AVANT LE JOUR - Vincent Beaurin

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Avant le jour

Avant le jour

Vincent Beaurin 2023

Vincent Beaurin 2023

Ici, a priori, pas de cohérence, pas de conformité, pas de liens apparents ni communautés, seulement quelques entités autonomes.

Ici, a priori, pas de cohérence, pas de conformité, pas de liens apparents ni communautés, seulement quelques entités autonomes.

Sur les quais du Piccolo Porto, les jeunes pêcheurs assis sur des tabourets jonglent à mains nues avec les oursins et « cueillent » leurs œufs orange à la petite cuillère pour donner la becquée aux passants. Aller prier pour un «bon viaggio» au Duomo, entre les massives colonnes d’un temple antique recyclé ou dans la pyramide de béton d’une basilique un peu désertée. Puis partir vers Catane, ses églises massives, son extravagant palais Biscari et sa jeunesse retrouvée, avant de se perdre sur les petites routes fleuries et odorantes qui serpentent entre la mer ionienne et les orangeraies aux murets anthracite. Dormir dans un cube de verre au milieu des citronniers puis grimper vers les terres sombres d’un monastère métamorphosé en une halte «organique», au plus près du volcan. Zigzaguer sur les flancs de l’Etna et redescendre à travers les champs d’oliviers et les orangeraies vers la ferme et les chambres d’un agritourisme saisi par le design, parfait contraste avec les somptueux jardins des marquis de San Giuliano aux collections de plantes exotiques rivalisant avec les agrumes centenaires. S’endormir au cœur de Raguse et de Modica dans des grottes de calcaire puis revoir la mer à travers les roseaux des lagunes de l’Oasi di Vendicari, égayées de flamants roses. Et revenir avec aux lèvres des goûts nouveaux, nés de l’enthousiasme suscité par cette île où le baroque est un luxe et la terre la réalité.

Sur les quais du Piccolo Porto, les jeunes pêcheurs assis sur des tabourets jonglent à mains nues avec les oursins et « cueillent » leurs œufs orange à la petite cuillère pour donner la becquée aux passants. Aller prier pour un «bon viaggio» au Duomo, entre les massives colonnes d’un temple antique recyclé ou dans la pyramide de béton d’une basilique un peu désertée. Puis partir vers Catane, ses églises massives, son extravagant palais Biscari et sa jeunesse retrouvée, avant de se perdre sur les petites routes fleuries et odorantes qui serpentent entre la mer ionienne et les orangeraies aux murets anthracite. Dormir dans un cube de verre au milieu des citronniers puis grimper vers les terres sombres d’un monastère métamorphosé en une halte «organique», au plus près du volcan. Zigzaguer sur les flancs de l’Etna et redescendre à travers les champs d’oliviers et les orangeraies vers la ferme et les chambres d’un agritourisme saisi par le design, parfait contraste avec les somptueux jardins des marquis de San Giuliano aux collections de plantes exotiques rivalisant avec les agrumes centenaires. S’endormir au cœur de Raguse et de Modica dans des grottes de calcaire puis revoir la mer à travers les roseaux des lagunes de l’Oasi di Vendicari, égayées de flamants roses. Et revenir avec aux lèvres des goûts nouveaux, nés de l’enthousiasme suscité par cette île où le baroque est un luxe et la terre la réalité.

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Retour à la steppe en franchissant le col de Sélim et son caravansérail isolé - où tourbillonnent les aigles - pour zigzaguer à nouveau entre les monts arides sur un toboggan qui se glisse entre les falaises jusqu’au monastère de Noravank, dans les cônes plissés des tourelles percent le ciel. La plaine en contrebas, qui nous ramènera à Erevan, est striée de vignobles entourant le monastère iconique de Khor Virap, planté à la frontière avec la Turquie comme un défi chrétien face au mont Ararat en terre musulmane. À cette longue boucle routière qui résume les beautés convulsives du reste du pays s’ajoutent deux échappées magiques proches de la capitale.

À l’ouest d’Erevan, sur la douce colline de Sardarapat, lieu de l’ultime bataille gagnée contre les Turcs au printemps 1918, deux gigantesques taureaux ailés en tuf orange vif montent la garde. Des statues d’aigles imposants en basalte noir, alignées le long d’allées de rosiers, surveillent le mur de la Victoire, où caracolent des chevaux, ailés eux aussi. Sur les bas-reliefs défilent les silhouettes stylisées de tout un peuple en guerre. Aujourd’hui, le silence y est fracassant grâce au talent du sculpteur, le « maître des monuments », qui osa faire vibrer d’orgueil, en 1968, cette inattendue célébration soviétique du nationalisme arménien.

