grand théâtre magazine n°11 - L'amour à tout prix

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L’amour à tout prix

n°11

Prune Nourry, les visions d’une plasticienne engagée Les amours impossibles à l’opéra Peter Eötvös, un opéra pour les amants maudits de Sleepless


THE 7

Emil Frey SA 1227 Genève-Acacias bmw-efsa-geneve.ch


édito

Quand l’amour a tous les droits

UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN

du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond

À l’opéra, l’amour n’est jamais sage. À quoi servirait l’art s’il demeurait aussi raisonnable que nos existences ? Non, l’amour ici est une pulsion capable de tout, y compris d’ignorer les normes, de piétiner la morale, d’aller à la folie ou à la mort. « L’amour n’a jamais jamais connu de loi », chante Carmen. En témoigne la saison du Grand Théâtre où il surgit partout, poussé à son paroxysme. Après Elektra et le délire vengeur d’une fille ayant trop aimé son père, au point de faire tuer sa propre mère, voici venir Atys qu’une déesse perfide conduit à tuer celle qu’il aime, puis les jeunes amants de Sleepless entraînés dans une cavale meurtrière pour protéger leur enfant à naître. Et l’on verra plus tard la mère adoptive de Jenůfa, dans l’opéra de Janacek, tuer l’enfant de cette dernière pour permettre à celle-ci de renaître à la vie. Matricide, infanticide, assassinats… L’amour que rien n’arrête est toujours une transgression. Mortifère lorsqu’il se confond avec l’abus (harcèlement, viol, pédophilie, féminicide), cachant alors ses dévoiements sous les oripeaux d’affections incontrôlables, l’amour sincère est souvent force de subversion salvatrice, qu’il agisse par ruse, par défi ou par sacrifice. Dans tous les cas, l’amour est une lutte. Le plus souvent, il perd, telle est la loi dramatique. Il est alors le révélateur et dénonciateur de ce qui l’empêche : père dominateur ou rivalité jalouse, misère sociale ou pouvoir d’un despote, d’une Église. Les courses à l’amour, en général, sont des courses au désastre. Certes, il y a des fins heureuses, notamment à l’âge baroque où l’art se soucie de célébrer la bienveillance des dieux et des rois. Mais dès Mozart, ça tangue : Don Giovanni montre la séduction prédatrice, Così fan tutte la puissance des pulsions désirantes sous le vernis des conventions. Par la suite, c’est un champ de ruines : Faust et Marguerite, Tristan et Isolde, Traviata et Alfredo, Rodolfo et Mimi, Wozzeck et Marie : dans tous les cas, la sanction frappe. L’amour n’a d’issues que la déchéance ou la mort. L’esprit du temps conduit aujourd’hui la plupart des mises en scène à examiner en quoi les destinées individuelles sont moins le produit du libre arbitre que d’une construction sociale, qu’il s’agit d’éclairer, voire de mettre en pièces. Auparavant, on privilégiait une lecture politique des forces réprimant la liberté d’aimer. Plus tôt encore, Freud expliquait tout et faisait de l’amour fou l’expression d’une névrose. Autrefois, on s’intéressait davantage à sa métaphysique, à ce qu’il disait de notre relation à la mort et à Dieu – ou à son absence. Ainsi, l’amour, qui est l’étincelle et le feu même de la création, l’amour « à tout prix » a toujours dit beaucoup plus que lui-même. Par ses folies, le « transport » amoureux révèle, exhaussé par l’art, ce que l’être humain a de plus grand, de plus affranchi, mais aussi de plus perturbé parfois, de plus dangereux toujours. C’est en cela qu’il nous emporte, et qu’il nous projettera toujours au-delà de nous-mêmes, sur les scènes et, espérons-le, dans nos vies. Bonne lecture !

Jean-Jacques Roth

Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre. Il a succédé l’automne dernier à Olivier Kaeser à la rédaction en chef de ce magazine.

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« La meilleure mezzo-soprano verdienne de la planète. Sans aucun doute. » RICCARDO MUTI

« Émouvante, déchirante et intense. Anita Rachvelishvili est tout cela et bien plus encore... »

PHOTO : GREGORY REGINI

CHICAGO SUN TIMES


Récital

Anita Rachvelishvili Mezzo-soprano

Vincenzo Scalera Piano

10 avril 2022 — 20h

Avec les soutiens de

DÈS CHF 17.–

FONDATION VRM

GTG.CH


La marche du monde, sur LeTemps.ch

Pour Daniel Leveillé, les claquettes sont un langage Article publié le lundi 24 janvier 2022

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A 28 ans, dont vingt-trois consacrés aux claquettes, Daniel Leveillé codirige l’école de danse Lar & Lev à Genève. © David Wagnières pour Le Temps


Prune Nourry est une artiste plasticienne et sculptrice française. Diplômée de l’École Boulle à Paris, où elle est née en 1985, elle s’intéresse aux thématiques liées à la bioéthique à travers toutes sortes de médiums : sculpture, vidéo, photo et performance. Son travail aborde notamment la redéfinition de la relation entre l’humain et le vivant, ainsi qu’à la sélection de l’enfant grâce à la science, soulignant ainsi le rôle ambigu des techniques de procréation assistée. Ses projets sont souvent élaborés en collaboration avec des personnalités académiques, démographes, psychanalystes ou archéologues. Elle a posé ici dans l’atelier de décors du Grand Théâtre, en pleine préparation de son travail pour Atys de Lully.

RUBRIQUES

Photo : Nicolas Righetti, Nicolas Righetti / Lundi13 pour Grand Théâtre Magazine

Édito 1 par Jean-Jacques Roth Mon rapport à l’opéra 6 Mélanie Chappuis, voir enfin Don Giovanni Ailleurs 8 Aix et Preljocaj, un conte de fées Portraits 14 Victoria Randem, radieuse outsider Partenaires 16 Am Stram Gram, une volière pour le futur

Portraits 18 Prune Nourry, les métamorphoses baroques Coulisses 40 Marianne Dellacasagrande Kitchen lyrique 41 Biscuit chaud aux châtaignes « façon Louis XIV » et glace à l’armagnac Rétroviseur 42 Mouvement culturel 44 Valencia, l’Espagnole insoupçonnée Agenda 48

DO SSI ER L’AM OUR À TOUT PRI X

Portrait de couverture

Annette Messager a réalisé Désir en 2009 avec des fils de fer couverts de filets noirs. L’œuvre témoigne de l’engagement féministe de l’artiste française. Désir a été choisi par la Poste française pour l’émission d’un timbre à 1,80 euro en 2018, dans le cadre d’une série consacrée à Annette Messager. © Annette Messager

« A modo mio », par Christopher Park 22 Peter Eötvös « Un amour que les mots ne peuvent pas décrire », par Manuel Brug 28 Horoscope, par Sabryna Pierre 32 Interview Tatjana Gürbaca « Le monde tourne grâce à l’amour », par Jean-Jacques Roth 36 Sur le fil de l’amour à mort, par Clara Pons 38

Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Heidi.news, Collaboration éditoriale Le Temps

Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anne Wyrsch (Le Temps) Relecture Patrick Vallon Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires ISSN 2673-2114

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mon rapport à l’opéra

Mélanie Chappuis, voir enfin Don Giovanni

Mélanie Chappuis a découvert l’opéra adolescente, à New York, grâce à son père diplomate. Mais elle n’y comprenait rien… © Anoush Abrar

Par Serge Michel

Serge Michel est journaliste, rédacteur en chef adjoint du Temps et rédacteur en chef de Heidi.news, média qu’il a co-fondé en 2019.

Historienne de formation, romancière, dramaturge, chroniqueuse et journaliste romande, Mélanie Chappuis a passé son enfance entre l’Argentine, l’Afrique de l’Ouest et les États-Unis. Elle a une douzaine d’ouvrages à son actif, la plupart sur les tourments de l’amour. Son dernier roman, Suzanne, désespérément (BSN Press), écrit en référence à la chanson de Leonard Cohen, est sorti en mars 2021. En ce début 2022, elle publie Journal inventé 1815-1826, inspiré des lettres d’Adélaïde Sara Pictet de Rochemont. Elle a un rapport distant à l’opéra mais s’en rapproche pourtant, par son goût du verbe incarné et des lectures de ses textes en musique.

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Vous allez souvent à l’opéra ? Pas assez souvent ! Je suis allée voir Les Pêcheurs de perles de Bizet au Grand Théâtre en prévision de cet entretien. Cela faisait mille ans que je n’y étais pas retournée…

Et alors ? J’ai eu du plaisir, et j’ai trouvé la mise en scène très audacieuse avec notamment ce microtrottoir très téléréalité dans les rues de Genève. J’y ai aussi retrouvé un souvenir de mon amie soprano Doris Sergy, avec qui nous avions monté un spectacle il y a six ans de textes et de chants. Mais… pour moi l’opéra est souvent trop figuratif, parfois caricatural, presque comique. Je ne peux pas m’évader complètement, comme à un concert de musique classique. Et l’histoire avance lentement. Oui, il y a de la fantaisie, quelque chose d’extraverti, mais j’ai de la peine à être émue. Il est rare que l’on pleure d’un drame qui se produit à l’opéra. Vos premiers souvenirs lyriques ? Mon père diplomate m’emmenait à l’opéra quand nous habitions New York. J’étais adolescente, j’étais plus proche de ma mère qui n’aimait pas l’opéra, alors j’avais du plaisir à passer une soirée avec lui, à boire une coupe de champagne à l’entracte, à avaler des petits fours comme une jeune adulte privilégiée. Je me souviens aussi avoir vu avec lui La Bohème de Puccini plus tard, quand il était en poste à


Bucarest. Mais il ne me donnait pas le contexte, je ne connaissais pas les histoires alors je ratais tout, un peu comme avec l’art contemporain. Bien sûr, il y a des airs sublimes, pour lesquels on n’a pas besoin de mise en contexte, mais ceux-là je les écoute chez moi. J’adore quand Zerlina, dans Don Giovanni de Mozart, dit « Non son più forte », c’est peutêtre le premier air que j’ai entendu, ma cousine violoncelliste Céline Chappuis et mon oncle le jouaient aux soirées de Noël. Et aussi le moment où Donna Elvira veut arracher le cœur de Don Giovanni. Ce sont des moments très forts, qui m’émeuvent. Et surtout dans Madame Butterfly de Puccini, quand elle dit que Pinkerton reviendra, qu’il la cherchera, l’appellera et qu’elle se cachera, un peu par plaisanterie, un peu pour ne pas mourir – et là, quand elle dit cela, j’en ai la chair de poule, j’imagine tellement sa douleur, son attente qui ne sera jamais assouvie. Mais je n’ai jamais vu Madame Butterfly sur scène. Vous avez une approche très littéraire : des mots, des airs… Peut-être. C’est vraiment grâce à Doris Sergy que j’ai replongé dans l’opéra. Notre pièce, Mourir et vivre d’amour, c’étaient mes textes assortis à des airs de Mozart, Puccini ou Verdi que Doris chantait. Sur scène, il y avait le pianiste Alain Porchet, Doris et moi. Ce n’était rien de fou. Parfois, on se regardait, on se donnait la main. J’étais très émue de penser que mes textes répondaient à un air, des siècles plus tard. Sans comparer mes textes aux autres ! Mais c’étaient les mêmes blessures d’amour, les mêmes attentes, les mêmes chagrins, la même envie de vengeance, tous ces thèmes éternels de l’amour. Vous faites beaucoup de lectures ? Oh oui ! Je ne pensais pas que j’aurais ce plaisir-là, mais assez vite, dès mon premier roman, on m’a proposé de faire des lectures publiques. J’ai aimé cela, le contact direct avec les gens. Les lecteurs vous envoient parfois des lettres, qui font toujours très plaisir, mais elles arrivent souvent six mois après, quand on est déjà dans un autre roman. Là, c’est direct, on assiste à l’émotion des spectateurs, on les voit rire, on les voit émus et c’est un cadeau. Pour moi, l’écriture c’est une espère de communion, de partage avec mes frères humains. J’ai l’impression que je comprends mieux qui sont les autres et qui je suis quand j’écris. Il y a des intuitions qui me viennent quand je me mets à écrire et que je n’ai pas dans la vraie vie.

Pour cette communion, l’imprimé ne suffit pas ? Si, mais c’est plus fluide, plus limpide quand c’est dit. L’automne dernier, la ville de Lancy m’a donné les clés de La Dépendance pendant six semaines. J’y ai fait trois lectures et deux performances, dont Exils, avec Jérémie Kissling, des textes de moi et des chansons de lui, qui se répondent. Des textes, de la musique, du chant, sur scène : c’est finalement de l’opéra que vous faites ! Si vous voulez (rires). On peut dire ça. Avec Les Pêcheurs de perles, vous êtes vaccinée, vous ne retournerez plus à l’opéra ? Non, au contraire. J’ai eu plus de plaisir que je pensais. Comme de retrouver l’air de Bizet repris dans Match Point de Woody Allen (« Mi par d’udire ancora »). Les émotions viennent plus facilement quand j’écoute tout cela à la maison, mais j’ai envie de voir Madame Butterfly et Don Giovanni sur scène, de revoir La Bohème. Ce que j’aime dans le lyrique, c’est qu’on est comme dans une balade en forêt, on est accompagné sans que cela nous perturbe. Il y a quelques années, j’ai aussi retrouvé un ami que j’avais connu en Argentine, Sebastian Rivas. En 2018, il a reçu le Lion d’Argent de la Biennale de Venise pour son opéra Aliados. Il avait lancé l’idée que j’écrive un livret… Je crois que j’en serai bien incapable, mais ce serait dingue, non ?

