VISIONS - fragments de navigations

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Les Navigations et tous mes livres sont évidemment un seul et même bouquin. Une vaste légende qui courra encore dans les livres futurs comme un antique vapeur cahotant sur le staccato endiablé des rails ou des marées. Une réunion mouvementée de visages et de caractères, imprimés désormais sur cette frise bien vivante, celle-là même qui est l'artère vibrante et palpitante du cœur de mes amis.

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J'ai toujours voulu aller plus loin, encore plus loin, malgré quelques périodes d'avachissement. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être pour aller trouver une paix en moi, un dépassement, mais que je n'ai trouvé jusqu'à aujourd'hui qu'en quelques flashs et visions, qu'en quelques moments de grâce, alors que j'en voulais sans doute des kilos. C'est pour moi une nécessité, une évidence, d'avancer, de voyager, d'écrire. D'aller chercher plus loin. De continuer. Je savais que la route était étroite pour la trouver vaste ensuite.

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UN Vers l’ombre

On ne peut que dans le noir de l'orage et de la nuit aller coulant nulle part

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ÇA A DÛ COMMENCER COMME ÇA je crois ou à peu près ou plutôt ça m'est venu comme ça… Oui sans doute je ne sais pas sans doute il me faut remonter jusque là. Là que ça a dû commencer cette tension… Dès le début balbutié. Une utilisation intense nécessaire qui aille vers le plus profond. Me sorte, me transpire... pour utiliser mon organe mes organes. Chercher la chansonnette uniquement… Une nécessité. Marcher. Marcher. Ecrire comme on marche. Peut-être. Tout ça oui peut-être.

EN TOUT CAS ÇA A DÛ COMMENCER COMME ÇA OUI quand j’étais p’tit gniard. J'me faisais le soir des rêveries à plus dormir… des rêveries que j'étais en partance, voyageur adaptable et souple, au hasard dans les prés ou les sommets, glissant égal parmi les forces des choses. Courant vers les p'tits pays le métal chaud l'tambour brûlant, j'étais terrible furieux, souple comme l'étalon rebondissant m'adaptant la tête comme du roc. Fallait qu'ça parte qu'ça invente qu'ça bricole…

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L'autre jour encore c'était comme un paquebot… Je m'étais fait un trou dans la terre, j'avais planté mon mât, et le champ d'herbe tout autour je crois bien glissait le long d'ma coque. Je voyais le soir à mes pieds l'herbe viser au violet, se creuser et s'enfler, la houle m'rafraîchir le front, et le ciel bleu par-d'ssus tout ça. J'étais dans ma coquille parti pour une heure ou pour toujours…

CE SOIR-LÀ, je voyageais avec les houles du caractère, face au hasard, rebondissant m'adaptant me heurtant m'laissant glisser parmi les floraisons déformées folles étranges de mon esprit… Je m'isolais me cachais dans ma chambre, je regardais la flotte tomber sous la nuit… J'écrasais mon petit nez contre la vitre… Je me voyais, ailleurs petit pâtre, chercher sous la pluie, au-delà sous la flotte, la liberté des fous la liberté des braques et le pesant périple. Dans la brume dans la tempête, matière et or là-bas, dans l'orage et dans la nuit... Je partais, les pieds follets, mes petites chaussures toutes mouillées, ma veste devenue comme un navire, comme dix mille embarcations engagées contre brise ! Je me dissolvais, m'envolais… Dans la vallée les nuages, le sol, les ruisseaux s'étalaient... Je survolais nos petits chiens, nos maisons, nos champs… Les cris de nos petits chiens crevant l'air… Et la ville en dessous comme un désert, un beau cimetière nocturne… Le quadrillage humide des rues brillant sous la flotte… le bitume gras, la ville noire noire parsemée de guirlandes, d'étoiles jaunes rouges qui dans l'air dans la flotte clignotaient scintillaient faiblement tout en bas…

MENUS menus et dérisoires nos corps nos corps s'abîment leur vitesse est minuscule

La ville, la foule, en bas… Il est minuit. Je vois elle sort. Dégorge de la cathédrale immense, ciselée, la voûte, le ciel, les lignes tendues vers le ciel. Elle crie, elle hurle, s'agglutine, pousse un cri… monte un chant, crève le ciel, glacial. Par-dessus la vieille ville, je cherche, je tâtonne dans la grouillance, fouille parmi tous ces développements d'assistance et j'aperçois mon nid tout en bas, sa fenêtre, la vitre, les bars tout autour, les amis aussi, à picoler, peut-être, en bas…

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IL EST MINUIT. La lumière blanche de la nuit d’hiver pénètre à raz de terre. Je rentre au chaud. C’est comme ça que ça a commencé.

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2> Islande

Islande ALORS QUE J'ETAIS LA A TRAVAILLER DECRYPTER ressasser ma matière le soir, dans ma chambre, en fumant, je commençais à regarder par les fenêtres. Plus longuement. Plus loin… C'était signe. Qu'ça bouillait, démangeait. Qu'j'allais bientôt partir… Ça finissait par m'attirer énormément tout ce bleu et la ligne qui semblaient aller si loin. Ces envies là en fait m'ont jamais mis au bonheur. Parce que c'est qu'on est lassé. Qu'on va mettre les voiles. Qu'on peut pas se tenir, jamais ! Alors on ne peut qu'avoir des amis bien mouvants aussi. Qui pratiquent l'instabilité avec l'insatisfaction. Qui fébrilisent du sentiment. Tout comme vous !… alors on court au trou moins seul. Mon front faisait bouillance… Trois quatre ans que je n'étais plus qu'une brise, un passager à rythme de houle, une barcasse des horizons troubles. J'étais devenu, je le voulais, une vraie balle de voyage, un caméléon à civilisations un gitan un marin un juif. Et ça me tenait aux pattes comme un eczéma…

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Oh ! ça a pas commencé avec les bouquins, les films. Non ! C'était ici sous le nombril, et ça a éclos, comme les fleurs après qu'la terre ait pris le dégel. Et pi là-bas plus loin j'allais courir vers un peu d'impression, un peu d'refroidissement à la colère qui m'tenait les tuyaux ici-bas. Un an deux ans sept d'irascibilité ! D'adolescence furieuse ! De férocité de doute de batailles ! Et si jeune… La gueule cabossée déjà. Le burin avait travaillé ! La vie avait fait ses strates… Alors forcément, mûri comme ça, féroce, j'avais pris des idées… Alors tout seul un soir… le cul sur une selle de vélo, au milieu de cent millions d'hectares… au milieu des laves au milieu des bourinages du vent… j'me suis retrouvé en Islande, vain dieu !!… Je l'avais là la nature bien furieuse et bien vive ! J'avais pourtant pas mal de crapahute dans les pattes, mais là c'était une voile qu'il aurait fallu pour marcher face au vent comme ça ! Un mur très peu élastique en fait ce vent ! Ça me faisait une belle tête, bien voyageuse, mais pour avancer c'était du Cap Horn ! Du très éreintant ! Debout sur les pédales, je reculais plutôt ! Même les macareux rentraient la tête, les arbres poussaient pas ! Première nuit alors... premier branle-bas ! J'étais pas très solide, j'avais pas encore l'habitude d'être sale, d'être pouilleux, d'être en navigation... Et la tempête fit mon éducation du couchant à l'aurore ! Elle est toujours comme ça là-haut : énorme méchante ! J'avais pas posé les fesses qu'elle m'attrapait, me soul'vait, m'balançait ! Elle m'engueulait, m'foutait des torgniolles ! Voulait m'noyer, me cogner ! Elle m'appuyait dessus, me coinçait, m'tamponnait !... Trempé, glissant comme une algue, mon couchage comme d'l'éponge, ma guitoune du torchon! Me voilà au miyeu tout ça, mes affaires sous le bras, avec la lande toute verte toute propre toute mouillée toute sucée de nuages et de crème, de brume de flotte de fumée et de glaise... et moi là, lessivé... belle tête voyageuse, tu parles... Illico refaire mon paquet et m'tailler vers Reykjavik... Il aurait fallu qu'j'arrête la bouillance de mon ciboulot, que je me mette bête pour m'en sortir à l'instinct... Mais y s'était mis à l'ébullition et la tempé du moral explosait le manomètre ! Une angoisse !... A croire qu'le bonheur c'était fuyance... Pour contrer l'aventure, je m'étais mis dans du dur, une

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maisonnette à l'abri. Tout le premier jour j'suis resté enfermé, à me branler pour la rassurance... Contre le mur extérieur, un tout petit geyser faisait pour ainsi dire la même chose : il crachait à intervalles réguliers ses petits jets de soufre et de vapeur. Ça sentait l'entraille. Une odeur de ventre dans ma piaule. J'aurais voulu dormir parce que c'est de l'oubli. Mais j'étais comme un bâton, tout droit, qu'a pas de sève, pas de vie, et plus de sommeil. Je restais vraiment très très humain : j'me remettais pas. En quelques éclaircies seulement, je prenais un peu de la beauté et de la fraîcheur alentour. Sortir ! Prendre la lande… avec les moutons qui sont là-bas plus nombreux et presque aussi taciturnes que les gens. Et je rentrais assez vite, poreux à cause du vent. Mais j'étais seul, moi qui demandais à être solitaire, et y'avait là une nuance, une faille de cataclysme. Solitaire c'est de la tranquillité… mais seul, c'est du plus tout à fait vivant. On passe à la géologie, à la stratification. On devient pierre. On n'est pas plus regardé. Alors forcément, oublié comme ça, on ne sent plus que l'espèce de caillot là au centre, qui empêche tout le reste de circuler librement vers la chair… Y fallait qu'je file. Tenter de laisser cette ombre que j'avais dans les pattes. Cette grasse suie et lourde qui me pesait. Je m'achetai un billet de bus, un de bateau, et je m'embarquai pour les îles Vestmann dans un patelin tout rien que secoué par le vent. Les tôles des docks entre les maisons se tapaient des délires de timbales ! Aucun équilibriste ne se serait aventuré sur la jetée maigre et longue comme un fil tellement elle prenait de coup dans les côtes ! Un monstre d'océan la bourrait, l'avalait, la vomissait pleine de bave ! Notre embarcation s'écrasait, cognait contre les bouées ! Ça lui rentrait les tôles ! lui massait les cales pour ainsi dire ! Les cheminées reprenaient pas leur souffle !… Je vous jure, il fallait viser du pied pour prendre la passerelle. Les poser bien par terre pour prendre appel sur ce tremplin ! Encore une fois l’océan je l'avais voulu, eh ben il me loupait pas !… Vu la gueule du port déjà, la pleine mer promettait. J'étais rien que tout petit moi, un flotteur là-dessus, ne cherchant plus le bonheur déjà, qui est au-d'ssus et nous dépasse. Mais je fonçais quand même, avec l'espoir qui est en nous comme la circulation. Même si s'enquille en soi peu à peu ce coin : qu'l'bonheur n'a pas d'endroit, qu'il est peut-être pour tout ce qui n'a pas de cervelle. Alors ça n'est pas pour nous. Jamais… Et c'est peut-être la seule fois qu'on a raison.

