
La femme sacrifiée, un modèle toujours vivant, par Mona Chollet
Romeo Castellucci face à la Vierge Marie
Dans le chaos de Belgrade avec Aleksandar Denić
La femme sacrifiée, un modèle toujours vivant, par Mona Chollet
Romeo Castellucci face à la Vierge Marie
Dans le chaos de Belgrade avec Aleksandar Denić
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J’emprunte le titre de cet éditorial au livre de Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes. Lors de sa parution, en 1979, l’ouvrage a fait sensation. L’auteure en résumait la thèse ainsi : « Les femmes, sur la scène d’opéra, chantent, immuablement, leur éternelle défaite.
Jamais l’émotion n’est aussi poignante qu’au moment où la voix s’élève pour mourir.
Regardez-les, ces héroïnes. Elles battent des ailes avec la voix, les voici à terre, mortes ».
Si la démonstration de Catherine Clément paraît aujourd’hui un peu réductrice, l’histoire lyrique lui donne raison. À l’opéra – comme dans la littérature ou le théâtre – les femmes, jusqu’au
XIXe siècle en tout cas, sont les grandes sacrifiées du drame. On citera bien sûr des exceptions, de Leonore aux commères de Falstaff, qui déterminent l’action ; ou les Rosine et autres Adina qui, dans les opéras bouffe, se rebellent contre l’ordre partriarcal qui leur désigne un mari dont elles ne veulent pas et finissent par faire triompher l’amour véritable.
Mais comme le montre Jules Cavalié dans l’essai qui ouvre notre dossier consacré au sujet, le sacrifice des femmes à l’opéra peut prendre des formes plus sournoises que celles qui en font de pures victimes, à l’instar de Violetta, dans La Traviata, qui renonce à sa relation avec Alfredo pour ne pas nuire à sa réputation. Et Mona Chollet ne se prive de rappeler de quelle manière le XIXe siècle a défini le modèle de femme effacée, dévouée, « invisibilisée », qui perdure aujourd’hui encore, malgré les conquêtes féministes du dernier demi-siècle. Il n’est en réalité pas étonnant de retrouver dans la création le reflet des normes sociales d’une époque, et si l’opéra se distingue des autres formes artistiques, c’est que le chant a pour fonction d’exalter la dimension tragique des personnages. De ce point de vue, la « défaite des femmes » constitue un ressort émotionnel majeur pour l’opéra, en particulier romantique. Mais il s’agit aussi de nuancer le constat, car la mise en scène de femmes résolues ou condamnées au sacrifice est aussi, pour les compositeurs, l’objet d’une critique des pressions qui les y conduisent. Verdi ne jouit pas de la tragédie de Violetta : il met en lumière la férocité sociale qui l’y contraint, d’autant plus terrifiante qu’elle est assortie d’une forme de compassion. De la même manière, quand Mozart met en musique Les Noces de Figaro, il dénonce le droit de cuissage en vigueur sous l’Ancien Régime et la veulerie machiste du Comte Almaviva, dont la complicité entre les femmes dévoilera les hypocrisies.
Différentes lectures sont donc possibles, et il faut aujourd’hui compter avec des metteures en scène, toujours plus nombreuses, pour débusquer les stéréotypes dont s’est nourri le répertoire et considérer les chefs-d’œuvre qui mettent les femmes à mort d’un autre point de vue. Il n’est pas forcément question de lecture féministe, mais d’une conscience de ce que le « male gaze », ce « regard masculin », a trop souvent omis de voir. Et de le déconstruire. Le Grand Théâtre en aura accueilli plusieurs ces dernières saisons, de Lydia Staier à Mariame Clément, Tatjana Gürbaca ou Christiane Jatahy. Et c’est maintenant au tour de Karin Henkel, une des figures majeures de la scène théâtrale et lyrique germanophone, de s’emparer de La Traviata. Elle entend « questionner, commenter et réinterpréter ces représentations féminines », comme elle le déclare dans ce numéro. On ne réécrit pas l’histoire. Mais un regard neuf peut aujourd’hui opposer à la défaite des femmes d’éclatantes revanches.
Bonne lecture !
Jean-Jacques Roth
Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.
SONYA YONCHEVA, Regula MÜHLEMANN, THE KING’S SINGERS, AWEN Live, Céline SCHEEN, Marina VIOTTI, Cecilia BARTOLI, Elina GARANČA, Eleonora BURATTO, Jonathan TETELMAN, Jakub Józef ORLIŃSKI
Les photos de couverture de cette saison du Grand Théâtre Magazine sont réalisées par Diana Markosian. Ce sont ses images qui illustrent également les programmes et les affiches de la saison. Américaine d’origine arménienne née à Moscou, Diana Markosian collabore à de grandes revues américaines et son livre Santa Barbara raconte la fracture originelle de son enfance, qu’elle tente de réparer à travers son appareil photo.
© Diana Markosian
Édito 1
Par Jean-Jacques Roth
Mon rapport au sacrifice 4
Roman Mityukov, S’entraîner et avoir mal
Ailleurs 6
Aleksandar Denić, dans le chaos de Belgrade
Portrait 12
Jeanine De Bique, à l’assaut du mythe
Mouvement culturel 44 Naples baroque Agenda 48 Portrait de
En coulisses 14
Des cimes aux cintres : un ballet suspendu
Interview 16
Barbara Hannigan, « Je vais jusqu’au bout de moi-même pour la musique »
Portfolio 20
Rétroviseur 42
Le metteur en scène Romeo Castellucci, qui mettra en scène le Stabat Mater de Pergolèse à la Cathédrale Saint-Pierre. © Roberto Serra – Iguana Press / Getty Images
La femme, figure sacrifiée à l’opéra 22
Victimes de l’ordre, un essai de Jules Cavalié 24
Romeo Castellucci et la Vierge muette 30
Mona Chollet, Le renoncement à soi, ou l’idéal prescrit aux femmes 36
Karin Henkel, « Violetta est une femme traumatisée » 40
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Jean-Jacques Roth
Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim
Maquette et mise en page Sarah Muehlheim Images Anastasia Mityukova (Le Temps ) Relecture Patrick Vallon
Impression Moléson Impressions, imprimé sur papiers certifiés FSC issus de sources responsables avec des encres bio végétales sans colbalt Promotion GTG Diffusion 2000 exemplaires + diffusion numérique sur www.letemps.ch Parution 4 fois par saison
Le nageur genevois
Laurent Favre Journaliste, Laurent Favre est responsable depuis 2015 de la rubrique Sport du quotidien Le Temps. Il s’intéresse principalement au football, au tennis, à l’olympisme, aux questions sociétales et de gouvernance du sport.
médaillé aux JO de Paris s’impose une discipline de vie implacable.
Parce que « celui
qui fait tout bien au quotidien sera automatiquement meilleur que les autres ». Mais il le reconnaît : ça fatigue.
Par Laurent Favre
Roman Mityukov (24 ans) a remporté le 1er août 2024 une médaille de bronze en natation aux Jeux olympiques de Paris, sur le 200 m dos. Pour atteindre ses objectifs, le Genevois se dédie totalement à son sport et ne sort du bassin des Vernets que pour se plonger dans les livres de l’université, où il a entamé en octobre dernier un master de droit économique.
« Je m’entraîne dans l’eau deux fois par jour les lundi, mardi, jeudi et vendredi, une fois les mercredi matin et samedi matin, détaille-t-il. Un entraînement dure deux heures, deux heures trente. Je nage une cinquantaine de kilomètres par semaine, parfois plus. Hors de l’eau, je fais aussi trois séances hebdomadaires d’une heure à une heure trente de musculation. Ma journée classique, c’est de me lever à 6h, venir aux Vernets à 6h45, finir à 10h, rentrer chez moi pour manger et me reposer, revenir à la piscine à 14h30 pour finir à 17h ou 17h30. »
C’est dur ?
Physiquement, beaucoup de courbatures, des lourdeurs musculaires. Mentalement, le fait de devoir être organisé au quotidien, de réfléchir à tout, de rester concentré en permanence, de rationaliser chaque moment de la journée ; tout cela fatigue vraiment.
Pour autant, vous n’aimez pas parler de « sacrifices »…
Non, parce que j’aime ce que je fais et parce que je comprends pourquoi je le fais. Plus les années passent, plus je constate que les grandes choses
s’obtiennent dans la marge. Pour aller chercher les médailles d’or internationales, il faut être le meilleur, tout simplement. Et pour être le meilleur, il faut tout bien faire, ce qui veut dire que je ne peux pas manquer un entraînement, ni me dire un soir : « Allez, je vais faire un resto avec des amis », et sacrifier un petit peu d’heures de sommeil, parce que tout ressort, tout se ressent, pas forcément le lendemain mais sur la durée. C’est un sport où tout s’accumule, la confiance comme la fatigue.
Quel serait le terme approprié ?
Un investissement ?
Oui, c’est ça. Je dédie une partie de ma vie à un projet, avec un objectif en tête. J’en ai atteint un à Paris avec cette médaille olympique, mais j’ai rapidement trouvé une autre motivation. Je veux aller chercher une médaille d’or, ce que je n’ai encore jamais obtenu, ni aux championnats d’Europe, ni aux championnats du monde, ni aux JO.
Avant de reprendre l’entraînement, vous vous êtes accordé une longue pause et autorisé quelques excès.
Est-ce indispensable pour supporter le reste ?
La fin d’un cycle olympique représente une charge physique mais aussi mentale très forte. Il n’y a pas le droit à l’erreur. Alors, couper de temps en temps est vraiment nécessaire. Cela aide à tenir avant et permet de se régénérer. Les nageurs sont assez réputés pour être des fêtards, mais c’est uniquement lors de ces pauses.
Roman Mityukov à la piscine des Vernets, à Genève : « J’ai de la chance, car mon entourage est très compréhensif. J’avoue que parfois, j’ai envie qu’ils le sentent, qu’ils sachent ce que ça fait au quotidien que de s’entraîner et d’avoir mal ». © Ennio Leanza / Keystone
Ces sacrifices sont-ils réellement nécessaires ? Quelle est la part d’effet psychologique dans ce que vous vous imposez ?
Celui qui fait tout bien au quotidien sera objectivement et automatiquement meilleur que les autres. Après, se présenter dans une finale et se dire que l’on en a fait plus que les sept autres, c’est une force. Savoir que l’on n’aurait pas pu faire mieux pour en arriver là apaise et rassure. En fait, dans tout ce que je fais, que ce soit dans l’eau, à la musculation, dans les à-côtés avec la nutrition ou le sommeil, j’essaie d’être vraiment irréprochable. Je me dis que peut-être, ça, mes concurrents ne le font pas. Et moi, je le fais.
Il y a une part de masochisme là-dedans ?
Je ne crois pas. Peut-être que les personnes qui ne font pas du sport d’élite le voient de cette manière. Pour nous, c’est simplement notre routine, on ne s’en rend pas compte. Ce sont mes parents ou mes proches qui me disent parfois que je suis fou et que je me fais du mal.
C’est dur à expliquer aux autres ?
C’est très dur, vraiment très dur. Parfois, j’aimerais pouvoir mieux expliquer à quel point je suis fatigué, et que j’ai besoin de repos. Que c’est pour ça que je ne peux pas faire quelque chose avec eux et que je reste dans ma chambre… J’ai de la chance, car mon entourage est très compréhensif. J’avoue que parfois, j’ai envie qu’ils le sentent, qu’ils sachent ce que ça fait au quotidien que de s’entraîner et d’avoir mal.
Roman Mityukov est né en 2000 à Genève, où ses parents d’origine russe se sont installés dans les années 1990. Après sa maturité gymnasiale, il a commencé des études de droit à l’Université de Genève. En mai 2021, il décroche la médaille de bronze aux championnats d’Europe de Budapest en 200 m dos. En mai 2023, il remporte le bronze aux championnats du monde de Fukuoka sur 200 m dos, puis l’argent en 2024 à Doha. Il remporte la médaille de bronze du 200 m dos aux JO de Paris en 2024. Selon son entraîneur Laurent Trincat, Roman Mityukov se distingue par « un toucher d’eau exceptionnel ».
Le grand scénographe, qui créera le décor de La Traviata de Verdi au Grand Théâtre, habite
Belgrade lorsqu’il n’est pas à Berlin, Vienne ou Genève. Il aime les cafés, les marchés, les caves où la ville propose son air bon vivant, détendu et désordonné.
Par Milica Čubrilo Filipović
Photographies : Vladimir Zivojinović pour le Grand Théâtre Magazine
Journaliste, Milica Čubrilo Filipović est revenue vivre à Belgrade en 2000 après la chute du président Milošević, après une enfance et une jeunesse nomade. Ministre et diplomate du gouvernement démocrate, à l’arrivée du président autoritaire Vučić, elle a quitté la fonction publique et repris sa plume. Elle collabore notamment au Courrier des Balkans et au Figaro
Artiste visuel, scénographe parmi les plus actifs et les plus reconnus de la dernière décennie, Aleksandar Denić vit une moitié de l’année à Belgrade et l’autre à Genève, Berlin, Vienne ou Dresde, selon les spectacles et les événements qui lui sont commandés. À la Biennale de Venise en 2024, son Exposition coloniale a représenté la Serbie, dénonçant toutes les facettes du colonialisme contemporain.
C’est avec élégance et le sourire, habillé de noir, qu’il nous ouvre le portail en fer forgé de sa demeure, là où il vit et crée, en face du marché de Palilula, en contrebas du parc Tašmajdan et des anciennes carrières qui ont permis l’édification de la ville et dont la couleur lui a donné son nom : Beograd en serbe — la ville Blanche. Entrer dans cette vieille bâtisse ocre avec une tourelle, témoin esseulé d’une autre époque, entourée de hauts immeubles, donne l’impression de passer dans les coulisses de l’un de ses décors.
Le marché Bajloni est le préféré d’Aleksandar Denić, passionné de cuisine : « Belgrade a de splendides marchés ouverts, des fruits et des légumes à des prix abordables qui ne sont pas marqués bio, mais le sont. Chaque tomate est différente ».
Aleksandar Denić dans la cour intérieure de sa maison, une vieille bâtisse ocre avec une tourelle, témoin esseulé d’une autre époque, entourée de hauts immeubles.