Don Giovanni de Mozart, l’opéra dont Mélanie Chappuis adore les airs et qu’elle voudrait maintenant découvrir sur scène. Ici dans la dernière production du Grand Théâtre, en 2018, dans la mise en scène de David Bösch. © Carole Parodi

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ailleurs

Aix et Preljocaj, un conte de fées Angelin Preljocaj a été accueilli à Aix-en-Provence il y a 25 ans, en plein tumulte politique. Le chorégraphe y vit une histoire d’amour, dans le magnifique Pavillon noir qui abrite sa compagnie de 24 danseurs. Sa prochaine mise en scène d’Atys de Lully, au Grand Théâtre, sera sa première expérience lyrique. Mais le jeune sexagénaire n’aime que les défis. Par Jean-Jacques Roth Photos : David Wagnières pour Grand Théâtre Magazine

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On déambule dans Aix et Angelin Preljocaj parle de Spinoza. On contemple les façades jaunes de la vieille ville, les fontaines moussues, les palais de siècles disparus et Preljocaj file devant, compact et léger, regarde droit devant lui : « J’aime les gens, les corps parlent ». On s’épuise un peu à lui demander quelles sont ses adresses préférées, ses itinéraires intimes. Il évoque plutôt sa prochaine création, Atys, la tragédie lyrique de Lully dont il prépare la mise en scène pour le Grand Théâtre – occasion pour laquelle on est venu le trouver dans son fief. Mais voici qu’il marque une pause. Nous sommes sur la place Charles-de-Gaulle que personne n’appelle comme ça. Ici, on dit la Rotonde, ce grand giratoire avec sa fontaine Second Empire qui ferme le cours Mirabeau où

Né en 1957 près de Paris, Angelin Preljocaj a étudié la danse classique avant de se tourner vers la danse contemporaine, travaillant notamment à New York avec Merce Cunningham. De retour en France, il fonde sa compagnie en 1984, établie à Aix-enProvence depuis 25 ans. Il a aussi étudié le théâtre nô au Japon. Il a reçu le Grand prix national de la danse en 1992, le « Benois de la danse » pour Le Parc créé en 1994 à l’Opéra de Paris, une Victoire de la musique pour Roméo et Juliette en 1997 et le Globe de cristal pour Blanche-Neige en 2009, parmi de nombreuses autres récompenses.

tout Aix fait la promenade et prend l’apéro. Le centre nerveux de la ville. Derrière Preljocaj, le café du Festival. Bonne enseigne pour cette métropole universitaire et artistique, qui brasse des centaines d’étudiants venus pour y faire le droit et de l’économie, et qui accueille en été les foules mélomanes pour son célèbre Festival d’art lyrique. Voisine chic de Marseille, Aix est une ville ouverte. Angelin Preljocaj est lui-même un trait d’union entre deux Europe. Il y a dans sa vie celle de l’Est, l’Albanie communiste de l’implacable Enver Hoxha, où il serait né si ses parents, bergère et menuisier, n’avaient rêvé d’en partir. Celle des traditions familiales inflexibles, qui veulent par exemple que les parents décident du mariage de leurs filles – contre quoi le danseur, jeune adulte, s’élèvera, au nom de l’émancipation de ses quatre sœurs. « Un milieu dur », dit-il sans autre adjectif. Et puis il y a l’Europe de l’Ouest, où c’est enceinte d’Angelin que sa mère, en 1957, parvient à fuir avec son mari, cette France qui ne devait être qu’un tremplin vers les États-Unis. Mais les formalités pour le visa durent, et les Preljocaj, installés dans la banlieue parisienne à Champigny-surMarne, s’y trouvent finalement bien. La politique d’accueil est généreuse, ils ont trouvé du travail : pourquoi partir ? Désormais, on ne dira plus « Preliotchaï », à la manière albanaise, mais « Preljocaj » à la française.


Angelin Preljocaj contre la façade du Pavillon noir construit à l’intention de sa compagnie en 2006 par Rudy Ricciotti, où elle répète ses nombreuses productions et se produit, au sein d’une saison chorégraphique ouverte à tous les styles. « C’est à la fois un lieu d’effort et un espace de liberté. »

Directeur de compagnie, chorégraphe infatigable, responsable de la saison chorégraphique du Pavillon noir, Angelin Preljocaj ne semble s’arrêter que pour relancer ses activités. Il doit ici interrompre la promenade devant la fontaine de la place d’Albertas pour discuter avec Genève de sa prochaine production d’Atys. « Il faut aller vers le neuf, toujours vers le neuf. »

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ailleurs L’église Saint-Jeande-Malte, un des clochers qui domine la vieille ville, jouxte le célèbre Musée Granet. Celui-ci renferme une belle série de Cézanne, le natif le plus célèbre de la ville, qui avait écrit : « Quand on est né là-bas, c’est foutu, rien ne vous dit plus. »

Le café du Festival évoque la vocation musicale d’Aix-enProvence, où le festival d’art lyrique estival, fondé en 1948, a été rejoint par le Festival de Pâques, en 2013, dont le violoniste Renaud Capuçon est le directeur artistique. Abrité par le Grand Théâtre de Provence qui jouxte le Pavillon noir de la compagnie Preljocaj, il aura lieu cette année du 8 au 24 avril.

Dans la salle de répétition de la compagnie Preljocaj, à l’étage haut du Pavillon noir : « Si je suis en création, je suis précis, maniaque, les danseurs savent que je peux me perdre, c’est comme partir à la nage, on ne sait pas où on va. »

« L’espace, c’est l’écrin de la danse, j’aime penser que les corps des danseurs sont là pour inséminer un espace »

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Le chorégraphe flashera sur une image de Noureev à l’âge de 12 ans. Pour suivre une camarade, iI quitte son kimono de judoka et se met à suivre des cours de danse. Émoi familial, moquerie des camarades : ce n’est pas le genre de la famille, ni du quartier. Le jeune homme entame son propre exil. Il le parcourra sans faute, apprenant la technique classique et la danse contemporaine, fondant très jeune sa propre compagnie, créant à ce jour une cinquantaine de chorégraphies marquées par la précision graphique et une extrême virtuosité. Inclassable, il prendra Bilal pour le set de son Roméo et Juliette revu en mode guérilla, il fera danser sur Stockhausen ou sur Air, ira chercher un plasticien comme Adel Abdessemed ou des stylistes, tels Gaultier et Alaïa, pour accompagner ses productions. Preljocaj est de ces artistes qui ne sont pas nés dans l’art, et qui ne l’oublient pas. Il a le sens de tous les publics, on le lui en a fait le reproche. « La famille, le quartier, ensuite le milieu de la danse, où j’étais trop classique pour les contemporains, et trop moderne pour les classiques… Je n’ai pas cessé de lutter. L’adversité m’a forgé. » On remonte le cours Mirabeau, réchauffé par le soleil d’hiver provençal. Qu’est-ce qui a pu le décider, à 60 ans passés, de s’attaquer à l’opéra, un genre auquel il n’a encore jamais touché ? « C’est Aviel Cahn, le directeur du Grand Théâtre, qui m’a convaincu. Et puis, Atys, c’est de l’opéra et du ballet. Le spectacle sera un opéra qui danse, quelque chose de modernisé, d’atypique. On va refaire l’introduction pour supprimer l’éloge de Louis XIV. » Et puis surtout, c’est un défi et les défis sont son oxygène. « Je veux du neuf, toujours du neuf. Le plus grand danger pour un créateur, c’est de rester enfermé dans un style. J’aime imaginer une plasticité constante, une capacité à se réinventer perpétuellement. » Comme Dostoïevski, il aime les sujets qui le dépassent. Angelin Preljocaj vit à Aix-en-Provence depuis qu’il y a trouvé l’exil, en 1996. Il avait auparavant installé sa compagnie au Centre chorégraphique de Châteauvallon, où elle devait devenir le Ballet national contemporain de Toulon, mais l’élection d’un maire Front national l’a décidé à quitter la ville. Gros fracas politique, à l’époque. « Qu’il retourne à Tirana », avait tonné Le Pen. Alors Aix l’a accueilli et il en garde une

reconnaissance infinie. « C’est une histoire qui a commencé dans la douleur mais qui s’est très vite transformée en conte de fées. Ça m’a toujours fait penser que dans certains malheurs, il peut y avoir la promesse d’un avenir fabuleux. » La ville non seulement l’héberge mais dix ans plus tard construit à son intention le Pavillon noir, son centre de répétition et de spectacles. On y entre comme dans un moulin : bureaux paysagers, réception ouverte, écrans diffusant les teasers de la saison chorégraphique qui présente ce semestre les Belges de Peeping Tom aussi bien que la Sud-Africaine Dada Masilo, Georges Appaix ou une chorégraphie du maître des lieux (reprise de « Deleuze/Hendrix » du 25 au 27 mars). « Tous les vocabulaires de la danse ont droit de cité ici », dit-il. Ici, c’est l’épicentre culturel de la ville, à une distance d’allée commerciale du vieil Aix. On y trouve aussi le Conservatoire Darius Milhaud et le Grand Théâtre de Provence. L’architecte Rudy Ricciotti, qui construira plus tard le Mucem de Marseille, a conçu le Pavillon noir selon les vœux du chef de troupe. Un sombre exosquelette quadrillé d’une résille de béton sur deux étages vitrés : « Je voulais qu’on voie les danseurs au travail. Il fallait une esthétique de la nécessité, le bâtiment ne devait pas chercher à être beau. C’est à la fois un lieu d’effort et un espace de liberté. » Preljocaj croit à l’esprit des lieux. « Il y a une sorte de force tellurique qui les traverse. On sent tout de suite la vibration, la puissance, l’énergie d’un espace. L’espace, c’est l’écrin de la danse, j’aime penser que les corps des danseurs sont là pour inséminer un espace, comme une matrice qui attend d’être fécondée par la danse. » La sienne n’a jamais oublié le vocabulaire néo-classique, tout en s’ouvrant à une grammaire très contemporaine, marquée par le lyrisme et la sensualité. Pour le moment, Angelin Preljocaj est détendu, le travail sur Atys ne fait que commencer. « Une fois que j’entre en répétition d’un spectacle, je suis en qui-vive permanent. Il faut savoir aller dans le doute car c’est là que ça se trouve… Si je suis en création, précis, maniaque, les danseurs savent que je peux me perdre, c’est comme partir à la nage, on ne sait pas où on va. J’aime quand ça résiste, comme un Rubick’s cube. L’inventivité naît aussi des contraintes. »

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ailleurs

« Je danse tous les jours, je ne peux pas m’en passer » L’animation des rues d’Aix, en ce vendredi après-midi, ne semble pas percer sa bulle. Des enfants s’arrêtent en riant pendant qu’il pose pour le photographe devant la fontaine moussue du cours Mirabeau. Est-il reconnu par les Aixois ? Il esquive. Le people est à mille lieues de ses préoccupations. Comme René Char, il sait que l’essentiel est toujours menacé par l’insignifiant. « Créer est ma manière d’être au monde, d’exister et de le regarder. » Nous nous arrêtons au pied de l’église de Saint-Jean-de-Malte, voisine du Musée Granet et de ses Cézanne, à qui Aix et sa montagne Sainte-Victoire doivent leur légende picturale. C’est ici que le collectionneur vaudois Jean Planque avait confié son legs en 2011, privant son canton de 300 merveilles, allant de Van Gogh à Picasso. Preljocaj y vient volontiers. Et à Saint-Jean-de-Malte ? « J’aime les lieux de rituel, mais les théâtres plutôt que les églises. » Le temps manque pour pousser la balade jusqu’au Théâtre de l’Archevêché, la place des Cardeurs et les lieux du pouvoir, sur les hauts de la vieille ville. Sur le chemin du retour au Pavillon noir, courte halte au Café Le Grillon, conservé dans son jus Second Empire. Il aime y boire son café sans sucre du matin. Pour la gastronomie, on le sent moins impliqué, on ne va pas le trouver sur les recettes provençales. « J’aime plutôt les huîtres, ce n’est pas très local. » On l’aura compris, il n’y a pas de place pour le gras dans sa vie qui le porte toujours devant. Le chorégraphe a gardé le corps sculpté d’un athlète du mouvement. « Je danse tous les jours, je ne peux pas m’en passer. » Il dit que la danse doit montrer à la fois la fragilité et la puissance. L’une sans l’autre, c’est la superficialité ou le sentimentalisme. On regarde ses mains charpentées héritées de son père, on croit alors saisir quelque chose de lui. « Un artiste, on doit sentir qu’il y a quelqu’un derrière », aime-t-il répéter.

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Bref arrêt devant la librairie de l’Hôtel Boyer d’Éguilles, rue Espariat, un hôtel particulier du XVIIe siècle. Tiens, celui d’Atys… Dans un décor époustouflant, on y trouve des milliers de références, du livre ancien au manga. On peut y boire un café, y manger jusqu’en fin de soirée. « Je n’ai pas de formation littéraire mais je suis un gros lecteur. J’ai travaillé sur des textes pour plusieurs spectacles, avec des auteurs comme Laurent Mauvignier ou Pascal Quignard. J’ai aussi utilisé Jean Genet ou Gilles Deleuze. Le rythme des phrases, des chapitres, m’inspire des mouvements. » Angelin Preljocaj se nourrit de tout avec la rage éclectique des autodidactes. Architectures, musiques, lectures… Sa carrière est une liste sans fin de rencontres et d’expérimentations, d’invitations à faire danser les plus grandes troupes, du Bolchoï au New York City Ballet, de la Scala de Milan à l’Opéra de Paris. De consécrations aussi : il a récolté tous les prix de danse imaginables et est entré à l’Académie des Beaux-Arts en 2019. De réconciliations, enfin. Il a fait la paix avec sa famille. Et son pays d’origine l’a sacré « point culminant de la culture albanaise ». On a ainsi bouclé la boucle. Sur le chemin du retour, Preljocaj me parle d’entéléchie et m’explique : c’est l’état de parfait accomplissement de l’être. « Ouvrir son espace intérieur jusqu’à en toucher les limites. Nous disposons tous de cet espace, certains n’en occupent que la surface d’un timbre-poste. Moi je tâche d’en toucher tous les bords. » Nous sommes revenus au Pavillon noir. Le crépuscule s’annonce. Un bref passage par la salle de répétition pour un dernier portrait, alors que les danseurs stagiaires terminent leur classe. Preljocaj est de retour chez lui, comme un animal dans son terrier. Des séances l’attendent, des collaborateurs l’interpellent. Sous sa courtoisie, on devine l’impatience de nous laisser, de revenir à l’essentiel. Au travail, à l’effort, à la danse : sa joie.

Rivale et compagne depuis toujours de sa proche voisine, la turbulente Marseille, Aix fait figure de ville bourgeoise, apaisée et aisée. « Mais nous dansons chaque saison à Marseille, tout va bien entre nous ! » précise Preljocaj.


Le petit déjeuner d’Angelin Preljocaj se limite souvent à un café noir sans sucre, qu’il aime savourer dans le magnifique décor Second Empire du Café le Grillon, sur le cours Mirebeau.

Sur le cours Mirabeau, l’artère centrale flanquée de terrasses, tout Aix déambule. La célèbre fontaine moussue est un des marqueurs de ce qui fut une ville thermale dès l’époque romaine (Aix vient d’aquis, eau en latin). Angelin Preljocaj ne s’y arrête que pour la photo : sa vie bat au rythme du mouvement.

rdv.