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Y'a aussi là-dedans sans doute un plaisir bien plus tordu, bien plus salement cochon passionnant, de savoir qu'on arrive jamais même si on va loin. Une sorte de sale jouissance romantique comme si le cœur ne travaillait bien qu'avec le chagrin. J'en étais à courir. A chercher à sentir où est-ce que j'touchais au monde. Pourtant là sur le bateau, j'peux dire, je l'ai senti mon intérieur ! J'ai tout rendu sur cette balançoire liquide, et la bouffe et la graisse qui font passer l'hiver et nous font tenir au confort... Avec un israélien venu lui aussi se répandre à l'autre bout du monde, rencontré bousculé aux toilettes, on faisait une belle palette de blancs blancs cassés. Après avoir inondé les cuvettes on s'est retrouvé bouches gargouilleuses sur le pont pour se finir dans un trop-plein d'odeurs infinies. On est devenu tout de suite bons copains… Lui il en avait déjà assez vu appris goûté : plein d'expérience, il est revenu sur la grande île en avion. Moi je restais à Vestmann. Seul. Plusieurs jours. Seul. A me balader sur l'faîte des falaises. Les plages noires de cendre et la mer gorgée d'huître-bleu. Au retour, le soir, je reprenais difficilement de la voix. Quand on est seul c'est toute la carafe qui retient tout. Alors faut savoir filtrer à la façon des moules… se faire une économie de l'événement… une prudence… c'est tout dans l'intérêt. L'île, elle est bouffée au cœur par le volcan… un gros tas de granules jaunes. Un cône, un terril de pollen. Et des coulures de cendres noires, vertes et rouges si ferreuses. Il est costaud, balaise, bronchiteux comme une loco ! Il brûle du soufre et laboure aux mâchefers ! Il crache à la gargouille des vapeurs qui grésillent aux muqueuses. Dans ses pentes, de petites coquilles d'eau fraîche, dangereuses comme des piranhas. Et au bout du chantier, des carcasses de maisons, et la mer qui touille dans sa bassine d'ombre bleue… Je grimpais la pente de charbons, les cailloux roulaient, je penchais le buste pour que l'effort soit moteur. L'éboulis partait sous mes pas, ripait. Je me grisais avec les vitesses propres, les rythmes de progression. J'arrivais au sommet, je traversais la crête. Je sortais du versant sous le vent, et prenais maintenant les bourrasques en plein nez. Le vent iodé roulait en semi-basse continue, perpendiculaire à la crête. Les crachoirs sous pression, piccolos tarés, pipes de chaudière. Et puis le glouglou de peau d'timballe bouillie, de la mousse, du soufre en fusion, piqué çà et là.

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C'est là, au rift, au point de travail, à la confrontation, que tout se fait. C'est la genèse de la matière que cette genèse des forces en leurs pires profondeurs rencontrées. C'est pour nous sans doute pareil. Au foie que ça démarre. Au tréfonds. L'homme son rift ce doit être la foule, où il monte et redescend, se fond et s'extrait. L'homme son rift ce doit être quand il se tait. Seul. Et sent. Je suis reparti. Ça ne braillait plus en moi.

ACHEVÉ LE VOYAGE, le drôle rythme… Ai trouvé ce que je voulais, la pesante sensation qui m'a chargé l'aile… Dans mon trou là au fond, avec mon profond, sur mon bidule. Bord de falaise. J'vois bien… J'reviens du noyau… où c'est brut où c'est grossier. Dans l'orage j'bouclais mon adolescence… — A mon retour, lors de mon retour… tous les amis sur le chemin de mon retour… je retombai vite dans la sauce de la vie résidente. Le rythme de la grosse urbaine, qui se lancine lascif, qui tape dur aux jambes. Envolées bien nourries de bonshommes mais si larges que ça fait presque léger. Gouailles qui trinquent maraudent dans l'cratère, collectif. J'cuvais un peu ce retour de voyage violent. En ville c'était saoulerie et fumerie encore. Le vin. La discut. Et pis moi j'étais mûr pareil. Sueur. Alcool le soir. Dans les brindzingues surchauffés, les canis en bouilloire, le rythme qui s'adapte au degré d'chauffe. Et le vin qui suit la saoulerie du soleil. La fièvre. La fermentation du sel. — J'avais éprouvé la jouissance du hasard aux lieux où le voyage m'avait mené, le bon vent qui m'avait fait danser sur quelque route… la destination isolée du hasard est incapable d'offrir au voyage sa pleine existence. Ce n'est point le chemin qui est joie et raison du voyage, mais le cheminement. J'avais appris, avalé définitivement, ce que mon sens palpait depuis longtemps… que le voyage c'était d'abord une adaptation. Un style et une cadence. Une maîtrise travaillée des pas et des rythmes. Tout comme le danseur, au son et à la métrique, évolue.

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3> Summer / winter rhythm

Beaujolais - falaise de Vergisson ON EST ARRIVE au pied d'une falaise, la nuit tombait déjà. On commençait à grimper, on s'engageait sur le sentier à travers les buissons, franchissant les grosses strates de pierre unes à unes... Je sentais très bien l'effort des muscles sur le sentier la rocaille... On soufflait un coup avant d'arriver au sommet. On posait les sacs, on regardait tout autour... En haut, tout en haut c'est une garrigue. Une lande de pierre et de calcaire, de buissons et de buis. Dans le calcaire gris, des sarments secs léchaient la pierre comme des flammes. Le sommet, une terrasse de pierre descendant en gradins, en étages jusqu'au vide. La terre tout en bas, les calcaires, les vignobles rouges en dessous, les villages dorés, les pentes douces, ocres, coulaient du pied de notre falaise jusqu'au fond sur les nervures du relief, jusqu'en bas, tout en bas où les versants, les pentes se rejoignent en une grosse nervure collectrice. On est tous en haut à la falaise... à jouir. On ne fait rien. On regarde, parle peu. On respire. A se remplir de l'air, le baume, de l'odeur.

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On discute encore un peu, en-d'ssous la brume à cheval glisse filoche sous la dépression. Belle brouillasse blanche qui monte, descend, joue avec la pente... Je les laisse un peu parler, je m'éloigne, je m'assois tout seul au bord de la falaise. Au bout là au bord, tout au bord de ce plongeoir… les pieds pendant dans le vide… sur le vide qui ramasse l'homme ce trou-là, sur son fil qui concentre l'animal... J'ai un grand col. Je l'avaloche. Je reste que. En d'sssous coteaux rouges difficiles à dire. En d'ssous deux p'tits bonhommes. A l'échelle. Bien plus à l'échelle quand vus de loin, observés du d'ssus. Dans le même plan que tout le reste, pas plus importants. Si observés comme. Avec conscience-là. Avec conscience-là... on se sait très fragile esquif, très joué par les forces infinies. Très volatile odeur, paille légère. Les astres nous tournent et ne sentent pas notre poids. J'veux dire... les bestioles, les archi-p'tites qu'étaient là d'puis avant nous, avec conscience-là elles nous valent bien. On flotte au milieu pareil... Parce que nous avec l'idée de l'éternel on vit... s'imagine pas assez crevés. Nous que l'on cherche. Nous que l'on porte. Gros poids de se mener avec notre indémerdable situation. On passe. C'est c'qui m'intrigue. On s'démène... pour se sentir. Sentir la petite pression au pariétal. L'inquiétude. Les saccades de vie... Tout juste où on va, ce qu'on devient nous... viande et un peu ! Papillons fleuves brises on est. Ephémères... Et pas possibilité aimables autrement... Sur mon bout là j'vois bien. On passe disparaîtra. Oh, facile à deviner, prophétie de pochetron : y'a l'infini et rien d'éternité ! On est des taupes sûrement moins aveugles que les taupes mais passantes encore... Je dis comme si c'était les dernières bordées de notre civilisation... Nous, dans les creux, collines, où qu'on passe par-d'ssus, ruban coulant sur les bosses qu'on enjambe... avec notre petite besace qu'est montée au-d'ssus d'l'échine, ce petit baluchon rond qui peut nous faire nous regarder, et nos petits yeux tendus dans ce brouillard bleu, au d'ssus cette colline, creux, qu'on monte par d'ssus, où on s'utilise debout, gravissants, et sentant nos pattes nous avancer, tout petits... où l'on pèse, par terre. On s'croit plus importants durs à cuire qu'le singe le baobab ou le diplodocus. Mais l'homme il a pas d'équilibre, il s'tient avec l'effort. Il est le seul indispensable pour personne. Enlevez les oiseaux la terre claudiquera longtemps, enlevez les hommes tout ira librement.

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L'effort... Notre truc c'est d'nous dépasser. Avec les vérités qu'on trouve, on s'trouve jamais assez grands. Les bêtes sont plus proches de leurs besoins... Nos constructions à nous vont au rien, au vide, au que dalle, me semble. Le dernier pas est sur l'abîme. Comme tout homme chacun, nous cherchons à assouvir nos manies naturelles, les cherchant les trouvant et ne pouvant qu'aller les aggravant. Jusqu'à au fond sous notre petite lampe jaune, les fignolant, les titillant, croyant dedans trouver la paix nécessaire au mourir. Mais descendant de cercle en cercle, ne trouvant finalement en bas que peine et peu. Je vois passer des hommes dans l'allée tout en bas qui montent de face vers moi me dépassent et continuent... Tout un tas de monde. Qui vit pour parler grossièrement. Car c'est un trop gros travail ici de dire tous les menus détails de ces vies nébuleuses ensembles particules... De là-haut de mon point d'vue, je regarde, j'vois bien... C'était clair. Echographié. Trop clair. Os nettoyés. Os plats blancs... De là-haut on est dépouillés. Compris, radiographiés, vous n'avez plus de corps, pesants nul part. N'appuyant plus, ne modelant plus. Compris. Mon corps aussi. Diminué. Ramené. Sans plus de poids... Oui, oui, c'est comme ça qu'je vous l'présente. L'œil de traviole un peu sans doute. Qui a son parti. Qu'arrête pas de travioller. Qui a son parti du plus, plus haut ! Pas empêchable habitude. Percer ! Ajourer toutes les choses !... les prendre, les piger, tac ! au regard coup de patte !... à vitesse jugement de rapace ! Paf ! prises dans l'ombre saisies immobiles ! Coincées complet... Mais de là-haut on voit bien tout, et notre petitesse et notre taille réelle, et nos efforts, minuscules, bien grands qu'à notre échelle... Je voyais passer des hommes dans l'allée qui montaient de face vers moi me dépassaient et continuaient… Tout un convoyage d'hommes. Tout un monde immense, en avant, fourni au bas tempo du sang !… une grouillance au fond sur les bancs, aux derniers étages d'eau. Poissons où y'a pas de lumière… Je sortais de ma rêverie. Le soleil lui continuait sa chute dans la poussière, s'empêtrait, se dénouait, se reformait bleu et flamme... Il laissait sur le sol, dans le ciel, la lande, des traînées

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d'ocre et de violet qui peu à peu viraient jusqu'au bleu, au noir de la nuit... Il descendait, rougeoyait, tombait déjà, se ramassait en une boule veinée de sang, et les couleurs sur la pente, les ombres, et nos visages même, oranges, se détachaient et nichaient de petites zones d'ombres dans chacun de nos traits. Nos traits, nos plis, nos rides se contrastaient, s'aggravaient... M, T, Y et moi on regardait encore la nuit tomber. Pour rien, pour rester... Avec eux dans le trou-cul de la nuit tout autour épaisse, apaisante, dans le cercle-rond de la lum étroite, autour de nos cigarettes, resserrés… on disait des choses nues comme la paume, qui cherchaient, cherchaient à la base notre être... Le ciel tirait sa grosse nappe étoilée, on était tout couverts d'ombre et d'étoiles, on s'allongeait, regardait, parlait peu... On s'installait pour la nuit, on étendait nos vieux corps fatigués... Dans la nuit... dans la profondeur... dans le trou douillet concentré... la nuit profondeur, la recherchée profond profondeur se posait sur nos formes au calme au fond... Ça tournait au-dessus de nous tout doucement sur la voûte.