Né en 1963 à Belgrade, Aleksandar Denić est un artiste plasticien, architecte et scénographe pour le cinéma, le théâtre et l’opéra. Il a travaillé pour les plus grandes scènes européennes, de Berlin à Paris, de Vienne à Zurich, de Salzbourg à Bayreuth. Après ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Belgrade, il a notamment réalisé les décors du film Underground d’Emir Kusturica. Il a aussi réalisé une centaine de clips pour des publicités. Avec Frank Castorf qu’il a rencontré à Belgrade, il a collaboré à plusieurs spectacles de théâtre et d’opéra dont le Ring de Wagner à Bayreuth en 2013, récompensé par l’International Opera Award de la meilleure scénographie de l’année. En 2014, pour Le Voyage au bout de la nuit, d’après Céline, présenté à Munich, il a reçu le prix de la meilleure scénographie de l’année par les critiques allemands. Il a été le curateur du Pavillon serbe à la Biennale de Venise en 2024 où il a présenté Exposition coloniale
Aleksandar Denić face à la maquette de son Exposition coloniale au Pavillon serbe lors de la dernière Biennale de Venise, en 2024.
Le café Idiot, à deux pas de chez lui, est l’un des rendez-vous privilégiés du scénographe. Sa « maison sûre ».
Maquette pour l’opéra Siegfried de Richard Wagner, au Festival de Bayreuth (2013), dans lequel Denić a créé des Monts Rushmore aux figures de Marx, Lénine, Staline et Mao.
Nous traversons une jolie cour intérieure où les arbres attendent le printemps pour fleurir mais où les lianes des kiwis forment déjà leurs premiers bourgeons.
« Sasha » s’empresse d’offrir un café dans sa cuisine voûtée en pierres et briques apparentes, ouverte sur la salle à manger, à la décoration sobre, égayée par une batterie de pots en cuivre et d’instruments de cuisine. Il nous fera visiter son atelier, un capharnaüm de tableaux sur lesquels il dessine et inscrit des notes, des maquettes d’opéras et de nouveaux projets. C’est ici qu’il a imaginé le set de la Traviata de Verdi qui sera présentée au Grand Théâtre en juin prochain, en duo avec la metteure en scène Karin Henkel. Dans la lignée de ses créations provocatrices et avantgardistes de ces dernières années, ennemies du décor-décoration, la Traviata sera multiple.
« Chacune fera partie d’une histoire, d’une époque, évoluant dans des espaces qui portent les cicatrices des changements subis. C’est une manière de sublimer l’authenticité qui reste après les tornades des événements, et surtout de montrer à quel point le corps humain est petit ».
« Belgrade, où je suis né, est une ville romantique, au carrefour de l’Est et de l’Ouest, à l’esthétique éclectique et à l’atmosphère détendue et hospitalière. Elle a été détruite des dizaines de fois pour renaître comme un sphinx. En s’y promenant, on monte dans une machine à voyager dans le temps, pour aller à Vienne, à Budapest, à Paris, à Moscou, en Méditerranée, dans l’Empire ottoman, dans l’univers socialiste de l’après-guerre et même, ces derniers temps, à Dubaï, dans le nouveau quartier de Belgrade, Waterfront, un Frankenstein urbanistique sorti de l’enfer », explique Aleksandar Denić, qui dénonce infatigablement les dérives tant du capitalisme et du consumérisme que du communisme.
Fidèle à ses architectes de grand-père et père, Aleksandar Denić a restauré la bâtisse familiale qui date de 1895, après avoir racheté morceau par morceau les parts des familles qui y avaient été installées par le régime communiste après 1945.
« Elle a été élevée à une époque où ce quartier était aux confins de la ville. On y construisait des « pavillons d’été ». D’où la tourelle, pour la vue.
« Le cœur de la ville était à Dorćol, le long du Danube ». Le nom du quartier provient des mots turcs dört et yol, signifiant quatre routes, témoignant de son rôle commercial durant la période ottomane. Une partie de Dorćol était jadis le quartier juif. S’y dresse encore le vieux minaret de la mosquée Bajrakli, dernier lieu de culte musulman à Belgrade. Aujourd’hui, on s’y rend pour ses terrasses de cafés toujours pleines de monde, ses restaurants, boutiques branchées et galeries d’art. « J’aime aller prendre un café à La Centrale, ou boire un verre de vin au Délice, qui offre une belle palette de choix. »
« J’aime aller prendre un café à La Centrale, ou boire un verre de vin au Délice, qui offre une belle palette de choix. »
Mais « le quartier général » d’Aleksandar Denić, qu’il appelle ironiquement sa « maison sûre », c’est le café Idiot, adossé au splendide Jardin botanique, à deux pas de chez lui, placardé de stars de rock au sous-sol qui ressemble à un antre. En y allant, en emprunte la rue Svetogorska. Au numéro 48, il ne manque pas de nous montrer le bâtiment de l’Académie de commerce, construit en 1926 d’après des plans de son grand-père Jezdimir Denić, dans un style mêlant l’académisme au néo-byzantin, puis la rue Palmotićeva, perpendiculaire et bordée d’arbres. Un peu plus loin, on s’arrête devant le théâtre Atelje 212 qui a ouvert ses portes en 1956, et fut le premier d’Europe de l’Est à représenter des pièces d’avant-garde, ce qui reste sa tradition. « Lors de la reconstruction en 1992, les architectes ont élevé une tourelle, justement pour rappeler l’histoire du quartier », souligne-t-il. Au bout de la rue, on tourne à droite dans la charmante rue Hilandarska pour admirer le siège de Radio Belgrade, construit en 1933 pour abriter la Maison des artisans dans un style résolument moderniste, mais rappelant le passé du quartier avec une tour centrale. Suivent magasins d’artisans, mini cafés… Les passants le saluent chaleureusement à chaque pas. « Dans ce coin de Belgrade, nous ne sommes pas encore “ sous l’occupation ” des investisseurs sans scrupules, on a gardé une âme de quartier et une solidarité ».
« Au café Idiot, on cuisinait secrètement pendant la pandémie de Covid avec les amis du quartier qui étaient testés négatifs », se rappelle avec malice Aleksandar Denić, passionné de cuisine, tout autant que de hockey qu’il pratique assidûment, à la Hala Pionir. « Belgrade a de splendides marché ouverts, des fruits et des légumes à des prix abordables qui ne sont pas marqués bio, mais le sont. Chaque tomate est différente ». Son marché favori est celui de Bajloni, non loin, un incontournable et concurrent de celui de Kalenić, dans le quartier de Vračar.
Le scénographe dans son quartier de Palilula. « Belgrade est une ville romantique, au carrefour de l’Est et de l’Ouest, à l’esthétique éclectique et à l’atmosphère détendue et hospitalière. Elle a été détruite des dizaines de fois pour renaître comme un phénix ».
Juste en face se situe le hub d’avant-garde de la rue Cetinjska. Autour de la cheminée de l’ancienne brasserie Bajloni se sont installés galeries, restaurants et cafés dans un style factory. A l’opposé de la rue parallèle Skadarska, quartier bohème qui a pris forme à la fin du XIXe siècle, quand poètes, écrivains et artistes se retrouvaient dans ses auberges pour chanter et danser. On s’y délecte toujours de plats traditionnels dans les nombreuses kafane et à chanter en chœur avec les musiciens tziganes. Préférant des atmosphères plus calmes, quand Aleksandar Denić se rend dans une kafana, c’est plutôt à l’iconique Madera, située en plein milieu du parc de Tašmajdan, à quelques pas de chez lui. Pour déguster des sarme (feuilles de choux saumurées farcies à la viande), du pasulj (cassoulet à la serbe) ou de la kapama (un plat ancien à l’oseille et viande d’agneau mijotées). Il lui arrive aussi d’aller plus loin, d’emprunter l’avenue Terazije, l’ancien centre de distribution de l’eau, d’où son nom terazije (balance, en turc). C’est là que trône le prestigieux
Hôtel Moskva, construit en 1906 dans un style Art nouveau. La fontaine située à son entrée, construite en 1860, est le centre géographique des Balkans : toutes les distances qui partent de Belgrade ont pour origine ce référent.
De là, on peut continuer tout droit vers la rue piétonne et commerçante Knez Mihajlova ou plutôt bifurquer à droite pour visiter le Cinéma Balkan, une bâtisse du XIXe siècle de style académique devenue depuis 2022 un des espaces culturels les plus bouillonnants de la ville. Son exposition titrée Decade y a eu un succès mémorable. Il y a présenté les fruits les plus connus de sa collaboration avec Frank Castorf, rencontré par ailleurs à Belgrade, du Baal de Bertolt Brecht transporté au Vietnam au Siegfried de Richard Wagner évoluant dans un monumental Mount Rushmore mais avec les bustes de Marx, Lénine, Staline et Mao, qui disparaît pour laisser place à ce qu’il appelle une Frankenstein-Alexanderplatz –assemblage composite de détails hyperréalistes réunis dans une gare, l’intérieur d’un bureau de poste, des tables de restaurant et une branche de la tour de télévision.
À Terazije, sur la haute ville, le Pobednik (le Vainqueur) a été érigé en 1928 pour célébrer le dixième anniversaire du percement du front de Thessalonique par les forces alliées contre les puissances centrales.
« Pour l’équilibre, j’ai besoin de l’air bon vivant, détendu, désordonné et chaotique de Belgrade »
La forteresse de Kalemegdan, construite par les Ottomans sur des fondations romaines et celtes, puis remaniée par les Habsbourg, est pour le scénographe et architecte « un palimpseste de l’histoire de Belgrade ».
La place de la République bornée par le Musée national et le Théâtre national n’est qu’à quelques encablures et permet d’emprunter la rue commerçante et piétonne Knez Mihajlova, parfaite image du développement de la ville au XIXe siècle. Tout au bout se trouve la forteresse de Kalemegdan, où commence l’histoire de la cité. Elle domine le confluent de la Save avec le Danube. « Une position exceptionnelle qui avait impressionné le célèbre architecte suisse Le Corbusier lors d’un voyage en 1911 », rappelle Aleksandar Denić, soulignant que la vue imprenable sur les plaines de Voïvodine, la Roumanie, et la bourgade de Zemun n’a pas changé depuis plus de 2000 ans. « Ce paysage est un patrimoine en soi », rappelle-t-il. En effet, les Ottomans ont construit la forteresse sur des fondements antiques, celtes et romains notamment. Elle a été remaniée par les Habsbourg, porte un nom turc mais peut se lire comme un palimpseste de l’histoire de la ville. « Ces deux rivières font le charme irrésistible de Belgrade, tout comme les îlots, insiste Aleksandar Denić. Mon père et son frère furent parmi les premiers à bâtir une cabane sur l’île Ada Medjica sur la Save, à la fin des années 1960. On y allait du vendredi après-midi jusqu’au dimanche soir toutes les semaines, et cela reste une tradition de famille ». Pour respirer l’air du Danube, rien de mieux qu’une promenade à Zemun. Situé à quelques kilomètres du centre de Belgrade, un air de village austro-hongrois y règne. Surmontée d’une tour datant de 1896, la colline de Gardoš offre une vue sur le Danube et la ville. Les plaisanciers et pêcheurs se partagent le port, tandis que les quais accueillent bars et restaurant. C’est là que se trouve une des tables favorites d’Aleksandar Denić pour déguster du poisson : Široka staza. Un trésor authentique, caché des regards, sur la rive même. C’est au célèbre marché coloré du dimanche de Zemun qu’Aleksandar va parfois chercher de l’esturgeon ou du canard. Que des nourritures terrestres authentiques. « Pour l’équilibre, j’ai besoin de l’air bon vivant, détendu, désordonné et chaotique de Belgrade », conclut-il.
Au Grand Théâtre de Genève
La Traviata
Du 14 au 27 juin 2025
www.gtg.ch rdv.
Aujourd’hui demandée sur toutes les scènes, la soprano trinidadienne sera l’une des deux interprètes de La Traviata de Verdi qui va clore la saison lyrique genevoise. Elle chantera la courtisane « dévoyée » pour la première fois, rôle légendaire qu’ont marqué les plus grandes.
Par Jean-Jacques Roth
C’est une de ces voix de cristal qui domine les crêtes avec puissance et agilité. Une voix qui peut tout chanter et qui ne s’en prive pas. Jeanine De Bique est chez elle aux origines de l’opéra comme dans le répertoire le plus contemporain. Et lorsqu’elle remporte le prestigieux Opus Klassik Award pour son enregistrement Miroirs, elle le fête sur scène avec un calypso qui fait chavirer la salle. Elle tourne un clip appuyée contre un mur de béton graffité, en tenue de ville : « Le classique , ça peut se faire partout, à tout moment, ça ne doit pas être intouchable », a-t-elle expliqué dans une interview.
Jeanine De Bique : « Le classique, ça peut se faire partout, à tout moment. Ça ne doit pas être intouchable ». © Tim Tronckoe
Cette ouverture, dit-elle, vient de la manière dont la musique est pratiquée dans l’île où elle est née en 1982, Trinidad et Tobago. Sa grand-mère chantait dans la chorale, où elle berçait la petite Jeanine dans son bras gauche tout en tenant ses partitions dans la main droite. Sa mère jouait de la guitare, elle l’a mise au piano, comme ses deux sœurs. Et chœur obligatoire à l’école. Sans compter toutes les disciplines qu’elle a explorées : ballet classique et danse africaine, théâtre, gymnastique, tennis, football et cricket ! Ni les musiques qu’elle entendait autour d’elles, chorale, carnaval, calypso… «Je n’avais pas conscience des différences entre les cultures et les personnes, parce qu’il n’y en avait tout simplement pas dans mon pays. La musique est partout».
Clin d’œil du destin ? A sa naissance, la mère de Jeanine De Bique a perdu sa voix pendant une semaine. Elle aime y voir aujourd’hui une forme de transmission. « Peut-être que c’est juste parce qu’elle criait ou qu’elle avait une laryingite, mais elle aime bien cette vision de l’histoire, et moi aussi », a déclaré la cantatrice au site Classical Voice.