Au Grand Théâtre de Genève Atys de Lully Du 27 février au 10 mars gtg.ch/atys

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portrait

Radieuse outsider Victoria Randem dans Sleepless, dans la mise en scène de Kornél Mundruczó, créé au Staatsoper Unter den Linden de Berlin en novembre dernier avant sa présentation au Grand Théâtre © Gianmarco Bresadola

Victoria Randem chante Alida dans Sleepless de Peter Eötvös, un opéra coproduit par le Grand Théâtre et le Staatsoper de Berlin, où il a été créé en novembre dernier. Premier grand rôle pour cette soprano norvégienne de père nicaraguayen, qui a très tôt appris ce que la différence veut dire. Et qui ne s’en plaint pas. Par Jean-Jacques Roth

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À quoi tient un destin ? Pour Victoria Randem, il a pris la forme d’un cheval. À 6 ans, inscrite par sa mère dans le chœur d’enfants de l’Opéra d’Oslo, elle chante dans Carmen. Et dans la mise en scène, un cheval, un vrai ! « J’étais fascinée, se souvient la soprano. J’ai tout adoré, mais surtout le cheval. Il a décidé de ma vocation. Et celle de ma sœur aussi (Marcela Randem fait une carrière de mezzo-soprano, ndlr). » Aujourd’hui Victoria Randem a quitté Oslo pour Berlin. Le Staatsoper l’a admise dans son Opera Studio avant de l’engager dans sa troupe. Dans un premier temps, elle s’est spécialisée dans les vocalises agiles de soprano léger. Mais depuis quelques années, à l’aide de son nouveau

Née à Oslo d’une mère norvégienne et d’un père nicaraguayen, la soprano Victoria Randem a découvert sa passion pour le chant et la scène à l’âge de 6 ans, en participant à une production de Carmen. Elle est aujourd’hui membre de la troupe du Staatsoper de Berlin, où Sleepless, qu’elle chantera à Genève, lui a offert son premier grand rôle. D’autres sont en préparation.

professeur, elle a trouvé sa voix : celle d’une soprano lyrique, qui pourrait par la suite devenir plus grande encore et se tourner vers les emplois dramatiques – « J’ai aussi envie de chanter des rôles de femmes méchantes », dit-elle dans un éclat de rire. Victoria Randem aime la vie qui le lui a bien rendu. Volubile, elle évoque sa mère norvégienne, médecin, et son père nicaraguayen, physiothérapeute, dont elle a hérité la couleur de peau. Une famille stimulante, ouverte à tous les arts : « La musique a toujours été dans notre foyer, on en jouait, on a fait tellement de spectacles avec ma sœur quand on était petites, pour mes pauvres parents, qui ont dû en écouter une quantité déraisonnable… La scène, c’est là que j’ai toujours voulu être. » Il y a aussi un pays, la Norvège, qu’elle chérit : « Nous sommes très privilégiés. Le pays est riche, la formation est gratuite et de très haut niveau, vous sentez tout cela dans l’énergie des gens. » Et sa couleur de peau, dans le pays des teints pâles, comment l’a-t-elle vécue ? « J’ai la chance de ne pas avoir souffert d’exclusion ou de racisme. Par contre, je sais ce qu’on peut ressentir en étant la personne différente, l’outsider. Mais ma mère a toujours valorisé cette singularité. Sur la photo de classe, elle me disait : “Regarde, tout le monde va t’admirer parce que tu as ces magnifiques cheveux frisés et cette peau bronzée !” J’ai donc été élevée avec un sentiment positif de ma différence. Cela m’a donné confiance. Aujourd’hui, je pense même que c’est un atout. Je suis spéciale ? Tant mieux ! Ça me distingue de la foule. » Différente, exclue : tel est le personnage d’Adina qu’elle incarne dans Sleepless, l’opéra de Peter Eötvös coproduit par le Staatsoper de Berlin (où il a été créé en novembre) et le Grand Théâtre. La jeune fille enceinte et son amant, Asle, sont rejetés dans leur village et s’engouffrent dans une cavale meurtrière


« Je n’ai pas souffert de racisme ou d’exclusion, en revanche je sais ce qu’on peut ressentir en étant la personne différente, l’outsider. Mais ma mère a toujours valorisé cette singularité. J’ai donc été élevée avec un sentiment positif de ma différence. Cela m’a donné confiance. » © Erika Hebbert

qui finira par la mort du jeune père. « Adina est un rôle émotionnellement très lourd, où je montre mon cœur en permanence. J’aime ça, mais ça touche tous ces souvenirs de ne pas être comme les autres, de ne pas être assez bien, ce syndrome d’imposture que je connais bien, et qui est si souvent présent dans la carrière de chanteur. » Victoria Randem vit un moment de bascule avec Sleepless. C’est son premier grand rôle, qui plus est dans la création d’un ouvrage composé par l’un des musiciens majeurs d’aujourd’hui, donc très scrutée par le monde lyrique. « C’est une responsabilité très importante et j’ai dû batailler, au début, pour me concentrer uniquement sur le travail. Peter Eötvös a été fabuleux, toujours ouvert aux suggestions de modification, même pour le texte. Le voir assis à nous écouter, je l’ai vécu comme un honneur ! Sa musique est très mélodique, on dirait qu’il l’a écrite pour nos voix. Au niveau rythmique, c’est parfois très sophistiqué, mais pour l’auditeur, c’est un opéra d’écoute aisée. » Elle a commencé à apprendre le rôle au mois de mai, puis les répétitions en équipe ont duré 6 semaines. Elle connaissait Trilogie de l’auteur norvégien Jon Fosse dont Sleepless est tiré. « Au début de l’opéra, je chante une

ballade en norvégien, c’est la première fois que j’ai le bonheur de chanter dans ma langue maternelle. » C’est le cinéaste hongrois Kornel Mundruczó qui signe la mise en scène. Il était venu au Grand Théâtre la saison dernière, au plus fort de la pandémie, pour L’Affaire Makropoulos de Janáček qu’il n’avait été possible de voir qu’en streaming. Entretemps, son film Pieces of a Woman, sur un couple brisé par la mort de leur enfant à l’accouchement, a été présenté à la Mostra de Venise et a reçu un accueil critique impressionnant. Pour Sleepless, il a imaginé une mise en scène d’un réalisme aussi cru que la terrible histoire de ce jeune couple rejeté de partout, errant « sleepless », sans sommeil. « C’est une œuvre qui travaille les thèmes de l’exclusion, de la compassion, mais avant tout qui parle de l’amour entre deux jeunes qui cherchent à faire juste », dit Victoria Randem qui a aimé, dans le travail de Kornel Mundruczó, « l’évacuation de toute la superficialité des clichés d’opéra. C’est frontal, très réaliste, et très subtil en même temps. Un vrai travail de théâtre. J’ai la sensation d’être une comédienne qui chante. » Le décor, un énorme saumon éventré figurant d’un côté le mur auquel se cognent les amants maudits, de l’autre les lieux successifs de leur errance, restitue l’atmosphère sombre et brumeuse d’un port nordique. La critique a fait un accueil très chaleureux à l’ouvrage, le 13e de Peter Eötvös, soulignant en particulier la performance de Victoria Randem. Ainsi, le site Bachtrack salue la « luxuriante sérénité » et les « magnifiques nuances » de son incarnation vocale, ajoutant : « Sa caractérisation de la jeune mère tout entière préoccupée par l’enfant à naître, au point d’évacuer les événements qui l’entourent, est remarquable. » Si Sleepless doit être un point de bascule dans la carrière de Victoria Randem, il semble bien que l’avenir soit destiné à lui rendre son radieux sourire.

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Au Grand Théâtre de Genève Sleepless Du 29 mars au 5 avril 2022 gtg.ch/sleepless

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regard sur nos partenaires

Joan Mompart dans son nouveau repaire d’Am Stram Gram, où il entend proposer un dialogue intergénérationnel à travers l’art. © Francesca Palazzi

AM STRAM GRAM, une volière pour le futur Comédien et metteur en scène marquant, Joan Mompart prône « une fantaisie dissidente » pour sa première saison à la tête du plus grand théâtre jeune public de Suisse romande. Avec Homo Deus Frankenstein, il inaugure une collaboration prometteuse avec le Grand Théâtre. Par Alexandre Demidoff

Alexandre Demidoff se forme à la mise en scène à l’Institut national des arts et techniques du spectacle à Bruxelles. Il enchaîne ensuite avec un master en littérature française à l’Université de Genève et à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il collabore au Nouveau Quotidien dès 1994 et rejoint le Journal de Genève comme critique dramatique en 1997. Depuis 1998, il est journaliste à la rubrique Culture du Temps qu’il a dirigée entre 2008 et 2015. Il passe une partie de sa vie dans les salles obscures.

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Il revient de la baie de Somme, ce paradis pour ornithologues. Joan Mompart y est allé écouter les oiseaux. Il a assisté à leur lever. Il a applaudi leur pêche matinale. Il s’est ébaudi de leur sonate au crépuscule. Le nouveau directeur du Théâtre Am Stram Gram à Genève a surtout apporté sa science de la scène à Jean Boucault et à Johnny Rasse. Ce duo s’est fait une réputation en Europe en prolongeant, dans les théâtres, le chant de l’Avocette élégante, de l’Huîtrier pie, du Bécasseau maubèche. Joan Mompart prévoit de les inviter dans un futur proche. Un symbole que cette virée hivernale au pays des siffleurs célestes. Le comédien et metteur en scène romand plane tel l’oiseleur. Sa volière, qui fêtera ses trente ans en avril, fait figure de référence pour le théâtre jeune public dans toute la francophonie. Elle est riche d’un capital poétique unique, celui des fondateurs, Dominique Catton et Nathalie Nath, celui récent de Fabrice Melquiot, l’un des auteurs les plus brillants de sa génération. Ce dernier a célébré pendant neuf ans un art sans tabous, à hauteur d’enfance.

L’acteur veut poursuivre sur cette lancée. « Mon ambition à Am Stram Gram, c’est de proposer un dialogue intergénérationnel à travers l’art. Tarte à la crème ? Je ne le crois pas. La jeunesse est très différente aujourd’hui d’il y a dix ans. Elle s’informe par toutes sortes de canaux, elle s’exprime par ces mêmes canaux, elle veut être partie prenante des décisions qui regardent son futur, sur le climat, le travail, les relations hommes-femmes. Nous devons être la caisse de résonance de cette ébullition. » Traduction en actes ? En novembre, Joan Mompart et son équipe proposaient un week-end durant leur première Agora intitulée « Et les filles !? Et les filles !? ». Pièces, brunchs, jeux débroussaillaient la question des genres, soupesaient la portée d’une parole d’enfant, substituaient à nos mythologies masculines des imaginaires féminins. « L’artiste Caroline Bernard a proposé un « speed dating » incroyable, qu’elle a appelé « You’re So Amazing ». Des garçons et des filles de 14-17 ans ont essayé de définir leur identité par les mots et la danse. Une ado a ébauché un autoportrait qui refusait toutes les injonctions du moment, totalement inclassable. Ce sont ces moments qui me rendent heureux. »


L’eau impétueuse d’un sillon intime. Cet automne, Mohamed El Khatib, ancien footballeur espoir du Paris Saint-Germain devenu sociologue et metteur en scène, présentait sa très délicate Dispute, suite de témoignages d’enfants sur le divorce de leurs parents. L’écrivain Ahmed Madani, lui, offrait à travers Au non (sic) du père un récit initiatique sur les traces d’un père inconnu. Dans cette même veine, Joan Mompart programme, en collaboration avec le Grand Théâtre, Homo Deus Frankenstein, opéra mis en scène par Sarah Ostertag et Johan De Smet, sur une musique de Frederik Neyrinck. Fin février, on arpentera donc une planète bleue, en compagnie de la danseuse Katharina Senk et de la soprano Sheva Tehoval. On y croisera une belle endormie et une androïde. Sur nos sièges, on se pincera en musique – dans la fosse, l’ensemble I Solisti.

« La musique contemporaine effarouche, or elle est souvent séduisante et entraînante. Homo Deus Frankenstein est la représentation d’un futur bouleversant qui peut toucher tous les âges. » Tout comme l’hommage que Marcial Di Fonzo Bo, l’un des comédiens fétiches de Matthias Langhoff, rendra à Buster Keaton en mars ou encore, en avril, l’adaptation par Émilie Blaser du livre de la glaciologue Célia Sapart, Sol au pôle Nord. Le public sera appelé, dans la foulée, à participer à la deuxième Agora de la saison et à imaginer, en compagnie de Célia Sapart, des solutions au réchauffement climatique. Am Stram Gram fait feu de nos actualités, mais avec légèreté. Joan Mompart parle de « fantaisie dissidente ». La conjoncture culturelle locale est favorable. « Cette collaboration avec le Grand Théâtre en préfigure d’autres. Les directrices et directeurs d’institutions genevoises ont envie de travailler ensemble, ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé où prédominait un esprit de rivalité. Nous avons des projets avec la Comédie, notre voisine. Certains créateurs travaillent pour les adultes et le jeune public. Ils pourraient présenter une pièce chez nous, une autre à la Comédie. » L’artiste, lui, a libéré les fabuleuses créatures qui planaient depuis neuf ans dans le foyer du théâtre. Le ciel y pénètre désormais à flots par les verrières. En mai, il sera sur les planches avec une création, sur un texte de la jeune écrivaine Elisa Shua Dusapin et une musique de Christophe Sturzenegger. Titre de l’opus ? Le Colibri. C’est ainsi que l’oiseleur devient oiseau.

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Au Théâtre Am Stram Gram Homo Deus Frankenstein Du 24 au 26 février amstramgram.ch 17


portrait

Prune Nourry en Chine, en 2014, dans l’atelier où elle a réalisé une « armée » de 108 sculptures de femmes à partir des anciennes techniques de fabrication qui avaient donné naissance aux célèbres guerriers de Xi’an. © Zachary Bako

Les métamorphoses

baroques

Invitée par Angelin Preljocaj, Prune Nourry signe le décor d’Atys, la tragédie de Lully. Une première pour l’artiste française dont l’œuvre interroge le corps humain et son évolution. Par Emmanuel Grandjean Emmanuel Grandjean est journaliste, critique d’art et de design et amateur d’architecture avec un penchant pour les bâtiments de Claude Parent. Ancien rédacteur en chef de T, le magazine du Temps où il a dirigé la rubrique Culture, il gère les publications du groupe SPG-Rytz à Genève.

Des sculptures hybrides entre la vache sacrée et la petite fille, déposées à proximité de ces distributeurs de lait qu’on trouve partout dans les rues de New Delhi. Un Sperm Bar où les clients de la 5e avenue de New York pouvaient sélectionner leur donneur selon des critères génétiques associés à une saveur. Des Dîners Procréatifs orchestrés par un chef étoilé et un scientifique, dont l’enchaînement des plats suit le processus de la procréation assistée, histoire de méditer aux possibilités qu’offre la science de composer son enfant « à la carte ».