Retour à la steppe en franchissant le col de Sélim et son caravansérail isolé - où tourbillonnent les aigles - pour zigzaguer à nouveau entre les monts arides sur un toboggan qui se glisse entre les falaises jusqu’au monastère de Noravank, dans les cônes plissés des tourelles percent le ciel. La plaine en contrebas, qui nous ramènera à Erevan, est striée de vignobles entourant le monastère iconique de Khor Virap, planté à la frontière avec la Turquie comme un défi chrétien face au mont Ararat en terre musulmane. À cette longue boucle routière qui résume les beautés convulsives du reste du pays s’ajoutent deux échappées magiques proches de la capitale. À l’ouest d’Erevan, sur la douce colline de Sardarapat, lieu de l’ultime bataille gagnée contre les Turcs au printemps 1918, deux gigantesques taureaux ailés en tuf orange vif montent la garde. Des statues d’aigles imposants en basalte noir, alignées le long d’allées de rosiers, surveillent le mur de la Victoire, où caracolent des chevaux, ailés eux aussi. Sur les bas-reliefs défilent les silhouettes stylisées de tout un peuple en guerre. Aujourd’hui, le silence y est fracassant grâce au talent du sculpteur, le « maître des monuments », qui osa faire vibrer d’orgueil, en 1968, cette inattendue célébration soviétique du nationalisme arménien.

À l’est de la capitale, au bout d’une autre gorge, celle de Garni, aux murailles aiguisées d’orgues basaltiques, le monastère rupestre de Geghard s’adosse à une paroi de roches roses déchiquetées. Ses somptueuses chapelles creusées dans la pierre sont tapissées de plaques de basalte noir soutenues par de grosses colonnes gravées. On atteint par un souterrain étroit le mausolée de la famille Prochian, construit à la fin du XIII e siècle. Dans la pénombre, une musique divine s’en échappe. Six étudiants de l’école de musique chantent sous ces voûtes des charakans, hymnes liturgiques qui résonnent sous les arches à l’acoustique miraculeuse comme un chœur d’opéra. Dans cette apothéose de l’architecture médiévale, la gloire d’une très ancienne chrétienté se confond avec la fierté du renouveau de l’identité arménienne, survivante à tout... en chantant.

À l’est de la capitale, au bout d’une autre gorge, celle de Garni, aux murailles aiguisées d’orgues basaltiques, le monastère rupestre de Geghard s’adosse à une paroi de roches roses déchiquetées. Ses somptueuses chapelles creusées dans la pierre sont tapissées de plaques de basalte noir soutenues par de grosses colonnes gravées. On atteint par un souterrain étroit le mausolée de la famille Prochian, construit à la fin du XIII e siècle. Dans la pénombre, une musique divine s’en échappe. Six étudiants de l’école de musique chantent sous ces voûtes des charakans, hymnes liturgiques qui résonnent sous les arches à l’acoustique miraculeuse comme un chœur d’opéra. Dans cette apothéose de l’architecture médiévale, la gloire d’une très ancienne chrétienté se confond avec la fierté du renouveau de l’identité arménienne, survivante à tout... en chantant.

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Originaires des espaces glacés du Nord, quelques clans du peuple hakka, inlassables émigrants depuis le IVe siècle, se transportèrent avec armes, bagages, ancêtres et divinités protectrices vers les terres verdoyantes, vallonnées et fertiles de la province de Fujiang que borde la mer de Chine. Refusant de se mélanger aux tribus locales et réveillant leurs hostilités, comme la convoitise des bandits de grands chemins, ils bâtirent au fil des siècles plus de cinq mille fermes fortifiées aux proportions impressionnantes. Derrière leurs façades presque aveugles, appuyées sur des murs de terre battue de plusieurs mètres d’épaisseur, ils retranchèrent leurs familles dans des intérieurs judicieusement cloisonnés pour résister même aux attaques par le feu. Ouverts sur le ciel par une succession de cours, de jardins et de bassins, ces extraordinaires bâtiments souvent circulaires ou en demilunes abritent, encore de nos jours, des clans ayant jalousement gardé leurs langages et leurs cultes. Extrêmement hospitaliers malgré leurs murailles - « hakka » en chinois veut dire hôte - les villages, ombragés de banians séculaires sous lesquels cascadent des ruisseaux, sont devenus des havres de charme pour leurs rares visiteurs.

