, fortement influencée par le film documentaire Nostalgie de la lumière réalisé par son compatriote Patricio Guzmán. L’exposition aura lieu à Paris du 12 décembre 2020 au 17 janvier 2021 au sein du centre culturel Centquatre, et se prolongera à la galerie Templon à partir du 30 janvier.

Du 8 au 16 janvier 2021

SKYLINE MILANAIS • 6 Ceresio7 se niche au quatrième étage du bâtiment historique de la société nationale d’électricité Enel, devenu quartier général de Dsquared2. Inaugurée en 2013 grâce aux deux stylistes canadiens, cette adresse incarne la quintessence du glamour milanais. Situé dans la Mecque internationale du design, le lieu détonne d’abord par son mobilier et sa décoration impeccable, avec une touche légèrement vintage rythmée par le cuivre, le marbre et le bois. Dans l’assiette, le chef Elio Sironi actualise les grands classiques de la tradition italienne que l’on peut déguster à midi ou le soir. La vue imprenable à 360 degrés de Ceresio7 offre un panorama unique sur Milan pendant toute l’année ; petit plus, à la belle saison, sa piscine permet même d’y passer toute la journée.

FESTIVAL

CRÉATIVITÉ EN HAUTE MONTAGNE • 2 Célèbres pour leurs paysages idylliques, les Grisons deviennent une fois par année le meeting point des grands acteurs internationaux de l’art contemporain grâce aux Engandin Art Talks (EAT) initiés il y a désormais dix ans par la collectionneuse Cristina Bechler. Aussi pointu que confidentiel, EAT réunit, dans le paisible village de Zuoz, des personnalités invitées par des curateurs superstar répondant aux noms de Hans Ulrich Obrist et de Bice Curiger. Pour cause de Covid, la manifestation adoptera, cette année, un format digital avec la transmission en direct des 12 heures de conférences intitulées «Longue durée» et centrées sur les défis de l’écologie au temps de l’anthropocène. 30 janvier 2021 engadin-art-talks.ch

EXPO

DÉFI DIGITAL • 3 Bien décidé à transformer le format en ligne, de contrainte à potentiel, le fameux festival new-yorkais Prototype promet de repousser les frontières de la musique et de la technologie. Dans cette offre multidisciplinaire et multiplateforme, les explorations digitales s’articuleront autour de spectacles phares, dont trois premières mondiales. Il s’agit de Modulation, où convergent les visions de treize compositeurs, Times3, expérience sonore inspirée par Times Square, ainsi que Ocean Body, film multi-écrans et installation musicale par la compositrice Helga Davis et la chanteuse Shara Nova sous la direction du réalisateur Mark DeChiazza. Parmi les spectacles très attendus figure également With The Murder of Halit Yozgat, deuxième opéra du compositeur australien Ben Frost (1980), connu pour ses productions de musique expérimentale et électronique.

OPERA

VERDI FRÉNÉTIQUE • 4 Pour cause de limitation à 50 personnes en salle, l’Opéra de Malmö retransmet en direct chacune de ses représentations en commençant par Falstaff. Cette mise en scène, signée par l’éminente Lotte de Beer qui prendra la direction du Volksoper de Vienne en 2022, transpose dans l’actualité l’ultime opéra créé par Verdi en 1893. La Néerlandaise compare le personnage de Falstaff à Donald Trump, incarné et chanté par le baryton Misha Kiria et accompagné, dans le rôle d’Alice Ford, par la superbe soprano Jacquelyn Wagner. La voracité de l’anti-héro se déploie sur fond de studio télévisé, un décor qui crée une intéressante mise en abyme pour cette première captation en streaming de l’institution suédoise, accessible en direct pour le prix de 100 couronnes, environ dix francs suisses.

FOOD

Jusqu’au 17 janvier 2021

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Le tour

du cercle

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Dans chaque numéro de ce magazine, deux portraits de membres du Cercle du Grand Théâtre Texte Serge Michel Photos Nicolas Righetti/Lundi13.ch