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Née à Paris en 1985, vivant à New York depuis 2011, Prune Nourry interroge le statut de la femme, questionne la manipulation du vivant, le corps morcelé et la fertilité à travers des installations, des films, des performances et des sculptures qu’elle élabore à la manière de projets scientifiques ou anthropologiques. Et forcément aussi la maladie lorsqu’elle frappe cette formidable machine humaine que la médecine se charge de réparer. En 2016, on diagnostique à Prune Nourry un cancer du sein. Elle réalise Serendipity, documentaire de 1h14 qui raconte son combat dans les moindres détails. Une façon de transmuter le mal en force, grâce à l’art, comme l’alchimie transforme le plomb en or. Cinq ans plus tard et guérie, l’artiste suspend un sein en bois de quatre mètres de diamètre sous la verrière centrale du magasin parisien Le Bon Marché. Un téton-cible vers lequel se dirige un faisceau de 888 flèches. L’Amazone érogène symbolise l’assaut de la maladie, mais aussi la course vers la vie, les centaines de projectiles signifiant une nuée de spermatozoïdes fonçant sur cet ovule géant pour le féconder. Pour dire aussi que l’artiste sait articuler son propos sur des échelles monumentales. Au Grand Théâtre de Genève, Prune Nourry se lance pour la première fois dans une production lyrique. Elle signe le décor d’Atys, tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully, à l’invitation du danseur et chorégraphe francilien Angelin Preljocaj. « Il avait vu en 2019 mon exposition Catharsis à la galerie Templon. Et notamment deux sculptures en tube de verre de laboratoire qui représentent le réseau des veines du corps humain et des poumons. Elles ressemblent à des végétaux


Une artiste totale Par Tatyana Franck

Fractal Lungs, de 2019, fait partie d’une série d’œuvres réalisées tels des ex-votos en forme d’organes (ici en tubes de verre) par l’artiste après avoir guéri de son cancer du sein. © Bertrand Huet Tutti

Dans son travail, Prune Nourry interroge le statut de la femme, questionne la manipulation du vivant, le corps morcelé et la fertilité à travers des installations, des films, des performances et des sculptures qu’elle élabore à la manière de projets scientifiques ou anthropologiques. © Franklin Burger

ou à des coraux et sont inspirées par des dessins anatomiques de l’époque baroque », explique-t elle. Créée le 10 janvier 1676, Atys a en fait été très peu jouée. En cela, la version dirigée par William Christie en 1987 montre sans doute à quoi devait ressembler l’opéra lorsque Louis XIV l’a découvert. « Toute la question a été de savoir comment s’inscrire dans le baroque sans tomber dans le cliché, comment proposer quelque chose de nouveau mais qui respecte l’histoire et laisse l’imaginaire s’évader. » En préambule de chaque projet, Prune Nourry dresse des listes de mots-clés. « Avec Angelin, dès le départ, nous avions le même langage.

« Audacieuse » pourrait être le mot idoine pour caractériser Prune Nourry. Guidée par un instinct qui l’emmène toujours plus loin, elle aime prendre des risques et monter des projets à la croisée des disciplines : art, philosophie, anthropologie, génétique. Il est rare de côtoyer une artiste aussi pluridisciplinaire, capable de maîtriser à la fois la sculpture – colonne vertébrale de son travail –, la performance, la vidéo, la photographie, les installations. De petit comme de très grand format, ses œuvres expérimentent différentes matières en cohérence. Prune Nourry est une artiste totale qui attache une grande importance à la scénographie de ses expositions mais aussi de ses performances qui peuvent faire intervenir chefs étoilés, danseurs, musiciens, anthropologues… et amis ! Artiste profondément engagée, elle aime la vie et les rencontres. Avec elle et ses œuvres, nous parcourons les siècles et les continents. Au cœur de sa pratique, la collaboration avec des artisans, scientifiques, chercheurs… Ici avec le chorégraphe Angelin Preljocaj et la costumière Jeanne Vicérial, les décors qu’elle a créés pour Atys vont nous transporter dans un univers assurément détonnant, empli de poésie et de magie créatrice. Tatyana Franck, ex-directrice de Photo Élysée à Lausanne, future présidente du French Institute Alliance Française à New York.

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portrait

On a défini des mots-clés comme « hybridation » ou « métamorphose », parce que Lully s’est inspiré des Métamorphoses d’Ovide, « fractal » et « rhizome », le lien entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, et « rituel », qui se retrouvent aussi beaucoup dans mon œuvre ainsi que dans le travail de Jeanne Vicérial, la costumière. Sans trop dévoiler de ma scénographie, j’ai voulu exploiter l’esthétique du moule, de la matrice, de la naissance et de la renaissance qui sont parmi mes thèmes de prédilection. Tout comme la représentation visuelle de l’interdépendance entre les espèces, qu’elles soient végétale, animale ou humaine. Atys raconte aussi des amours contrariées par les dieux, à l’issue forcément dramatique. La chimie amoureuse. N’est-ce pas la première fois que l’artiste aborde le sujet autrement que par ses conséquences biologiques ? « C’est vrai. Disons que l’amour est partout sous-jacent. Et que si je devais lui donner un mot-clé dans ce cas, ce serait celui de vibration. D’où la théorie des cordes qui m’a aussi beaucoup inspirée. » Pour la première fois, Prune Nourry s’est aussi mise au service d’un chorégraphe, donc d’un autre artiste. « Et c’était très intéressant. D’autant que dans ce projet, j’ai également formé un duo avec Jeanne Vicérial qui a créé les costumes. Elle est sculptrice mais vient du monde de la mode. Sans nous ressembler exactement, nos deux univers se rejoignent sur certains points, comme

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Prune Nourry en compagnie du chorégraphe Angelin Preljocaj dans les ateliers du Grand Théâtre, pendant la préparation d’Atys de Lully. C’est le chorégraphe qui a désiré travailler avec l’artiste, après avoir vu son exposition Catharsis en 2019. © Nicolas Righetti / Lundi13 pour Grand Théâtre Magazine

l’anatomie », continue celle qui observe le monde, en format micro ou macro. « Ce qui m’intéresse dans ces projets à grande échelle c’est le travail d’équipe. J’ai adoré collaborer avec Jeanne et aussi l’ingénieur lumière Éric Soyer, avec qui Angelin travaille la plupart du temps, avec mon assistant Sammy Van den Heuvel, avec les ateliers des sculpteurs et des peintres qui ont un vrai savoir-faire, et toute l’équipe technique qui m’a énormément soutenue. On s’est beaucoup vus, on a beaucoup discuté et échangé, sachant que lorsque l’on a commencé à travailler avec Jeanne en mars 2021, Angelin n’entamerait ses premières séances de répétition que six mois plus tard. Tout le processus de création a été très fluide. Et quand c’est fluide, c’est bon signe, c’est que ça marche bien. Pour créer il faut que ça vibre ! »


Les cordes sont omniprésentes dans le décor de Prune Nourry pour Atys, ici en fabrication dans les ateliers du Grand Théâtre. Un dispositif inspiré à l’artiste par l’amour « partout sous-jacent » dans la tragédie lyrique de Lully. « Si je devais lui donner un motclé, ce serait celui de vibration. D’où la théorie des cordes qui m’a beaucoup inspirée », dit-elle. Angelin Preljocaj et Prune Nourry ont ainsi défini plusieurs mots-clés pour orienter leur travail commun, comme « hybridation » ou « métamorphose », parce que Lully s’est inspiré des Métamorphoses d’Ovide, « fractal » et « rhizome », le lien entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, et « rituel », qui se retrouvent aussi beaucoup dans mon œuvre ainsi que dans le travail de Jeanne Vicérial, la costumière. © Nicolas Righetti / Lundi13 pour Grand Théâtre Magazine

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Au Grand Théâtre de Genève Atys Du 27 février au 10 mars 2022 gtg.ch/Atys Au Grand Théâtre de Genève DUEL#2 : Projection de « Serendipity » de et avec Prune Nourry En collaboration avec le FIFDH Le 17 février à 20h artgenève 2022, Palexpo Genève Exposition d’œuvres de Prune Nourry sur le stand du Grand Théâtre de Genève Du 3 au 6 mars 2022 21


dossier l’amour à a tout prix

« A modo mio » Par Christopher Park

À l’opéra plus que partout ailleurs, l’amour est transgression, meurtre, folie, oubli de soi. Il peut s’élever au-dessus des lois, défier les dieux, piétiner la morale. Que font d’autre Elektra, emprisonnée dans le désir de venger son père Agamemnon, les amants bannis de Sleepless, entraînés dans une spirale assassine, ou Atys, chez Lully, conduit à tuer celle qui l’aime par les maléfices d’une déesse éprise de lui ? Mais que serait le « grand art » s’il ne s’affranchissait pas des normes pour nous ouvrir à un imaginaire plus vaste, délié des convenances et des contraintes ?

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La création, comme l’amour, peut s’autoriser toutes les transgressions. C’est à ce prix qu’elle peut ouvrir l’imaginaire, et faire danser nos rêves jusqu’à l’oubli de soi – dans la rencontre amoureuse comme dans le rêve qu’on peut en faire. C’est ce que suggère ce travail de l’artiste américaine Jo Ann Callis, Twirling Woman. © Jo Ann Callis. Courtesy of ROSEGALLERY


Christopher Park travaille comme rédacteur, traducteur et conférencier au GTG et entame la 56e année d’une existence en constante vacillation entre les exhortations de Sénèque (« nel fondo alla maggior dolcezza spesso giace nascosto il pentimento ») et les soupirs de Peter Grimes (« I hear those voices that will not be drowned »).

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dossier l’amour à tout prix

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ue répondre à cette kyrielle de maximes remplies de sagesse et irréfutablement de bon conseil ? Si vous êtes, comme moi, un fan incorrigible du chef-d’œuvre de Giovanni Busenello et Claudio Monteverdi, L’incoronazione di Poppea, vous aurez reconnu dans le paragraphe en exergue les admonitions de Sénèque à Néron (faisant abstraction des répliques de plus en plus irritées de ce dernier) pour l’enjoindre de revenir sur le droit chemin et d’abandonner son projet de répudier sa légitime impératrice Octavie pour d’épouser sa maîtresse Poppée. À quoi Néron rétorque qu’il fera « à (sa) façon » (« a modo mio ») et d’asséner, d’une vocalise qui ne saurait être contredite : « Siansi giuste od ingiuste le mie voglie, / Oggi Poppea sarà mia moglie ! » – « Que mes volontés soient justes ou injustes, aujourd’hui même Poppée sera mon épouse ! » On l’a bien compris, l’amour de Néron (ou sa libido en surchauffe, ce qui revient à peu près à la même chose) pour Poppée est au-dessus des lois et méprise les normes de la raison, de la justice et des lois, de la prudence, du quant-à-soi, de la bienveillance et de la mesure en toutes choses. Alors, quand on vous dit « Faites l’amour… », est-ce qu’on ne serait pas en train de vous pousser vers la sédition, l’hubris et toutes ces zones dangereuses où le corps politique, social et personnel risque fort de faire naufrage ? L’omelette, c’est bien connu, ne se fait pas sans un certain degré de violence faite aux poules et aux produits de leur ovulation. Le grand art (que vous propose avec opiniâtreté le Grand Théâtre de Genève, malgré l’alignement sinistre de lettres grecques qui pèse sur le monde depuis février 2020), lui aussi ne se fait pas sans casser de pots, de cœurs, parfois même de vies. Du verre d’eau contaminée par lequel Tchaïkovski s’est soustrait définitivement aux scandales devenus irrépressibles de son homosexualité, à l’internement psychiatrique forcé et la mort quasi anonyme de Camille Claudel, en passant par la longue liste des éternels naufragés sur les côtes de

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l’amour (Beethoven, Schubert, Toulouse-Lautrec, Pozzi, Dickinson, Keats…), bien des grands artistes de l’histoire pourraient nous dire : « Faites l’amour ? Faites plutôt gaffe, oui… » Commençons par constater que le « grand art » (en anglais, on parle plus justement de high art puisque, comme tout le monde le sait, ce n’est pas la taille qui compte) serait plutôt du genre à suivre les canons de l’esthétique, de la juste mesure et à ne pas (trop) se salir les mains avec les désordres des passions, amoureuses ou autres. La définition moderne du terme « grand art » englobe non seulement les classiques grecs et latins, mais aussi un canon beaucoup plus large d’ouvrages littéraires, philosophiques, historiques et scientifiques choisis, dans les langues anciennes et modernes. Les œuvres d’art et de musique que


Amour et sexe… Le « grand art » peut troubler davantage que mille images véhiculées par les réseaux sociaux. Ici détournée par l’artiste brésilien Vik Muniz, L’Origine du monde de Gustave Courbet montrait en 1866 un sexe féminin en un gros plan d’une franchise inédite. Propriété de plusieurs collectionneurs privés, dont le psychanalyste Jacques Lacan, il aura fallu plus d’un siècle pour que le tableau apparaisse au grand jour, au Musée d’Orsay à Paris, auréolé d’une aura de transgression qui ne l’a plus quitté. © Vik Muniz / ADAGP

nous considérons comme étant de la plus haute excellence et de la plus grande influence sont certainement le Parthénon, la peinture et la sculpture de Michel-Ange, la musique de JeanSébastien Bach, les vers de Paul Valéry ou de T.S. Eliot et j’en passe… Dans la tradition européenne et dans certaines traditions d’Extrême-Orient, seul l’art qui est le fruit de l’imagination de l’artiste se voit accorder le statut de grand art. En Occident, cette tradition a débuté dans la Grèce antique, a été renforcée à la Renaissance et par le romantisme, qui a éliminé la hiérarchie des genres au sein des beaux-arts établie à la Renaissance. En Chine, il existait une distinction entre les peintures des lettrésfonctionnaires et les œuvres produites par des artistes ordinaires, travaillant dans des styles très différents, ou les arts décoratifs tels que la porcelaine, qui étaient produits par des artisans inconnus travaillant dans de grandes fabriques. En Chine comme en Occident, la distinction était particulièrement nette dans la peinture de paysage, où, pendant des siècles, les paysages non naturalistes, produits par l’imagination de l’artiste, étaient considérés comme des œuvres supérieures.

« La volonté arbitraire n’est plus volonté, mais fureur. Les ordres irrationnels détruisent l’obéissance. Il faut prendre soin de soi et de sa réputation. Plus on réduit les gens au silence, plus ils parlent. Quand on n’a pas raison, on cherche des prétextes. Les œuvres injustes n’ont pas de sûreté. Qui ne sait pas régner sera toujours moins puissant. L’usage de la force enflamme la haine et trouble le sang. La raison gouverne les êtres humains et les divinités. »

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Le grand art a aussi une fonction politique. La codification des canons esthétiques, du bon et du mauvais goût, fait partie intégrante de toute idéologie nationaliste, en tant qu’élément indispensable à une identité nationale saine.