Originaires des espaces glacés du Nord, quelques clans du peuple hakka, inlassables émigrants depuis le IVe siècle, se transportèrent avec armes, bagages, ancêtres et divinités protectrices vers les terres verdoyantes, vallonnées et fertiles de la province de Fujiang que borde la mer de Chine. Refusant de se mélanger aux tribus locales et réveillant leurs hostilités, comme la convoitise des bandits de grands chemins, ils bâtirent au fil des siècles plus de cinq mille fermes fortifiées aux proportions impressionnantes. Derrière leurs façades presque aveugles, appuyées sur des murs de terre battue de plusieurs mètres d’épaisseur, ils retranchèrent leurs familles dans des intérieurs judicieusement cloisonnés pour résister même aux attaques par le feu. Ouverts sur le ciel par une succession de cours, de jardins et de bassins, ces extraordinaires bâtiments souvent circulaires ou en demilunes abritent, encore de nos jours, des clans ayant jalousement gardé leurs langages et leurs cultes. Extrêmement hospitaliers malgré leurs murailles - « hakka » en chinois veut dire hôte - les villages, ombragés de banians séculaires sous lesquels cascadent des ruisseaux, sont devenus des havres de charme pour leurs rares visiteurs.

Poussés, aujourd’hui comme hier par la nécessité, les hommes parcourent les provinces avoisinantes à la recherche de travaux saisonniers pendant que les femmes s’affairent dans les rizières et les temples privés.

Poussés, aujourd’hui comme hier par la nécessité, les hommes parcourent les provinces avoisinantes à la recherche de travaux saisonniers pendant que les femmes s’affairent dans les rizières et les temples privés.

À l’époque du nouvel an chinois revient le temps des retrouvailles. C’est alors que se succèdent, dans chaque clan, cérémonie d’action de grâce aux ancêtres, danse du dragon, spectacle de marionnettes et d’opéra. Des fêtes qui s’épanouissent dans la célébration des mariages avant que les hommes ne reprennent la route.

À l’époque du nouvel an chinois revient le temps des retrouvailles. C’est alors que se succèdent, dans chaque clan, cérémonie d’action de grâce aux ancêtres, danse du dragon, spectacle de marionnettes et d’opéra. Des fêtes qui s’épanouissent dans la célébration des mariages avant que les hommes ne reprennent la route.

Puis la vie continue, immuable, dans ces forteresses qui ont su résister au temps, aux pressions du pouvoir et aux bouleversements du monde, comme des îlots anachroniques battus par les flots de béton de l’urbanisation galopante d’une Chine en pleine mutation.

Puis la vie continue, immuable, dans ces forteresses qui ont su résister au temps, aux pressions du pouvoir et aux bouleversements du monde, comme des îlots anachroniques battus par les flots de béton de l’urbanisation galopante d’une Chine en pleine mutation.

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Prenant une voiture à Glasgow, sautons de ferry en ferry vers nos trois îles favorites, Jura, Mull et Skye flottantes à l’ouest de l’Écosse, pour une escapade à deux, entre mecs forcément sympas, vaguement sportifs, aux intérêts variés et à la sobriété variable. Ce qui évitera de trop nous scotcher sur les innombrables distilleries de whisky qui jalonnent ces côtes, pour mieux s’enivrer de l’air du large et du spectacle d’une faune et d’une flore exubérante au cœur de paysages prodigieux. Nous embarquerons un beau matin (ou pas) vers les Hébrides intérieures où, dit-on, quatre saisons peuvent défiler en un seul jour, pour voguer dans des labyrinthes aquatiques, entre montagnes rondes aux vagues de verdures veloutées et falaises déchiquetées par une mer prisonnière de roches volcaniques. Les nuages s’amoncellent parfois au-dessus du pont en quarante nuances de gris, et, vue du bastingage, la lumière au loin bascule sans cesse, laiteuse, fardée de rose et de mauve ou éclatante des ors d’un soleil qui perce les nuées. Les flots sous nos étraves passeront du bleu pervenche aux plus menaçants des anthracites et leurs humeurs seront aussi changeantes que les vents incessants.

Prenant une voiture à Glasgow, sautons de ferry en ferry vers nos trois îles favorites, Jura, Mull et Skye flottantes à l’ouest de l’Écosse, pour une escapade à deux, entre mecs forcément sympas, vaguement sportifs, aux intérêts variés et à la sobriété variable. Ce qui évitera de trop nous scotcher sur les innombrables distilleries de whisky qui jalonnent ces côtes, pour mieux s’enivrer de l’air du large et du spectacle d’une faune et d’une flore exubérante au cœur de paysages prodigieux. Nous embarquerons un beau matin (ou pas) vers les Hébrides intérieures où, dit-on, quatre saisons peuvent défiler en un seul jour, pour voguer dans des labyrinthes aquatiques, entre montagnes rondes aux vagues de verdures veloutées et falaises déchiquetées par une mer prisonnière de roches volcaniques. Les nuages s’amoncellent parfois au-dessus du pont en quarante nuances de gris, et, vue du bastingage, la lumière au loin bascule sans cesse, laiteuse, fardée de rose et de mauve ou éclatante des ors d’un soleil qui perce les nuées. Les flots sous nos étraves passeront du bleu pervenche aux plus menaçants des anthracites et leurs humeurs seront aussi changeantes que les vents incessants.