AU MATIN, l'aube, fraîche, trempée, vint se déposer sur nos corps... Les nuages floconneux pesaient sur la plaine... On se levait dans le jour, nos visages gonflés, boursouflés. On trempait nos visages dans l'eau glacée. On se réveillait doucement. La tête pleine et valseuse, nous redescendîmes de notre plongeoir, on ressortit de la nuit. La rosée sonnée le soleil. Les feuilles sonnées le soleil sur notre passage sèches se relevaient séchaient, les chardons fanés, l'herbe fouettée et fouettés nos visages dans la brise le matin... Au matin on repartait.

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Espagne… ON TRAVERSAIT LES MONTAGNES, descendait, descendait. Espagne. Désert. Terre rouge, violette, jaune, rose... terre jaune acide dont les sels bourgeonnants affleurent à raz du sol, la terre qui sue le sel, boursouflée de brûlures... la chaleur qui occupait tout, les cieux, la poussière... Le ciel comme une vitre. Grasse, épaisse. Un air palpable qui encrasse... Grands champs de blé, cuvettes vibrant de chaleur presque impossible à traverser, brûlant, criant, ronflant de lumière, volutes, vapeurs qui montent dans l'atmosphère, l'air ronfle, résonne, les blés crachent, nous aveuglent... Le soleil craque, coule sur nos crânes, cogne. On se racrapote sous le disque noir de l'ombrelle, contre la carrosserie du camion brûlante comme une poêle, qui cloque, se gondole, se boursoufle comme une bulle, on s'abrite de l'averse, des chutes, du déluge de soleil, on peut pas sortir un doigt du tout petit disque d'ombre au risque de se le faire mordre, happer, dessécher, en moins de deux... Des mouches vrombissent, nous assaillent ! Bourdonnent, sauvages et noires... nous emmerdent, nous tournent autour sur la tête ! nous déchirent les tympans, les oreilles, grésillent tétant l'air épais. On devient fous !... Accablés, lents, lourds, les yeux nous brûlent épouvantablement, la sueur nous ronge les pupilles, nous grignote le cuir des aisselles !... Ça crache, ça pète, ça

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résonne dans les cieux ! Le ciel tendu à craquer ! L'air tout autour se déforme, se tord en montant vers le ciel ! Le ciel bleu blanc floqué sur l'escarpement bouffi de chaleur. On usine sec, la respiration étouffée, coincée par l'air brûlant, salin, on jouit du terrain dur, la violence de la canicule, on aime être au fourneau, lutter dans le fourneau, à la gueule de la chaudière... On se baignait tous les quarts d'heure dans l'unique fleuve, l'eau à sa surface s'épaississait, se transformait, bouillait comme un métal lourd ! Le ciel bleu blanc s'écrabouillait sur les champs immobiles... Là, dans le soir, la colline jaune verte. Chemin par-dessus, entaille de glaise rouge. Arbre-pinceau et B qui fume. B nu. Plus petit corps. Petite herbe. B dans son petit bol d'ombre et plein d'silence. Rien de visible. Ou si peu, plein d'ombre et d'attrait. B Fermé, recélant ses volutes. Montre pas, revendique pas. Mais on peut voir en surface les petits reliefs que font ses bourdonnements. Tout gardé, tout écouté. Faiblesse sans doute que c'est une décision. Mais l'œil pas masquable. Le sait très bien alors fronce paupières. Toujours froncées comme si soleil, trop vive lumière... Comme ça regard plus porté. Meilleure profondeur de champ. Il m'attachait... Même comme ça, lisible, dans le jeu des ombres... B plein d'amour. Avec lui, on avait tourné sur la machine ronde. Roulé la grosse bille jaune dans les blés. Brassé et brassé la terre le safoin brassé la poussière brûlante... Avec lui pauvres sans galette et la faim. Visages croûtés à la poussière, comme albanais roumanofs yougos. Et au milieu crasse, nos deux lampions loupiottes décolorées vivantes. Tous deux tarés croisant haute route. Tous deux fétus vapeur grains d'sable. Tous deux naviguant à l'estim. Croisant hasard du vent... Et débarquant la route le bordel débarquant le boat la barque. Le sol bombance brutale le sol avec appuyant nos grosses en cuir nos grosses sonnantes. Et nous ne cessions en avant... ou alors à la toute fin... et une autre luciole reprendra, passée par la terre, l'énergie de nos débris. Débris de pierre sèche.

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Longues routes poussiéreuses. Le camion dégageait de part et d'autre de longs nuages de terre, de chaleur, fumerolles brûlantes tout autour du camion... On fonçait tête baissée à la tête de cette cavalerie de poussière.

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NOUS MARCHIONS DONC DANS CET EFFORT dont nous ne connaissions pas encore les effets. Avec le premier lancer de couleur de la nuit sur la plaine, nous sommes arrivés à une cabane qui allait nous accueillir pour la nuit. J'observais ce soir-là la lune qui montait sur l'horizon, assis sur un petit banc, dehors, contre le mur de pierre. Adossé à la surface tiède, je regardais, j'écoutais la fraîcheur et la nuit se diffuser dans les choses et les gens après la forge du soleil. B près de moi, son visage brièvement cuivré dans la flamme de son briquet, et, de loin en loin, à chaque bouffée de sa cigarette, éclairé. L'effort apportait à tous une fatigue saine, et L nous rejoignait pour la goûter. Nous regardions, silencieux, les ondoiements, apaisés… mais inlassables… Derrière la fenêtre la falaise était une barre de phosphore, une barre bueuse… Et nos formes dans la nuit l'ombre, dans le brouillard passaient… vaines, matériel dilué, et cetera…

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6> Les routes

Marseille - Calanques JE PARS... terre de pierre et de sécheresse... de falaise, de garrigue, d'à-pics maritimes... Le vacarme s'élance, s'enfle, cris, grince, le bruit des fers s'en va sur la plaine... Un pont, le Rhône, puis tout à l'heure le fil sale de la Saône... La vibration, le grésillement, la fièvre du départ, des trains. Le fardeau, la colère, le sac léger essentiel, les grosses chausses, les habits de grosse toile, le pas souple et léger... Marseille... le port cafouilleux et calme... les places, les terrasses au-dessus du port, pleines de lumière, d'odeurs... les arômes dangereux. Le sud, l'arabe et la mer... la ville maure, épicée, grouillante... J'échouais à l'hôtel de Reims, établissement branlant à dix sous la nuit dans le quartier arabe.… Je payais et l'on me faisait descendre au fond d'un puit de cour close où se trouvaient des rangées de chambrettes en petits caillebotis comme des cabines de bain au sol de béton rouge, une chambre jaunie, de tôle et de fibro-ciment, de la taille d'un lit. Un couloir au milieu en plein

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air sans le toit, une rigole ocre pisseuse pour la pluie. La chaise, la table, le lit défoncés. Une mosquée là-dedans au deuxième sous-sol, un réfectoire plus bas où ça sent la cuisine... des ouvriers du maghreb, des célibataires échoués, des pauvres, des gagnes-croûte immigrés... et quelques types louches, des voyous, des maquereaux... Ça gueule toute la nuit. J'suis pas très rassuré, mais peu à peu je m'accoutume, ça passe, et je m'endors finalement... Au petit matin, je descendais au marché. La puanteur des fruits et légumes pissant jus et transpiration. Je m'installe au café des maraîchers. Ça pue l'légume pourri, la salade faite, le navet blet, la moule, l'escargot, la tomate mûre... et par-dessus ce cageot d'odeurs comme une odeur de pain, chaude, croustillante, traînant sur la p'tite place dans la fraîcheur piquante de l'aube... Je prends un petit café maure à la terrasse dans un petit verre fin émaillé et je regarde... le bordel des rues, le bordel des camions, des ordures... la grouillance des arabes, des blancs, des marins, des pauvres, des vieillards et des lépreux... chacun faisant son p'tit marché à sa manière... achetant, marchandant, récupérant, volant... Ça grouille, ça parlotte, discute, palabre à plus soif, entretient le brouhaha au milieu des cris, des hurlements des poireaux... la joie de palabrer, d'entretenir la convers, le volume, d's'en barbouiller plein les mots de cette langue de cigale !... Quelques jeunes filles fraîches passent, jolies, levées tôt... Les langues toutes gymnastes, agiles, accentuées... elles font un écho sec au mistral au soleil, ou bien c'est le paysage luimême qui peu à peu a pris cet accent. Un éboueur jovial ratisse, ses copains l'appellent parpaillot — « papillon » en langue d'oc —, rapport à ses grandes oreilles... Deux clodos glanent du pain. On dirait Laurel et Hardy. Un Laurel maigre hagard, piquet ahuri, et l'autre, Hardy malicieux, manchot bedonnant, se tapant des crevettes à pleines dents qui grincent et dégoulinent entre ses mâchoires sur son ventre. Laurel l'ébahi aide Hardy le manchot, et Hardy la mancha semble penser pour l'ébahi. Merveilleux petit couple qui m'attendrit, cloches célestes, complémentaires, l'un parle et nourrit, l'autre pense... Je laissais mon petit café devant cet énorme panoramique de nos petites vies, je quittai la ville musquée et m'enfonçai dans les Calanques. J'arrivai à pied au bord de la mer. Enfin, les grands calcaires, la roche des chaleurs... les odeurs et la mer frappées de lumière... Les Calanques toute droites, jetées, pénétrées par la mer... le rivage ciselé, la pierre blanche,

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travaillée, taillée, concrétionnée au diamant, au sel gemme, au ressac, baignant dans l'émeraude transparente... Premier bivouac dans la roche percée !... Ventée, mais comme un rond de lune, le ciel étoilé dans le trou et la mer violette au-dessous... Et puis je marche, criques, calcaires, calanques perdues, inaccessibles qu'à pied ou par la mer en bateau... Dans une toute petite, un bar, une maison un peu mexicaine, et la pierre blanche, toute blanche, cactus, poudre de calcaire, terre hallucinante de blancheur sous le soleil, le cagnard... Je grimpe au-dessus des eaux, au-dessus des rochers, des falaises, bivouac, deuxième... Un lit de genêts, froid dans la nuit, la roche claire sous la lune. Le sac léger. Les pieds sales. Le repas maigre, l'eau rare. La lune comme un ballon derrière les crêtes, en face, qui vont mourir dans la mer, monte et glisse, ses feux blafards dans les combes tracent des bavures laiteuses, des estompes d'ombre qui les font ressortir. Je n'ai presque pas besoin de lumière pour écrire, mon papier ressort dans la nuit... La mer est noire, toute lisse, calme tout en bas. Assis sur mon sac, j'écris à mes amis. Je leur dis que je suis dans les Calanques. Qu'on est le dixhuit septembre. Qu'il fait froid. Qu'il y a du vent. Et qu'une petite marée monte au loin... « Ici bien sûr c'est beau. Vous savez que j'aime quand le soleil me brûle la tête. Avec ce soleil, tu sais, je vais revenir aéré, peu loquace sur le plan du discours, peu fourni en réflexions, mais bête physique adaptable et souple. Je n'ai que la solution de m'activer toujours sous ce soleil inca qui craque la peau, qui croûte et qui tabasse. Mon manque de vous en prend alors une tournure moins intellectuelle, ça devient comme un boyau qui me tord sous le nombril... » Ici, sur ma colline traversée par la bise, je suis bien... subtilement idiot, tout ouvert, tout recevant. Le calme enfin lourd de la bête... Le soleil se couche, le monde s'en va, le soleil, les fureurs. les falaises, les eaux les couleurs viennent... Et moi, seul, je reste, reste dans le froid

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muet, muet sur ma crête… Le lendemain la pluie arrive, ça commence à maronner... le tonnerre roule... la foudre claque, éclate au loin, trouant, flashant les nuages... Alors je m'en vais, je pousse un peu plus loin... je me dissous, je m'efface…