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Autrement dit, le grand art doit éliminer le « moi » de son cahier de charges. Ou en tout cas, le réduire à son plus subtil élément, l’imaginaire, en le débarrassant de sa physicalité et en le dirigeant vers les hauteurs de la métaphysique, du sublime et du Soli Deo gloria en épigraphe de la Messe en Si mineur. Le grand art a aussi une fonction politique. La codification des canons esthétiques, du bon et du mauvais goût, fait partie intégrante de toute idéologie nationaliste, en tant qu’élément indispensable à une identité nationale saine. Les réflexions d’Antonio Gramsci et de Theodor Adorno sur les relations culturelles entre le grand art et l’art de masse ont amplement démontré que ce premier est l’un des instruments de contrôle social par lesquels la classe dominante maintient son hégémonie culturelle sur la société. Dans La Distinction : critique sociale du jugement (1979), Pierre Bourdieu soutenait que le jugement culturel (en d’autres termes, le goût esthétique) dérive en grande partie de la classe sociale. La classe sociale établit les critères qui définissent le grand art, par exemple dans l’étiquette sociale, la gastronomie, l’œnologie, les fonctions cléricales et militaires, etc. Dans ces activités de jugement esthétique, les personnes de la classe dirigeante utilisent des codes sociaux peu ou pas du tout connus des personnes des classes moyennes et inférieures dans la poursuite et la pratique des activités de bon goût. Ce n’est qu’à partir de l’ère de la reproduction mécanisée des images et des sons, comme Walter Benjamin le démontrait en 1935 dans son essai homonyme, que le grand art perd son aura par « l’intrusion d’un pouvoir exogène décidé à pénétrer le champ de l’art pour mieux assujettir le monde », mais cela ne signifie pas pour autant la disparition de l’œuvre d’art, aussi haute ou grande fût-elle. Pour Benjamin, l’apparition du cinéma a changé le comportement L’amour contre la censure… Influencée par le tantrisme et le bouddhisme, l’artiste américaine Dorothy Iannone fut dans les années 1960 une pionnière contre la censure – elle fit autoriser les romans de Henry Miller aux États-Unis –, défendant l’amour libre et la sexualité féminine autonome. Un de ses grands thèmes est l’amour extatique : « Un voyage vers l’amour inconditionnel, une célébration de la bienveillance d’Éros », comme elle l’a défini elle-même. © Irresistible stranger, 1981, Dorothy Iannone, Courtesy Peres Project /AGADP. Photographe : inconnu


du spectateur face à l’art. Les spectateurs ne sont plus dans la passivité et le recueillement, les masses deviennent actives, elles participent à l’art et à son fonctionnement. Le phénomène de masse et la grande quantité des œuvres d’art permettent, selon Benjamin, à l’art de se libérer de tout pouvoir hégémonique et de l’aliénation de classe. Serait-ce donc cela, le mépris des normes qui met l’art à la portée du monde entier ? Est-ce là l’effet de l’amour qu’il nous faudrait faire pour mettre le grand art à notre hauteur, que nous soyons au balcon ou au poulailler pour entendre Così, que nous puissions nous permettre l’acquisition d’un Rinus van de Velde ou que nous fassions la queue sur trois blocks new-yorkais pour nous asseoir trente secondes devant Marina Abramović avant de laisser notre place au prochain quidam dans la file d’attente ?

De tout temps, le « grand art » a utilisé des codes esthétiques qui heurtent le goût majoritaire de leur époque. En particulier lorsque les artistes recourent à la provocation… Cette dernière est constitutive du travail de Paul MacCarthy dont l’« arbre » éphémère en forme de sextoy fit scandale lorsqu’il fut érigé en 2004 place Vendôme, à Paris. L’artiste américain fut agressé lors de son installation. © Bertrand Gay / AFP / Getty Images

Benjamin soutenait que la ritualisation de la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art émancipait également « l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel ». Autrement dit, il m’est pleinement légitime, quand le grand art – et dans ce cas particulier l’opéra – me fonce dessus, de le rezoomer a modo mio et de célébrer ses éléments transgressifs, son mauvais goût, son kitsch, voire ses fréquentations peu recommandables (wagnériens de tout acabit, c’est à vous que je pense). Le reste de la saison en cours au Grand Théâtre – si un virus sans aucun respect des convenances nous l’autorise – nous donnera amplement l’occasion de nous y adonner : d’Atys avec sa déesse aux yeux de merlan frit, des ados en cavale meurtrière de Sleepless, du hideux mensonge de la belle-mère de Jenůfa ou du matricide extatique d’Elektra. Car l’opéra serait une chose bien fade, s’il ne mettait pas parfois ses billes du côté sulfureux de la transgression.

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Au Grand Théâtre de Genève Atys de Lully Du 27 février au 10 mars gtg.ch/atys Au Grand Théâtre de Genève Sleepless Du 29 mars au 5 avril 2022 gtg.ch/sleepless

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dossier l’amour à tout prix

PETER EÖTVÖS

« Un amour que les mots ne peuvent pas décrire » Par Manuel Brug

Dans Sleepless, un jeune couple en attente d’un enfant est rejeté par son village et sombre dans le meurtre. Eötvös dit en quoi cet amour « à tout prix » l’a inspiré, et quelle est sa relation d’amour à l’opéra.

Né en 1944, Peter Eötvös est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands compositeurs vivants, et l’un des meilleurs chefs du répertoire contemporain – il a souvent dirigé l’ensemble Contrechamps, à Genève. Formé à l’Académie Franz Liszt de Budapest, il signera longtemps des partitions pour le cinéma et le théâtre avant d’aller en Allemagne au contact des avant-gardes. Il sera ensuite directeur musical à Paris de l’Ensemble intercontemporain. Son premier opéra, Trois sœurs, en 1992, ouvre sa carrière de compositeur lyrique, dont Sleepless est le 13e opus.

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Manuel Brug est journaliste spécialisé en danse et en musique, et rédacteur au quotidien allemand Die Welt depuis 1998. Né à Munich, il a travaillé à la Radio bavaroise, puis comme critique de danse et de musique à la Süddeutsche Zeitung, au magazine Opernwelt et au Tagesspiegel de Berlin. Il a reçu en 1999 le prix de la critique du Festival de Salzbourg.

Notre rencontre se déroule deux jours après la création de Sleepless au Berliner Staatsoper, dans l’appartement berlinois de Peter Eötvös. Même si sa résidence principale est à Budapest, il aime séjourner dans la capitale allemande, avec une vue imprenable sur le Kulturforum où se déploient deux icônes de l’architecture moderne, la Philharmonie de Hans Scharoun et la Nouvelle Galerie nationale de Mies van der Rohe, dont la glorieuse restauration vient de s’achever. Le compositeur traverse sa journée médias, les équipes de télévision et les journalistes se succèdent, le téléphone n’arrête pas de sonner. Mais Eötvös est le calme incarné, il paraît avoir pour sa création toute fraîche une satisfaction d’ordre paternel – « même si je vais sans doute réduire un peu l’instrumentation de la première partie, je la trouve encore un peu trop bruyante et énergique ».


L’amour à tout prix figure comme un fil rouge entre les prochaines productions du Grand Théâtre de Genève. Avant d’évoquer de plus près votre opéra, coproduit par le Staatsoper de Berlin et l’opéra genevois, j’aimerais savoir : quel est votre amour pour l’opéra en général, à tout prix ? Il s’est considérablement renforcé au fil des années. Mais il m’a fallu du temps avant que je puisse, moi aussi, m’y essayer concrètement. D’une part, j’ai grandi artistiquement à une époque où Pierre Boulez voulait faire sauter les maisons d’opéra, au moins au sens métaphorique. D’autre part, j’ai beaucoup eu affaire avec le théâtre musical lorsque j’étais corépétiteur à l’Opéra de Cologne. Par ailleurs, j’ai été profondément impressionné par le Ring de Wagner produit par Patrice Chéreau au Festival de Bayreuth en 1976.

« Dans mes opéras, il s’agit toujours d’êtres humains et d’émotions. Et donc d’amour, y compris d’amour impossible. » © Nicolas Righetti / Lundi13

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dossier l’amour à tout prix

Et pourtant, il a fallu attendre longtemps jusqu’à votre premier opéra, Tri Sestri, qui a été créé à l’Opéra de Lyon en 1998… J’avais composé trois petits essais auparavant, deux opéras courts en hongrois et As I Crossed a Bridge of Dreams, une pièce de pure avant-garde, pour le festival de Donaueschingen. Tri Sestri, ce fut une proposition de mon fils, mais la commande est venue du chef de l’Opéra de Lyon, Kent Nagano, en 1986. Je ne m’y suis pourtant attelé qu’en 1992. J’y ai travaillé pendant environ 5 ans, ce qui correspond à mon temps d’incubation pour la composition d’un opéra, jusqu’à ce que la pièce soit vraiment achevée. En tout, le processus aura ainsi duré 13 ans. Quelle place a eu pour vous un thème aussi complexe que « l’amour impossible » ? Dans mes opéras, il s’agit toujours d’êtres humains et d’émotions. Et donc d’amour, y compris d’amour impossible. Chez Tchekhov (pour Tri Sestri, « Les Trois sœurs » en français, ndlr), par exemple, c’était un matériau familier. J’avais vu la pièce dans la célèbre mise en scène de Peter Stein à la Schaubühne de Berlin. Mais c’était beaucoup trop bruyant pour moi, ça ne faisait que crier. Alors que la pièce est si mélancolique, presque silencieuse, traversée en permanence par la profonde douleur des adieux et la peur de perdre quelqu’un. Ce thème touche bien entendu toutes les relations humaines, pas seulement les relations entre hommes et femmes. C’est pour cette raison que j’ai confié les rôles des trois sœurs à des contre-ténors, afin d’opérer une distanciation. Et comme le metteur en scène Ushio Amagatsu venait de la troupe japonaise de danse butō Sankai Juku, avec qui j’avais déjà travaillé pour Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, au Japon, l’esthétique japonaise de son travail a paru cohérente avec l’ouvrage et a été bien reçue. Cela dit – je suis un pragmatique, j’ai donc aussi prévu une distribution alternative avec des chanteuses – j’ai également été très impressionné par les mises en scènes récentes à Vienne et Ekaterinburg, parce qu’elles étaient chantées l’une par trois cantatrices russes dans les principaux rôles, et l’autre par une distribution entièrement russe. C’était encore plus dense et convaincant.

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Vous êtes donc partisan d’un certain réalisme pour cette « forme d’art impossible » qu’est l’opéra ? Ce que je désire, c’est d’être compris, de toucher un public. Et je suis heureux que ma première tentative, avec Tre Sestri, y soit parvenu de manière aussi impressionnante. Je m’efforce toujours de créer une forme adaptée à chaque pièce, qu’elle prenne celle d’un modèle japonais archaïque ou d’une pièce de théâtre allemand contemporain. J’ai ainsi vu Le Balcon de Genet comme un opéra en chansons, ce que les Français, au début, n’ont pas du tout apprécié. Mais depuis que le jeune chef Maxime Pascal l’a monté avec sa troupe Le Balcon, je sais que c’était le bon choix. Sleepless, en revanche, est un « opéra-ballade »… Cette désignation signifie qu’il s’agit d’une forme plus petite, émotionnellement resserrée, à l’image des ballades littéraires du 19e siècle. C’est une histoire extrêmement dure mais réalisée avec retenue, de manière concentrée. Cela doit être quelque chose d’intemporel, d’aussi simple qu’un récit d’apprentissage. Je ne voudrais jamais écraser ou submerger les spectateurs. Sinon ça devient un grand mélodrame italien ! Or ce n’est pas dans mon tempérament. Je suis quelqu’un de réservé, y compris dans le quotidien. Est-ce que l’auteur de Trilogie, Jon Fosse, dont Sleepless est tiré, s’imposait de manière évidente pour cette forme de réduction expressive ? Il était un parmi d’autres. Lorsque je reçois une commande, nous lisons et regardons beaucoup de choses avec mon épouse Mari Merzei, qui écrit la plus grande part du texte de mes livrets. À la fin, nous avons environ cinq propositions à disposition. Et comme l’intendant du Staatsoper de Berlin, Matthias Schulz, aimait également beaucoup Sleepless, la décision a été facile. C’est la cinquième fois que je travaille sur un auteur vivant, après Tony Kushner pour Angels in America, Albert Ostermaier pour La Tragédie du diable, Roland Schimmelpfennig pour Le Dragon d’or et Alessandro Baricco pour Senza Sangue. Pour Angels in America, Tony Kushner aurait aimé que le livret soit plus politique. Je lui avais


expliqué qu’il faut être prudent avec un opéra, c’est une chose qui doit nous survivre. Par contre, je n’accepterai plus de travailler sur un livret de commande, parce que là, on ne sait pas ce qu’on reçoit. Mais les adaptations de textes existants n’ont jamais posé de problème, Jon Fosse lui-même n’a pas voulu lire le travail de Mari – il n’est pas davantage venu assister à la création. Qu’est-ce qui vous fascine dans l’histoire d’amour très inhabituelle de Jon Fosse ? Sleepless occupe une place à part dans son œuvre. J’ai tout de suite été attiré par la simplicité de la langue. C’est comme si j’entendais la musique dès la lecture. On voit deux êtres vivre une relation, vivre un amour qu’on peut à peine décrire avec des mots. Quel est cet amour ? Alida et Asle sont un seul être, un seul organisme. Ils vivent ensemble depuis l’enfance. Il lui manque dès qu’il s’éloigne, ils sont comme des jumeaux. L’attitude de la femme est étonnante, chez Fosse. Alida sait tout mais elle ne dit rien. Elle laisse tout glisser. Il y a là quelque chose d’archaïque, d’atavique. Il prend en charge la nourriture, au prix du meurtre si nécessaire. Elle se laisse protéger, elle se préoccupe de l’enfant. Et pourtant, elle se précipite dans les bras d’un autre homme, Asleik, dès la mort d’Asle… Je trouve que la mise en scène de Kornél Mundruczó résout cela de manière très éloquente, en apportant une touche d’humour à cette histoire si sombre. La main d’Asleik se substitue très lentement à celle d’Asle. Alida hésite, elle sait bien sûr qu’Asle est mort, mais la voici dans la rue. Elle a un instinct de conservation très puissant, elle n’accepte pas la situation, mais elle l’assume. C’est ce qu’elle dit à la fin : elle vit désormais autre part mais elle ne lâche pas son grand amour, qui fut hélas fatal. Le sentiment d’Asleik est d’ordre plutôt chrétien. Il la recueille parce qu’elle est seule.