Un dicton gaélique prône qu’un homme doit trouver sa maison sur Mull, sa vache sur Islay et sa femme sur Jura. Va donc pour une première escale sur Jura où la drague de la gent féminine sera plus que serrée : 200 humains seulement habitent ses petits 300 km2 en compagnie de 7 000 cerfs sauvages. Négligeant les bovins d’Islay – mais humant de loin ses huit distilleries –, nous rejoignons Jura via Port Askaig, où la bouche métallique du gros ferry venu de Kennacraig nous a débarqués. Dans une crique pimpante comme une carte postale, une petite maison peinte à la chaux fait office de pub, bureau de poste et resto. Parfait abri pour attendre joyeusement le transbordement, avec pintes de bière, fish and chips et pêche locale encore frétillante. Notre mini-ferry, les voitures attachées sur le pont trempé par les embruns, rejoindra en cinq minutes Feolin, quai solitaire se détachant sur une lande déserte, prélude bien modeste aux étonnements à venir. Ici commence la seule route de Jura qui longe sa côte est sur une vingtaine de kilomètres, de baies en plages, frôlant, sur la pointe de nos pneus, un territoire demeuré sauvage, enveloppée dans une couverture de tourbières et de bruyères. Une harde de cerfs roux, plantée à l’affût sur la colline en guise de comité d’accueil, nous défie calmement, yeux dans les yeux. Ces créatures majestueuses, fondatrices de tous les mythes de l’île, capables de raser une forêt en quelques générations, s’y reproduisent depuis des siècles avec tant d’enthousiasme que leur traque et leur chasse deviennent un acte citoyen, réglementé. Pour le plus grand bonheur de la poignée de propriétaires de « Hunting Estates » qui possèdent 90 % de Jura, tel le beau-père du Premier ministre Cameron.

Un dicton gaélique prône qu’un homme doit trouver sa maison sur Mull, sa vache sur Islay et sa femme sur Jura. Va donc pour une première escale sur Jura où la drague de la gent féminine sera plus que serrée : 200 humains seulement habitent ses petits 300 km2 en compagnie de 7 000 cerfs sauvages. Négligeant les bovins d’Islay – mais humant de loin ses huit distilleries –, nous rejoignons Jura via Port Askaig, où la bouche métallique du gros ferry venu de Kennacraig nous a débarqués. Dans une crique pimpante comme une carte postale, une petite maison peinte à la chaux fait office de pub, bureau de poste et resto. Parfait abri pour attendre joyeusement le transbordement, avec pintes de bière, fish and chips et pêche locale encore frétillante. Notre mini-ferry, les voitures attachées sur le pont trempé par les embruns, rejoindra en cinq minutes Feolin, quai solitaire se détachant sur une lande déserte, prélude bien modeste aux étonnements à venir. Ici commence la seule route de Jura qui longe sa côte est sur une vingtaine de kilomètres, de baies en plages, frôlant, sur la pointe de nos pneus, un territoire demeuré sauvage, enveloppée dans une couverture de tourbières et de bruyères. Une harde de cerfs roux, plantée à l’affût sur la colline en guise de comité d’accueil, nous défie calmement, yeux dans les yeux. Ces créatures majestueuses, fondatrices de tous les mythes de l’île, capables de raser une forêt en quelques générations, s’y reproduisent depuis des siècles avec tant d’enthousiasme que leur traque et leur chasse deviennent un acte citoyen, réglementé. Pour le plus grand bonheur de la poignée de propriétaires de « Hunting Estates » qui possèdent 90 % de Jura, tel le beau-père du Premier ministre Cameron.