Suisse - Italie – Autriche- Hongrie - Slovénie - Grèce PEU APRÈS, MATIN QUELCONQUE, aucun souvenir de la météo, du temps, du gris sûrement. Chargé, habits de voyage en grosse toile, traversais la ville, la gare... J'arrivais au Léman. J'attendais, silencieux, sur l'herbe du lac, et les gens et les mouettes encore si peu différents ici... Le soir, premier. Zermatt. Le train s'agrippe au ravin... la pâte écrasée du bois dans les couloirs d'avalanches, sous les cascades les pentes de schiste glauques, ruisselantes... Il me dépose dans le village après le vide, le gouffre, l'abîme. Je me change, je refais mon sac, j'attaque le sentier. Mais la nuit vient et je m'arrête. Sur un endroit plat, isolé, surplombant les bonnes âmes si nombreuses en bas, les lumières, les rues, les toutes petites maisons éclairées... J'allume mon gaz, pose ma casserole cabossée. Accroupi, j'observe, accroupi, le ciel, les pentes tout autour, devine les parties dépressives tout autour qui me sont cachées. Je me nourris, soupe, quignon, fromage, et du vin, râpeux, bon quand on est seul, qu'il fait froid, tout autour de vous, le soir... il me réchauffe, me calme, m'accompagne devant les immensités, l'infini monde froid. Le matin je remonte dans les éboulis jusqu'aux premières glaces, et, à pied, pousse jusqu'aux faces vertigineuses du Matterhorn. Je plante ma guitoune dans la neige, je l'enterre un peu pour me protéger du vent. Tout seul, tout seul, au pied de la pyramide vertigineuse, trois faces verticales plâtrées de givre, de grandes pierres plates, dans le silence, le silence énorme, tendu au-dessus de ma tête, bourré entre mes deux oreilles. Il repose sur le dos de mes mains, sur mon pantalon, sur mes cuisses. Il se pose sur les vaguelettes de pierre comme un tissu. Je m'entends à peine parler... Les minutes passent... épaisses comme une boue.

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Ensuite, gare, villes presque mortes de l'autre côté. Vallées industrieuses, grises, mortes, dénigrées... roulées agonisantes dans la poussière, le suif... désertes, vidées, enveloppes abandonnées... Bord du lac Majeur qui défile devant mon compartiment, air très clair, tout est très net, sage, reposé. Tous les tons des collines, du lac, des villes, nets et équilibrés. Air léger, herbe verte et humide le long des voies. Derrière les vitres les grandes plaine lisses vertes céréalières du Pô, assis dans mon wagon je rêve je vagabonde... Samedi après-midi. Venise — A poils sur mon lit. Hôtel. Café, clope. Les fenêtres ouvertes pour la moiteur. J'ai les pieds tués, détruits. L'air est saturé, lourd, stagnant, épais comme toujours. Je passe très vite, je m'en vais, juste sentir l'air épais, les palais lourds dans la vase, le musc écœurant, je quitte Venezia qui obsède, je remonte... Wien — Aucun souvenir. La frontière seulement : quais lugubres sous la pluie, les projecteurs, les officiers... Je fais du thé dans le train sur mon petit réchaud pour un couple de jeunes français séduisants. Un lundi. Hongrie — Paumé, indécis, j'erre de trains en trains. Dans une gare, échoué, je m'assoupis pour la nuit sur un banc de bois parmi les réfugiés croates, en résistance, les yeux brûlants, ramilles en éveil, nerfs dressés, éreintés de stupeur... Plusieurs familles sont là éperdues perdues ensemble, mais actifs à téléphoner, palabrer, discuter. Dans l'urgence guerre-accident notre corps se trouve des résistances, ramène son essentiel, y met toute sa machine et parties fonctionnantes à fournir énergie à l'unique action. Pour la seule fois peut-être, tout ramassé, tout allant dans le même but. Je suis complètement étranger ici, d'un autre monde, calme, monde en paix... Je leur cède les bancs de bois et je sors... Sorti du falot de la gare, la nuit dehors est épaisse, la terre inconnue. Je remonte le luisant métallique des rails, m'avance dans la terre lourde, je me risque le long de la ligne frontière, je vois bien quelques écriteaux dans le noir, la nuit, mais soudain tout crépite ! Deux types surgissent de la boue, bottés, casqués, les cons ! Ils bondissent et me braquent leurs kalachnikovs sur le ventre ! Ils m'arrêtent... J'ai les mains, les bras en l'air... Les radios militaires crépitent le long de la ligne... Ils m'escortent.

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Nous attendons toute la nuit sur la route dans l'herbe trempée. Dans la terre lourde, grasse, épaisse, collante... Il pleut, je fume assis sur mon sac. Au petit matin un chef arrive, il comprend, il me ramène à la gare. Il me libère. Les Croates ont disparu... Je pousse... le matin en sort de cet Est surprenant, repasse, transition palpable, et ouest, ville, téléphone, amis... Mercredi. Slovénie. Sous la tonnelle, la lumière jaune. Nos chapeaux de paille à travers le feuillage. Rôti de porc et vin "most", raisin, cigarette. Les blés, le foin chaumé. Jeudi matin. Slovénie — Il reste un peu de neige sur les collines dans les sous-bois frais... dans l'herbe de petites églises tètent leurs petits bulbes roses... Le dos de Tia devant, qui fume, qui ondule, harmonieux... le dos de M, chargé, emmitouflé dans ses fourrures... On avance, chargés, je vais m'en aller par là, de l'autre côté des collines, par la frontière... Voilé par la pluie Gros dos nu, de garrigue fumante. Petites filles rouges. Et deux cloches bleues brumantes dans la brume métale. Clocheton tremblant, filets de brumas. M les pieds comme dans herbe. enfonce éponge. Empreint imprime mollasse terrain. Gros habits. Si retourne, visage frotté cuit par l'froid. Col de gros cuir, chardons bleus. Une petite fille rouge, fine et musclée, stature accentuée verticale, accent verbal qui roule comme une pierre, fluide douce, douce et lumineuse, immense et lumineuse, immense et yeux petite fille, fuit en nous voyant... Le père tanné cuir de selle. Paluches calleuses cuir de selle. Patates jaunes dans les mains. Le chemin de terre arrive par dessous et on les découvre au sommet de leur dos de verdure. Ventre doux aux courbes tendues. Toute la famille magnifique. Enfants et frangines. Maigres et costauds. La peau cuite au boulot. M se délecte, aide, et ses grosses pompes à genoux dans la boue, cliche. On travaille, les mains dans les sillons, fouillant, triant les petites pommes jaunes.

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Puis les mains sales on passe à table. Quignon œufs. Tomates huile sur le pain. Tomates, sel, dans les caquelons. Et vin jeune rauque pétillant brun dans le dépôt. Pièce nue crépie vert d'eau. Dalles de pierre, meubles contre les murs, d'où un grand champ un grand vide dans la pièce. Nous mangeons, nous nous sourions. Nous nous embrassons, nous nous sourions, et nous les quittons. Nous descendîmes derrière la frondaison, M tout retourné, moi me retournant. Ils disparurent et restèrent, en nous restèrent... nous tout petits. Et nus... tout à l'échelle... tout petits et nus, brins d'herbe... M calme embrassait Tia. Embrassait tendrement. Caressait embrassait tendrement, mit Tia dans ses bras. Après la colline, au-dessus du bois, au-dessus de chez eux, on passait la frontière. On s'arrêtait là. Je les embrassais. Je les quittais. Je dévalais la pente, on se fit encore de grands gestes avant la forêt, et je disparu tout à fait. Je dévalais toute la pente, la pente des Alpes pendant deux jours jusqu'en bas...

Deux jours plus tard Sur le paquebot de l'Adriatique je dormais sur le pont supérieur avec les plus jeunes et les moins riches Je jumelais dans le noir de l'orage et de la nuit et parmi les îlots isolés les bâtiments qui croisent sur notre route la mer d'acier féroce. Et pendant des heures je ne faisais rien que regarder.

Dimanche, le soir, la Grèce. Grèce, la nuit, la Grèce. Dormant dans une pente très raide, au sommet d'une décharge, au-dessus de Patras la mal finie, Patras la chaotique. Je prends le train de bord de mer. Je bivouac au bord du sable. Je traverse la péninsule, contournant cuvettes et

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cuvettes, désert au fond d'oliviers, petits points en quinconce, terre jaune acide dont les sels bourgeonnent à fleur de sol. Olympe, couchée par terre par un tremblement de Zeus et retamisée concassée par ces bons romains. Et puis, Delphi, toute suspendue à ses terrasses, lieu de piétaille-Lourdes, légère, blanche calcaire et ses cyprès souples. Midi, là, au centre du monde — Lundi. Je débarque dans une ville à peine finie, et traîne, perdu, sur la place, aux cafés, la nuit durant, et à l'aube, mon train : Kalambaka - Météores que je vais trouver sous la neige au petit matin. Je dors dans la gare sur le quai des marchandises. Kalambaka - Météores... Cathédrales de galets pris dans le sable, Gaudis de l'érodé, champignons de cent, deux cents mètres de haut, tétons, boutons, drôles dolmens verdâtres. Des dos, des ventrus de roches, des pains aux courbes tendues, polies, adoucies, dressés en une forêt de pierres. Je marche longuement parmi ces fûts émergés du verrou d'un fleuve. Un berger mène ses bêtes dans le dédale en les guidant à coup de jets de pierres. Je descends la pente. Je me trouve un petit hôtel, je dors coincé entre la cuisinière et la douche. Ça me coûte 1 000 drachmes. Au col de... le car dans la boue, le brouillard, la neige mouillée, des Albanais, pauvres, ramenant pitance, loin de leurs maisons, des hommes seuls, travaillant dur, coups de main maçonnerie ou ramassage dans les champs, mal rasés, visagespoussière, vieux costards élimés, croquent des pommes dans la boue... On s'abrite pendant la pause dans une baraque dégueulasse, la pluie dégueulasse, le car patine, repart, descend vers la mer, sur l'autre versant du ruissellement des eaux. — Ils n'ont que des sacs plastiques pour bagages. Vendredi, la nuit. La nuit, en bas, au port. Igoumenitsa. Port. Grosse houle de mer, les quais de béton tout gonflés des butoirs de la mer. Je m'installe dans un hôtel, j'attends le bateau pour l'Italie, pour rentrer, pour partir. Séisme : 2 h. du matin. La basse ville gronde. D'abord dans mon rêve l'immeuble vibre et je crois au bruit d'un camion, mais l'onde s'élève et atteint les étages. Elle ronfle et grossit. L'hôtel va, vient, ondule comme un déhanchement, les charnières

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craquent, le cube de ma chambre se déforme, se froisse, la lampe oscille et son faisceau balaie lugubrement le tombeau… Terrorisé, je saute tout nu dans le couloir, le cœur battant, puis tout s'arrête… Je fais mon sac, je m'habille, je me recouche, j'attends l'œil ouvert la prochaine secousse. Dans la nuit, les téléphones crépitent. Les gens se rassurent. Nous attendons dans l'anxiété mais rien d'autre ne se produit. Samedi, matin. Dehors, la mer est plaquée par le vent, mais gonflée d'amples vagues en profondeur... Le matin encore les paquebots ont du mal à accoster, ils dérivent soufflés par le vent, par la vague dans la baie. J'attends, le bateau va venir, il arrive, je vais m'embarquer. Celui que j'attends se rue contre le quai, dérape, l'enfonce comme du beurre, le béton froisse, se cloque, se boursoufle, s'éventre sous la pression de l'étrave et s'embourbe finalement juste devant mes pieds ! J'attends sur le quai que le bateau répare et calfate. Il va venir bousculé par le raz je vais m'embarquer.