« J’ai tâché, pour Sleepless, de trouver une tonalité proche d’une certaine froideur norvégienne » Et à quoi doit ressembler la musique, à cet instant ? J’écris toujours de manière très consciente en fonction du théâtre. Cela doit rester élastique, de manière à donner à chaque metteur en scène un espace suffisant pour caractériser les personnages à sa manière. Avec l’humour de Mundruczó, par exemple, l’impact est plus profond. Ma partition est beaucoup moins colorée, mais avec cette mise en scène le texte de Jon Fosse devient plus fort, plus riche en imaginaire. J’ai tâché, pour Sleepless, de trouver une tonalité proche d’une certaine froideur norvégienne. Telle que je l’admire, par exemple, dans la musique de scène de Peer Gynt composée par Edvard Grieg. C’est tellement vivant, clair, pur et plein d’esprit ! Par contre, la musique de Jean Sibelius serait trop sombre, trop sourde. Travaillez-vous déjà à votre prochain opéra ? Est-ce qu’il y sera aussi question d’un amour fatal ? On verra. Oui, l’Opéra de Budapest m’a pour la première fois passé une commande, je pourrai donc pour la première fois utiliser une œuvre en hongrois, Melancholie des Widerstands (« La Mélancolie de la résistance »), de László Krasznahorkai. C’est écrit sans aucune ponctuation. Je pourrai ainsi me démarquer du Château de Barbe-Bleue de Bartók, puisqu’il est pour nous, les compositeurs hongrois d’opéra, l’étalon auquel nous devons encore et toujours nous mesurer.

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Au Grand Théâtre de Genève Sleepless Du 29 mars au 5 avril 2022 gtg.ch/sleepless

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dossier l’amour à a tout prix Sabryna Pierre est auteure dramatique et librettiste, publiée aux éditions Théâtrales. Après avoir collaboré avec de nombreuses institutions de spectacle vivant, elle rejoint en 2019 l’équipe du Grand Théâtre de Genève en tant que responsable développement culturel, afin de partager sa passion de l’opéra avec tous les publics.

HOROSCOPE AMOUREUX Par Sabryna Pierre

Depuis l’Antiquité, planètes et musique sont liées par l’harmonie de sphères. A l’approche de la Saint-Valentin, tournons-nous à nouveau vers les astres afin de savoir ce que Vénus réserve aux lecteurs du GT Magazine. Attention, dans cet horoscope amoureux, quel que soit votre signe, votre ascendant sera forcément lyrique. 32


Bélier — du 21 mars au 19 avril Volontaire et intrépide, vous êtes indéniablement porté vers l’action. Tout comme Jean-Sébastien Bach (né un 31 mars), votre caractère énergique peut cacher une tendance à l’entêtement et à l’excès. Vous vous sentez enfermé dans une Toccata d’ennui et Fugue de coups de foudre sans lendemain ? Patience, dès le printemps, Vénus s’installera durablement dans votre constellation, et vous permettra de composer une nouvelle Passion à deux mains. Et si comme pour Bach, vos amours donnent naissance à 20 enfants, n’oubliez pas qu’au Grand Théâtre, le babysitting est offert.

Gémeaux — du 21 mai au 21 juin Amour… tragique, ce sont les derniers mots écrits par Richard Wagner avant sa mort d’une crise cardiaque, une veille de Saint-Valentin. À l’instar du maître de Bayreuth – né un 22 mai – vous êtes souvent la proie de désirs contradictoires et de dilemmes insurmontables. Par chance, vous pourrez compter sur l’aide d’Uranus, qui entrera au printemps dans votre constellation et vous fera prendre les bonnes décisions. Alors philtre d’amour ou philtre de mort ? Mina ou Mathilde ? Parterre ou balcon ? Du 25 au 29 mai, venez voir Tristan avec qui vous voulez, sans tergiverser.

Taureau

Illustrations © pikisuperstar, www.freepik.com

— du 20 avril au 20 mai Sensible à la beauté et à la bonne chère, vous aimez profiter des plaisirs de la vie et de l’amour… quand vous ne les gâchez pas par votre jalousie maladive. Méfiez-vous de Saturne qui tentera, à la fin de l’hiver, de vous enserrer dans ses anneaux perfides. Prévoyez des agapes qui sauront satisfaire votre naturel épicurien et étouffer vos tendances suspicieuses. Si Desdémone avait emmené Otello au Grand Brunch (dimanche 10 avril), peut-être auraient-ils éternellement échangé un bacio ancora… ah !… un’altro bacio… baiser sur baiser, autour d’un croissant et d’un café.

Cancer — du 22 juin au 22 juillet Comme le crabe protégé par sa carapace, vous avez besoin de sécurité et de stabilité. Votre réserve et votre sensibilité font parfois oublier votre détermination et votre ténacité. Ne perdez pas espoir, Cancer, car si vous êtes célibataire, Vénus récompensera bientôt votre quête en la personne d’un natif du Verseau ou du Capricorne qui saura vous rassurer et vous comprendre. Et au besoin vous tenir la main pendant les scènes les plus poignantes de la Jenůfa de Leos Janacek (né un 3 juillet) du 3 au 13 mai.

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Lion — du 24 juillet au 22 août Aimons un bien plus durable / Que l’éclat de la beauté / Rien n’est plus aimable / Que la liberté. Quoi d’autre pour vous, Roi du Zodiaque que l’Opéra du Roi, composé pour Louis XIV ? Exigeant, vous n’offrez que le meilleur à l’être aimé, autant pour l’honorer que pour asseoir votre image prestigieuse. Dirigé par un natif du Lion – Leonardo García Alarcón est né un 5 août – nul doute que l’ensemble Cappella Mediterranea donnera du 27 février au 6 mars aux amours mythologiques d’Atys un brillant qui ne pourra que vous séduire.

Vierge — du 23 août au 22 septembre Prudence et patience, ces deux mots pourraient être votre devise. Comme Clara Schumann (née un 13 septembre), pianiste, compositrice qui gérait la maison et les enfants pendant que son cher Robert s’adonnait à la musique, vous avez tendance à vous effacer au profit de l’être aimé. Le Soleil, en entrant dans votre signe, vous poussera à vous mettre en avant, et à rétablir dans votre couple une égalité harmonieuse. N’attendez pas, comme Clara, la disparition de votre moitié pour (res)sortir de son ombre. Vierges célibataires, ne manquez pas l’occasion rêvée de vous révéler : le 12 février, à la Late Night Extravaganza, osez !

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Balance — du 23 septembre au 23 octobre En amour comme pour le reste, vous êtes à la recherche de l’équilibre et de l’harmonie. Vos goûts, Balance, vous portent immanquablement vers la consonance, et vous préférez définitivement Liszt et Verdi (tous deux natifs du signe) à Berg et Schönberg. Mais l’heure est au changement ! Sous l’influence de Saturne en Verseau, en cette nouvelle année vous laisserez l’être aimé – ou un bel inconnu, qui sait ? – vous entraîner vers des territoires sonores inexplorés. Que diriez-vous de Sleepless, la création mondiale de Peter Eötvös, du 29 mars au 5 avril ?

Scorpion — du 24 octobre au 22 novembre Et si je t’aime… prends garde à toi ! Avec vous Scorpions, in cauda venenum, et l’on peut dès lors supposer que l’héroïne de Bizet – tout comme le compositeur – était l’une des vôtres. Comme Carmen, vous êtes guidé par la passion plus que par l’amour. Pour éviter toute fin tragique, passez votre route si, au détour de l’Apéropéra du 19 mai, Vénus vous fait croiser un beau toréador. En revanche, c’est bien parmi les natifs du Taureau que vous pourrez trouver un partenaire qui saura vous tenir tête, et partager votre goût des sensations fortes. Foncez !


Verseau — du 21 janvier au 19 février

Sagittaire — du 23 novembre au 22 décembre L’amour est comme l’opéra, on s’y ennuie, mais on y retourne, disait Flaubert en bon Sagittaire toujours prêt à décocher ses flèches. Si vous recherchez celles de Cupidon, amis Sagittaires, ne dédaignez pas l’opéra. À l’approche de l’été, Jupiter favorisera particulièrement les célibataires. Entre le 20 juin et le 3 juillet, venez écouter Turandot (de Puccini, autre Sagittaire célèbre) : un coude effleuré, un regard échangé, un verre au Foyer, bref, vous risqueriez de trouver l’âme sœur dans le fauteuil d’à côté.

Capricorne — du 23 décembre au 20 janvier Sérieux et intègre, Capricorne vous êtes plutôt opera seria qu’opera buffa. Mais d’ailleurs, n’avez-vous pas, en général une piètre image des fantaisies de l’opéra ? Rationnel, logique, vos choix amoureux se portent bien souvent sur les autres signes de terre, comme le Taureau ou la Vierge. Attention toutefois à l’arrivée de Mars dans votre constellation, qui risquerait de transformer discussions rigoureuses en disputes fallacieuses. Pour cadrer les débats et préserver et votre couple et votre ego, pourquoi pas, le 17 février, un Duel en duo ?

Pluton et Neptune s’invitent dans votre maison et font tanguer le bateau de vos amours ? Verseau ne craignez rien, et comme Mozart (né un 27 janvier) ayez confiance en votre charme naturel et en votre caractère enjoué. Nul besoin d’un Requiem pour votre couple, restez vous-même, fluide et charmant. Laissez passer l’orage de ce printemps jusqu’au retour de la Petite musique de nuit. Et qui sait, l’été pourrait bien vous mener à des Noces… N’oubliez pas d’envoyer faire-part et dragées au GT Magazine !

Poisson — du 20 février au 20 mars S’il est un signe prompt à céder aux sirènes de l’amour, Poisson c’est bien vous ! On vous dit changeant comme l’onde, un peu mélancolique, parfois lunatique, mais avec l’être aimé, votre fidélité et votre romantisme font mouche. Cette année la proximité de Neptune et de Jupiter vous promet de grands accomplissements et de grands succès. La magnifique soprano Pretty Yende, née un 6 mars, l’a confirmé lors de son récital du 10 février. Vous l’avez loupée ? Rattrapez-vous avec celui de la sublime Anita Rachvelishvili à partager sans modération avec un Cancer ou avec un Scorpion.

rdv.

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Interview

TATJANA GÜRBACA

Fille d’un père turc et d’une mère italienne, Tatjana Gürbaca a étudié au Conservatoire Hans Eisler de Berlin puis auprès de Ruth Berghaus. Sa carrière a été lancée en 2000 par le « Ring Award » remporté au concours de mise en scène de Graz. Elle compte un nombre impressionnant de productions sur les scènes européennes, en particulier en Allemagne, où elle a dirigé l’Opéra de Mayence entre 2011 et 2014, et à Zurich, où elle travaille régulièrement. Sa production de Parsifal à l’Opéra d’Anvers, en 2013, lui a valu le titre de « metteure en scène de l’année ».

«Le monde tourne grâce à l’amour » Par Jean-Jacques Roth

La metteure en scène allemande sera bientôt au Grand Théâtre pour Jenůfa de Janáček, un opéra où l’amour d’une mère pour sa fille adoptive la pousse à tuer l’enfant de cette dernière. Peut-on tout admettre au nom de « l’amour à tout prix » ?

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atjana Gürbaca enchaîne depuis 20 ans les mises en scène. Du baroque au contemporain, elle a travaillé sur toutes les folies amoureuses du répertoire lyrique. Ce qui ne l’a pas découragée d’avoir sur l’amour un regard… énamouré. L’amour, à l’opéra, est-il toujours « à tout prix » une forme de défi ? À l’ordre moral, aux conventions sociales, aux dieux ? Il est intéressant de considérer cette question en examinant l’opéra de Janáček, Jenůfa. Une femme qui n’a pas eu d’enfant, Kostelnička, reporte sur sa fille adoptive un amour si grand qu’elle tue l’enfant adultérin de cette dernière pour sauver sa réputation. Ce n’est pas ici l’amour à la façon de Verdi, qui rencontre toujours toutes sortes d’obstacles, mais un opéra traversé par l’amour qui étreint trois femmes de trois générations. L’histoire va au désastre parce que cet amour est trop grand. Tuer l’enfant de Jenůfa par amour pour elle, c’est d’une puissance incroyable. Janáček va au noyau de l’humain, il parvient à dire des choses qui ne sont racontées dans aucun autre opéra.


Cela évoque les figures de Tolstoï, comme Anna Karénine, qui sont portées par le sentiment d’un lien puissant avec le monde, le cosmos. Chez Wagner, l’amour absolu est d’un autre ordre, plus métaphysique. Il est très imprégné de la philosophie de Schopenhauer. J’y vois surtout une immense compassion pour l’humain. Mais l’amour est aussi une force politique, chez Wagner. C’est une puissance de type révolutionnaire, destinée à détruire ce monde imparfait pour en faire renaître un meilleur. C’est très allemand, cette radicalité. Mais c’est une vision de l’amour plus cérébrale que sentimentale ou sensuelle.

Est-ce que l’amour est toujours pardonnable, même lorsqu’il enfreint les plus grand tabou ? Oui, il peut être pardonné et légitime. La musique de Janáček, pour reprendre l’exemple de Jenůfa, dit en tout cas que l’amour peut renaître malgré les pires horreurs. En découvrant l’amour de sa belle-mère à travers le crime qu’elle a commis pour la protéger, Jenůfa s’ouvre les portes de son propre sentiment d’amour pour l’homme qui l’aimait sans espoir de retour, un amour plus large que la pure attraction sexuelle pour celui qu’elle avait aimé et qui l’a rejetée.

Tatjana Gürbaca pense qu’on peut encore parler d’amour fou dans les œuvres d’aujourd’hui : « L’amour n’a pas d’époque. Il restera toujours un moteur de l’humanité tout entière comme de chaque destinée individuelle. » © Tobias Kruze / Ostkreuz

En général, à l’opéra, les femmes amoureuses sont des victimes : l’amour à tout prix les conduit à la catastrophe. Elles ne sont pas que victimes. Elles sont actrices de leur vie tout autant. Mais bien sûr, les contraintes qu’elles subissent, selon les époques, sont d’une autre nature que celles que rencontrent les hommes. Quels sont les opéras les plus fascinants, lorsqu’on parle d’amour fou ? Chez Verdi, l’amour est toujours plus fascinant entre pères et filles, cela s’inscrit dans une tradition italienne, sans doute. Chez Puccini, il est d’ordre complètement irrationnel. On ne sait pas d’où il vient, il apparaît comme par miracle, mais il représente toujours une forme d’utopie. Chez Janáček, il est fortement imprégné de merveilleux.