Seuls obstacles à une circulation plus que fluide, des troupeaux de moutons sont les compagnons constants de notre traversée, entre mer et terres. Première mise en jambe en pente douce, une marche dans un splendide isolement rustique veillé par les courbes maternelles des trois « Paps », mamelons hauts de 700 mètres qui arrondissent en douceur la silhouette de l’île. Sur leurs flancs nous croisons des « crofters », cultivant de maigres arpents de terre fertile et promenant leurs troupeaux dans la lande où la tourbe laisse la place à quelques surfaces appétissantes de fougères et de trèfles. De rares pêcheurs guettent la truite dans les centaines de ruisseaux qui cascadent sur les pentes, et les longues plages balisant notre périple sont évidemment désertes. Dévalant jusqu’à la baie d’Inverlussa, une pancarte posée sur une table de guingois dans le sable nous invite à un « tea on the beach » à commander par talkie-walkie et, de la ferme voisine, Georgina, accorte paysanne, descend sur la plage nous servir thé brûlant, toasts et cakes que nous avalons ravis et éberlués par quelques cerfs baguenaudant paisiblement à quelques mètres dans l’écume. La route à son extrémité devient un hasardeux chemin caillouteux mais tout en bas, se niche Barnhill, une ferme isolée au-dessus du Sound of Jura où George Orwell écrivit « 1984 », vision prophétique d’un « Big Brother » qui hante encore nos cauchemars contemporains. Son patron, Lord David Astor, propriétaire du quotidien où il travaillait et d’un domaine de huit mille hectares sur l’île, lui avait suggéré cette retraite créative dont l’isolement et l’humidité faillirent avoir sa peau mais pas sa plume. Pour les plus soiffards et ingambes, les « ceilidhs », fêtes musicales celtes carburant au pur malt, les feront gigoter et virevolter dans le « Cooperage », immense entrepôt où dorment les centaines de barriques vides de l’unique et excellente distillerie du minuscule village de Craighouse, un lieu magique pour danser avec Catriona, Fenella et autres bergères. Sur les quais du petit port, l’esprit du whisky de Jura, parfumé à la tourbe, se dissipe dans la brume qui enveloppe les promeneurs solitaires.

Seuls obstacles à une circulation plus que fluide, des troupeaux de moutons sont les compagnons constants de notre traversée, entre mer et terres. Première mise en jambe en pente douce, une marche dans un splendide isolement rustique veillé par les courbes maternelles des trois « Paps », mamelons hauts de 700 mètres qui arrondissent en douceur la silhouette de l’île. Sur leurs flancs nous croisons des « crofters », cultivant de maigres arpents de terre fertile et promenant leurs troupeaux dans la lande où la tourbe laisse la place à quelques surfaces appétissantes de fougères et de trèfles. De rares pêcheurs guettent la truite dans les centaines de ruisseaux qui cascadent sur les pentes, et les longues plages balisant notre périple sont évidemment désertes. Dévalant jusqu’à la baie d’Inverlussa, une pancarte posée sur une table de guingois dans le sable nous invite à un « tea on the beach » à commander par talkie-walkie et, de la ferme voisine, Georgina, accorte paysanne, descend sur la plage nous servir thé brûlant, toasts et cakes que nous avalons ravis et éberlués par quelques cerfs baguenaudant paisiblement à quelques mètres dans l’écume. La route à son extrémité devient un hasardeux chemin caillouteux mais tout en bas, se niche Barnhill, une ferme isolée au-dessus du Sound of Jura où George Orwell écrivit « 1984 », vision prophétique d’un « Big Brother » qui hante encore nos cauchemars contemporains. Son patron, Lord David Astor, propriétaire du quotidien où il travaillait et d’un domaine de huit mille hectares sur l’île, lui avait suggéré cette retraite créative dont l’isolement et l’humidité faillirent avoir sa peau mais pas sa plume. Pour les plus soiffards et ingambes, les « ceilidhs », fêtes musicales celtes carburant au pur malt, les feront gigoter et virevolter dans le « Cooperage », immense entrepôt où dorment les centaines de barriques vides de l’unique et excellente distillerie du minuscule village de Craighouse, un lieu magique pour danser avec Catriona, Fenella et autres bergères. Sur les quais du petit port, l’esprit du whisky de Jura, parfumé à la tourbe, se dissipe dans la brume qui enveloppe les promeneurs solitaires.

Notre prochaine escale est Mull, l’île aux émerveillements naturels époustouflants. Cette fois-ci, notre ferry est amarré à Oban, face à un quai grouillant de monde où, sur l’étal de la baraque vert pomme de la « Seafood Hut », des pyramides de grosses crevettes se négocient à bas prix. L’un de nous tentera d’en battre le record de dégustation avant de les restituer à leur élément quand notre navire tanguera en faisant cap sur les ruines du Duart Castle, perché à la pointe est de Mull, escorté par un grand aigle de mer à queue blanche. Réintroduit sur ces rivages il y a quarante ans, ce magnifique prédateur aux becs et griffes acérés comme des

Notre prochaine escale est Mull, l’île aux émerveillements naturels époustouflants. Cette fois-ci, notre ferry est amarré à Oban, face à un quai grouillant de monde où, sur l’étal de la baraque vert pomme de la « Seafood Hut », des pyramides de grosses crevettes se négocient à bas prix. L’un de nous tentera d’en battre le record de dégustation avant de les restituer à leur élément quand notre navire tanguera en faisant cap sur les ruines du Duart Castle, perché à la pointe est de Mull, escorté par un grand aigle de mer à queue blanche. Réintroduit sur ces rivages il y a quarante ans, ce magnifique prédateur aux becs et griffes acérés comme des

poignards, est devenu une attraction locale autant qu’une menace pour les agneaux qu’il enlève d’un seul battement de ses ailes d’une envergure de plus de deux mètres.

poignards, est devenu une attraction locale autant qu’une menace pour les agneaux qu’il enlève d’un seul battement de ses ailes d’une envergure de plus de deux mètres.