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Maison de mer PETITE MAISON COSSUE, à peine habitée, le froid quand on y entrait au matin, les pièces humides... alors que dehors il faisait déjà presque tiède à midi... DANS LA FRAÎCHEUR, TOUS, PLACÉS, IMMOBILES. Tous les amis uns par uns défilant dans le chemin dans la petite trace de terre souple, dans l'herbe nue, dans le gazon vert les coquelicots tapés de sang. Uns par uns sautillant, construisant notre géogéométrie. Légers. S'installant uns à uns, sortant les chaises, disposant le rotin. Devant la maison, devant le perron, dans le carré d'ombre devant la maison, notre cercle... à cheval sur le carré d'ombre et le plan vert... Le ciel se resserre. La nuit est venue. Nous avons allumé la lampe à alcool. La lampe nous a resserrés. Elle crée une pièce de lumière se dégradant dans la nuit du jardin. Juste en bordure de la clarté, des arbres des herbes encore, et après ce n'est plus que sons et source, sans doute la brise au-delà dans le noir... Notre rond souvent remanié se trouve un développement définitif. La lampe est centrale, la nuit a gagné derrière son

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halot. On se resserre, s'amasse, on se concentre dans son cercle. Dans son halot, nos tessitures, nos bras... Nous lançons nos bras dans la lumière. Nos voix sont plus épaisses. L'humidité, la fatigue sert son pressoir. Nos barrières naturelles sont fragilisées. Nous sommes ouverts, tout recevants. Mathilde s'endort sur sa chaise. Tout le motif de la dégradation... L'alcool, après la compression, coule. Nous nous dispersons. Dans les chambres là-haut, les liens ont atteint leurs plus hauts points, ce sont d'autres petits cercles, satellites en dérivation de la grande discussion. Dans les lits les derniers mots sont chargés, limons du reste, reposés sur nos fonds. Les mots, les mots d'amour... TOUT LE MONDE DORT, silence, calme. Heure des plantes... le soleil se lève et la vie... Puis peu à peu se lèvent uns à uns, se croisent et se décroisent, se saluent et s'embrassent, font leur toilette, s'aspergent dans la salle de bain blanche, la petite lumière faible de l'aube sur l'émail mouillée de la baignoire, huître, perle liquide mouillée comme au fond d'une piscine l'eau sous le soleil... Les filles graciles lavent leurs sexes bleus. Leurs hanches frissonnantes, elles s'accroupissent sur l'eau du bassin, écartent les pans de leurs robes sur leurs petites fesses rondes, et jouissent. Collines, labeur, la maison immense... Les quatre degrés du matin, le froid, le froid stimulateur. Visages dépeints, poussière. Vieux bol, vieux sucre, café, clopes.... Il gèle. Je travaille là, fenêtre ouverte. La neige entre dans ma pièce. J'entends le vent, le vent clair, la mer froide et légère, le bruissement des vagues, au loin, la cloche du carmel, les gouttes de grésil qui gravillonnent à ma fenêtre comme une poignée de graines givrées. Il fait un peu froid. Des flocons tombent sur mes papiers laissant de petites tâches sombres. La mer est toute blanche...

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Maison de Vaugune J’OBSERVAIS ÉTANT DEDANS, je ne voyais plus que ce qui se passait dans ce fond là, et, aujourd'hui, la terrasse, le froid, le soleil blanc d'hiver, j'ouvre les yeux, non point dégagé de mon travail, mais renais et ferai quelques exercices et me promènerai, demain, en forêt. Ici, dans la ville, dans ce volume dont on ne peut sortir, on n'a d'autres choix que de s'enfouir dans la besogne, et tête baissée, l'oubli des élasticités et souplesses du corps. Me promènerai, demain, sorti du halot de lumière, d'épaisseur, d'ombres... me remettrai à la campagne, la force et souplesse du corps, utiles là-bas, me remonteraient au jour. On était tous là sous la nuit. A tenter d'sortir, d'éclairer notre pesant. A chercher à la base notre être. Nos mains gonflées passées boursouflantes. Sous la petite lumière jaune, nos mains, l'effort. Nos pelles sous la petite lumière. Nos veines. Grosses épaisses. Frémissent. Tendues... Vieillissent. Carbone. Mais c'est noir tout sombre et puis noir. Qu'importe. Nuages laissent aller. Tomber. Un peu de lumière. Quatuor gouttes et pluie... Un peu de poussière...

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Rampe de lum sur la tranche de lum Là où le soleil sa ligne citrique. Là où le soleil sa scie sauteuse sur mon crâne, dents étincelantes... rouges. Ses marques sur mon burin. Les rides sèches. Arides poussiéreuses. Les strates cuites sur mon front. Vieux plissants sédimentaires. desquament.

Le temps pèse sur nos formes. Le temps travaille nos gueules. Le temps nous écrase. La condition est à son atelier. À L’AUBE, ATTAQUÉS, ENTAMÉS, vieillis par la nuit de tchatche de billard et de beuverie — épuisés, fatigue défonçante, défonçant nos visages, les déformant par les formes accentuées —, la nuit retirait son jus. On était sales, on était ivres, on était émus, on était pochés comme des soudards. Nos gestes vagues, on balbutiait encore quelques mots humides et lents qui se noyaient dans la mousse des lèvres, les nerfs détraqués, mous, cuits... la chaleur se retirait de nos membres, prémisse de la froideur de la tombe, de la profondeur de terre humide et froide de la tombe... la poussière descendait lentement, nous recouvrait, nous effaçait... le halot mourrait dans la clarté de l'aurore, la lumière froide pénétrait à raz de terre, la rosée gouttait le long des murs... On se tient encore attachés, mais la mort, la vieillesse, la déchéance sont déjà en cours pourtant... dans nos poumons l'air respiré, dans nos muscles l'enthousiasme... Et peut-être tout proches de la fin, est-ce ce que nous regardons, notre vie pleine ou pas, à moins que ce ne soit déjà vers devant, vers la nuit, vers l'ombre... La façon d’exister importe peu, c’est la chaleur de son contenu, l’intensité de son emploi, sans doute, qui comptent. La nuit a passé, nous avons vieilli, nous avons changé, un poids. Nous découvrons soudain ce passage où l'on est allé comme dans un flot, flottant, jusqu'à la fin, jusqu'à se trouver nus, ballottés, sous la coupelle indépassable de ce que nous sommes puis, passés déjà, nous raccrochons, nous retenons à ce qui est encore, et regardons soudain surpris de la stupeur qui troue nos yeux, nos formes, dans la béance, dans la nuit l'ombre, dans le brouillard, trépasser...

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DEUX Aller,

Mais je ne veux aller nulle part... seulement la petite musique...

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Cabourg JE SUIS RESSORTI de la chambre, Mathilde, les puces dorment dans la nuit laineuse, la chambre calme à une légère étouffée. Je vais en bord de mer, ballade Marcel-Proust ! Ici on ne peut écrire, comme ça, à une terrasse d'un café, au bar de l'hôtel, en public, en toute impunité ; peut-être du passé, et tout ici est d'ancienne bourgeoisie et le connaît bien, saisit-on plus vite ce que vous faites ainsi assis, attablé, un carnet sur vos genoux. Je suis ressorti de la chambre 206, et j'ai marché un peu sur le bord de mer. Très peu d'émotion, d'aucunes en tout cas qui me prenaient, adolescent, encore voici cinq-six ans, de très larges et prégnantes sensations. Aucune. L'âge peutêtre... et pourtant le front de mer, d'un seul tenant, large, des deux points cardinaux, infini. Le bleu d'acier de la mer, ce soir, après la pluie, comme mouillée, se resserrait peu à peu, la température de la lumière comme dans un poing, métallique, sous la pluie, la mer de plus en plus de ce bleu d'acier. Resserré. Selon les courants, liquide, plus épaisse. Mais l'âge peut-être, plus froid, moins pénétré des éléments extérieurs, la brise, le front de mer, les vagues, le rythme, les vagues retournées encore une fois... peut-être, peut-être, plus jouissant en soi, ou lassé, terriblerait ce serait d'avoir perdu la

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joie, jouissant plus en soi, en soi trouvant, écoutant, trouvant à écouter peut-être. Constater ça. Trouvant ça peut-être, décrivant, trouvant, puisant, constatant ça peut-être. JE RENTRAIS À L’AUBE, tout le monde dormait encore, Mathilde et mes enfants dans leurs lits. CET HOTEL c'est tout l'art et la manière dix-neuf cent, des restes encore prononcés de ces anciens codages sociaux, pleins de tenue et de réserve, de retenue et de pudeur. Les lieux, les meubles, les tentures, les garçons, les maîtres d'hôtel, et devant au pied, tout juste au pied, la mer, très blanche, très large, la plage très jaune, grande écharpe liserée d'écume, la lumière, tout rappelle à l'écriture de Proust, le vent qui siffle sous les portes, chasse de chambres en chambres, glisse dans les couloirs larges comme des ponts moquettés de rouge, tout rappelle... Balbec-plage ! Le soir, la salle à manger de l’hôtel. La mer. La baie vitrée. Des reflets argentés sur les nappes, sur les cloches des plats. La glace pilée des plateaux de crustacés sur l'aluminium givré. Les gens là, les familles, les différences entre eux, de table en table. Un monde à chaque table. Colonies sur leur rocher. Bancs de poissons verts et jaunes grignotant dans la lumière d'une piscine. Le soleil trouble sous le plafond bleui. La mer nous regarde jouant derrière la vitre. Le vent de terre traverse tout, l'hôtel... L'odeur du sel, la petite place. Pelouse ronde. Maisons de poupées à colombages sagement posées debout autour de la petite place ronde. Mon bureau face à la fenêtre. Les rideaux de tulle montant, descendant dans le vent. La lumière ici est toujours blanche, même foncée, acier, le soir tard au coucher, elle paraît éblouir encore et mieux conduite peut-être par l'air fluide, aérien, finement tamisée par le soleil, ou la pluie. JE NE SUIS plus du tout un poète. Je suis conscient tout à fait de ce que je fais, avec l'âge... je suis tout à fait froid, j'ai tout connu, et la vie, et le froid, et le cagniard brûlant, et je reste là sur ma bite d'amarrage, je suis écœuré de la cigarette, et du café, et de la clope, et de l'alcool...

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Des filles dansent sur le quai, une petite fête devant moi dans une tente éclairée sur le quai. Les jeunes filles que je regarde. Combien dès qu'on est avec elles il y a toujours un enjeu. Leurs formes, leurs attraits, la façon de les regarder d'un regard appuyé. Les différences entre l'excitation et la séduction. Assis sur la jetée. Pieds croisés. Ma bière. M et Y dansent ensemble. La lumière descend du quai, se coule sur la plage, rase le sable, aggrave chaque grain, flotte, nage sur la mer. La lueur de la tente comme un lampion de papier huilé. Les gouttes de pluie roulant sur la toile. Je rentre. Je finis ma bière. L'hôtel silencieux. Le vent dans les couloirs, le luxe, les rideaux lourds. Mes pieds nus sur la moquette épaisse. JE M'EN VAIS, JE LAISSE sur le bureau blanc plaqué de verre, une tasse, un cendrier, une boîte d'allumettes. Je suis dans le train et j'écoute Nick Cave et la clope laxative écœurante du matin et le hurlement du train entre les wagons et les champs de colza et les champs verts et mon petit carnet bleu et les petites voitures qui courent derrière le train.

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Kaddish Paris la grouillance et le ciel au-dessus s'en fout. Nous rentrons et il tourne et il tourne et les nuages roses et le ciel rouge au coucher et nous marchons, nous pensons, nous repensons à tout ceux en bas, tout en bas, en haut, couchés en terre, reposés, partis, oh, stop... nous marchons sous la pluie, nous marchons, nous marchons et qu'on descende le ciel, qu'il dégringole, putain, et que tous les amis morts, partis, montent au loin, ou restent là...