Est-ce que l’amour, à l’opéra, est plus intéressant chez les femmes que chez les hommes ? Ça dépend des époques. Lorsque les femmes n’avaient aucun droit de participer aux affaires publiques, elles étaient en quelque sorte confinées dans la sphère sentimentale, alors que les hommes étaient eux cantonnés à la politique, aux affaires, aux relations sociales. Forcément, l’amour était de ce point de vue un thème plus clairement féminin. Ce n’est pas le cas à l’époque baroque. On se trompe beaucoup en considérant l’histoire de l’émancipation des femmes comme une courbe linéaire. Les femmes au 17e et au 18e siècle, en Europe en tout cas, avaient souvent un rôle politique important, qu’elles ont perdu avec l’avènement de l’ordre bourgeois au 19e siècle. Puis au 20e siècle, on les voit peu à peu prendre en main leur destin. Peut-on encore traiter de l’amour fou aujourd’hui, dans les opéras contemporains ? Bien entendu ! L’amour n’a pas d’époque. Il restera toujours un moteur de l’humanité tout entière comme de chaque destinée individuelle. Bertrand Russell disait que les êtres humains sont mûs par deux forces : l’amour et le pouvoir. Et le pouvoir souvent par manque d’amour. L’amour est le noyau du monde, il se déploie dans tous les domaines. Le monde tourne grâce à l’amour !

rdv.

Au Grand Théâtre de Genève Jenůfa de Janáček Du 3 au 13 mai 2022 gtg.ch/jenufa

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dossier l’amour à tout prix

Sur le fil de l’amour à mort Servant de base au nouvel opéra de Peter Eötvös Sleepless, la Trilogie de Jon Fosse est un ensemble de trois textes en prose continue, sans aucune ponctuation sinon les respirations données par la musicalité du texte. Le lecteur y suit la fuite, le voyage en mer et puis sur terre, entre les forces naturelles et humaines, de Asle et Alida. Ces adolescents amoureux portent en eux, et avec eux, le malheur, ou plutôt la malédiction. Ne pouvant obéir à ce que la société attend d’eux, ils se réfugient toujours plus marginalement dans le confort de leur amour, seul toit de ces êtres sensibles et incompris. Par Clara Pons

Pris d’une folie attribuée à la déesse amoureuse Cybèle, Atys tue de son couteau sacré sa bien-aimée qu’il confond avec un monstre. Dans l’opéra, il ne pourra pas après cet acte s’ôter lui-même la vie mais sera transformé en pin par Cybèle. © Alamy

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Clara Pons est metteuse en scène et réalisatrice. Elle travaille à l’intersection entre texte, musique et image. Parmi ses projets récents, un film sur le cycle Harawi d’Olivier Messiaen (2017) ou Lebenslicht (2019) avec la musique de J.S. Bach portée par Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale Gent. Elle est actuellement dramaturge au Grand Théâtre.

Alida porte, lui reproche sa mère, l’atavisme de son père Sigvald, le violoniste du village qui un jour a disparu, est parti et n’est jamais revenu. Le « fiddle » de Sigvald accompagne leurs rêves, tel une mélodie du bonheur jouée dans les moments désespérés par Asle, qui pense gagner quelques sous avec, en jouant dans les tavernes du Bergen fictif qui est censé accueillir à bras ouverts leur crime d’amour. Chassés de porte en porte, à point d’accoucher, Alida se laisse porter par un Asle qui empile les cadavres et qui termine par échanger le violon d’amour contre un bracelet, cadeau posthume.


Tableau de l’école française, non attribué, représentant le décor d’Atys de Lully, créé à SaintGermain-en-Laye le 10 janvier 1676 (Musée Carnavalet). © Alamy

De ce Natural Born Killers à la norvégienne, on retiendra, outre cet amour au-dessus des normes sociales et morales, un symbolisme naturaliste, une parabole biblique (les deux plus présents dans le roman que dans l’adaptation lyrique) et surtout un fatalisme impitoyable. Personne ne peut échapper à son destin, qui semble ici tout aussi passionnel et acharné que le sont Asle et Alida, à croire que leur amour peut contre et avec tout. Cet amour extatique et sanglant, qui aveugle et rend sourd à la réalité, aussi cruelle soit-elle, n’est pas sans rappeler l’impératif de vengeance d’une certaine Électre. Dans les deux cas, la transgression n’est aucunement inévitable mais écrite et attendue dès le début de la tragédie. Et que ce soit dans leur réalisme mystique ou mythique, Fosse et Hofmannsthal, ainsi que Eötvös et Strauss cherchent à inscrire la transgression dans la forme. Cherchant des extrêmes, qui restent pourtant toujours dans le cadre, Elektra deviendra dès sa création une pièce pivot du basculement de la tonalité dans un océan des possibles jusqu’alors insondé. Dans Atys, même si la pièce inaugure aussi un genre nouveau, celui (tiens, tiens) de la tragédie lyrique, tragédie en musique donc, il y a avant tout la particularité que ce qui est dit et fait n’est en aucun cas la vérité mais bien un masque qui protège la vérité. Sans doute, image des mœurs

« J’ignore si la vie est plus grande que la mort mais l’amour l’est plus que les deux. » – Tr i st an

d’antan, à cette cour de France toute revêtue d’apparences, cela ne devrait pas tellement nous étonner. Ce qui est par contre sans aucun doute beaucoup plus étonnant, c’est le choix d’un propos aussi sexué (ou asexué comme on va le voir tout de suite). Mais là aussi il doit y avoir des raisons. Au centre du mythe de Cybèle et d’Atys, oui il y a bien sûr Ovide et les Métamorphoses mais il y a d’abord la castration. Atys sera puni pour en avoir aimé une autre, Sangaride, la fille du fleuve Sangaros. Pris d’une folie que le librettiste de Lully attribue à la déesse amoureuse Cybèle, Atys tuera de son couteau sacré – ne vient-t-il pas d’être nommé par Cybèle Grand Sacrificateur ? – sa bien-aimée qu’il confond avec un monstre. Dans l’opéra, il ne pourra pas après cet acte s’ôter lui-même la vie mais sera transformé en pin par Cybèle. De ce qu’on sait de la tradition phrygienne, Atys s’émasculera plutôt lui-même et restera au service de cette déesse, mère des dieux (et des plaisirs érotiques) qui étaient représentée par ses prêtres eunuques. Certains racontent qu’intégré aux dieux romains et très honoré au Proche-Orient ainsi que dans tout l’empire d’ailleurs, le culte de Cybèle se fondit dans les traditions qui amenèrent au culte de la mère de Dieu, la Sainte Vierge, et à l’amour plus ou moins chaste que véhicule le christianisme. N’oublions pas que le Christ est mort pour l’amour de tous sur la croix…

rdv.

Au Grand Théâtre de Genève Atys de Lully Du 27 février au 10 mars gtg.ch/atys Au Grand Théâtre de Genève Sleepless Du 29 mars au 5 avril 2022 gtg.ch/sleepless 39


coulisses

© Carole Parodi

Marianne Dellacasagrande Chanteuse lyrique de formation, Marianne Dellacasagrande intègre le Chœur du Grand Théâtre en 2013. Peu après, elle est nommée régisseuse des chœurs, assurant à la fois la gestion administrative, budgétaire, logistique et la communication avec les ressources humaines, le chef de chœur ou les orchestres invités.

Par Aude Seigne

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Elle chante depuis l’âge de 2 ans, découvre l’opéra à 5. Elle se forme en France et en Autriche, visite l’Opéra de Vienne vers 15 ans, où sa passion s’élargit à l’ensemble des métiers qui permettent de créer du merveilleux sur scène. Elle découvre pourtant que la scène ne correspond pas forcément à son caractère, qu’elle ne se voit ni dans l’ombre ni avec un ego suffisant pour remplir les exigences d’une carrière solo. Elle se dit cartésienne, passionnée par le processus de création dans son ensemble. L’opéra lui permet de côtoyer des tempéraments très différents, des artistes qui ouvrent au champ démesuré des possibles aux techniciens qu’elle voit comme des artisans méticuleux. Ces deux facettes se retrouvent chez Marianne Dellacasagrande, qui aime à la fois la rigueur qu’exige le milieu artistique et l’aspect humain qu’il implique. Elle aime les communications claires et saines qui font pour elle un bon management, relève qu’« il faut avoir une bonne connaissance de l’humain, des bases de

psychologie assez solides, une bonne gestion des conflits ». Mais elle aime aussi étudier les demandes particulières liées à une production, avec le département des costumes, des maquillages ou la régie plateau, apporter son expertise. L’idée est toujours de « faire croire au public que tout est facile » et c’est un challenge. « C’est comme un jeu vidéo. On passe chaque fois au niveau de difficulté supérieur. » Et de citer l’exemple récent des Pêcheurs de perles, où le chœur se tenait dans un globe, séparé en petits groupes qui ne s’entendaient pas. Techniquement, il a fallu multiplier les retours, entre les différentes parties du chœur, entre chœur et orchestre, pour donner au public l’illusion d’une uniformité. Le Chœur du Grand Théâtre comprend 42 choristes fixes, mais peut monter jusqu’à 100 avec le recrutement de chanteurs complémentaires. Depuis le début de la pandémie, un autre challenge s’offre donc à Marianne Dellacasagrande : chanter avec ou sans masque, assurer la prise de son quand les gens chantent à 2 mètres de distance, rassurer un artiste pour qui une complication respiratoire risque potentiellement de lui faire perdre son métier. Marianne Dellacasagrande compare les plans sanitaires et les tests de masse à un jeu de l’oie, dans lequel sa rigueur aide beaucoup. Marianne Dellacasagrande glisse aussi être passionnée de politique, au sens de la res publica, et y doit son prénom. Cette Parisienne a d’abord eu du mal avec Genève, qu’elle voit aujourd’hui comme un bon compromis entre les cultures française et germanique, entre la ville, l’eau et la montagne. Elle aime aussi les animaux, considère que nous ne serons bientôt plus là et que le reste du vivant doit être respecté. Cette observation empathique du vivant, c’est aussi ce qu’elle ramène dans son travail. Une analyse fine des rapports humains au service du plus grand que soi.


kitchen lyrique

Biscuit chaud aux châtaignes « façon Louis XIV » et glace à l’armagnac Biscuit chaud Les fastes de Versailles à la Plage : entre deux actes d’Atys de Lully, le chef du restaurant du Grand Théâtre a concocté ce dessert royal, qu’il n’est pas interdit de confectionner pour vos invités à la lueur des chandelles.

Par Jacopo Romagnoli

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120 g de chocolat blanc 160 g de beurre 160 g de sirop 50% 400 g de pâte de marron 4 œufs entiers 160 g de sucre 80 g de farine

Procédure Fondre le chocolat et ajouter le beurre. Incorporer le sirop à la pâte de marron. Blanchir les œufs et le sucre et ajouter la farine. Mélanger les trois masses jusqu’à l’obtention d’une pâte lisse. Cuire le biscuit à 180°C pendant 10 minutes dans un moule à baba ou en silicone.

Glace marron armagnac • • • • • • • •

50 g de lait entier 50 g de lait concentré 75 g de crème de marron 50 g de pâte de marron 100 g de jaune d’œuf 25 g de sucre 100 g d’armagnac 200 g de crème liquide

Procédure

© David Wagnières pour Grand Théâtre Magazine

Blanchir les jaunes d’œufs avec le sucre. Porter le lait à ébullition et le verser sur les œufs. Cuire comme une crème anglaise jusqu’à 86°C. Ajouter le reste des ingrédients et mixer. Passer au tamis. Congeler et passer dans une turbine à glace.

Mise en assiette • 5 feuilles d’argent Servir le biscuit chaud enrobé de feuilles d’argent avec une généreuse quenelle de glace à l’armagnac sur le côté.

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rétroviseur

Les mélodies sublimes des Pêcheurs de perles de Bizet, brillamment relues à la mode Koh-Lanta par la mise en scène de Lotte de Beer, ont conclu 2021 après le retour du public à l’automne, dont a notamment profité la Late Night de novembre. Des grandes voix, aussi, comme celle du ténor Ian Bostridge en récital, ou le malicieux spectacle de Luc Birraux, Mon premier récital, présenté au Foyer, avant que la fulminante Elektra, de Richard Strauss, ouvre les feux lyriques de 2022 dans la mise en scène d’Ulrich Rasche et sous la baguette du directeur musical de l’OSR, Jonathan Nott.

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Pour Elektra de Richard Strauss, le metteur en scène Ulrich Rasche a conçu une monumentale structure d’acier avec des plateaux tournant sur euxmêmes, illustrant le cycle perpétuel des vengeances déchirant les Atrides, ici Clytemnestre (Tanja Ariane Baumgartner), Elektra (Ingela Brimberg) et Chrysothémis (Sara Jakubiak). © Carole Parodi


Accompagné par Saskia Giorgini, Le ténor Ian Bostridge a consacré son récital, en novembre, à des mélodies de Debussy, Ravel et Britten. © Magali Dougados

Début janvier, Luc Birraux a réjoui le jeune public avec Mon premier récital, mettant en scène un jeune ténor tête-enl’air (Julien Henric). © Dougados Magali

Pour Les Pêcheurs de perles de Bizet, à la fin 2021, Lotte de Beer a transporté l’intrigue dans l’univers de la téléréalité, avec ici Audun Iversen (Zurga), Kristina Mkhitaryan (Leïla) et Michael Mofidian (Nourabad). © Dougados Magali

Grâce à l’assouplissement des mesures sanitaires, la vie a repris son cours (presque) normal en fin d’année. En atteste la fréquentation festive de la première Late Night de la saison, le 27 novembre. En collaboration avec le festival Les Créatives. © Greg Clément

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mouvement culturel

Valencia,

L’Espagnole insoupçonnée

Avec son enveloppe blanche en forme de coquillage, le Palais des Arts Reina-Sofía est le dernier et le plus spectaculaire des édifices de la Cité des arts et des sciences. Signé par le célèbre architecte valencien Santiago Calatrava, il a été inauguré en 2005. Siège de l’Opéra de Valence et de l’Orchestre de la communauté valencienne, il comprend plusieurs salles dont la principale dispose de la plus grande fosse d’orchestre au monde après celle de l’Opéra Bastille. © Alamy

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© Alamy


Recommandé par CNN et le New York Times comme une destination optimale – plus agréable qu’une Barcelone désormais saturée –, ce bijou méditerranéen, qui plonge dans mille ans d’histoire, offre une palette culturelle extrêmement riche, avec le joyau contemporain de sa Cité des arts et de la science. Par François Musseau

François Musseau est journaliste résidant à Madrid depuis 1999 pour Le Temps, Libération, Radio France Internationale et Le Point. Auparavant, il était correspondant dans les Balkans, en Inde et au Brésil. A Madrid, il a créé un café philosophique, un cabaret littéraire et un format journalistique scénique, Diario Vivo, où les narrateurs racontent des expériences vécues.