Plus pesantes sont les autres vedettes animales du coin, les « Kiloe Highland Cattle » hirsutes bovins trapus et les « Hebridean Native Sheeps » moutons très noirs, arborant parfois d’inquiétantes doubles paires de cornes. Nous les caressons, du bout des yeux, paissant dans les dunes des bords de la baie sablonneuse d’Ardalanish. Soignées par des fermiers farouchement organiques, leurs toisons finiront en tweeds, tissées en chevrons ou tartans sur de vieilles machines victoriennes maniées sur place par des artisans qui négocient crânement leurs créations originales en pure laine bio. Saisis par le démon du shopping, nous nous déguisons en bergers, allant parader sur la lande dans des capes fermées de boutons de bois, coiffés de casquettes plates et emmitouflés de longues écharpes. Nos carapaces laineuses ont la texture rugueuse des terres environnantes, et leurs mêmes couleurs fauves et charbonneuses, fleuries parfois de colorants végétaux tels le pastel ou la garance. Prêts pour la « Fashion Week » de Mull avec ces élégants éleveurs écolos, ils nous proposeront même d’aller bivouaquer sur la plage pour faire griller les meilleurs morceaux d’une viande bio qu’ils découpent avec la même habileté que leurs étoffes.

Plus pesantes sont les autres vedettes animales du coin, les « Kiloe Highland Cattle » hirsutes bovins trapus et les « Hebridean Native Sheeps » moutons très noirs, arborant parfois d’inquiétantes doubles paires de cornes. Nous les caressons, du bout des yeux, paissant dans les dunes des bords de la baie sablonneuse d’Ardalanish. Soignées par des fermiers farouchement organiques, leurs toisons finiront en tweeds, tissées en chevrons ou tartans sur de vieilles machines victoriennes maniées sur place par des artisans qui négocient crânement leurs créations originales en pure laine bio. Saisis par le démon du shopping, nous nous déguisons en bergers, allant parader sur la lande dans des capes fermées de boutons de bois, coiffés de casquettes plates et emmitouflés de longues écharpes. Nos carapaces laineuses ont la texture rugueuse des terres environnantes, et leurs mêmes couleurs fauves et charbonneuses, fleuries parfois de colorants végétaux tels le pastel ou la garance. Prêts pour la « Fashion Week » de Mull avec ces élégants éleveurs écolos, ils nous proposeront même d’aller bivouaquer sur la plage pour faire griller les meilleurs morceaux d’une viande bio qu’ils découpent avec la même habileté que leurs étoffes.

Pour nous faire pardonner tant de plaisirs terrestres, nous allons faire nos dévotions sur l’îlot voisin et sacré d’Iona, apparition maritime d’un vert émeraude flottant au-dessus de flots carrément turquoise. Bel endroit pour une rencontre avec le très brave saint Colomba qui y installa son monastère pour partir christianiser, dès 563, ces contrées vouées au redoutable dieu viking Thor. Après une respectueuse visite au duc et à la duchesse d’Argyll, seigneurs de ces îles, endormis drapés de marbre blanc, côte à côte pour l’éternité sous la nef gothique de l’abbaye, on s’égare le soir venu jusqu’à un cimetière où sont enterrés les 48 premiers rois d’Écosse, dont Macbeth, au son des cris rauques des râles des genets, nom évocateur d’un oiseau migrateur, bruyant et noctambule. Le plus vigoureux de nous deux part courir après le soleil couchant, en pédalant le long des Loch Na Kraal et Scridain, deux profondes incursions de la mer jusqu’au cœur tourmenté de l’île. Alentour, les falaises s’éclairent comme pour des effets spéciaux et se couvrent au fur et à mesure de tapisseries flamboyantes, qui trempent leurs traînes de lichens et de mousses dans les eaux sombres qui les reflètent. Dernière claque pour nos yeux ébahis : le basalte, surgissant des flots en colonnades hexagonales et marches en damier, pour former Staffa, univers dramatique