Mais parmi toutes les musiques qui la cernaient, Jeanine De Bique a vite choisi le classique. Grâce à des soutiens de toutes sortes qui l’ont à la fois portée et obligée, elle a poursuivi ses études à la Manhattan School of Music de New York. Elle a compris qu’un destin l’attendait lorsqu’elle se présenta à une audition pour faire partie du chœur du Metropolitan Opera, qui lui aurait assuré un revenu stable mais impliquait un engagement à plein temps. Le directeur lui a refusé le poste parce qu’elle chantait trop bien. « Tu dois viser plus haut ! »
Le Metropolitan Opera est aussi le lieu de sa découverte du théâtre lyrique. Et c’est par La Traviata de Verdi, qu’elle s’apprête à chanter pour la première fois à Genève, que le choc s’est produit. Le rôle était tenu par Renée Fleming. Il a décidé d’une carrière lyrique qui allait se développer sur les scènes européennes, en commençant à Bâle pendant une saison dans le cadre du « Young Singers Program ». Ont ensuite défilé Vienne, Montpellier, Copenhague. Mais c’est en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’elle fait sensation. Dans ce temple de l’opéra mozartien, elle chante Annio dans la production de La Clémence de Titus mise en scène par Peter Sellars. Le trublion britannique avait « casté » tous les personnages royaux avec des chanteurs noirs et les autres par des Blancs. Il inversait ainsi les rapports traditionnels de pouvoir. « C’était la première fois que j’ai pu transmettre sur scène, pleinement, mon expérience d’appartenir à une minorité », a déclaré Jeanine De Bique. Elle a enchaîné avec une prestation aux Proms de Londres. Son interprétation du célèbre air du Messie de Haendel, Rejoice, a été vu plus de 200 000 fois, un impact énorme pour le répertoire classique.
Jeanine De Bique en Poppée dans l’opéra de Monteverdi présenté au Grand Théâtre en 2021, avec le Néron de Valer Sabadus. © Balint Hirling / Grand Théâtre Genève
Pour autant, sa carrière lyrique ne l’a jamais détournée du lied, cet art subtil qu’elle a découvert et travaillé pendant ses études, avouant une prédilection pour Hugo Wolf. Elle a cultivé tout autant, avec patience, sa prédilection pour le baroque, chantant avec les plus grands chefs du genre, William Christie, Emmanuelle Haïm ou Ivan Fischer – avec lequel elle chanta le rôle-titre du Couronnement de Poppée de Monteverdi à Genève en 2021. Son aînée, Cecilia Bartoli, lui a donné un conseil qu’elle garde en mémoire : pour les vocalises virtuoses associées à ce genre de musique, tout est dans la netteté de l’articulation. « Dans le baroque, comme dans le jazz, on peut mettre son empreinte sur la musique, qui laisse une grande place à l’improvisation », dit-elle. Mais de plus grands rôles l’attendent désormais. La Traviata est de ceux-là. Verdi y exigeait « une personnalité élégante, jeune, capable de chanter avec passion ». On pourrait y lire un portrait de Jeanine De Bique. La mise en scène de Karin Henkel, qui s’éloignera radicalement des salons Second Empire où Alexandre Dumas fils avait placé sa pièce La Dame aux camélias, ne devrait pas lui faire peur : « Nous devons relier l’opéra au monde d’aujourd’hui, mais avec subtilité. Toucher les gens avec diplomatie pour ne pas les offenser », a déclaré la cantatrice. Ces questions rappellent qu’à sa création, en 1853, La Traviata choqua : c’était le premier opéra dont l’intrigue était contemporaine des spectateurs. Le Théâtre de La Fenice, à Venise, dut en transposer l’action 150 ans plus tôt pour éviter la censure ! Le réalisme de la critique sociale qui s’y faisait jour annonçait le vérisme qui, quelques décennies plus tard, mettrait en scène les petites gens et leurs tragédies.
Au Grand Théâtre de Genève
La Traviata
Du 14 au 27 juin 2025
www.gtg.ch
Sous le ciel de la scène, Nicolas Tagand règle les mouvements millimétrés qui permettent au décor et aux lumières de créer leur magie.
Par Tania Rutigliani
Photographies : Carole Parodi pour le Grand Théâtre Magazine
Dans les hauteurs invisibles du Grand Théâtre de Genève, une chorégraphie muette s’écrit à chaque lever de rideau. Suspendu entre ciel et scène, Nicolas Tagand veille à l’ordonnancement précis du décor. Il orchestre dans l’ombre les mouvements d’un monde suspendu, où chaque filin, chaque contrepoids, chaque rouage doit trouver sa place dans une harmonie parfaite. Dans l’acier et l’obscurité, il ajuste l’invisible, tandis que, sur scène, la lumière embrase les visages des artistes.
Avant de dompter les cintres, Nicolas a conquis d’autres cimes. Fils de montagnards, il a grandi au creux des reliefs, là où l’équilibre est une science instinctive. Sa première immersion dans le spectacle vivant se fait au Paléo Festival, où il monte et démonte des scènes battues par le vent. Puis, en 2001, il entre pour de bon dans l’ombre dorée du Grand Théâtre –d’abord comme machiniste puis cintrier.
Musicologue et historienne de l’art de formation, Tania Rutigliani s’est spécialisée en gestion de projets dans les domaines lyrique, orchesral et culturel. Elle a travaillé pour de nombreuses institutions telles que le Verbier Festival, OperaLab.ch, le Grand Théâtre, la Comédie de Genève et Noda BCVS (Sion).
De la roche à la scène, il retrouve cette même tension, ce dialogue fragile entre la gravité et la légèreté, entre le risque et la maîtrise. Entre la pierre et les projecteurs, un même frisson, une même exigence : ne jamais perdre le fil.
Le système de cintres du Grand Théâtre est une cathédrale d’acier et de câbles capable de soulever trente tonnes, un titan discret qui obéit aux mains expertes de ceux qui le manient. La machinerie supérieure – c’est-à-dire le cintre – est située à 28,5 mètres au-dessus de la scène. Près de 50 filins hydrauliques tissent une toile discrète, veillant à l’accroche délicate des éléments.
En parallèle, un système de suspension porte la lumière, déployée sur 4 herses, tandis que 60 filins ponctuels et des moteurs à câble orchestrent, en silence, la métamorphose de l’espace. Nicolas trouve dans cette alchimie mécanique un plaisir insoupçonné : celui du bâtisseur et du rêveur, de l’ingénieur et du poète.
Sur Didon & Énée de Henry Purcell – production présenté du 20 au 26 février 2025 au Grand Théâtre, les cintriers ont déployé des trésors d’ingéniosité : un plafond suspendu, des murs mouvants, un pont qui disparaît et renaît, et, dans un murmure de grains effleurant l’air, la vermiculite s’épanche lentement sur la scène. Imaginé par le metteur en scène Franck Chartier (Peeping Tom) et la scénographe Justine Bougerol, ce sable artificiel, contenu dans des bacs suspendus aux cintres,
Au-delà de l’ingéniosité et de la précision, le métier de cintrier est une affaire de vigilance constante. Chaque installation, chaque levée, chaque descente est une question de sécurité.
chute en une lente respiration, se déversant en une pluie minérale qui recouvre peu à peu le plateau. Une fois vidés, ces bacs doivent redescendre sur scène pour être remplis à nouveau, prêts à répéter leur cycle d’engloutissement progressif. Chaque flocon, mû par une précision millimétrée, participe à la métamorphose du décor, donnant l’illusion d’un temps qui se fige, d’un espace qui s’efface sous une poussière inexorable. Derrière chaque illusion, une mécanique complexe, des heures de répétition pour accorder la matière et le mouvement, pour garantir que chaque élément tombe juste, au bon moment, sans fausse note.
Au-delà de l’ingéniosité et de la précision, le métier de cintrier est une affaire de vigilance constante. Chaque installation, chaque levée, chaque descente est une question de sécurité : celle des artistes évoluant sur scène, des techniciens qui œuvrent en coulisses, du public immergé dans la magie du
spectacle. Une mauvaise fixation, un poids mal réparti, et l’illusion se brise en une fraction de seconde. Les cintriers sont les garants invisibles de cette mécanique parfaitement huilée, ajustant sans relâche les forces et les équilibres pour que tout se déroule sans accroc. Mais ce que Nicolas aime par-dessus tout dans son métier, c’est le lien tissé avec tous les artisans du théâtre. Travailler en symbiose avec la régie, la machinerie, l’équipe électrique, le son, la vidéo, les accessoires, c’est participer à une œuvre collective où chaque rouage compte. À ses yeux, un spectacle est une partition à mille mains, une alchimie où la technique se plie à la poésie et où chaque détail, si infime soit-il, contribue à l’émerveillement du spectateur.
Chaque soir, alors que le silence enveloppe le théâtre et que le rideau s’apprête à se lever, il effectue les derniers ajustements. Un regard vers les hauteurs, un geste précis sur les commandes, et la magie opère. La technique s’efface, ne laissant sur scène que l’illusion parfaite d’un monde en mouvement. Ainsi va le métier de cintrier : essentiel mais invisible, suspendu entre ombre et lumière, entre mécanique et poésie. Tandis que les projecteurs illuminent les artistes, quelque part, dans la pénombre des cintres, Nicolas veille sur la respiration du spectacle, sur ce ballet suspendu qui rend l’illusion possible.
Née au Canada dans la banlieue d’Halifax, Barbara Hannigan s’est formée dans son pays natal et aux Pays-Bas. Soprano et cheffe d’orchestre, elle associe souvent ses deux talents, chantant en même temps qu’elle dirige, comme dans le spectacle La Voix humaine de Poulenc, qui a obtenu un énorme succès. Spécialiste de musique contemporaine, elle a participé à plus de 90 créations, notamment d’œuvres de Dutilleux, Boulez, Benjamin ou Dusapin. Elle a fondé en 2011 le Ludwig Orchestra et a été nommée cheffe et directrice artistique de l’Orchestre symphonique d’Islande à compter de 2026. Elle vient également d’être nommée « cheffe privilégiée » de l’Orchestre de chambre de Lausanne pour trois ans. Elle occupe des fonctions similaires à l’Orchestre de Göteborg, au Philharmonique de RadioFrance et au London Symphony Orchestra. Elle se produit régulièrement et a enregistré avec le pianiste Bertrand Chamayou. Parmi les vidéos qui documentent son travail, Music is Music réalisé par son ancien compagnon, le comédien Mathieu Amalric.
« Je
La soprano et cheffe d’orchestre va chanter et en même temps diriger le Stabat Mater de Pergolèse, ainsi que deux pièces de Giacinto Scelsi à la Cathédrale Saint-Pierre. Confessions d’une musicienne prête à toutes les aventures.
Par Sylvie Bonier
Française et Genevoise, journaliste et diplômée de piano au Conservatoire de Neuchâtel, Sylvie Bonier a enseigné l’instrument à Genève et collaboré à différentes parutions et radios en France, ainsi qu’à Espace 2 Elle a assuré pendant 40 ans la chronique musicale de la Tribune de Genève puis du Temps, auquel elle continue de collaborer occasionnellement.
Barbara Hannigan a créé plus de 100 œuvres contemporaines : « C’est une galaxie sans limites et toujours stimulante. C’est pour ça que j’aime ce répertoire. Il n’y a pas de repères préétablis, de codes imposés. Il faut sans cesse bouger les lignes, se remettre en question, traverser les frontières et agrandir les territoires ».
© Marco Borggreve
Le monde l’honore. Un nouveau prix, le Polar Musical Prize, s’est ajouté le mois dernier au palmarès des récompenses décernées à Barbara Hannigan, attendue pour la première fois à Genève dans un programme où Pergolèse (1710-1736) et Giacinto Scelsi (1905-1988) seront mis en scène dans l’espace original de la Cathédrale Saint-Pierre par Romeo Castellucci. Mais la soprano et cheffe d’orchestre canadienne, qui chante souvent en même temps qu’elle dirige, a beau être célébrée partout, elle garde la tête froide. Et l’âme toujours palpitante.
D’où vous vient cette capacité à évoluer sur la crête de l’excellence avec tant de force et de grâce ?
J’adore travailler. Je suis une acharnée à la tâche. Mon plaisir naît de l’effort : la discipline m’a toujours menée à la joie. Une de mes professeurs, et non la moindre, Mary Morrison, l’avait senti dès les premiers moments. Elle s’est appuyée sur cette particularité pour m’enseigner le chant. Ma vie est construite depuis toujours autour des exigences de la musique et de son inlassable remise sur le métier.
Il n’y a pas que le travail…
Non, bien sûr. Il y a aussi la chance d’avoir une voix facile, saine, claire et malléable. Avec une sensibilité musicale encouragée toute petite par ma mère pianiste qui élevait ses quatre enfants avec une grande attention et affection. Puis aussi le bonheur d’avoir été suivie par des professeurs avisés. Les rencontres avec des musiciens, des chefs et des compositeurs inspirants on fait le reste.
Il y a encore votre curiosité insatiable. Je suis toujours en mouvement vers la nouveauté et les autres. Être cheffe invitée de différents orchestres me permet d’aborder le chant et la musique d’un autre point de vue, et d’explorer des œuvres que je ne peux pas chanter moi-même. Même si je suis profondément chanteuse, je reste avant tout musicienne. Diriger un orchestre fait partie de mon cheminement. Cela est arrivé petit à petit, au gré d’opportunités imprévues. J’ai rapidement pris goût à l’approche instrumentale et au rapport différent avec le son, qui n’émane plus de moi seule mais passe par d’autres êtres pour se développer et exprimer ce que je ressens. C’est une façon supérieure de communiquer, partager et transmettre, autant de valeurs qui me sont essentielles.
Vous dirigez de plus en plus, mais votre voix ne faiblit pas la cinquantaine passée. Elle change, obligatoirement. J’accompagne son évolution. J’ai des aigus solides, mais ma tessiture de colorature s’est élargie et approfondie. Ma voix est aujourd’hui encore plus souple, et plus ancrée. Heureusement, car je n’aurais pas aimé rester attachée à la Reine de la nuit, confinée dans des rôles légers ou installée dans le bel canto. Je me serais vite lassée. J’ai besoin de défis techniques, psychologiques, physiques, stylistiques et mentaux.
Grâce à la musique contemporaine que vous pratiquez depuis toujours ? Notamment, oui. Depuis le choc que j’ai ressenti, étudiante, à un concert de Pierre Boulez avec son Ensemble intercontemporain à Toronto, j’ai compris que ce que je cherchais dans mon avenir musical se déroulerait de ce côté-là. J’ai été saisie. C’est une galaxie sans limites et toujours stimulante. C’est pour ça que j’aime ce répertoire. Il n’y a pas de repères préétablis, de codes imposés. Il faut sans cesse bouger les lignes, se remettre en question, traverser les frontières et agrandir les territoires. Avoir été dédicataire et avoir créé une centaine d’œuvres contemporaines avec leurs compositeurs est une satisfaction et une joie infinies.
Les compositeurs actuels ne poussent-ils pas la difficulté trop loin pour les chanteurs ?