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Retour au « port d’attache »... À PARIS — De la musique par la fenêtre après tant de silence, une concentration incongrue de tant de gens ici après l'espace des grandes landes et des villages aérés. Je remettais mes vieux habits sales et puants de voyage pour écrire. Je me versais dans un bol du café brûlant et un verre de Oban dans un grand verre à fond plat. J'allumais mon ordinateur, ouvrais mes papiers, allumais une Camel sans filtre, un splif et commençais —…

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Paris ET FEU! … et je remonte dans ma voiture… Je passe. Je passe le coin de la rue. Je passe la route et la porte d'Orléans c'est tout. Je passe la route, l'autoroute et puis les champs sans lumière. Je passe, je passe et je ne sens que ça là, rien finalement de bien important autre que ça. Passer, aller, je sens ça là, aller, mystère incompréhensible, passons, petits — infiniment petits et tout le reste ce n'est qu' — excitation, agitation, trajectoire fulgurante, passage éclair ! Et ça ne me panique pas, je sens ça, conscience suprême, se voir aller, et passant, se voir mourir. Se voir vivre. J'arrête la machine, je claque la porte, je sors, je m'allume une cigarette au creux des mains, la nuit tout autour, épaisse, apaisante… je m'assois sur le capot les jambes croisées, je regarde, je suis bien, je contemple, je suis bien, détaché de moi, je ne pense plus, je ne pense presque plus, transparent, poreux, tout ouvert, je suis là enfin, la ville tout en bas, je ne m'agite plus, je ne sens plus, je suis, je passe, je ne sais plus que je passe... je monte dans mes rêves, détaché, serein, je ne sais plus ce que je cherche, je ferme les yeux, je chavire, oh lentement... l'odeur tiède chaude du champ, l'odeur, la terre chaude, le ciel noir, bleu, glacé, les étoiles… je ferme les yeux.

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Et tout l'infini limon, l'horrible humus des souvenirs me monte à la tête, je renverse le front en arrière - chavire navigue - vogue, l'infini humus des mondes, les paysages voguent comme de derrière les vitres d'un train, passent comme des chiffons de couleur, passent en se renversant, penchés, oscillant comme un pont dans la tempête, lessivés par des vagues détrempées de couleurs - des images - des landes obliques - des visages, brièvement apparus, flashés. Je me relève doucement, m'assois au volant, j'hésite, je tourne la clé, je démarre, aller, continuer, continuer encore...

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PARIS AU MATIN, tout froid, gelé. Et les caniveaux aux rebords de granit et les flaques glacées. Et l'air pur, tranchant, vif. Et les petits pas pressés des gens claquant secs sur le bitume craquelé, et les voitures, leurs fumées blanches s'échappant vite dans l'air, et on sent le ciel, les nez rouges, les gens pressés dans leurs cols serrés - confinés - piqués - piqués ma foi par l'air congelé (les auréoles blanches du sel sur les trottoirs, les feuilles rousses mortes gelées et craquantes), le métro aérien file sur les rails brillants de glace, pénètre dans la gueule noire puante du tunnel, déboule en tressautant grinçant dans la station, freine à mort, les portes s'ouvrent, fument, dégueulent un torrent de monde qui se bourre se bouscule dans le noir, file dans le noir, se bouscule, s'engloutit, plonge, s'enfonce dans le noir du tunnel et disparaît là, net, plus personne !... Quelques papiers blancs, journaux, papiers gras de sandwichs restent là, s'envolent au passage du train et grince et se penche et tourne dans le tunnel et disparaît à plus jamais, à tout jamais, oui, qu'on en parle plus, qu'on en parle vraiment plus jamais, dans l'antre, comme le joueur de flûte de Hamelin, aller hop, emmené, embarqué tout ça, dans la grotte, la grotte merveilleuse, à tout jamais, qu'on en parle plus, et reste les rats et nous tout en bas dans la grotte, heureux, béats, nous serrant, nous bousculant, le caveau merveilleux, l'affluence ! jouant, béats.

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Au-dessus de moi pend la lampe du wagon, gluante de chiasse des mouches obsédantes, comme l'énorme morve d'un pitoyable voyageur. La pluie cingle la vitre du compartiment comme un fouet de dompteur, une cravache de bave, un crachat sur la croupe d'un étalon d'acier et de fer. Il fonce dans la nuit, se fait gifler ! Arrivé à la gare, je sors - c'est l'envers, ah, la lune, — les nuages sur Paris ne sont pas bien beaux — comme je t'aime, comme tu transfigures la nuit, comme le nuage noir te transpire... CAFARD HIDEUX, tout seul un vide un trou là, l'appart étalé, écrasé par le silence. L'ennui. L'inhabitude d'être seul. Impossible de s'occuper. Je bois mon café ma clope. C'est écœurant. Un goût de cendre dans la bouche. Peut-être finirai-je, trajectoire parfaite, contre un arbre. Toute ma vie est un passage à 200 à l'heure.

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Normandie… LE GRAND CIEL sur la Normandie. Il file vous voyez comme quand on filme, qu'on accélère, une grosse plaque bleue avec les nuages collés sous la vitre qui filent au plafond vous voyez il va tout droit vers la mer vous voyez vraiment tout droit et au fond là-bas ça se confond avec l'écume (la mer les courants d'algues et d'huile l'immense baquet poissonneux) vraiment vous voyez là j'pose ma guitoune sur le bout de pelouse au bord de la craie blanche et tout et le ciel et la nuit qui tombe et ma lampe dans la tente jaune, qui fait pub, qui est chaude, on boit, on boit et le ciel au-dessus et on rote et je pisse dans le vide et on entend la mer tout en bas et on s'écrase et on ronfle et on roupille, oh, fini, tout fini là, et le silence, le silence, le silence… Oh, comme je sens et je ne sais plus comme je sens. Cette nuit sur la falaise — et la mer qui fouille tout en bas (et T qui transporte son couchage), comme tant d'autres nuits où je me voyais, petit, pensant, commençant, où mon père sûrement je crois, me disait d'aller au lit et qu'avant d'aller au lit je me glissais derrière la lourde tenture verte des rideaux (devant le rebord en bois de la fenêtre), et par la fenêtre embuée regardais la lune et les étoiles leur halot au-dessus du gros pin flotter dans la nuit froide, d'hiver, oh, combien froide, glacée et qu'à travers

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moi, mon petit pyjama de toile je la sentais passer, filtrer à travers les carreaux sur ma peau et que j'aimais ça ! Oh, comme je sens, aujourd'hui je ne suis rien, je sens - je suis les jours passer, obliques et retords, pareils monotones, je contemple ma vie et rien ne bouge, je contemple ma vie, rien ne sort, envie de partir, d'aventure, besoins – me viennent. Aujourd'hui je ne sens rien ou je sens déjà, et mes amis dorment, ronflent dans la tente derrière, et la bouteille de whisky vide par terre dans l'herbe mouillée, et je ne sais pas trop ce que je fais là et j'écris et peut-être ce n'est pas vrai tout ça. J'étais assis là dans l'herbe, les grosses touffes d'herbe qui ployaient jusqu'au sol dans la rosée, et au matin on repartait, un pas de plus, un jour de plus et ciao !… A MIDI dans la maison le soleil par la vitre fatigué je me lave torse nu Le bol le rasoir le soleil sur la vieille acrylique blanche craquelée du rebord en bois de la fenêtre — peinture écaillée brillante, vieille banquette blanche craquelée — Je suis bien là à moitié nu dans le froid, mais depuis plusieurs jours je me raccroche à l'écritoire comme la dernière, la seule aventure possible aujourd'hui dans mes jours atones. Je m'ennuie, je deviens gris, rien ne se passe et dans ce rien, rien ne passe. Je trimballe avec moi cette dernière aventure, avec moi partout, mais j'en espère d'autres mais ces jours-là atones, me scient... Besoin d'aventure, besoin de partir, de briser le rythme et ciao !... Parfois plus tard, englué tout à fait, comme un oiseau migratoire immobilisé malgré lui... je continuerais à décrire nos vies. Un artisanat de nos mœurs et visions, de nos manières et façons. Toujours. Occupation, constante, de maçon. De sorte que je continuerais à prendre, et à piocher, et en moi et en d'autres, afin de nous lire comme le firent en d'autres termes Montaigne et Proust, et à ceci ajouté parfois, surexposé, injecté une fulgurance —

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Bacon, Kerouac — un rythme nomade d'une route, d'une trajectoire déroulée à 200 à l'heure en pleine vision. Oh, tout au bout tout au bout de l'Europe le vieil homme du continent, la vieille histoire, la vieille civilisation ! Conquistador, Huns ! Au bout sur la presqu'île de granit et de tourbe rouge ! Finistère, Scots ! La vieille Amérique chancelante, branlante, poussières rouges brûlantes de l'Ouest, neiges d'Hokkaïdo, Sapporo, matin des archipels, aborigènes, landes asiates, rocher rouge d'Ararat… Et je franchirai la frontière dans la nuit épaisse complète le champ vert sombre velours de luzerne plein de boue glacée d'ombre. Et tout au bout de la nuit je devinerai dans la nuit noire de la vieille Europe le petit village écrasé dans l'encre et le clocher noir devant la nuit. Y parlerait à voix basse « je crois qu'on arrive » - « oui » et qu'on arrive, j'entends : aller au jour le jour... le mouvement qu'est notre unique fonction et remplit tout, avancer comme ça ; c'est-à-dire aller, flotter, ce que nous foutons dans l'espace et dans le temps ; comment qu'on va, dans un long souffle imposant continu et ininterrompu à perdre haleine un roulis déroulé roulant comme les petits graviers des longs bâtons de pluie, sans cesse, sans fin, baissant la tête dressant les fesses et hop culbutant, roulant encore. Me fait l'image pas très rond d'un cailloux cahotant. ET JE DISAIS À M « je crois qu'on a de la chance... Et je disais à M « je crois que je viens de comprendre la vieille Europe, M, je la parle pas comme toi mais je viens de la sentir là, la saisir dans son âge respectable, antique, celtique, posée-agrippée sur sa vieille souche comme l'indien là-bas, le même que le vieux Scot ou le paysan devant son grenier à blé, mais maintenant dans la vitesse c'est une griserie nouvelle, envolée lyrique « Vois-tu j'ai compris comment ma conscience collait au rythme de toute chose et la façon qui m'amenait à puiser dans la vie, trouble et inquiète, véloce et extraordinairement vivace, et musicale en quelque sorte... En tout cas sauvage Ce qui m'amenait à la décrire tous les jours, ce qu'il y avait finalement dedans. Enfonce-toi, enfonce-toi dans ce bouquin. — » M me regardait, son bol de café brûlant devant la figure, une cuisse par-dessus l'accoudoir. Et on se levait difficilement, la gueule enfarinée, la bouche pâteuse, l'œil terne, les brumes de

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la discussion se levant et poursuivant lentement la fièvre de la veille. Et on repartait ruban de douleur et d'histoire roulant sous les roues, ruban d'Europe, déroulant sur les routes infinies, porteuses de, de mille milliards d'espoir et d'excitations et de bien d'autres choses encore qui nous feront avancer et courir et sûrement encore jusqu'à la nuit, la nuit des temps... VOILÀ MAINTENANT QUE J’AI RATTRAPÉ LE TEMPS que j'écris au jour le jour que je vois ce qui se passe et le tape dans l'instant, fresque déroulée, infiniment vivante... le mouvement... l'OCÉAN AU CREPUSCULE les vagues la neige l'écume. Ma guitoune au bord de la mer, l'écume gelée, soufflée comme de la mousse de liquide vaisselle, Y est allé se perdre làbas sur la dune, petite pointe d'épingle grise, floue, usée comme un vieux cliché photographique. Les bancs de brume engloutissent parfois sa silhouette. Je le regarde, je fais bouillir le café, le récipient d’aluminium tout gras, des restes des pâtes d’hier, la première clope avec lui, accroupis, les mains serrées autour du quart chaud, la mer, le sable humide gelé, le vent tirant les flots et éclaboussant la plage... A droite, nos traces de pas de la veille sur la plage zigzaguant un peu. Il est tard maintenant, il faut partir... le ciel est BLEU , la mer d’acier liquide... et je regarde encore Y, la mer, la plage courbe de la plage... et l’horizon de nuages se lève. Y regarde et trempe ses pieds dans le sable mouillé humide. Il est dix heures. Nous sommes vivants et trempés d’écume !