Pour nous faire pardonner tant de plaisirs terrestres, nous allons faire nos dévotions sur l’îlot voisin et sacré d’Iona, apparition maritime d’un vert émeraude flottant au-dessus de flots carrément turquoise. Bel endroit pour une rencontre avec le très brave saint Colomba qui y installa son monastère pour partir christianiser, dès 563, ces contrées vouées au redoutable dieu viking Thor. Après une respectueuse visite au duc et à la duchesse d’Argyll, seigneurs de ces îles, endormis drapés de marbre blanc, côte à côte pour l’éternité sous la nef gothique de l’abbaye, on s’égare le soir venu jusqu’à un cimetière où sont enterrés les 48 premiers rois d’Écosse, dont Macbeth, au son des cris rauques des râles des genets, nom évocateur d’un oiseau migrateur, bruyant et noctambule. Le plus vigoureux de nous deux part courir après le soleil couchant, en pédalant le long des Loch Na Kraal et Scridain, deux profondes incursions de la mer jusqu’au cœur tourmenté de l’île. Alentour, les falaises s’éclairent comme pour des effets spéciaux et se couvrent au fur et à mesure de tapisseries flamboyantes, qui trempent leurs traînes de lichens et de mousses dans les eaux sombres qui les reflètent. Dernière claque pour nos yeux ébahis : le basalte, surgissant des flots en colonnades hexagonales et marches en damier, pour former Staffa, univers dramatique

et noir à quelques encablures des sables dorés de la plage de Calgary. La grotte de Fingal y devient une cathédrale volcanique où l’écho des vagues chante une mélopée qui inspira au jeune Mendelssohn son ouverture des « Hébrides ». Non moins exaltés, nous voilà transportés sur une autre planète, colonisée par des macareux aux becs orange voltigeant dans le vent au plus près d’escarpements aux éclats métalliques. Pour les amateurs de ferries que nous sommes, Skye n’est plus une île depuis qu’elle est reliée à l’Écosse par un pont, point de détail pour un éblouissant final. Nous nous y promettons de vigoureux exploits, en abandonnant au plus vite notre machine sur la plus grande île de l’Écosse. La plus impressionnante aussi. Ici les délires minéraux sont à leurs combles entremêlant des roches nues et tourmentées, jaillies du magma et sculptées au détour des couloirs du vent et des vagues. Ses crêtes défilent et éclatent parfois en poignées de couteaux géants tendus vers les cieux. De sombres masses pierreuses en dévalent, se fragmentant et s’éboulant dans l’écume. Skye est envoûtante dans les brumes qui s’accumulent en gros bouillons aux flancs de ses aspérités, un des rares endroits au monde que les pluies embellissent. Elle sait aussi se montrer craquante quand elle passe de l’autre côté du miroir des nuages et s’enroule, métamorphosée en Caribéenne, au long des croissants de ses plages blanches aux couleurs de lagons. Boostés par de telles visions, les plus audacieux se lancent dans les vagues des Coral Beaches, deux parfaits arcs de sable étincelants, découpés dans la prairie verdoyante. Une première baignade revigorante mais pas vraiment tropicale qui fouette les sangs et nous envoie, tout frais, crapahuter pour notre ultime grimpette sur le corps tordu du « Old Man of Storr », silhouette pansue qui se découpe à 700 mètres sur fond de forêts de pins. L’ascension est un peu rude, les gars s’essoufflent et se taisent, presque recueillis, en montant à la file vers un pinacle de jets de basalte étourdissant. Soudainement, un grand coup de vent déchire les nuages et nous dévoile jusqu’à l’horizon les lambeaux telluriques qui forment, tout alentour, le panorama de territoires marins où, chanceux lurons, nous avons navigué dans la beauté convulsive des archipels écossais.