Pas beaucoup plus qu’aux siècles passés. Mozart repoussait déjà les limites de la voix avec la Reine de la nuit par exemple. Et dans le bel canto, les prouesses vocales étaient aussi une façon de mettre les chanteurs à l’épreuve pour qu’ils se dépassent et éblouissent le public. Le tout est de ne pas les mettre en péril. Notre rôle, avec les compositeurs d’aujourd’hui, est de les aider et de les orienter sur le chemin de notre voix.
Comment avez-vous fait pour mémoriser autant d’œuvres contemporaines ?
La difficulté réside dans la nécessité d’apprendre et de mémoriser sans repères, d’abord sans chanter. J’agis différemment selon les partitions. Dans certains cas, je commence par parler la partition jusqu’au par cœur. Pour me familiariser avec la rythmique et le texte.
J’ajoute progressivement la voix chantée. Je répète et instaure une sorte de routine, comme en gymnastique. Ma méthode diffère selon les cas. Parfois j’écris des passages délicats que je souligne de couleurs pour mieux visualiser le tout, et j’organise de grandes feuilles sur le sol pour avoir une vision d’ensemble.
Quel plaisir éprouvez-vous dans ce répertoire ?
Je ressens une joie intense. Non seulement parce que je sollicite ma voix et mon esprit, et les fait progresser de façon toujours renouvelée, mais aussi parce que je travaille en collaboration étroite avec les compositeurs, dans une forme de création commune où chacun apporte sa pierre à l’édifice.
Vous avez été soutenue et formée par des personnalités comme Pierre Boulez, Simon Rattle, Henri Dutilleux, Esa Pekka Salonen, György Ligeti notamment… Que vous ont transmis ces compositeurs et chefs d’exception ?
Beaucoup d’humilité devant les partitions, et d’ambition aussi. Celle d’être au plus proche des textes et de conquérir ma liberté. Une grande confiance partagée aussi.
Vous êtes connue pour votre rapport très corporel et fluide au chant et à la direction. Qu’entendez-vous par l’expression Le corps qui chante ?
Cela me vient d’un professeur de théâtre, Richard Armstrong, de Toronto, dont j’ai suivi les cours entre 19 et 23 ans. Il travaillait beaucoup avec la voix et la ligne sonore, et insistait sur l’engagement de tout le corps, la musculature, le souffle, l’énergie, les émotions. Il considérait que le corps résonne et vibre comme un transmetteur d’affects profonds. Je me suis souvent entourée de personnes qui travaillent dans la même dynamique. Qui utilisent l’expérience et l’histoire des générations comme terreau. Quand je chante, toute ma famille et mes ancêtres passent dans ma voix et mon être.
Qu’est-ce qui, dans votre enfance, a construit la femme et l’artiste que vous êtes devenue ?
Deux parents complémentaires d’abord. Je dirais que sur le plan de la relation au travail, je tiens de mon père dentiste, précis, perfectionniste et curieux de tout. Du côté musical et sensible, j’ai été stimulée par ma mère, fantasque et très créative, qui m’a initiée au piano avant que j’essaye aussi le hautbois. Elle encourageait la liberté d’expression et de réflexion, artistique ou autre.
Quelle enfant étiez-vous ?
Paraît-il joueuse et joyeuse. Très liée à mon frère jumeau. On riait beaucoup ensemble. Et on chantait tout le temps, partout, à la maison, dans la voiture, à l’école, à la chorale… La vie, au Canada, est
« Je préfère qu’on m’ouvre les portes d’un autre imaginaire plutôt que d’imposer le mien ».
beaucoup tournée vers la musique, et l’art en général, comme ciment social. Le climat est souvent rude et la culture représente une forme de nécessité communautaire pour adoucir la vie, comme un moyen de survie collective.
Vous avez été élevée à Halifax ?
J’ai grandi à Waverley, dans la province de la Nouvelle-Écosse. Mes parents ont découvert un endroit paradisiaque dans un petit village. Ils ont décidé de construire une maison en bois près d’un lac en lisière de forêt. J’ai été marquée par la vie dans cette nature où le printemps et l’été sont verts, aérés, odorants, calmes et vivifiants. Les chants d’oiseaux et le souffle du vent offrent un univers sonore harmonieux. L’hiver est dur, comme partout au Canada. Et en attendant les beaux jours, la famille et la communauté se soudent dans la pratique musicale.
Dans vos diverses activités, y en a-t-il une qui vous « renouvelle » particulièrement ?
Aujourd’hui, je dirais la transmission et l’aide aux jeunes. C’est pour moi une façon de rendre ce que j’ai reçu et de donner aux musiciens qui arrivent dans le monde professionnel des outils qui facilitent leur parcours. J’ai créé la filière de mentorat Equilibrium dans ce sens, et je retire un plaisir énorme de cette plateforme d’échanges, de rencontres artistiques et d’entrée dans la vie réelle. C’est très enrichissant.
Vous venez d’être nommée cheffe privilégiée pour trois ans à l’Orchestre de chambre de Lausanne et c’est la première fois qu’on vous entendra à Genève. Beaucoup de nouveautés s’annoncent en Suisse pour vous ces temps-ci.
Je suis très heureuse d’entamer une relation durable à Lausanne et de découvrir Genève grâce à un projet audacieux du Grand Théâtre. Je vais pouvoir travailler pour la première fois avec Romeo Castellucci qui fait partie des metteurs en scène phares que je rêvais d’approcher. Et je chanterai encore pour la première fois avec Jakub Józef Orliński, contre-ténor exceptionnel et break danseur reconnu. Je me sens portée par ces rencontres hors sentiers battus.
Est-ce vous qui avez initié la rencontre entre les œuvres de Pergolèse et de Scelsi ?
Il me semble plutôt que c’est le choix de Romeo Castellucci. Mais là encore il s’agit de décisions d’équipe. J’ai hâte de découvrir la vision du metteur en scène.
Pour une spécialiste du contemporain, travailler avec un orchestre d’instruments anciens au diapason 415 représente-t-il une autre forme d’aventure ?
Pas particulièrement. Ce qui est intéressant, c’est la tension entre les écritures des deux compositeurs à travers l’histoire. Dans les deux cas, la justesse est très importante et différente selon les instruments utilisés. Tout est question d’équilibre entre les notes et la résonance des harmonies. Baroque et contemporain répondent à des critères spécifiques et communs à la fois.
Quelle vision avez-vous du Stabat Mater de Pergolèse ?
Je ne peux et ne veux pas le dire. J’ai besoin d’être une page blanche où j’apprends à avancer dans l’univers et la conception du metteur en scène. Je dois arriver vierge de toute idée préconçue. Je préfère qu’on m’ouvre les portes d’un autre imaginaire plutôt que d’imposer le mien. Les metteurs en scène sont des
médiums qui nous révèlent parfois à nous-même. Après, la discussion s’invite et des transformations s’imposent, souvent réciproques. Il faut être prêt à être bousculé. C’est passionnant.
Qu’évoque pour vous la thématique du sacrifice de la saison du Grand Théâtre, tant dans l’œuvre religieuse que vous venez diriger en chantant, que dans votre propre vie ?
Je pense avoir fait le sacrifice de ma famille et de mes amis pour répondre aux impératifs de la vie musicale. Partir, ne pas sortir, manger de façon spécifique, dormir, protéger la voix et la santé, travailler tout le temps sans pause souvent, s’imposer des phases de solitude et de silence, suivre un rythme à rebours de celui des autres pour se perfectionner sans cesse, tout cela isole. Mais d’un autre côté, je n’ai pas le sentiment de m’être sacrifiée. Plutôt d’être allée là où j’ai choisi d’être, jusqu’au bout de moi-même, pour la musique qui mène ma vie.
En ce qui concerne le Stabat Mater, quel plus haut sacrifice, quelle plus puissante douleur que de perdre son fils, sacrifié pour sauver l’humanité ?
C’est un double sacrifice. Celui d’un homme, et celui d’une femme.
À la Cathédrale Saint-Pierre
Stabat Mater
Du 10 au 18 mai 2025 www.gtg.ch rdv.
L’artiste japonais Kohei Nawa dessinera le set de Mirage, première création avec le Ballet du Grand Théâtre de Damien Jalet, qui en est l’artiste associé. Où il sera question d’une humanité à la recherche d’elle-même, errant dans un désert métaphorique.
Né à Osaka en 1975, Kohei Nawa vit à Kyoto. Il cherche une forme de « sensibilité de l’univers » (titre de l’une de ses expositions majeures chez Pace), où l’humain serait vu du point de vue cosmique. Il a beaucoup travaillé sur la cellule, passionné par les métamorphoses du vivant, un thème qui sera au centre du spectacle Mirage. Ce sera sa quatrième collaboration avec Damien Jalet, après notamment Planet (Wanderer) présenté au GTG en 2023.
Au Grand Théâtre de Genève
Mirage
Du 6 au 11 mai 2025 www.gtg.ch
Outre ses expositions en galerie, Kohei Nawa est aussi présent dans les espaces publics (ici son Throne installé en 2018 sous la Pyramide du Louvre) et sur les scènes : à gauche une image de Planet(Wanderer), à droite répétition de Mirage qui va être créé au Grand Théâtre, l’un et l’autre dans les chorégraphies de Damien Jalet, artiste associé du Ballet.
Les femmes ne sont pas heureuses à l’opéra. Pendant trois siècles, le répertoire leur aura confié des rôles de marginales ou de victimes des injonctions masculines, même lorsqu’elles tentent de s’en émanciper. Car à la fin, c’est le pouvoir des hommes qui gagne. Aujourd’hui encore, nous dit Mona Chollet.
Longtemps reflet d’une norme patriarcale, l’opéra n’a cessé de sacrifier les femmes, comme Violetta dans La Traviata. Une histoire qui met à jour les mécanismes qui soumettent, manipulent ou suppriment la figure féminine, qu’elle soit pure ou diabolique.
Par Jules Cavalié
Rédacteur en chef de la revue Avant-Scène Opéra, Jules Cavalié a étudié la musique et la musicologie à Londres (University of London) et Paris (CNSMDP, CRR 93). Ses recherches portent sur les circulations d’artistes à la Belle Époque, notamment les présences italiennes à Paris dans le cadre des créations parisiennes des opéras de Puccini.
La Traviata mourante, gravure anglaise de 1856 à l’occasion des représentations de l’opéra de Verdi au Her Majesty’s Theatre. © GRANGER / IMAGO
L’ordre patriarcal a longtemps usé de l’opéra comme d’un habile outil de propagande pour confiner la femme à quelques emplois systématiquement malheureux, le fait est connu et fut magistralement documenté en 1979 par Catherine Clément L’Opéra ou la défaite des femmes Dans un précédent article publié dans ce magazine (lire GTM 23), nous avions défendu l’idée que le sacrifice des femmes relevait essentiellement de la sphère domestique alors que le sacrifice des hommes n’était que politique et partant le plus souvent public. Cette assertion mérite d’être nuancée : si l’événement sacrificiel ressort de la sphère domestique – après tout le sacrifice d’Iphigénie pour obtenir des vents favorables est aussi une affaire de famille –, ses conditions sont à comprendre en termes politiques. En bref, le sacrifice des femmes a un rapport avec l’ordre des choses, qu’elles en soient victimes comme objet ou en tant que sujet se sacrifiant, voire complice… L’ordre qui s’impose aux femmes est celui des hommes : souverains, époux, pères, frères ou cousins… Henry VIII, Philippe II, le Père de Louise, ou encore Lescaut entendent régler la vie des femmes qui les entourent en déterminant qui elles aimeront, ce qu’elles feront et le jour de leur mort. La place de la femme est celle d’une victime de l’ordre, même la brave Louise, dans l’opéra de Gustave Charpentier (1900), qui n’entend pas se
Dans l’opéra de Bellini, Anna Bolena est accusée d’adultère par son mari pour qu’il puisse convoler avec une autre femme (Elsa Dreisig au GTG en 2024).
© Monika Rittershaus / Grand Théâtre Genève
laisser dicter sa conduite, est chassée par son père malgré sa tendresse filiale. Les aspirations féminines ne peuvent exister que dans le cadre prévu par les autorités masculines.
Dans ce dispositif elles ne trouvent que deux places : celle de marginale, où l’on classe toute la cohorte de magiciennes qui, d’Armide à Alcina, aux XVIIe et XVIIIe siècles, défient des héros, les soumettent, puis obligées de devenir des fairevaloir de ces valeureux mâles sont à leur tour soumises, dans un renversement qui bénéficie encore au prestige de l’homme parvenu à se défaire de son joug. Plus la magicienne sera prodigieuse, plus le héros finalement triomphant sera honorable et astucieux car il aura trouvé la faille que le personnage féminin se doit d’avoir, et dans laquelle il s’engouffrera…
Ces personnages-là participent à la construction d’un archétype féminin négatif, la femme dangereuse, perverse et manipulatrice, le désir sauvage à dompter et dominer. Ces victimes-là – quand elles finissent par mourir – l’ont « bien mérité », c’est la jeunesse mise au pas, l’aspiration à la liberté écrasée, bref toutes les menaces et cauchemars du monde bourgeois sont défaits, la morale est sauvée, l’ordre est restauré –
généralement en toute fin d’opéra, car la liberté et l’audace de ces victimes exercent bien souvent une fascination dont ses messieurs ne voudraient pas se passer.
L’autre archétype est celui de la pureté. La femme absolument victime, mais avilie et dégradée parce qu’elle constitue un obstacle à l’avènement d’un ordre masculin. Dans les opéras de Bellini (1801-1835), Beatrice di Tenda est faussement accusée d’adultère, Anna Bolena aussi, pour permettre à l’homme de convoler avec une autre femme et de renforcer son autorité. C’est le lot de l’opéra romantique italien, mais sous des dehors plus amènes, les opéras du siècle des Lumières ne réservent pas un sort plus enviable à ces femmes au-dessus de tout reproche. Voyons un peu chez Mozart : au second acte de La Flûte enchantée, Pamina est au bord du suicide face au silence de Tamino. Il s’agit certes d’une épreuve imposée (par des hommes) au héros, mais celle-ci implique, dans un réflexe de réification, une manipulation de Pamina – proche d’être fatale. Dans Don Giovanni, les femmes sont victimes de l’aristocrate, et si elles finissent par triompher de lui, elles ne s’en tirent pas sans séquelles. Ainsi, même avec la vie sauve, les femmes « pures » qui correspondent à l’idéal patriarcal, mais ont le malheur de se trouver en travers d’un de ses projets, sont manipulées ou supprimées comme de vulgaires obstacles.