1 • Musique

L’opéra de Valencia, ou plutôt le Palau de les Arts Reina Sofia, est l’un des nombreux édifices dessinés par l’architecte Santiago Calatrava, au sein de la Cité des arts et des sciences (lire ci-dessous). C’est l’une des trois grandes scènes lyriques espagnoles, avec Madrid et Barcelone. Au programme des prochains mois, Ariodante de Haendel mis en scène par Richard Jones, Macbeth de Verdi dirigé par Michele Mariotti, ou Wozzeck d’Alban Berg chanté par Peter Mattei. C’est aussi dans cette salle que se donnent la plupart des concerts de l’Orchestre de Valence.

représentations polychromes des victuailles selon les saisons.

De 7h30 à 15h, fermé le dimanche

LA LONJA DE LA SEDA

Tout juste en face du Mercat Central, se dresse un chef-d’œuvre du gothique civil datant du XVe siècle, patrimoine de l’humanité depuis 1996. À Valence, c’est tout un symbole précoce d’un pouvoir marchand qui s’est développé en marge du diktat religieux. Dans la salle principale servant jadis de bourse aux textiles, on est happé par la magnificence que scandent les 24 colonnes torsadées. À l’étage, le toit ouvragé du « consulat de la mer » est à couper le souffle. Carrer de la Llotja, 2 / T +34 96 2084153 www.valencia.es/cultura

Av. del Professor López Piñero, 1

T +34 961 975 900. www.lesarts.com

2 • Ciutat Vella, condensé d’histoire

Se perdre dans ses venelles revient à arpenter des siècles de patrimoine, depuis un XVe florissant jusqu’aux créations de street art qui égayent les moindres coins de rue. A partir de la plaza de la Virgen, sa fontaine en hommage au dieu Neptune et sa cathédrale, c’est un festival architectural allant du gothique à l’Art déco. MERCAT CENTRAL

« Cathédrale des saveurs » bâtie dans les années 20 du siècle passé, cet édifice moderniste possède une majesté qui s’annonce dès son imposante façade donnant sur la place Ciudad de Brujas. À l’intérieur, la beauté du lieu héberge un vrai marché avec ses dizaines de vendeurs exhibant les produits horticoles et les fruits de mer les plus frais. Autour de la coupole surplombée d’une girouette et qui inonde le lieu de lumière, des

SAN NICOLÁS

Saviez-vous que Valencia avait sa chapelle Sixtine ? C’est ainsi que les habitants dénomment les fresques de la voûte de l’église Saint-Nicolas, restaurées et ouvertes au public depuis 2016. Œuvre de Joaquín Pérez à laquelle on accède par un escalier en colimaçon, la décoration baroque retrace la vie de deux saints. Carrer dels Cavallers, 35 / Réservations T +34 96 3913317, mentavalencia.com

CCCC

Il est curieux et stimulant de voir comment cet ancien couvent de sœurs carmélites du XIIIe siècle est devenu la référence de la culture contemporaine à Valence. Un très moderne rouge bordeaux domine dans le cloître Renaissance, les expositions les plus avant-gardistes se déploient dans le cloître gothique, l’art sonore se fait parfois entendre dans l’ancien réfectoire. Riche programme en ligne.

Centro del Carmen de Cultura Contemporánea Carrer del Museu, 2 / T +34 96 1922640 www.consorcimuseus.gva.es

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mouvement culturel

JIMMY GLASS JAZZ BAR

La prestigieuse revue spécialisée Downbeat l’a placé en 2018 dans l’élite des clubs de jazz du monde, et ce n’est que justice : dans une ruelle du vieux Valence, ce local intimiste d’aspect new-yorkais a accueilli et accueille encore de grands noms comme Kenny Garrett ou Lee Konitz. Idéal pour siroter un cocktail et s’immerger dans une atmosphère intemporelle. Carrer de Baix, 28 / T +34 656 89 01 43 Réservations : jimmyglassjazz.net

PANNONICA VINTAGE

Tout à côté du Jimmy Glass Jazz Bar, ce magasin d’antiquités est d’une telle profusion bigarrée qu’on a la sensation de pénétrer dans un musée d’art. Sur deux étages, il est difficile de ne pas sentir un pincement de nostalgie, entre tant d’objets éclectiques venus de Chine, d’Afrique ou de Suède. Pannonica Vintage offre un décor suranné où se réunissent soudain une lampe années 70, un candélabre Art nouveau et des bibelots de céramique valencienne ou italienne. Carrer de Baix, 28 / T +34 696 95 10 55 pannonicavintage.wordpress.com

3 • Le Turia, ce fleuve sans eau

Le 14 octobre 1957 fut à la fois une date catastrophique et opportune pour la ville : l’inondation du fleuve Turia sinistre Valence, mais lui offre une opportunité en or avec la déviation de son lit. Aujourd’hui, traversant la cité d’ouest en est sur 110 hectares, le « Jardin du Turia » est une frondaison se déroulant sur 9 kilomètres, un paradis pour promeneurs, joggeurs, skateboarders, amateurs de 46

yoga ou de chi-gong. Les Valenciens l’appellent avec tendresse et nostalgie « El río ». Tout au long de 18 ponts, que cinq siècles séparent, ce poumon vert est aussi une artère artistique. IVAM

Au bord du « fleuve sans eau », le centre d’art moderne le plus important d’Espagne –derrière le madrilène Reina Sofía – trompe son monde avec son mur arrière ocre-pâle tagué de slogans surréalistes. Par le devant, c’est une façade uniforme relevée par une figure cerclée d’un néon orangé. Elle invite à découvrir, au rez-de-chaussée, l’œuvre très originale du sculpteur catalan Julio González, tout en émotivité contenue, et jusqu’au 5 juin une rétrospective du grand impressionniste espagnol, Ignacio Pinazo. Carrer Guillem de Castro, 118

T +34 963 17 66 00, www.ivam.es

BOMBAS GENS

Sise dans l’anodin quartier de Marchalenes, cette ancienne usine détonne par sa façade Art déco. Née dans les années 30 pour fabriquer des pompes hydrauliques, puis abandonnée à la fin du siècle dernier, elle est devenue depuis 2017 un centre culturel de référence avec ses expositions photographiques, son refuge de la guerre civile et sa cave médiévale. Pas un hasard si le double chef étoilé local, Ricard Camarena, y a élu domicile. Avenida de Burjassot, 54

T +34 963 46 38 56, www.bombasgens.com

MBA

Non loin du Pont Royal, le musée des Beaux-Arts est – après le Prado – l’une des plus prestigieuses pinacothèques, avec ses collections baroques et flamandes. On peut y admirer ses retables gothiques, ses quelques Goya ou Velázquez. Mais

la star en est ces jours-ci l’enfant du pays, le peintre Joaquín Sorolla. Sur deux niveaux, ses tableaux si lumineux de la fin du XIXe siècle sont accompagnés par ceux de ses talentueux contemporains. Carrer de Sant Pius V, 9 / T +34 963 87 03 00 www.museobellasartesvalencia.gva.es

4 • Le sceau Calatrava

Longtemps le dos tourné à la mer, Valencia a commencé à retrouver son littoral maritime grâce au très ambitieux projet de l’architecte Santiago Calatrava, natif de la ville, qui sera inauguré entre 1998 et 2005 : la Cité des arts et des sciences, la CAC. Une œuvre herculéenne qui finira par coûter bien plus cher que prévu, mais que les Valenciens vantent aujourd’hui avec fierté. Au total, ce sont sept espaces architecturaux caractérisés par la blancheur, la lumière, les espaces diaphanes, et bordés par des lacs artificiels réverbérant le bleu du ciel plus de 300 jours par an ! Une symphonie méditerranéenne qu’il faut deux bonnes journées pour visiter, où ne manquent ni un oceanarium – le plus vaste d’Europe –, ni une Agora – qui abritera bientôt le CaixaForum valencien. HEMISFÈRIC

De face, c’est un œil gigantesque que recouvre en partie une paupière. On y accède par une passerelle sur une étendue d’eau où semble se refléter l’autre moitié de l’œil. Y entrer n’a de sens que pour assister à l’un des films en 3D dans une salle de cinéma aux dimensions bibliques. Bien prévoir les horaires de projection. T +34 961 97 46 86

www.cac.es/en/hemisferic/cartelera.html


VELES Y VENTS

À une encablure du port et de « La Base », un des centres logistiques de l’America’s Cup, trône un drôle d’édifice strié de plateformes construit par l’architecte britannique David Chipperfield tout spécialement pour la compétition. Littéralement, cela signifie « Voiles et vents ». Les bateaux de compétition accostaient juste devant. C’est aujourd’hui un centre culturel actif, avec concerts, expositions, yoga et cours d’architecture pour enfants.

Au pied de la cathédrale, la Plaza de la Virgen piétonnisée est le lieu idéal où s’asseoir en fin d’après-midi, lorsque les Valenciens déambulent à l’ombre des monuments qui la bordent, comme le palais de la Généralité valencienne. © Alamy

La Marina de Valencia

www.veleseventsvalencia.es

MUSEU DE LES CIÈNCIES

Sur trois niveaux de cet édifice qui ressemble au squelette d’un animal préhistorique, se succèdent les expositions interactives qui font le bonheur des jeunes et des moins jeunes. Au troisième étage, l’exhibition sur Mars est un régal didactique. Une promenade tout au long du rez-de-chaussée, gratuite, permet de prendre la mesure des « entrailles » du bâtiment, où sont notamment suspendus… un avion et des bicyclettes !

FÁBRICA DE HIELO

Typique de l’Art nouveau valencien, avec son architecture de fer, le Mercat Central abrite le plus grand marché de produits frais d’Europe (1200 stands !) et en son cœur le Central Bar, aux mains expertes du chef Ricard Camarena. © Nani Arenas / OT Valencia

Carrer de José Ballester Gozalvo, 37

T +34 961 97 46 86

De 17h à 1h30, de 12h à 1h30 le week-end

www.cac.es/es/museu-de-les-ciencies

5 • La mer, retrouvée

La fastueuse organisation en 2007 de l’America’s Cup marque un « avant » et un « après », tant pour la célèbre régate que pour la ville. Depuis l’événement sportif, Valencia a pleinement embrassé son littoral méditerranéen, longtemps négligé. Désormais, la cité jouit d’un nouvel espace attractif, depuis la Marina jusqu’au bout de sa plage principale, une même langue de sable large et longue aux noms successifs : Arenas, Malvarrosa, Patacona.

Entre la plage et le pittoresque quartier populaire d’El Cabanyal, cette ancienne usine de glace est devenue un des lieux musicaux les plus atypiques et originaux. Sous un ventilateur très ample, ce hangar underground sert de bar bon marché (la « pinte Nuria » est à 3,50 euros) et de scène quasi quotidienne pour groupes de soul, rock, hot jazz, indie pop, arabe ou encore swing. www.lafabricadehielo.net

La ville a réhabilité son littoral longtemps négligé. Désormais, elle jouit de nouveaux espaces attractifs, marinas somptueuses et longues plages s’étirant sur des kilomètres. © Josep Gil/ OT Valencia

La Lonja de la seta, ou Loge de la soie, est un chef-d’œuvre du gothique valencien, qui témoigne de la splendeur de la ville à la fin du XVe siècle. Son Salon des colonnes est soutenu par de sveltes colonnes hélicoïdales de presque 16 mètres. © Alamy

CASA CARMELA

Quatre générations successives ont donné une patine spéciale à ce restaurant proche de la plage de la Malvarrosa. Dans les années 1920, c’était un endroit où on se changeait avant d’aller se baigner et où l’arrière-grand-père parcourait les marchés en quête de produits les plus frais. Aujourd’hui, Toni Novo prépare chaque jour parmi les meilleures paellas de Valencia, cuites au feu de bois. Capacité pour 150 personnes. Carrer d’Isabel de Villena, 155

Réservations : casa-carmela.com

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agenda

Le printemps n’est pas encore là que la saison bourgeonne à pleine sève. Préférez-vous la grandeur classique d’Atys de Lully ou les errances contemporaines des amants maudits dans Sleepless ? Les récitals de grandes voix ou les surprises d’une nuit au Grand Théâtre ? S’ennuyer va devenir difficile… Par Karin Kotsoglou

HOMO DEUS FRANKENSTEIN Dans Homo Deus Frankenstein, un robot nous confronte aux questions existentielles que pose le monde d’aujourd’hui. Quel rôle jouent les machines et l’intelligence artificielle dans notre quotidien ? Quelles émotions provoquent-elles chez l’être humain ? Se pourraient-il qu’elles éprouvent elles-mêmes des émotions ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui, sépare encore réellement l’être humain de la machine ? À partir des thématiques du Frankenstein de Mary Shelley et du Faust de Goethe, Sara Ostertag et son équipe proposent une succession de tableaux captivants, où s’entremêlent vidéo, théâtre, chant et danse. À travers la guerre des robots, un parcours de GPS menant à notre cœur, ou encore l’heure du thé chez un cyborg, Homo Deus Frankenstein nous interroge, telle une bande dessinée musicale sur notre époque. La musique de Frederik Neyrinck alternant lignes dansantes et nappes enveloppantes, accompagne à merveille les deux interprètes, danseuse et chanteuse, et la vidéo.

Anita Rachvelishvili ajoute une présence dramatique unique. Elle nous fera entendre ses compositeurs de prédilection : Tchaïkovski, Rachmaninov, Duparc et de Falla. Grand Théâtre de Genève 10 avril 2022 à 20 h

Théâtre Am Stram Gram 24 et 25 février à 19 h, 26 février à 17 h

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RÉCITAL D’ANITA RACHVELISHVILI « La meilleure mezzo-soprano verdienne de la planète. Sans. Aucun. Doute. » Si c’est Riccardo Muti qui le dit, pourquoi discuter ? Née dans une Géorgie déchirée, Anita Rachvelishvili se raccroche à la musique. À l’âge de seize ans, son père lui propose de s’essayer au chant lyrique. Après le conservatoire, elle débute à l’opéra de Tbilissi. Invitée en 2007 à rejoindre l’Académie de la Scala, elle y est choisie pour incarner Carmen aux côtés de Jonas Kaufmann. Sa fulgurante carrière est alors lancée, et c’est l’une des plus grandes voix d’aujourd’hui qui se produira en récital au Grand Théâtre. À son timbre cuivré,

SLEEPOVER, UNE NUIT AU GRAND THÉÂTRE Apporter sa tente, son sac de couchage, son matelas gonflable, son doudou, son papa ou sa maman ou tout ce qui ressemble de près ou de loin à ça, ses enfants si on est soi-même parent et qu’on veut pour une fois que ce soient les autres qui s’en occupent des gosses. Grand Théâtre de Genève 1er avril 2022 de 20 h à 7 h Petit déjeuner et petite collation compris


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