et noir à quelques encablures des sables dorés de la plage de Calgary. La grotte de Fingal y devient une cathédrale volcanique où l’écho des vagues chante une mélopée qui inspira au jeune Mendelssohn son ouverture des « Hébrides ». Non moins exaltés, nous voilà transportés sur une autre planète, colonisée par des macareux aux becs orange voltigeant dans le vent au plus près d’escarpements aux éclats métalliques. Pour les amateurs de ferries que nous sommes, Skye n’est plus une île depuis qu’elle est reliée à l’Écosse par un pont, point de détail pour un éblouissant final. Nous nous y promettons de vigoureux exploits, en abandonnant au plus vite notre machine sur la plus grande île de l’Écosse. La plus impressionnante aussi. Ici les délires minéraux sont à leurs combles entremêlant des roches nues et tourmentées, jaillies du magma et sculptées au détour des couloirs du vent et des vagues. Ses crêtes défilent et éclatent parfois en poignées de couteaux géants tendus vers les cieux. De sombres masses pierreuses en dévalent, se fragmentant et s’éboulant dans l’écume. Skye est envoûtante dans les brumes qui s’accumulent en gros bouillons aux flancs de ses aspérités, un des rares endroits au monde que les pluies embellissent. Elle sait aussi se montrer craquante quand elle passe de l’autre côté du miroir des nuages et s’enroule, métamorphosée en Caribéenne, au long des croissants de ses plages blanches aux couleurs de lagons. Boostés par de telles visions, les plus audacieux se lancent dans les vagues des Coral Beaches, deux parfaits arcs de sable étincelants, découpés dans la prairie verdoyante. Une première baignade revigorante mais pas vraiment tropicale qui fouette les sangs et nous envoie, tout frais, crapahuter pour notre ultime grimpette sur le corps tordu du « Old Man of Storr », silhouette pansue qui se découpe à 700 mètres sur fond de forêts de pins. L’ascension est un peu rude, les gars s’essoufflent et se taisent, presque recueillis, en montant à la file vers un pinacle de jets de basalte étourdissant. Soudainement, un grand coup de vent déchire les nuages et nous dévoile jusqu’à l’horizon les lambeaux telluriques qui forment, tout alentour, le panorama de territoires marins où, chanceux lurons, nous avons navigué dans la beauté convulsive des archipels écossais.

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Aujourd’hui, les coupoles et les dômes des églises aux couleurs de sorbets flottent au-dessus des vagues des toits de tuiles qui se brisent sur les fortifications. Les couples d’amoureux y ont remplacé les canons pointés sur les pirates des Caraïbes qui écumaient ces flots, chargés du butin de celle qu’on appelait « Cartagena de Indias », porte de l’Eldorado. Quand la brise rafraîchit enfin le dédale moite de ses « calles », la ville frémit dans l’attente de ses légendaires plaisirs nocturnes. C’est alors que l’on peut écouter un trompettiste solitaire répéter inlassablement la même phrase musicale, comme un appel à la cumbia, la danse lascive des anciens esclaves. Les nuits de Carthagène sont plus longues que ses jours.

Aujourd’hui, les coupoles et les dômes des églises aux couleurs de sorbets flottent au-dessus des vagues des toits de tuiles qui se brisent sur les fortifications. Les couples d’amoureux y ont remplacé les canons pointés sur les pirates des Caraïbes qui écumaient ces flots, chargés du butin de celle qu’on appelait « Cartagena de Indias », porte de l’Eldorado. Quand la brise rafraîchit enfin le dédale moite de ses « calles », la ville frémit dans l’attente de ses légendaires plaisirs nocturnes. C’est alors que l’on peut écouter un trompettiste solitaire répéter inlassablement la même phrase musicale, comme un appel à la cumbia, la danse lascive des anciens esclaves. Les nuits de Carthagène sont plus longues que ses jours.

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Nous remercions chaleureusement :

Laurent Strouk, Marie Laborde et l’équipe de la galerie : Éléa Bindi, Inès Frachon, Stéphane Mortier, Arny Pena, Romuald Pfister, Juliette Susini.

Stan Bellœil, Catherine Fouré.

Cyril Castelli, Claude Deloffre, Jean-François Rial, Caroline Tiné et Éric Tirelli de nous avoir donné accès aux textes de Jean-Pascal.

À Jean-Pascal

www.stroukgallery.com

PARIS

2, avenue Matignon - 75008

5, rue du Mail - 75002

@stroukgallery

@strouk_editions

@laurentstrouk

Achevé d’imprimer en août 2023 sur les presses d’Agpograf Barcelone, Espagne.

Dépôt légal septembre 2023

ISBN : 978-2-493962-04-1

Publié par la Galerie Strouk

À l’occasion de l’exposition de Vincent Beaurin

Avant le jour

07.09 - 07.10.2023

5, rue du Mail 75002 Paris

Photographies : Ulysse Beaurin

Textes : Jean-Pascal Billaud

2e de couverture « Une autre Sicile », extrait, Marie-Claire Maison n°508, mars-avril 2019, p.150

p. 3 « Rock trip / road trip archi en Arménie », extrait, Vacance n°3, 2017, p.97

p. 10 « Les forteresses du riz », extrait, Marie-Claire Maison n°364, Avril 2001, p.23

p. 14-15 « Les Hébrides / Road trip / L’Écosse entre mecs», Vacance n°1, Printemps-été 2016, p.52-59

p. 23 « Aux portes de l’Eldorado », extrait, Marie-Claire Maison n°446, Juillet / août 2011, p.88

Conception et editing : Sonia et Vincent Beaurin

Maquette : Atelier C—J

Relecture : Carole Mills

Photogravure : Les caméléons

Voir encore :

Vincent Beaurin © Adagp, 2023.
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