Transcender l’ordre
Tous les sacrifices féminins ne résultent pas d’une confrontation directe avec l’ordre établi. Certains ressorts dramaturgiques et psychologiques évitent l’opposition frontale, et font des personnages féminins des sujets de leur propre sacrifice. Avant d’évoquer La Traviata de Verdi, examinons sa petite sœur, Magda, dans La Rondine de Puccini. Femme du demi-monde parisien, elle tourne aussi le dos à une vie dans le luxe au profit de l’amour, auquel elle finit par renoncer par égard pour son bien-aimé. Mais à la différence de son aînée verdienne elle ne sacrifie pas sa vie alors que son amour est proche de se réaliser avec la bénédiction paternelle. Magda refuse de tromper Ruggero sur son passé, elle sacrifie donc cet amour – qui lui est sincèrement cher –
Certains opéras font des personnages féminins les sujets de leur propre sacrifice
Dans l’opéra La Rondine de Puccini, Magda est une femme du demimonde parisien. Elle renonce au luxe pour l’amour, puis y renonce par respect pour son bien-aimé, comme Violetta dans La Traviata (Production de la Deutsche Oper de Berlin)
© Barbara Braun / dramaberlin. de / IMAGO
Les femmes se rebellent aussi contre la prédation masculine, même si leur victoire reste amère, comme dans l’opéra Don Giovanni de Mozart, ici dans la mise en scène de David Bösch au Grand Théâtre (2018).
© Carole Parodi / Grand Théâtre Genève
Dans La Flûte enchantée de Mozart mise en scène par David Hermann à l’Opéra de Flandres (2016), Sarastro forçait Pamina à le caresser pendant son bain.
© Annemie Augustijns / Opera Ballet Vlaanderen
en toute conscience, par égard pour Ruggero, voulant lui éviter l’infamie de s’associer avec elle dont la réputation ne correspond pas l’idéal angélique auquel son amoureux et sa famille croient. En un sens, Magda, tout comme Violetta dans La Traviata, est victime de l’ordre. Toutefois, son propre sacrifice l’élève à une grandeur tragique, non à cause du malheur qui s’abat sur elle, ou par une défaite implacable imposée par un homme vainqueur, mais bien par sa propre volonté. Ce sacrifice-là n’est pas qu’une simple soumission à l’ordre, mais bien une manière de le transcender.
Parmi les figures de courtisanes et demi-mondaines, Manon est intégralement victime de la société et de la manipulation des hommes (chez Massenet et Puccini). Violetta, elle, se rattache à la figure de Marie-Madeleine car elle se repentit par l’amour et transcende l’ordre établi en y obéissant dans un premier temps, puis par sa mort. Magda, authentique personnage du XXe siècle, trouve dans le renoncement l’instrument de son sacrifice en même temps que la voie du salut pour Ruggero. L’ordre patriarcal lui offre une alternative piégée : soit elle vit son amour dans le mensonge, soit elle retourne dans la cage dorée parisienne que lui offre un protecteur… En choisissant l’honnêteté, elle exerce sa faible marge de liberté et acquiert ainsi une grandeur tragique, faite d’intégrité morale et de soumission à la loi des hommes.
Au service de l’ordre
Enfin, il est un dernier type de sacrifice féminin, un raffinement de perversité de l’ordre dominant, celui qui fait de la femme sacrifiée ou sacrifiante sa complice voire sa garante. Revenons aux origines, Marie, mère de Jésus de Nazareth voit son fils devenir le Christ sur la croix. Pour cela, elle a enduré le spectacle abominable de la Passion, elle a vu la souffrance prendre le visage de son fils, et le corps supplicié de celui-ci être douleur. Impuissante elle a assisté aux tortures qu’elle aurait souhaité subir à la place de la chair de sa chair, celui-là même auquel on ne pouvait se
substituer car il devait être l’Agneau portant le péché du monde. Autant dire qu’en voyant ainsi sacrifié le fruit de ses entrailles c’est encore elle-même qui fut sacrifiée.
Certes le dessein était divin, et il s’agissait de la voie originelle vers la transcendance et le salut, universel cette fois-ci ; mais extrayons-nous un instant de la vision religieuse – résolument anhistorique – pour percevoir l’événement du strict point de vue de la chronique judiciaire. Le dénommé Jésus de Nazareth était, selon Flavius Josèphe le premier auteur à rendre compte de son existence, « un faiseur de prodiges, un maître de gens qui recevaient avec joie la vérité » mais, ayant entraîné à sa suite de nombreuses personnes, il est dénoncé et condamné par Ponce Pilate. Le sacrifice de Jésus, est – du point de vue de l’ordre public – une condamnation légitime d’un agitateur public. Dès lors, toutes celles et ceux qui consentent à la sentence sans essayer de la renverser, malgré leur souffrance, consentent à un retour de l’ordre.
Le consentement à l’ordre établi – en dépit de sa propre volonté – résulte à la fois de l’impuissance à laquelle est confinée le sujet féminin, mais aussi de la croyance selon laqulle le geste sacrificiel a plus de valeur que sa propre personne. Dès lors, on souhaiterait rapprocher ici le sacrifice filial de Marie du geste infanticide de Médée. Si Marie ne tue pas son fils, elle en accepte la mort comme une nécessité plus grande qu’elle. Il ne s’agit pas ici d’en dresser le portrait en mère meurtrière mais au contraire de rapprocher le geste de Médée de la position de Marie. En effet, Médée, dans les
Médée tuant ses enfants, incarnation radicale d’un sacrifice dont la monstruosité désigne celle de la société qui a conduit la mère à ce geste impensable. Ici dans la production de David McVicar présentée au Grand Théâtre en 2019, avec la Médée d’Anna Caterina Antoniacci.
© Magali Dougados / Grand Théâtre Genève
opéras de Charpentier (1693) et de Cherubini (1797), en commettant le meurtre impensable de ses enfants, détruit les dernières traces d’un lien perçu par les Corinthiens comme une mésalliance, une chaîne abominable… d’ailleurs selon les versions, les enfants de Médée sont tués par les Corinthiens qui se chargent ainsi d’anéantir ce dernier lien pour mieux rejeter ensuite la magicienne de Colchide. Libération attendue aux fins dernières de cette alliance, et révélation de la monstruosité – toute fabriquée – d’une femme, sempiternelle victime de l’ordre établi. Si de Médée à Marie il n’y a qu’un pas, ce n’est donc pas par monstruosité de la Mère du Christ, mais parce qu’elles souffrent toutes deux de la même peine. En les poussant au sacrifice d’ellesmêmes, l’ordre politique leur intime de se sacrifier, de sacrifier leurs enfants, d’être soumises et enfin complices de cet ordre. Perversion ultime d’un système qui désormais se heurte à des récits plus complexes et nuancés, et des lectures privilégiant l’ambigu au définitif, combattant l’écrasant par le subtil et le fragile.
Dans son Stabat Mater, Pergolèse met en musique la douleur de la Vierge Marie. En poussant des femmes au sacrifice d’elles-mêmes, l’ordre politique leur intime de se sacrifier, de sacrifier leurs enfants, d’être soumises et enfin complices de cet ordre.
La Vierge qui prie, huile sur toile, Sassoferrato, 1645.
© GRANGER / IMAGO
À la Cathédrale Saint-Pierre
Stabat Mater
Du 10 au 18 mai 2025
Au Grand Théâtre de Genève
La Traviata
Du 14 au 27 juin 2025 www.gtg.ch rdv.
Titulaire d’un master de soliste de la Haute École de Musique de Genève et d’un master d’anthropologie de l’université Lyon Lumière, Juliette de Banes Gardonne fait une carrière de mezzosoprano qui l’a conduite sur plusieurs scènes suisses et françaises. Elle a fondé l’Ensemble Démesure et est aujourd’hui responsable de la rubrique musicale au Temps
Rencontre à Bologne avec le metteur en scène italien qui donnera sa vision du Stabat Mater de Pergolèse, joint à deux pièces de Giacinto Scelsi à la Cathédrale Saint-Pierre. Une œuvre qui propose, dit-il, « une triangulation de la douleur » et fait comprendre combien le théâtre est lié à la religion.
Par Juliette de Banes Gardonne
Voici plus de 20 ans que Romeo Castellucci, l’une des figures théâtrales les plus puissantes du XXIe siècle, sculpte sur scène les multiples visages de notre humanité. On se souvient de manière impérissable de ce piano brûlé installé dans la nef de l’église des Célestins à Avignon baignant dans l’eau, l’abattant de son couvercle ouvert comme grande aile carbonisée. Le « paradis » de cette trilogie inspirée de la Divine Comédie au festival d’Avignon en 2008 avait échaudé les esprits. Castellucci a parfois scandalisé, souvent perturbé comme dans son sidérant Go down, Moses en référence à une chanson de Louis Armstrong donné au théâtre de Vidy en 2014. Mais qu’il dialogue avec Dante, qu’il rappelle le chant émancipateur des Noirs américains ou qu’il transfigure la symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler, c’est toujours en étant porté par les écritures, fussent-elles saintes.
Après des études de peinture et de scénographie à l’Académie des Beux-Arts de Bologne, Romeo Castellucci a fondé sa compagnie, la Societas Raffaello Sanzio, qui s’inscrit dans la continuité du « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud et propose des productions dont il est à la fois auteur et metteur en scène, scénographe et créateur des costumes et des lumières. À l’opéra, il a monté aussi bien Parsifal de Wagner que Moïse et Aaron de Schönberg, le Requiem de Mozart ou la Symphonie no2 « Résurrection » de Mahler. Au théâtre, on lui doit notamment Sur le concept de visage du fils de Dieu et Le Troisième Reich, tous deux présentés au Théâtre de Vidy en 2015 et 2023. Artiste associé du festival d’Avignon en 2008, il y a créé trois pièces inspirées de la Divine Comédie de Dante. Il a reçu en 2000 le Prix Europe Réalités Théâtrales.
Romeo Castellucci :
« Quand je commence un travail, je ne veux pas avoir une idée intellectuelle en guise d’armure ou de protection. J’écoute la musique encore et encore jusqu’à perdre mes points d’appui, mes références, le savoir-faire du métier ». © Luca Del Pia
Le spectacle Sur le concept de visage du fils de Dieu a été créé en Allemagne en 2010 et a été présenté au Théâtre de Vidy en 2015. La scène y est dominée par une représentation géante du Christ, tirée du Salvator Mundi peint par Antonello de Messine. © dramaberlin.de / IMAGO
Bologne a été le lieu de notre rendez-vous. Celle qu’on surnomme la ville rouge lui va si bien. Ville centrale, située sur l’ancienne frontière des États pontificaux, l’air est ici à la résistance, à la tolérance, à l’extravagance. Dans cette Italie vieillissante où l’extrême droite de Giorgia Meloni agite les spectres du déclin, la capitale d’ÉmilieRomagne offre une alternative jeune, ouverte, collective. On aura également découvert que Bologne était symboliquement la ville adéquate pour discuter du Stabat Mater. Si l’interview avec Castellucci portait sur celui de Pergolèse, qu’il mettra en scène à la Cathédrale Saint-Pierre en compagnie de deux pièces du compositeur italien Giacinto Scelsi datées de 1959 et 1970, Gioachino Rossini y avait présenté le sien dans la grande salle du palais de l’Archiginnasio en mars 1842.
Quelle relation entretenez-vous avec la musique?
Romeo Castellucci : Je pourrais dire qu’il n’y en a pas, dans la mesure où je n’entretiens pas une idée intellectuelle face à la musique. J’ai toujours été immergé dedans, transporté par les sons. C’est inéluctable pour moi. Ce n’est même pas un choix. Lorsque je mets en scène du théâtre, la relation entre l’image et le son est radicale. Souvent, le son est comme une onde qui précède l’image. Parfois, le son lui-même produit une image : c’est d’ailleurs ce qu’il se passe dans la tête de l’auditeur lorsqu’il écoute de la musique. Cette liberté de l’imagination est un espace très important à conquérir.
Je pense à cette phrase extraordinaire du poète Suisse Robert Walser qui disait : « Quand je n’entends pas la musique, il me manque quelque chose. Mais quand je l’écoute, il me manque encore plus ». Il y a donc une profonde nostalgie à écouter de la musique qui nous connecte avec l’idée du manque, de l’ineffable. C’est très puissant. Enfin, parler de ma relation à la musique ne serait pas complet sans évoquer le compositeur Scott Gibbons avec lequel je travaille depuis toujours. C’est une relation consubstantielle, il n’y a pas de différence entre lui et moi. Pas de frontières. Ce n’est pas une relation médiatisée par le langage, nous ne nous parlons pas. Parfois j’attends des sons, puis je propose des images, parfois c’est l’inverse, mais il n’y a absolument aucun besoin d’expliquer.
Vous avez mis en scène des œuvres de genres très différents (opéra, symphonie, Requiem) allant du profane au sacré. L’essence de l’œuvre change-t-elle votre manière de travailler?
La philosophie est la même, mais évidemment quand on est face à La Flûte enchantée ou au Requiem de Mozart, la stratégie est différente. Lorsqu’on travaille sur des partitions qui sont des sortes d’archives, l’architecture nous préexiste. On entre dans l’œuvre comme un invité, ou plutôt comme un voleur et il faut décliner un vocabulaire en fonction de l’urgence. Par urgence, je n’entends pas la tentation de recréer ce que Mozart a voulu exprimer. C’est une illusion pieuse, voire naïve, parce qu’on ne pourra jamais recréer l’esprit d’un compositeur. Il s’agit donc de filtrer ces archives qui appartiennent au canon occidental et aborder ces géométries avec des perspectives diverses. Il est certain que lorsqu’on fait La Flûte enchantée, on doit travailler sur les personnages alors que dans le travail sur le Requiem qui ne contient pas de théâtre immédiat, les personnages sont plus stylisés, plus iconographiques, et il n’y a pas de psychologie. Le point de vue est celui de l’observateur, c’est-à-dire du fidèle. Ce qu’on va aussi retrouver dans le Stabat Mater de Pergolèse. Ces considérations permettent également de voir comment, en ce qui me concerne, le spectateur est toujours un être à part entière : il est la scène ultime. Ce qui se passe sur scène n’est au final ni ma vision, ni celle de Mozart. C’est l’expérience unique que s’en fait chaque spectateur. Et elle ne doit pas porter de nom. L’objectif est d’oublier toutes les coordonnées qui nous viennent de la culture. Cette tension est essentielle pour rendre
Romeo Castellucci a mis en scène le Requiem de Mozart au festival d’Aix-en-Provence en 2019, spectacle pour lequel il dit s’être inspiré de la phrase du compositeur : « Comme la mort est la véritable destination finale de notre vie, je me suis tellement familiarisé avec cette véritable et meilleure amie de l’homme que son image n’a plus rien d’effrayant pour moi mais m’apparaît même très apaisante et consolatrice ». © Quique Garcia / EPA
vivante l’expérience d’un point physique. C’est le corps entier du spectateur qui doit être immergé, comme s’il sautait dans une piscine. « Un objet d’art doit toucher nécessairement la vie, ne pas être une illustration qui se consomme comme un morceau préparé par d’autres », disait Antonin Artaud. Cet artiste a complètement bouleversé notre rapport aux images et au langage. Une expérience artistique qui vous touche est au-delà du langage.