Romain Jordan Peut-être vous demandez-vous ce que fait l’avocat Romain Jordan au moment précis où vous lisez ces lignes. Ou ce qu’il fait lorsqu’il rédige le recours d’un policier condamné pour excès de vitesse alors qu’il poursuivait des cambrioleurs. Ou ce qu’il fait au réveil, ou dans la rue, ou le soir en arrivant à la maison. La réponse est simple : il écoute de l’opéra. Y était-il prédestiné ? Pas vraiment. Né il y a 38 ans à Genève d’un père gérant de fortune et d’une mère femme au foyer mélomane, il suit des cours de chant au conservatoire populaire, « et d’interminables classes de solfège », ajoute-t-il. Cela lui vaudra plusieurs apparitions sur les planches du Grand Théâtre, dans le chœur d’enfants « Les Pueri de Genève ». C’est l’époque d’Hugues Gall et Armin Jordan, dont il conserve un souvenir très fort. Parfois, il remplace son père pour accompagner sa mère au concert ou à l’opéra. Puis vient ce qu’il appelle l’âge bête : « J’ai fait du sport, arrêté la musique », dit-il. Romain Jordan se dirige aussi vers le droit, travaille avec acharnement, termine son stage d’avocat et peut enfin souffler. C’est alors, fin des années 2000, que son compagnon lui offre un voyage surprise : aller-retour à la Scala de Milan pour Carmen, avec la chanteuse géorgienne Anita Rachvelishvili dans le rôle phare. « Cela a été un déclic, dit-il. Comme des retrouvailles. Je ne suis plus jamais redescendu. » Démarre alors une frénésie de voyages lyriques : Berlin, Amsterdam, Munich, Zurich... Le couple suit des chefs d’orchestre Kirill Petrenko, Daniel Barenboim ou Daniele Gatti, parmi d’autres. Et bien sûr Bayreuth, où ils assistent trois ans de suite au Ring de Wagner mis en scène par Frank Castorf, passionnant. Sans oublier Genève où ils sont abonnés depuis des années : « Une grande scène mais un peu en retrait à mon goût durant la décennie Richter. La nouvelle direction prise par le Grand Théâtre est très prometteuse. » Reprenons. « L’opéra, c’est avant tout l’émotion, dit Romain Jordan. Je suis totalement subjugué par ces moments magnifiques, je les ressens physiquement. » Si bien qu’avec l’annulation des spectacles au Grand Théâtre pour le premier, puis le deuxième confinement, et l’impossibilité de voyager, il se retrouve en manque. « Je compense comme je peux, je regarde des opéras sur l’écran, mais ce n’est pas la même chose. » Il soutient aussi le site spécialisé Wanderersite. com (co-fondé par le couple avec le critique Guy Cherqui) et porte le projet d’atelier d’art et de culture Concorde, à Châtelaine. Une seule concession : la musique d’attente, sur le téléphone de l’étude, a longtemps été du Wagner. « Il y a eu une discussion avec mes associés. Désormais, c’est un divertimento de Mozart. »


Serge Michel est journaliste, lauréat du prix Albert-Londres de reportage en 2001 pour son travail en Iran. Il a notamment travaillé pour Le Temps, Le Figaro et Le Monde, dont il a été directeur adjoint. Il est co-fondateur du nouveau média suisse Heidi.news

Karin Reza Les autorités vantent Genève comme une place financière, horlogère, artistique ou humanitaire d’importance mondiale. Mais c’est aussi, plus discrètement, la capitale d’incroyables destins ! Prenez Karin Reza, Genevoise depuis douze ans. Née à Bucarest en pleine seconde guerre mondiale, elle grandit à Salzbourg avec un père saxon de Transylvanie et une mère russe blanche de Bessarabie. La musique, à Salzbourg, c’est l’air qu’on respire. Et d’ailleurs, ses jobs d’été, à l’adolescence, ce sera au service de presse du Salzburger Festspiele. Karin y côtoie les grandes voix lyriques de l’après-guerre, les musiciens, les meilleurs chefs d’orchestre du moment. Et avec ses premiers salaires, elle s’achète une valise – qui sera très utile. Jeune femme, la voilà chargée de représenter l’Autriche à la World’s Fair de New York en 1964. Elle aime l’Amérique, aimerait y rester. Le seul moyen de prolonger son visa est alors de travailler pour les Nations unies. Elle rejoint le service d’information publique de l’ONU, qui l’envoie aussi en 1967 en représentation dans le pavillon des Nations unies à Montréal. De retour à New York, elle est sollicitée par l’ambassade de France pour accompagner un invité de marque. Karin a beaucoup de travail, elle a envie de décliner. Mais le nom du voyageur l’en empêchera : Albert Camus. Sauf qu’elle a mal compris. Il s’agit du préfet Paul Camous, chef de cabinet du ministre de l’Industrie. Lequel, le lendemain, l’emmène voir l’un de ses amis d’enfance, le joaillier français Alexandre Reza, qui séjourne à New York pour acheter des émeraudes. L’homme la dévisage, lui demande son origine. « Autrichienne », dit-elle. « Dommage », répond-il. Né à Moscou dans une famille juive iranienne, il a connu le camp nazi de Drancy et ne porte pas le monde germanique dans son cœur. À la deuxième rencontre, le charme opère : Karin et Alexandre ne seront plus séparés que par la mort de ce dernier, à Genève, cinquante ans plus tard. Entre-temps, elle rejoint Alexandre Reza à Paris. Il est le fournisseur attitré de joailliers comme Cartier, Harry Winston, Chaumet ou Van Cleef & Arpels et ouvre bientôt sa propre enseigne, place Vendôme. Ses bijoux, incomparables, sont portés par les plus grandes célébrités et les familles royales. Karin, elle, s’occupe sans relâche des relations publiques. « Il faut être très diplomate, faire abstraction de soi-même. Mais c’est passionnant. » Elle est aussi sollicitée pour des activités de fundraising pour le Conseil Pasteur-Weizmann et l’Orchestre philharmonique d’Israël. Les réunions ont lieu chez elle, à Paris, avec des musiciens, des Prix Nobel, et s’avèrent un succès. Désormais, ses valises sont posées à Genève, et y resteront jusqu’à ce qu’elle puisse retourner rendre visite à ses deux enfants et six petits-enfants aux États-Unis. « Je vais

rester ici, dit-elle. J’aime Genève, le Grand Théâtre et les amitiés que j’ai trouvées ici. »