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Retour ROMAN-roman-récit rap. Déroulé comme une longue litanie rap ou bien janàcekienne-gouldienne géniale seringue ventre à mots le rythme, la mélopée, la forme mélodiquerythmique – rythme fulgurant des peaux tendues, ce martèlement cette frappe du sol ! Exaltation parmi les lourdes sonorités des tambours de bois creux ! Tambours d’arbres – qui emporte. La tchatche, le slam, le déroulé sans fin qui se perdent d'un côté dans la nuit des temps et de l'autre dans l'essoufflement. ET LA VIE MEME du livre dans la scansion sauvage et la vie emmenée, la vie vécue, la vie emportée au rythme endiablé des foules des quais des promontoires des tarmacs des villes ponts quais mortier des villes sauvages ! Bourdonnement. Grésillement. Scansion crépitante. Ports. Gares de triage. Alpages. Aérogares. Douanes. Rues. Lacs. Ecluses. Ponts. Docks. Embarcadères. Quais. Voies. Pistes. Jetées nocturnes... Le bitume des aéroports au crépuscule gronde. Clignotement et vibration des rampes d’approche. Chauffe des réacteurs : souffle, cri, déchirure du tympan. Ouverture fulgurante.

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LE RAP-JAZZ LÀ-HAUT SUR LA ROUTE avec mon pote Y, Y sur la route et les collines au-dessus de Lj, Lj l'éclairée, Lj l'oubliée, et on roule, et on roule jusqu'au fin fond de la terre, la route 6 bing-bang-titi-titouc !, et oh, aller, aller, avec mon pote Y le bienheureux, Y le... les grandes plaines, les grands champs, les villes folles éclairées tout en bas, rouler, rouler, continuer, continuer, continuer encore... et puis on se pose, abasourdis, les têtes roulant encore, roulant dans le rythme, la langue hurlaaant rrroulant et relançant le beat ! On remonte dans la caisse, saute sur l'sofa, on écrase le champignon, écrabouille l'accélérateur à tout gaz, et feu ! feu ! feu !, toute l'Europe encore, cette vieille terre, terreuse, terre d'accueil, terre d'asile, on retraverse tout dans l'autre sens, toutes les villes les champs les villes les plaines les femmes les pauvres mecs posés sur leurs fourches au bord d'leurs champs de blé jaunes pourris par la pluie... Et Y inlassable, excité, petit corps d'enfant excité et nerveux, regard de matador, conduit comme un fou, et on discute sans fin, et je le regarde, petite gueule d'amour, foudroyant d'intelligence, de ruse et de malice, capable en un tour de main de vous pénétrer n'importe quelle discussion, comprenant bien vite les enjeux et paramètres, jouisseur et vif comme une anguille, agile comme un lapin. Je reprenais le volant et c'est lui maintenant qui parlait et gesticulait et on approchait maintenant de la grande ville, les lumières plus denses et nombreuses, et les rues maintenant baignées de clarté électrique sous la grande nuit duveteuse et épaisse. Et on arrive devant l'appart, on ouvre, on s'écroule par terre, la porte claque contre le mur, on échoue là sur le tapis comme deux loques, on se met à ronfler là puant la bière la sueur la poussière le moteur le cambouis le caoutchouc grillé le patin d'frein brûlé, nos chemises auréolées de crasse, le visage mangé par la barbe, les chaussettes collées au fond des semelles, on s'arrête là épuisés. Une petite musique d'orgue monte alors soudain par les tuyaux des appartements du d'ssous, une petite musique divine qui nous berce comme le faisaient nos mamans. ET JE continue. La petite bille roule, pas très rond, cahotant, sur la pente, tout en bas, encore, encore, au loin, à peine, ou si peu... dégringole, encore, gole, se retourne, cul-bute. STOP.

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Wien JE SUIS TRISTE ET ENDORMI, j'attends. Je suis vraiment fatigué et puis la chaleur ce soir, et puis la bière de tout à l'heure peut-être. Je suis triste et je m'ennuie, j'attends. Et on rejoignait le heuriger encore, allait boire un coup chez le vigneron, sous la tonnelle verte et fraîche, le vin frais ou la bière et on parlait encore, encore, à plus s'arrêter; M levait son verre, tout emballé, une petite musique tzigane aigre et frappée montait dans le ciel, me faisait frémir la peau toute entière, montait comme une fumée indienne dans le ciel étoilée. Mais oui et M, au fin fond de la terre, flotte. Et file et cours toujours, les petits bars, cafés, dehors, au fin fond, refus de toute, de toute vie engoncée, et sous les pommiers, bourré, moi aussi, parlotant, la tiédeur du vin, tiédeur du soir, la rosée humide, l'herbe fraîche, et les étoiles tout au fond là-haut, làhaut minuscules, nos petites lumières, nos yeux, braises — jaunes, blanches, froides, escarbilles et toute notre espérance, notre bonheur là-haut dans la tiédeur — l'été ! Et l'on file, heureux, la voûte bascule, se renverse, on est sur la terre, nos jambes croisées, le vin sur la table, la table humide, la nuit, la nuit tout autour, sa veste de blaser sur les épaules, il frissonne, et la vie, la vie tout autour, soir d'été, et on parlotte, il s'endort presque, sous les pommiers, le coude calé dans l'herbe, moi je

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sors, je reste sur la table dehors, le banc bancale, je sors mon papier, sous la nuit, sous la vie, sous les étoiles, j'écris, sur mes genoux, les jambes levées, je me sers un verre encore, et continuer, continuer encore, on ne peut que aller… et c'est beau, c'est beau, c'est calme, le silence et le silence, et Y et M et mes amis, les meilleurs oui, rien à dire, raconter, avancer, là comme ça sous les pommiers, et l'aube bientôt, rosée, perlée comme le vin là perlé sur le bord frais, bué de mon verre. Et les beaux jours, été, chaleur, au fin fond de la nuit tiédeur encore, j'enlève mes chaussures, sécher mes pieds, la nuit, le granit, le soleil et ses brûlures... allant, le rythme, le beat, et la terre au fin du fin. La TERRE ! nous reposer sous les pommiers, nourrir, fleurir la terre… ET PUIS LA VOITURE FILAIT dans le bleu du temps, l'azur, le temps ancien, à toute vitesse rayant l'espace et le temps, et cahotant sur l'asphalte. Et on s'écroulait à l'aube sur le banc ou les sièges de la voiture, on traçait des petits traits dans l'humidité qui s'était déposée sur la carrosserie glacée et on s'étirait. ET PARCOURANT toute l'Europe d’Est en Ouest, j'aimais ces matins bleus, sortant la tête de la tente, comme un oiseau ébahi de lumière, sur une plage ou autre : un champ, une montagne, devant tant de lumière venue du monde, le vieux land, le vieux pays transfiguré dans les trognes de ses ouvriers, paysans, rétameurs, rémouleurs, dans ses vieilles tronches de cuivre cuites au métal du soleil. Toutes ces vieilles terres dans ces millions de mains brunies, broyant ces vieilles mottes, les granolant en experts entre leurs doigts abîmés, écailleux, croûteux, leurs ongles secs, bourrés de poussière ayant travaillés depuis la nuit – des temps – la boue. J'AI TOUJOURS eu la sensation que ma vie était un voyage, c'est-à-dire que chaque jour était un événement et un lieu nouveau. Une expérience nouvelle qui me fortifierait, et les enregistrais comme les faits d'une épopée dignes d'être notés dans mon cahier et retenus. Un après-midi à Tarascon était comme un voyage à New York, une étape, une de plus, une parmi des centaines, qui me forgeait, me faisait tel que j'étais et, finalement, constituait la route, c'est-à-dire la vie, (et je considérais la vie à ce moment-là comme une œuvre, comme une forme — «Thinking is form » disait je crois Beuys), ce pourquoi nous sommes là, par un mouvement, un flot, un flux

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continu... et j'y revenais encore incessamment, Ă ce flot, sur lequel nous nagions en CADENCE. Cadence des routes et des vies et des vies surprenantes!...

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À LA TOMBÉE DU SOIR, UN SOIR, Y et M m'emmenèrent au train. On roulait à toute allure sur la route de Bourgogne, l'air brûlant rentrait dans la voiture, nous fouettant les bras sur la carrosserie, les cheveux sur le visage, traversant les champs de blé gorgés de poussière et les ombres des bottes de paille punaisées sur le jaune. Et les moissonneuses roulant au loin bouillantes et suffocant. Et grisé par la route, voyant défiler les gens, des maisons, des champs, des villages, et regardant avidement, le cœur excité et rempli de joie. Et M et Y me laissaient, le train s'arrachait à la gare, le cœur brisé, leurs mains par la portière s'agitant, et s'arrachait doucement et commençait à filer. Et les champs émouvants et la campagne et le soleil rasant piquant les yeux, les champs dorés, les verts sombres des bocages, les ombres profondes, découpées, les points clairs des vaches, le crépuscule lançant des langues superbes et chaudes de lumière à raz de terre, et l'ombre froide avançant, sentant la nuit, la fraîcheur, l'humidité,

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les milliards de nuits venues lécher la terre, cette odeur froide, alors que je suis dans mon train passant à toute vitesse mais sentant malgré tout la fraîcheur, l'humidité, la douceur des jours ici... La nuit... et de petites maisons éclairées dans la campagne noire ; le halot des fenêtres du wagon éclairent brusquement les talus d'herbes, les voûtes noircies des tunnels, les soutènements de basalte. Qu'il me serait doux de continuer le voyage toute la nuit, bercé, le cœur gonflé d'envie, jusqu'à épuisement et rassasiement. La vie pleine, quoi… Je rentrais. Je remontais la France doucement vers Paris.

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RIEN NE BOUGEAIT PLUS. Mes souvenirs s'immobilisaient. J'étais là, seul, trop présent, tout autour de moi le flot dont j'avais tant parlé s'était arrêté ou ralenti, et restait moi seul, là, immobile, occupant trop d'espace et toute "l'histoire". Mille détails me restaient mais gelés, figés, et l'espace de sensation se racrapotait chagrinement. Mille autres petits détails mais "rétrécis". Je posais un marque-page jaune qui mettait une note pimpante sur ma table, mais note si dérisoire, lumignon si étroit, maigre zone de perception, d'épreuve, si maigre, si involontairement et si tristement ramassée. Sans doute me fallait-il déjà du nouveau... J'avais besoin d'actualité et de largeur. Il me semblait passer d'un âge à un autre. Je ne ressentais plus du tout d'émotion spontanées, après seulement parfois je me rendais compte que j'avais été marqué, l'âge peut-être ou, plus grave, avais-je tellement joui d'images et d'émotions vivantes d'un déroulement dément et incroyable de paysages, de voyages fantastiques et de gens, racontés et digérés par métier ensuite, que j'étais sec maintenant, tari ?