Dans Résurrection, spectacle présenté à Aix-en-Provence en 2022 ou vous mettiez en scène la Symphonie n°2 de Gustav Mahler, l’action répétitive sur scène était celle de cadavres exhumés sortant de terre. Les changements harmoniques de cette symphonie modifiaient notre perception de cette unique image. Vous avez le pouvoir de jouer avec les émotions des spectateurs… Bien sûr! L’art de la mise en scène est l’art de l’arbitraire. Le réalisateur doit prendre un grand risque, être tendancieux. Dans le cas de Résurrection, ce geste répétitif désynchronisé de la musique devenait une sorte de méditation, de prière inversée. Un chant de la terre qui nous intime d’être présents et vivants face aux morts. Ici, le spectateur était confronté à un dilemme non pas esthétique, mais moral : c’est une dimension cruciale pour moi dans la contemporanéité que nous vivons. Je comprends parfaitement les gens qui quittaient la salle. Pour moi c’est sacro-saint le fait qu’un spectateur doive prendre une décision sur ce qu’il voit, à notre époque où nous sommes des spectateurs 24 heures sur 24. Aller au théâtre, c’est choisir de voir et être conscient de voir.
« Pour moi c’est sacro-saint le fait qu’un spectateur doive prendre une décision sur ce qu’il voit, à notre époque où nous sommes des spectateurs 24 heures sur 24. Aller au théâtre, c’est choisir de voir et être conscient de voir. »
Pour Moïse et Aaron de Schönberg, en 2015, une œuvre qui interroge le conflit entre l’idée et la représentation, Romeo Castellucci avait fait intervenir un vrai bœuf sur la scène de l’Opéra Bastille à Paris, et éclaboussé les interprètes de teinture noire. © Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Mettre en scène des œuvres qui ne sont pas pensées préalablement pour la scène, n’est-ce pas forcer un discours?
Pour moi, c’est s’offrir l’expérience de l’inédit. Avec le chef d’orchestre Raphaël Pichon, nous venons de créer un pasticcio scénique à partir de chansons de la Renaissance. À la cour de Mantoue, l’opéra commençait à naître, il y avait un esprit expérimental extraordinaire. C’était donc l’occasion de repenser cette musique et la notion d’expérimentation à partir de zéro, sans qu’il n’y ait rien derrière. L’absence de tradition offrait une possibilité de manœuvre plus large que lorsque l’on travaille sur Wagner ou sur Mozart. Avec un répertoire très reconnu, on entre sur un territoire miné, dangereux. Mais j’aime aussi ce sentiment de danger. Pour moi, il est essentiel.
Quel fil allez-vous tirer, tisser pour ce Stabat Mater de Pergolèse?
Quand je commence un travail, je ne veux pas avoir une idée intellectuelle en guise d’armure ou de protection. J’écoute la musique encore et encore jusqu’à perdre mes points d’appui, mes références, le savoir-faire du métier. Par cette écoute répétitive, les mailles du tissu s’élargissent, cela devient une pure abstraction. Comme lorsqu’on s’approche d’une page blanche, on se rapproche jusqu’à ce que la page disparaisse. À partir de ce moment, vous pouvez laisser courir quelques pensées et essayer d’avoir une idée. Je fais cela pour éviter de tomber dans l’illustration, qui est la pire chose qui soit. C’est extraordinaire de voir comment ce Stabat Mater de Pergolèse parvient à nous capturer, à surmonter nos barrières de protection, pour nous ouvrir et nous pénétrer. Marie n’est pas un personnage, elle est muette. Cela fait partie de la tradition chrétienne. La scène de la mère au pied de la croix est distante. Les locuteurs sont deux observateurs. On pourrait dire que nous sommes comme au pied de la croix et après le drame vécu par les deux narrateurs, il est très beau que le poète Jacopone da Todi imagine ce dialogue entre eux. Ils observent la douleur de la mère, puis, à travers elle ils regardent la croix et la douleur du Christ. C’est une sorte de triangulation de la douleur. À travers cette douleur on entre dans une forme de catharsis qui rappelle combien l’art et la religion sont nés main dans la main. Combien le théâtre est lié à la religion.
Expliquez-nous…
La tragédie naît au moment où le sacrifice entre en crise. Le théâtre grec qui est notre matrice est né de cette crise radicale avec les cieux. Les dieux sont morts, et c’est pour cela qu’il y a du théâtre. D’un point de vue anthropologique, l’œuvre de René Girard soutient que la mort du Christ rompt complètement avec le rapport au sacrifice. Ainsi en Occident, un sacrifice n’est plus possible à juste titre, car Dieu est mort. Et s’il existe de nouvelles formes de divinité, ces dernières ne demandent pas de sacrifice mais une forme d’adhésion totale. Ensuite, évoquer René Girard c’est forcément parler de sa théorie anthropologique fondée sur l’exclusion-sacralisation du bouc émissaire. En focalisant son attention sur l’aspect le plus énigmatique du sacré, cet auteur génial (de La Violence et le sacré, 1972) montre que l’immolation d’une victime sacrificielle, attestée dans presque toutes les traditions religieuses et la littérature mythologique, sert à apaiser la guerre de tous contre tous. Le problème, c’est que nous avons oublié ces phénomènes, nous avons aussi oublié le sacrifice.
Le Stabat Mater sera donné dans la Cathédrale Saint-Pierre à Genève. Est-ce un lieu plus délicat qu’une scène de théâtre?
Absolument, c’est comme courir sur le fil d’un rasoir. Pour les raisons que nous avons évoquées précédemment et pour le risque d’être illustratif. Il faut dire que la musique de Giacinto Scelsi qui ouvrira le spectacle (Quattro pezzi de 1959) est très importante. Parce qu’avec Pergolèse ils sont l’un et l’autre à l’opposé et forment un couple absolument parfait. Une relation de plénitude vide dans cette combinaison. La musique de Scelsi est une musique spirituelle avec l’âpreté nécessaire à notre contemporanéité. Les quatre premières pièces pour orchestre sont comme des bourdons très sombres, qui vont venir charger l’air de la cathédrale d’une grande tension. On entrera d’autant mieux dans la douceur et la lumière de la musique de Pergolèse. Pour terminer, il y aura trois hymnes latins a cappella d’une pureté absolue
Romeo Castellucci s’est fait une spécialité de la mise en scène d’œuvres musicales qui n’ont pas été écrites pour la scène, tel l’oratorio d’Alessandro Scarlatti Il primo omicidio présenté au Staatsoper de Berlin en 2019. © IMAGO
« Le théâtre grec qui est notre matrice est né de cette crise radicale avec les cieux. Les dieux sont morts, et c’est pour cela qu’il y a du théâtre ».
comme un fil d’eau (Three Latin Prayers de 1970). Ces trois prières liturgiques (l’Alleluia, le Pater Noster et l’Ave Maria), sont pour moi l’expérience de la foi que je n’ai pas.
Et la cathédrale ?
Le lieu est très important car il raconte déjà sa propre histoire. Cette cathédrale où le calvinisme est né, où Calvin a écrit, travaillé et où il a supprimé tous les signes religieux, car le calvinisme ne contemple pas la figure de la Vierge. Il y a donc déjà une contradiction, presque une relation vraiment problématique entre l’œuvre et l’héritage de ce lieu. C’est un contraste très intéressant. Et puis il y a cette sévérité du bâtiment, très gris, très haut. On dirait presque une église en ciment. J’aime cette dureté. Ici, l’espace n’est pas un espace, mais déjà un personnage, avec sa mémoire et quelques fantômes. Il faut donc entrer dans une sorte de dialogue avec lui.
À
la Cathédrale Saint-Pierre Stabat Mater Du 10 au 18 mai 2025 www.gtg.ch rdv.
© Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris / IMAGO © National Gallery of Art, Washington / IMAGO
Le modèle tyrannique de la femme qui se sacrifie pour l’homme, les enfants et le foyer s’est cristallisé au XIXe siècle, à l’époque où La Traviata en transgresse les codes. Ce que Betty Friedan, un siècle plus tard, appellera « la mystique féminine ». Aujourd’hui encore, les femmes sont trop souvent célébrées pour des attitudes qui les rendent invisibles.
Par Mona Chollet
«Elle était absolument charmante. Elle était parfaitement altruiste. Elle excellait dans l’art difficile de la vie de famille. Quand il y avait du poulet, elle prenait le pilon ; s’il se produisait un courant d’air, elle s’asseyait au milieu1. »
C’est en ces termes d’une délicieuse ironie que Virginia Woolf décrivait en 1931 une créature irréelle, un modèle tyrannique forgé au XIXe siècle : l’« ange du foyer ». Soit une mère de famille douce, effacée, maîtresse de maison accomplie, entièrement dévouée à son mari et à ses enfants. À l’origine de ce qui allait devenir l’idéal féminin de l’époque victorienne, il y a un poème de l’écrivain Coventry Patmore, The Angel in the House, publié en 1854, dans lequel il rend hommage à sa propre femme, Emily.
Née à Genève, longtemps journaliste au Monde diplomatique, Mona Chollet est autrice et vit à Paris. Elle a notamment publié, aux éditions Zones : Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (2024), Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (2021) et Sorcières La puissance invaincue des femmes (2018).
Femme avec un zinnia rouge (1891) et Le Bain (1910) de Mary Cassatt. La peintre américaine a représenté les femmes de son temps avec un réalisme refusant toute idéalisation. Née en Pennsylvanie en 1844, Mary Cassatt s’est installée à Paris, a fréquenté Degas et les impressionnistes, avant d’être durablement influencée comme les Nabis par l’art japonais.
Dans les classes supérieures, où l’on disposait de domestiques pour assurer le soin des enfants, la préparation des repas, le travail ménager, etc., les épouses remplissaient une fonction purement ornementale. Elles devaient « accepter leur rôle – ou du moins faire comme si – et, conformément à ce qu’on attendait d’elles, être confinées dans leur maison, être couvées et rester décoratives », écrivent les autrices féministes américaines Barbara Ehrenreich et Deirdre English, qui parlent d’un « culte de l’invalidité chronique des femmes »2.
Dans une sorte de cercle vicieux, en effet, les femmes, rendues neurasthéniques et à moitié folles d’ennui par le rôle qu’on leur assignait, étaient traitées comme des infirmes, sans cesse encouragées à s’allonger, à se reposer, à éviter toute activité physique ou intellectuelle trop « intense » –la lecture, par exemple… Leur caractère éthéré était poussé à l’extrême, au point qu’on vit se développer, avec la caution d’une science médicale toujours prête à pathologiser le corps féminin, une esthétique souffreteuse, maladive. Associée à la supposée faiblesse naturelle des femmes, la tuberculose, qui faisait des ravages à cette époque, fut romantisée. L’apparence que donnait la maladie – « les yeux brillants, la peau diaphane et les lèvres rouges » –devint « l’idéal de la beauté féminine traditionnelle »3.
Ce que l’essayiste et militante féministe Betty Friedan allait appeler, un siècle plus tard, la « mystique féminine4 » – l’idéologie du sacrifice des femmes sur l’autel de la famille – s’étendit à toute l’Europe et aux États-Unis. Certaines se rebellèrent. Ainsi, l’Américaine Charlotte Perkins Gilman (1860-1935), que l’enfermement domestique fit presque basculer dans la folie. Un médecin renommé lui avait ordonné de sortir le moins possible de chez elle et de ne plus jamais toucher « ni à une plume, ni à un pinceau, ni à un crayon » aussi longtemps qu’elle vivrait. Après avoir quitté son mari en lui laissant leur fille, elle vécut une seconde vie d’écrivaine et de conférencière, et publia une nouvelle inspirée de l’épisode de sa dépression : Le Papier peint jaune5 . Virginia Woolf elle-même raconte comment, chaque fois qu’elle s’asseyait à son bureau pour rédiger ses articles, le modèle de l’« Ange du foyer » venait la tourmenter, lui souffler à l’oreille. Au point qu’elle dut lui faire la peau pour sauver la sienne. « Je me suis jetée sur elle et l’ai prise à la gorge », écrit-elle. Mais cette figure maudite se montrait coriace : « Elle eut du mal à mourir. Son caractère imaginaire l’aidait beaucoup. Il est beaucoup plus difficile de tuer un fantôme qu’une réalité. Elle se faufilait toujours quand je croyais l’avoir achevée6. »
L’idéal de l’« Ange du foyer » inaugura une longue tradition en Europe et aux États-Unis : celle des multiples productions culturelles – livres, films, magazines, émissions télévisées, et aujourd’hui… comptes Instagram – dépeignant les douceurs du rôle conjugal et maternel, à grand renfort d’intérieurs cosy, d’enfants joufflus et de semidéesses aussi séduisantes qu’épanouies. Autrement dit, il s’agit de discipliner les femmes en mettant en circulation des images flatteuses auxquelles elles auront envie de ressembler. L’idéologie patriarcale manie la carotte, mais aussi le bâton : les rebelles désireuses de mener une vie indépendante et de faire usage de leurs talents sont dépeintes comme des erreurs de la nature, et averties du destin solitaire et sinistre qui les attend. Dans La Femme gelée, qui relate sa découverte épouvantée de la condition d’épouse et de mère dans la France des années 1960, l’écrivaine Annie Ernaux dit combien les images auxquelles elle a été exposée durant son enfance et son adolescence ont façonné ses rêves et influencé ses choix : « Les femmes, l’été, faisaient des confitures dans une grande maison de campagne, les petits oiseaux chantaient, tandis que toussait et crachait dans une chambre de bonne celle qui s’était cru tout permis. Je préférais le bonheur forcément7. »
« Tousser et cracher »… Trente ans plus tard, une réplique célèbre de Bridget Jones, la célibataire fantasque imaginée par l’autrice Helen Fielding (et interprétée au cinéma par Renée Zellweger), réitérait mine de rien, sous couvert d’humour noir, la même menace : Bridget a peur de ne jamais trouver un mari et de « finir dévorée par ses bergers allemands ». Une évocation assez frappante et effrayante pour pousser les récalcitrantes à rentrer dans le rang. Bien sûr, tout cela ne découle pas d’un quelconque complot, et ne nécessite même pas d’intentionnalité : un corpus diffus d’idées reçues, de conventions admises par tous, de réflexions machinales adressées aux femmes, assure le maintien et le renouvellement des mots d’ordre.