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À vos agendas Bon, maintenant, des événements ce ne sont plus des rendez-vous mais des hypothèses, des possibilités potentielles que sous réserve d’une confirmation ultérieure la manifestation pourra avoir lieu, avec ou sans plan de protection. Au Grand Théâtre de Genève, on espère que les hypothèques seront définitivement levées et on vous présente notre agenda garanti 100 % sans garantie. Par Olivier Gurtner

PREMIÈRE FOIS ? Au moment d’écrire ces lignes, il n’est pas encore certain si Mon premier récital pourra être donné. Raison de plus pour évoquer ce spectacle jeune public sorti des mains du metteur en scène Luc Birraux et qui suit les débuts chaotiques et amusants d’un chanteur lyrique. Sur des textes de Sabryna Pierre, Julien Henric chantera accompagné par Jean-Paul Pruna au piano dans les jeux d’ombres animés par Padrutt Tacchella. Dans le GRAND foyer du GRAND Théâtre, les petits dès 3 ans et les grands pourront ouvrir leurs yeux en grand. Mon premier récital Dates disponibles sur gtg.ch/saison-20-21/mon-premier-recital/

« SUIVEZ LE PARAPLUIE » « Je ne résiste pas à vous faire passer par cette porte dérobée pour accéder au foyer rehaussé de glaces et de pilastres dorés. » Qu’on se rassure, Stéphane Bern n’est pas prévu pour les prochaines visites guidées du Grand Théâtre. Quoi qu’il en soit, la recette à succès continue de vous emmener entre les lieux d’apparat et les coulisses du bâtiment emblématique bâti, incendié, détruit, reconstruit, rénové, agrandi. Visites guidées Le 21 décembre 2020, le 25 janvier et le 8 février 2021 gtg.ch/la-plage/les-visites-guidees-20-21/

NIGHT NIGHT Dans la calvinienne Genève, la danse et les clubs ont été interdits, les autorités voyant dans ces activités horriblement licencieuses un terreau terrible de propagation virale. Le Grand Théâtre tente malgré tout une Late Night le 5 février 2021. Mais sans danser, évidemment. En collaboration avec le déjà mythique festival Antigel, le bâtiment de Neuve invitera la fine fleur de l’electronica britannique pour une session d’écoute dans le grand foyer doré. Les rêveurs les plus fous s’imaginent déjà au lointain et immense Verntissa pour prolonger l’exercice dimanche, mais rien n’est moins sûr. Vous vérifierez n’est-ce pas ? Late Night #2 GTG X ANTIGEL Vendredi 5 février 2021, dès 22h Grand Théâtre de Genève

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gtg.ch/la-plage/late-nights-20-21

I’LL BE BACK Il devait susurrer Beethoven durant l’année anniversaire de Ludwig, il reviendra en 2021. Matthias Goerne déplace son récital du 5 novembre au 5 mars. Isolement, confinement, voyages interdits… le baryton est bien Covidcompatible avec son programme qui propose « An die ferne Geliebte » du maître né à Bonn. Il chantera aussi le Schwanengesang d’un jeune contemporain de Beethoven, Schubert. Récital de Matthias Goerne, baryton Alexander Schmalcz, piano Le 5 mars 2021 gtg.ch/saison-20-21/matthias-goerne

CHANSON À BOIRE À l’origine, il s’agit d’ouvrir l’appétit, la soirée, le cercle, le repas. L’apéro, c’est une entrée en scène, un rideau qui s’ouvre. Au Grand Théâtre, les prochains Apéropéras mettent en valeur le drame lyrique de Debussy Pelléas et Mélisande (14 janvier) ainsi que le péplum mozartien La clemenza di Tito (4 février). Et où prendre son verre ? au Café de La Plage bien sûr ! Apéropéras Autour de Pelléas et Mélisande 14 janvier 2021 Autour de La clemenza di Tito 4 février 2021

À CHŒUR ET À CRI Beethoven, Schumann, Schubert… tous les romantiques germaniques peuplent la saison 20-21 du GTG. Même Mendelssohn Bartholdy s’incruste, avec son oratorio Paulus. Le Chœur du Grand Théâtre mais aussi les enfants de la Maîtrise du Conservatoire populaire donneront corps à cette œuvre spirituelle et lyrique dans la protestante Saint-Pierre de Genève. Et c’est le bien célèbre Hervé Niquet, fondateur du Concert Spirituel, qui dirigera choristes et solistes, accompagnés pour l’occasion par L’Orchestre de Chambre de Genève. Une date unique, à ne pas manquer ! Paulus, oratorio Le 21 janvier 2021 Cathédrale Saint-Pierre gtg.ch/saison-20-21/paulus


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