1 Virginia Woolf, « Métiers de femmes » [1931], Lectures intimes, traduit par Florence Herbulot et Claudine Jardin, Robert Laffont, Paris, 2013.
2 Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Fragiles ou contagieuses Le pouvoir médical et le corps des
De manière plus ou moins insidieuse, la société contemporaine continue à louer chez les femmes — et très peu chez les hommes — les qualités d’altruisme, d’attention aux besoins des autres, d’indulgence, de générosité. © Brooklyn Museum / IMAGO
D’un siècle à l’autre, d’une décennie à l’autre, l’enjeu reste le même : perpétuer un ordre social dans lequel les femmes prennent en charge le bien-être des hommes et assurent seules, ou quasiment seules, l’éducation des enfants, ainsi que l’entretien et le fonctionnement du foyer. Longtemps, cela a supposé qu’elles gomment entièrement leurs caractéristiques propres, les traits singuliers de leur personnalité, leurs aspirations individuelles. C’est très clair dans les Brigitte, une série littéraire française à l’eau de rose lancée dans les années 1930. Quand l’héroïne couve du regard ses deux enfants, une fille et un garçon, on lit : « Roseline [la petite fille] se fondra quelque jour dans une autre famille, tandis que lui, le petit homme qui serre ses poings minuscules et déjà volontaires, il sera lui8 . »
Aujourd’hui – depuis, disons, le dernier quart du XXe siècle –, il est admis qu’une femme puisse vouloir aussi exercer un métier ou une activité qui la passionne. Mais, l’équilibre du partage des tâches au sein des couples hétérosexuels ayant très peu changé, de même que l’organisation sociale de la prise en charge des enfants, cela implique souvent qu’elle cumule les responsabilités, et qu’elle consente donc à un sacrifice d’un autre ordre : celui de ses heures de sommeil et de son droit à la lenteur, à la tranquillité, aux loisirs.
femmes [1973], traduit par Marie Valera, Cambourakis, Paris, 2016.
3 Ibid.
4 Betty Friedan, La Femme mystifiée [1963], Belfond, Paris, 2019.
5 Charlotte Perkins Gilman, Le Papier peint jaune [1892],
Éditions des femmes –Antoinette Fouque, Paris, 2023.
6 Virginia Woolf, « Métiers de femmes », art. cit.
7 Annie Ernaux, La Femme gelée [1981], Gallimard, 1987.
8 Cité par Colette Cosnier, « Maréchal, nous voilà !
ou Brigitte de Berthe Bernage », in Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Fayard, Paris, 1999.
9 Chloé Thibaud, Désirer la violence. Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer, Les Insolentes, Vanves, 2024.
De manière plus ou moins insidieuse, la société contemporaine continue à louer chez les femmes – et très peu chez les hommes – les qualités d’altruisme, d’attention aux besoins des autres, d’indulgence, de générosité. Ces dispositions, couplées à la glorification – au cinéma, dans la romance… – des bad boys, les mettent en danger. Elles les encouragent à développer un « syndrome de l’infirmière » qui peut les priver de leurs défenses et museler leur instinct de survie face à des hommes violents. « J’ai été conditionnée à croire que l’amour, le vrai, est sacrificiel, et que s’il ne fait pas mal, il ne s’agit pas vraiment d’amour », témoigne la jeune journaliste Chloé Thibaud9. La maternité, également, reste encensée d’une manière qui valorise « l’abnégation, le martyre et l’art de s’échiner sans aucune reconnaissance ». Ce sont là les mots de la productrice américaine Shonda Rhimes, reine incontestée, non pas de l’opéra, mais du soap opera. Elle raconte être un jour sortie de ses gonds en tombant sur un adage qui affirmait : « Le manque de sommeil est une médaille d’honneur pour les mamans. » Ayant elle-même énormément souffert des difficultés d’endormissement de ses deux filles après leur naissance, elle refuse de faire de ce « mal nécessaire » un motif de fierté.
« Bonne fête à ma maman qui m’a appris à être forte, à être puissante, à être indépendante, à avoir l’esprit de compétition, à assumer fièrement ce que je suis et à me battre pour ce que je veux. »
Elle commente : « Je crois que je n’avais encore jamais réalisé à quel point les femmes sont souvent célébrées pour des attitudes qui ont pour effet de les rendre invisibles. “Elle a tout sacrifié pour ses enfants… Elle n’a jamais pensé à ellemême… Elle leur a tout donné…” L’industrie des cartes de vœux est bâtie sur cette idée. Le message, c’est : “Mères, vous êtes des personnes bonnes et merveilleuses parce que vous vous faites toutes petites, parce que vous niez vos propres besoins, parce que vous trimez sans relâche dans l’ombre et que personne ne le remarque ni ne vous remercie. C’est cela qui vous rend FORMIDABLES.” »
Elle s’insurge : « Qu’est-ce que c’est que ce message ? QUI rendrait hommage à un homme pour ça ? » Et elle conclut : « J’ai besoin d’une carte qui dise : “Bonne fête à ma maman qui m’a appris à être forte, à être puissante, à être indépendante, à avoir l’esprit de compétition, à assumer fièrement ce que je suis et à me battre pour ce que je veux.” Ou : “Bon anniversaire à ma mère qui m’a appris à me fâcher quand c’est nécessaire, à défendre mes convictions et à ne pas reculer quand je sais que j’ai raison.” Ou simplement : “Merci, maman, de m’avoir appris à gagner de l’argent et à ne pas avoir de problème avec ça. Joyeux Noël.” »
Avec sa pugnacité décomplexée, un tel discours, en renvoyant le balancier dans l’autre sens, a le mérite de montrer le niveau d’humilité révoltant prescrit aux femmes. Et d’inviter à le subvertir enfin.
Une Traviata dédoublée et déconstruite: tel est le projet de Karin Henkel pour l’opéra de Verdi. C’est la première fois qu’on verra en Suisse romande le travail de cette star des planches allemandes.
Par Jean-Jacques Roth
Une amie féministe m’a récemment confié qu’elle n’allait plus assister à des spectacles où les femmes avaient des rôles de victimes. Elle n’ira donc pas voir La Traviata de Verdi au Grand Théâtre, où la demi-mondaine Violetta renonce à son amour pour Alfredo après que le père de celui-lui le lui a demandé, alors qu’elle se meurt de tuberculose.
« Je partage avec cette femme la conscience que le répertoire lyrique transmet souvent une image dépassée des femmes », réagit Karin Henkel, la metteure en scène qui va s’emparer de l’ouvrage pour le Grand Théâtre – le spectacle aurait dû voir le jour pendant la pandémie. Mais elle ajoute :
« Cependant, il incombe à une mise en scène de questionner, commenter et réinterpréter ces représentations féminines. En ce sens, je donnerais à chaque production l’opportunité de présenter une vision contemporaine, où les femmes ne sont pas uniquement dépeintes comme des victimes consentantes ».
Peu connue dans l’univers francophone où elle n’a pas encore travaillé, Karin Henkel est une star des scènes germanophones. Vienne, Munich, Berlin, Hambourg, Zurich, Salzbourg : tous les centres du théâtre allemand ont accueilli ses mises en scène, depuis son premier coup d’éclat : elle fut, à 25 ans, la plus jeune metteure en scène à montrer un spectacle au prestigieux Burgtheater de Vienne.
Née à Cologne, Karin Henkel a commencé sa carrière très jeune dans le pretigieux Burgtheater de Vienne. Elle a depuis travaillé sur les plus grandes scènes germanophones, du Thalia Theater de Hambourg au Deutsches Theater de Berlin, au Schauspielhaus de Zurich ou au Festival de Salzbourg. Sa mise en scène d’Amphytrion et son double de Kleist, à Zurich, a été élu spectacle de l’année en 2014 par la revue Theater heute
« Je donnerais à chaque production l’opportunité de présenter une vision contemporaine, où les femmes ne sont pas uniquement dépeintes comme des victimes consentantes. »
Karin Henkel est réputée pour ses lectures complexes et extrêmement fouillées. Elle lit dix fois une pièce avant de la mettre en scène, et procède souvent par un dédoublement des personnages principaux, ce qui lui permet « de mieux entendre les thèmes et les pensées » qui les traversent. La division du moi est pour elle une manière « plus riche, plus signifiante, plus complexe de comprendre une œuvre». Une seconde Traviata est ainsi prévue à côté des deux cantatrices qui alterneront dans la production du Grand Théâtre. « Si je n’avais pas fait du théâtre, j’aurais pu être profileuse », a-t-elle coutume dire. Ses spectacles sont souvent décrits comme « électrisants » par les critiques : un « théâtre de la révolte tempéré par la beauté et l’intelligence ». La Traviata n’est que sa seconde incursion à l’opéra, après Le Joueur de Prokoviev qu’elle a mis en scène en 2018 à Gand, déjà à l’instigation d’Aviel Cahn.
Aujourd’hui, dit-elle, on attend d’elle « quelque chose d’émancipateur, de contemporain ».
Mais faut-il considérer l’opéra de Verdi comme un exemple de la reconduction des stéréotypes de genre, conduisant la femme à se sacrifier au nom des normes sociales de l’époque, ou au contraire comme une dénonciation du patriarcat bourgeois ? « Je pense que les stéréotypes de genre que Verdi reproduit révèlent un schéma qu’il convient aujourd’hui de déconstruire sur scène. Ne nous leurrons pas : l’histoire de cette Violetta mourante, contrainte pour des raisons fallacieuses de renoncer au dernier amour de sa vie, est devenue si vieillotte et historique que sa représentation semblerait involontairement comique si les participants à une mise en scène n’actualisaient pas le sujet d’une manière ou d’une autre. Bien sûr, nous ne pouvons pas réécrire le cœur de l’histoire, mais nous pouvons, par exemple, rechercher de nouvelles motivations pour les personnages et critiquer le regard masculin qui se prétend universel. Il est évident que la violence exercée contre Violetta (Marie Duplessis, qui a inspiré le personnage de la courtisane Violetta, a été vendue à la prostitution par son propre père dès son enfance) peut être vue comme une expression des rapports de pouvoir patriarcaux ».
a
en
au Schaupielhaus de Zurich en 2013 d’après les tragédies d’Euripide, Eschyle, Sophocle et d’Hofmannsthal (dont Strauss a tiré son opéra).
© Opernhaus Zürich
Plus généralement, la mort des femmes est un thème récurrent dans le patrimoine lyrique et littéraire du XIXe siècle. « Edgar Allan Poe a élaboré toute une théorie sur l’exploitation de la femme morte. Il proclame dans La Philosophie de la composition que la mort d’une belle femme est sans doute le sujet le plus poétique du monde. Selon lui, ce motif allie mélancolie et beauté, générant ainsi la plus grande tension poétique. Le plus apte à exploiter cette tension artistique serait l’amant et observateur de la belle défunte, c’est-à-dire l’homme. En tant que metteure en scène, mon rôle est donc d’analyser l’histoire et de porter un regard féminin contemporain sur cette thématique». Mais Violetta est-elle, in fine, une femme forte ou une victime ? « Il faut présenter le personnage de manière aussi complexe et nuancée que possible. Elle est bien plus qu’une victime ou une femme forte. Elle est aussi une femme traumatisée. Au moment où nous la rencontrons dans l’histoire, elle est mourante. Auparavant, elle a parfois mené une vie autonome. Maintenant, elle est victime de sa maladie, qui joue un rôle majeur dans chacune des décisions qu’elle prend ».
Au Grand Théâtre de Genève
La Traviata
Du 14 au 27 juin 2025
www.gtg.ch rdv.
Le pouvoir d’enchanter : les scènes du Grand Théâtre auront ces derniers mois proposé une série exceptionnellement variée de sortilèges, musicaux, scéniques et festifs. Du récital d’Ausriné Stundyté à la première suisse des Aventures d’Alice sous terre, des éclats oniriques de Didon et Enée de Purcell revu par Peeping Tom à la sombre traversée de l’âme russe dans Khovantchina de Moussorgsky ou aux chorégraphies éclatantes de Sasha Waltz, avec en bonus une échappée festive vers Las Vegas à l’occasion d’une Late Night rock’n roll.
La chorégraphe Sasha Waltz a présenté avec sa compagnie son ballet culte, Beethoven 7, qui poursuit sa réflexion sur les utopies, les idéaux bafoués et la perte des illusions. En première partie, dans une brume dystopique, les mêmes danseurs ont apporté le contrepoint de Freiheit/Extasis, pièce électronique sur la difficile recherche de notre liberté individuelle dans notre rapport à la société.
Las Vegas, la frime, le rock, le glam, l’exubérance : c’était le thème de la Late Night organisée dans le cadre du festival Antigel, avec même une wedding chapel pour les mariages d’un soir – ou d’une vie ?
Les Aventures d’Alice sous terre de Gerald Barry, une première suisse et en français sur une mise en scène délicieusement comique de Julien Chavaz.
Les Vieux-Croyants opposés à Pierre le Grand et ses réformes, la Russie éternelle contre la tentation occidentale : la tension qui structure l’opéra de Moussorgsky, Khovantchina, n’a jamais paru plus actuelle – et le spectacle de Calixto Bieito lui rend toute sa dimension prophétique.
Dans Didon et Enée, l’opéra de Purcell ici complété par les compositions d’Atsushi Sakai et revu par le prisme de la compagnie Peeping Tom, la reine de Carthage se meurt dans un palais peu à peu envahi par le sable, où se déploient tous ses fantasmes.
Le Cristo velato dans la chapelle Sansevero, entouré de sculptures phénoménales : ce chef-d’œuvre du baroque napolitain a fait dire au sculpteur Canova qu’il aurait donné dix ans de sa vie pour être capable de sculpter ce gisant couvert d’un voile de marbre d’une finesse inouïe. © JJR
Lorsque Pergolèse y compose son célèbre Stabat Mater, qui sera présenté en mai à la Cathédrale Saint-Pierre, Naples est la deuxième ville d’Europe. Puissante, riche, et follement baroque. Elle a perdu puissance et richesse, mais l’esprit baroque ne l’a plus quittée. Promenade.
Par Jean-Jacques Roth
1000 églises, chapelles, oratoires. La densité religieuse napolitaine n’a d’égale que celles de Rome et Venise, et on ne la visite pas sans un sentiment de saturation émerveillée devant l’expression d’une dévotion qui rythme chaque pas, Vierge Marie et Diego Maradona confondus. Gianbattista Pergolesi (1710-1736) aura été l’un des innombrables chantres de l’essor musical napolitain aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec les Paisiello, Vinci, Cimarosa ou Alessandro Scarlatti. Il a 26 ans lorsqu’il compose son Stabat Mater, peu avant de mourir dans un monastère de Pozzuoli où il s’est retiré pour soigner sa tuberculose. C’est déjà une star, sa mort en fera aussitôt une légende.
C’est à Naples qu’il a vécu et étudié, Naples qui avec 250 000 habitants est alors la deuxième ville européenne après Paris. Les années les plus fastes de la cité royale correspondent à l’épanouissement du style baroque. Comme les ombres et les lumières du Caravage, les décors surchargés du Duomo ou de la chapelle Sansevero, les accents
poignants du Stabat Mater relèvent d’un style dominé par le surlignement émotionnel. Mais comme ses opéras bouffe, dont la célèbre Serva padrona, la ville de Pulcinella est aussi celle du théâtre et de l’exubérance. Drame et bouffonnerie s’y confondent dans un même élan de vitalité, épargnée par la globalisation qui a uniformisé tant d’autres métropoles. Alors oui, si le baroque est l’expression « d’un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles », selon la formule de Philippe Beaussant, Naples est définitivement baroque.
CRISTO VELATO
Le grand sculpteur Canova disait qu’il aurait donné dix ans de sa vie pour être capable d’avoir créé le Cristo velato, qui est à la sculpture ce que la Joconde est à la peinture. Le Christ voilé gît au centre de la chapelle Sansevero, aujourd’hui convertie en musée. Dépouille sublime, d’une douceur infinie, dont le voile de marbre couvrant le corps et le visage du Christ est d’une telle transparence que beaucoup crurent qu’il s’agissait d’un tissu « marbrisé » selon des méthodes tenues secrètes par le commanditaire Raimondo di Sangro, né comme Pergolèse en 1710. L’examen scientifique a démontré qu’il n’en était rien. D’autres statues jalonnent la chapelle, dont La Désillusion de Francisco Queirolo, représentant un homme cherchant à se libérer d’un filet aux mailles de marbre si fines que les polisseurs refusèrent d’y toucher de peur de les briser. C’est donc le sculpteur qui assura lui-même les finitions.
Via Francesco de Santis 19/21, museosansevero.it. Réservation indispensable, c’est pris d’assaut.
Sur la colline du Vomero, à côté du château Sant’Elmo dominant le quartier populaire de Spagnoli, l’église et les cloîtres San Martino présentent un des plus beaux ensembles baroques de la ville. Parois recouvertes de fresques de Lanfranco, stucs, toiles, sculptures, marqueteries de marbres polychromes… offrent un des plus beaux panoramas du savoir-faire des artisans et artistes napolitains de l’âge baroque. On y monte en funiculaire, on s’attarde après la visite sur la terrasse pour admirer la baie de Naples et déguster une sfogliatella chez Scartuchio, institution pâtissière vieille de plus d’un siècle. La recette de ses médaillons au chocolat fourrés à la crème de liqueur est tenue secrète.
Largo S. Martino, 5, réservations sur italy-museum.com
Le musée de San Martino abrite l’une des plus grandes collections de crèches au monde. La crèche baroque-rococo, dite Cuciniello, comporte 162 personnages, 80 animaux et anges et plus de 450 objets. Art typiquement napolitain, où les personnages sacrés se mêlent aux figures de la vie quotidienne, la confection de crèches a connu son apogée à Naples au XVIIIe siècle, attirant les plus grands
Le Teatro San Carlo est antérieur à la Scala de Milan qui a repris son plan en fer à cheval avec six étages de loges. © IMAGO
sculpteurs et occupant les loisirs des nobles, jusqu’à la famille royale. Dans le centre historique de la ville, la via San Gregorio Armeno est peuplée de boutiques proposant des crèches et leurs pastori (les santons) mais aussi Pulcinella ou des footballeurs, Maradona côtoyant la Vierge Marie en toute allégresse commerciale.
Maître du chiaroscuro dont le génie influencera profondément le baroque, Le Caravage s’est exilé à Naples en 1606 pour fuir Rome après avoir tué un adversaire lors d’une bagarre. La ville, qui ne sera qu’une étape de son exil, conserve deux de ses peintures majeures et largement valorisées auprès des touristes, en cette époque de folie caravagesque. C’est d’une part La Flagellation du Christ, conservée au Musée
Capodimonte actuellement fermé pour réfection, et qui est prêtée à la grande expo Caravage du palais Barberini à Rome (jusqu’au 6 juillet).
C’est d’autre part l’exceptionnel retable Les Sept œuvres de Miséricorde, à voir dans la chapelle octogonale du complexe caritatif du Pio Monte della Misericordia, transformé en musée. Chef-d’œuvre bien entouré puisque les mêmes murs abritent une superbe Déposition du Christ de Luca Giordano. Via dei Tribunali, 253, piomontedellamisericordia.it
Marbres polychromes, surcharge décorative, effets dramatiques des sculptures, trompe-l’œil, grandeur parfois pompeuse rompue par des ex-voto frisant le kitsch : la densité et la beauté des innombrables églises baroques de Naples rend une sélection hasardeuse. Les merveilles se découvrent à chaque coin de rue dans le centre historique. On doit pourtant mettre au sommet le Duomo, cathédrale de la ville longuement remaniée, qui renferme un baptistère dont les mosaïques valent à elles seule la visite. Ou la presque introuvable église de San Gregorio Armeno, coincée entre deux boutiques de santons, avec ses stalactites de boiseries incrustées et ses plafonds à caissons, et ses décorations de Luca Giordano, qui a notamment peint l’admirable Gloire de Saint Grégoire sous la coupole. Plafond à caissons également dans la nef monumentale aux couleurs bleutées de l’église San Domenico Maggiore, antérieure aux excès baroques, alors que ceux-ci exultent dans l’église du Gesù Novo.
Etonnante façade Renaissance avec bossage en pointes de diamant à laquelle l’intérieur, le plus richement baroque sans doute de la ville, oppose le contraste de sa splendeur flamboyante.
Duomo, via Duomo 147 / église San Gregorio Armeno, via San Gregorio Armeno 44 / église San Domenico Maggiore, piazza San Domenico Maggiore / église du Gesù Novo, piazza del Gesù Novo
TEATRO SAN CARLO
C’est l’une des maisons d’opéra les plus célèbres au monde et l’une des plus anciennes d’Europe (1737) subsistant aujourd’hui. Avec ses six étages de loges disposées en fer à cheval, une vaste loge royale, ses ors et ses rouges, ses décors baroques qui ne craignent aucune surcharge, son horloge singulière dont le cadran tourne autour d’un doigt pointé figurant l’aiguille, il servira de modèle à la Scala de Milan construite un
demi-siècle plus tard, et dont il sera l’éternel rival italien. Le San Carlo a été reconstruit à l’identique en 1816 après avoir été incendié. La direction y a alors été assurée par Rossini puis Donizetti. « Mes yeux sont éblouis, mon âme ravie (…) Il n’y a rien en Europe, je ne dirai pas d’approchant, mais qui puisse même donner une idée de ce théâtre », a écrit Stendhal. La monumentale Galleria Umberto édifiée à la fin du XIXe siècle juste en face du théâtre en écrase hélas la majesté, alors que l’on n’en voit que la façade latérale depuis l’immense piazza del Plebiscito, également flanquée par le Palais royal et la basilique San Francesco di Paola. Comme dans la plupart des théâtres italiens, la saison démarre en décembre et s’achève en novembre, avec une pause en août.
Via Santa Brigida, 68. teatrosancarlo.it
MARADONA
Si le baroque rime avec exubérance émotionnelle, toute la ville mérite d’être définie ainsi, avec ses rues encombrées, ses cris et ses klaxons, sa vitalité de chaque instant. Mais rien n’en atteste de manière plus spectaculaire que le culte rendu au football. Toutes sortes d’effigies de joueurs actuels balisent les rues du centre sous forme de fanions, ex-voto, graffitis enamourés. Mais rien n’arrive à la cheville de l’adoration que suscite encore Maradona (qui a donné son nom au stade de Naples, où il a joué de 1984 à 1992). Cinq ans après sa mort, les traces de la Diegomania restent vivantes : les peintures murales de sa figure sont encore légion, avec en particulier la grande fresque de la Piazza Maradona, dans le quartier populaire de Spagnoli, qui lui a été dédiée après la victoire de Naples en coupe d’Europe en 1990. Marchands de souvenir à l’effigie du joueur, statuettes, maillots, porte-clés, tout ce qui peut faire image est à disposition des pèlerins, innombrables. À côté, un musée est consacré à l’idole.
Piazza Maradona
Le baroque n’est ici pas dans le décor mais dans les pâtisseries. Sur le flanc de la piazza del Plebiscito, le Caffè Gambrinus a été fondé en 1860 et est rapidement devenu fournisseur de la famille royale. Décoré par les meilleurs peintres de l’école napolitaine, dans un style qui annonce l’Art nouveau, il propose dans ses salons dorés et sur sa grande terrasse ombragée ce qui se fait de mieux en matière de d’inventivité pâtissière napolitaine. Hemingway, Totò, d’Annunzio, Oscar Wilde et Jean-Paul Sartre y ont goûté les sfogliatelle aériennes, les tartelettes aux fraises des bois ou les babas (spécialité napolitaine) parfumés de mille manières.
Via Chiaia 1
PIAZZA BELLINI
Rien de baroque ici, si ce n’est d’être au cœur du périmètre historique et de proposer l’un des rares espaces dégagés dans l’entrelacs de rues étroites qui l’entourent, et d’être entourée de palais construits au XVIIe siècle, comme les Palazzi FirraoBisingano, Castriota Sandenberg et Principi di Conca. Au centre, la statue du compositeur Bellini, qui a également donné son nom à un théâtre à l’italienne qui accueille aujourd’hui le meilleur de la production théâtrale et chorégraphique d’Europe et d’Italie (Via Conte di Ruvo). Une place idéale pour la pause café ou l’apéro Spritz, selon l’heure, après avoir été saturé par la visite des églises tout autour : les cafés pullulent et l’ambiance s’échauffe quand vient le soir.
À la Cathédrale Saint-Pierre Stabat Mater
Du 10 au 18 mai 2025 www.gtg.ch
Outre les spectacles de fin de saison (Stabat Mater, La Traviata, Mirage), le Grand Théâtre ouvre ses portes et ses coulisses, fait la fête ou propose une représentation sur grand écran à la belle étoile. Partons donc à la découverte de l’opéra de Verdi en s’allongeant sur l’herbe du parc des Eaux-Vives, allons danser électro au cours de la fête de la musique en partenariat avec le Festival Electron, ou plongeons-nous dans l’univers du lied grâce au récital du merveilleux baryton allemand Benjamin Appl, qui fut le dernier élève de Dietrich FischerDieskau auquel il est souvent comparé.
En amont de Mirage, chorégraphie de Damien Jalet sur une scénographie de Kohei Nawa, le Ballet du GTG donne un avant-goût de cette création très attendue en ouvrant au public une session de répétition. Grand Théâtre Genève, le 3 mai à 13h30.
C’est en dialogue avec le cycle Six Songs from « A Shropshire Lad » que le baryton allemand Benjamin Appl, fidèle à sa curiosité et ouverture musicale, a construit son récital autour de la figure de Gustav Mahler. On retrouvera dans ce récital, outre ses Rückert-Lieder et quelques autres chants, quelques-uns de ses jeunes collègues, plus ou moins connus, comme Erich Wolfgang Korngold ou Alma Mahler mais aussi d’autres compositeurs, Juifs de Bohème, morts à Theresienstadt. Un programme écrit en point d’interrogation dramaturgique et qui ne peut que se terminer par Urlicht de Mahler, ce chant du Cor merveilleux de l’enfant où l’homme exprime à la fois son désir de transcendance et sa finitude. Il sera accompagné au piano par son complice James Baillieu.
Grand Théâtre Genève, le 15 mai à 20h.
ATELIER PUBLIC LA TRAVIATA
Une fois par production, le samedi matin, rejoignez-nous pour un atelier de pratique artistique en lien avec la thématique de l’opéra ou du ballet à venir. Chant, danse, théâtre, écriture, arts plastiques, laissez-vous surprendre et venez mettre en voix, en scène, en mots ou en images, avec des professionnels qui vous guideront à travers l’une des facettes de cet art total qu’est l’opéra.
Grand Théâtre Genève, le 7 juin à 11h.
LATE NIGHT X ELECTRON POUR LA FÊTE DE LA MUSIQUE
Quand le théâtre devient le spectacle et quand les acteurs du spectacle c’est vous. Accueillis dès l’entrée par une ambiance et des sons qui vous emmènent, vous voilà emportés en Cendrillon des temps modernes, de salle en salle, de longdrink en cocktail, jusqu’au bout de minuit, dans un lieu atypique pour des gens curieux de tout. L’occasion de retisser les liens avec nos voisins et acolytes et de s’ouvrir à d’autres genres.
Grand Théâtre Genève, les 20 et 21 juin. Programme à venir sur : www.gtg.ch/la-plage/late-nights
Pour fêter la musique ensemble, le Grand Théâtre vous invite sous les étoiles, au parc des Eaux-Vives, pour une projection de La Traviata de Giuseppe Verdi, sur grand écran. Une soirée à la belle étoile, les pieds dans l’herbe et la musique de Verdi dans les oreilles pour (re)découvrir cette création mise en scène par Karin Henkel, donnée en clôture de notre saison 24/25. Une nuit inoubliable à ne pas manquer !
Parc des Eaux-Vives Genève, le 21 juin à 21h, entrée libre.
La RTS contribue au renforcement culturel romand, à la radio, à la télévision et sur le digital, grâce à près de 50 émissions culturelles hebdomadaires.