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— Avais-je trop surfé, avais-je trop goûté (trop tôt) pour être tout à fait pris maintenant — un peu plus sec sur le moment, ne goûtant, ne savourant qu'après coup, voyant bien que là, a posteriori, c'était du bonheur, mais sur le coup me laissais glisser, froid et atone, habitué, accoutumé. Je restais fermé, je boudais, renfrogné, traduisant ça comme je le pouvais, pensant avoir besoin de paix (croyant traduire ça comme étant un besoin de paix), regardais en moi, vers le profond, me terrais, me cachais, fuyais, naufragé, réclamant de tous mes vœux un peu de calme.

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ÇA CAILLAIT VRAIMENT, LA NUIT ÉTAIT PURE, les étoiles scintillaient, minuscules et froides, je marchais serré par le froid à éclater. Abasourdi, plein de silence, je rentrais. Lourd, la tête basse, fatigué, las, terne, sans saveur. Les marronniers dégoûtaient du jus de nuit sur le trottoir gras et collant. Les voitures passaient en ronflant. Et tout d'un coup tout seul le silence assourdissant La révélation soudain, là sur le trottoir, bourré de silence entre les deux oreilles, les siphons empaillés d'ouate et de nuages, le monde étouffé soudain. Je sors de l'ennui. Quelque chose me remplit, quoi ? Ce que je cherche sans doute depuis toujours, quoi ? Toute la question… je suis plein fondu complètement plein de vie et de murmures… Je reste là, assis. Je ferme les yeux. Je m’en vais encore. Alors je pense à mes amis, ceux partis, venus, d'on ne sait où, loin, partis puis revenus pour toujours… Voilà.

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VOILÀ que j'ai maintenant pris la décision sur la route Je me promenais un peu triste le menton sur la paume le nez collé sur la vitre fenêtre du bus J'avais remis ma vieille chemise noire ma veste de marin en grosse toile mon blaser ma parka de Gore-Tex au grand col orange encore — je me laissais emmener emporter envahir... je n'étais plus moi mon petit corps flottait en-dessous assis sur le siège je me désincarnais flottant et léger comme une bulle de savon rêvais — de reprendre un voyage à pied triste et touché de planter ma tente dans les vignes, l'hiver, gelé dans la brume givrante les feuilles craquantes et confites

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tout seul au bord de la route un soir dans la terre devant l'entrée fumer et regarder c'est tout et en moi pénétrer l'hiver gelé la sérénité, le calme, le silence. — La bulle venait de se briser Achevé le voyage. Un autre commençait…

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TROIS VISIONS

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1>

En cette nuit de départ donc, triste et douloureuse… JE SORTAIS D'UN BAR QUELCONQUE (le bar du couvent pourquoi ce nom), je traversais la rue et entrais dans mon allée fleurie, des musiques descendaient des petits immeubles, des bruits de voix, les passants discutaient, les voisins sirotaient dehors le martini du soir, on se saluait. J'avais maintenant choppé l'Aficiòn pour mon quartier — la tête embrouillée dans des histoires d'amour complexes. J'avais beaucoup bu la veille. Je m'étais arrêté au matin dans un petit café du marché, j'avais bu un grand crème, avais écrit, regardé les gens, les vélos, les éboueurs, les amoureux qui passaient. Il faisait chaud. Le guéridon de bar bouillait déjà. J'étais rentré me coucher, avais dormi comme une masse en plein après-midi et maintenant laissais le temps me couler dessus assis confortablement dans ma cour fleurie la tête vide de questions. J'avais sorti un fauteuil dehors devant ma porte. J'écrivais. J'avais pris un bain. Ma femme m'avait appelé. J'avais vu de jolies femmes hier. J'avais appelé mes amis. La vie était douce. J'allais embrasser mes enfants ce soir, j'allais ensuite repartir pour la nuit. Je nageais, je flottais dans un espèce de calme irréel. Détaché, serein. Je passais la journée ainsi à dormir, lire, écrire et fumer. Je me reposais.

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Mais bien vite les pensĂŠes et les questions revinrent galoper.

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2>

TRAVAILLANT DANS MA CHAMBRE-ATELIER, le cœur palpitant lentement, je pensais, je sentais la vie couler très consciemment, couler malgré tout et je l'aimais cette vie-là, cette chose-là, don, don douloureux du ciel, du désir trouble de mes parents déchirés séparés retrouvés, embryon né à la lumière, né à la joie, à la douleur et parcourant encore toute cette vie-là en tous sens je la sentais passer, traverser là au travers de mon cœur, en travers de mon corps, au travers de mes amis, au travers de mes amantes, au travers de la pluie, de la douleur, des pavés gris mouillés et de la fin du jour, cette nuit, la nuit et le jour sur cette face, la face de mon amante, sur cette face de la terre où le jour se lève — aube et déchirement et lumière - sur sa belle courbe ronde et bleue. Et restant des heures à ma table, je préparais lentement mon départ. ET JE PENSAIS PENSAIS PENSAIS sans cesse encore à ma femme aimée et aucune autre ne me la faisait encore oublier ; une production incroyable d'idées, si démentes et se mangeant la queue entre elles à imaginer épuisamment l'avenir, ce qui pouvait arriver, advenir, etc... « quand j'ai vu ses yeux briller pour un autre. » Je ne savais rien rien rien de ce qui pouvait m'arriver demain, même les pires combinaisons en fait ne m'apprendraient rien — homme tout nu, dans ma vie trépidante et riche et désertique à la fois à tenter de lire les

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signes les signes, avant qu'on puisse en fait les lire tout à fait, c'est-à-dire avant que les faits ne les éclairent d'une cruelle et lumineuse lucidité, avant de se rendre compte de ce que nous pressentions mais ne pouvions comprendre avant de les avoir tout à fait VECUS . — Et T à côté de moi l'ignorait aussi, « où vais-je ? » se demandait-il souvent lui aussi sans que - drame je puisse l'aider véritablement. Et je pensais pensais, des milliards de pensées s'entrechoquant, bien difficile d'y voir clair, n'arrêtais plus de tout compulser depuis des mois, ma pauvre tête produisant à plein régime des centaines de mots et de phrases, des millions d'annotations incongrues, touchées, lucides, mon passé, l'avenir, rassemblés en vrac dans le présent bouillonnant, fourmillant — ma vie là tout d'un coup jetée en l'air en petits éclats — les morceaux retombaient au fil des mois uns à uns, et je les collectais, les ramassais, les rassemblais bout par bout et tentais d'y voir clair, mais n'y voyait goutte, de les réassembler d'une manière plus adéquate — tentative dérisoire tellement nous restons les mêmes — et ma tête galopait enchaînant les tours de piste à toute allure sur les bords de son crâne

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ET BAR ENCORE, MA VIE AINSI, mon destin — écrire ainsi depuis gosse, parfois fatigante, tarée et singulière labeur, prenante apprenante labeur, à tout dire, tout vouloir dire, noter — TRACE — à s'épuiser et ma vie ainsi, bar encore — celui où j'ai quitté ma femme et l'ai retrouvée 10 mois après — bar de l'aube, bar du soir — bars de l'Univers décati, bar universel image de tous les bars, lieux chauds, troquets, échoppes, canis de la terre, bars, femmes, jeux, bières fades, vins rouges, tout un monde, une université, une humanité versée à la socialité échouée là, envie de voir du monde, envie de s'amuser, envie de parler, envie de se reposer, envie de vous voir vous, belle, envie d'être gentil avec, envie d'aimer, envie d'embrasser, envie de baiser, envie d'être séduit — bar de l'Univers, où toute l'humanité un jour a passé par là, toute l'humanité comme un pas géant antédiluvien de mammouth, empreinte là de la géante humanité — EFFIGIE — bars de Sao Paùlo, bars de Paris, bars de nulle part, bars de rien, bars de pas du tout, ô mon aimée où êtes-vous — égarée ? ET JE COURAIS TOUJOURS comme tout un chacun vers mon hypothétique bonheur — croyant le trouver sans cesse, croyant le trouver, que je le trouverais dans le MOUVEMENT qui me collait tant à la peau. En moi ces deux qui se faisaient combat, qui souhaitaient se concilier, trouver équilibre sans que

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je n'y sois parvenu jamais jusque là entre aventure/mouvement et stabilité/se poser. L'un qui souhaitait trouver le nid et s'y blottir, s'arrêter, l'autre qui courrait toujours s'imaginant qu'il serait un peu mieux plus loin et cherchait cherchait. — Sans doute même dans cette ambi-balance tension que je trouvais, pouvais trouver, énergie et pêche. Nous nous attachons et nous arrachons. L'éternel pendule qu'est notre vie entre partir et revenir, entre laisser et accueillir. Cette triste-joyeuse balance... L'oscillation constante qui habite, anime nos vies, donne vie à nos vies, entre la stabilité et la fuite, entre trouver et perdre, du désir de retrouver au désir de se perdre, du désir de quitter à celui de retrouver. L'alternance sans cesse, successive. Ainsi donc nos vies entre perdre et trouver, entre fuir et revenir à soi, sans cesse ainsi pièces à pièces animées entre ces deux courants.

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4>

ET JE REPARTAIS DONC VERS MON BONHEUR, le ciel vert comme un premier matin d'automne, pluvieux, sombre, la lumière d'été jaune et brillante loin maintenant déjà. Je restais là à grelotter à ma table, la pluie ruisseler sur les carreaux comme des larmes. Je travaillais. Milliards de phrases qui se perdaient dans le temps, que j’avais l'illusion de retenir de l’oubli. Je me demandais où tout cela allait me mener — plus tard — à l'orée de ma vie ? — tout ce mouvement : vivre en fait ni plus ni moins — avec cette nécessité de tout raconter, laisser trace. Contre l'éphémère ? - Les racines, l'Histoire — y croyant puérilement peut-être... Mes fleurs fatiguaient, elles mourraient lentement et je continuais à les soigner, elles m'apportaient du calme, elles me donnaient beaucoup. Ma petite cour comme un observatoire magistral, un port face au monde houleux bercé.

TOI Tu sais que ta recherche frénétique s'estompe — et pourtant encore toute là, pressante. Que cela est agréable. Tu sais que tu acceptes peu à peu, qu'un équilibre se fait peu à peu.

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Tu sais que le bonheur n'est jamais tout entier, mais qu'il réside dans le désir simple, l'acceptation de ce qui est, dans les petites joies quotidiennes, et non dans le regret ou la quête — et pourtant l'insatisfaction, la douleur, nécessaires pour avancer, se faire violence chercher. Et le bonheur étrange consistant à prendre les choses comme elle viennent — comme elles sont —, ma petite cour, ses fleurs, le soleil sur le fauteuil devant la fenêtre… mais point de bonheur sans souffrance — C'est ainsi. Même pas la peine de tergiverser, d'imaginer, de rêver, de regretter, d'espérer… C'EST.

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5>

ET REPARTANT ENCORE DANS LA NUIT COÛTEUSE DE PARIS, et j'aimais mon quartier comme un fou : je sortais et c'était d'abord la cour froide et humide l'hiver, douce l'été, avec un arbre et des pots ; puis c'est la Cave de Bourgogne qui t'accueille, te cueille à chaque fois, petit bar chaud et douillet, je serrais la louche du serveur — breton — et je m'installais, sortais ma paperasse, stylo, carnets, bouquins et bossais… Puis un peu plus loin juste à l'angle c'est la librairie drôlement bien achalandée et le marché, une vingtaine d'étalages : légumes, boucheries, quincaillerie, sous-tifs et culottes, glaces, pain, tabac et épices, fringues et le fumet, l’odeur pénétrante de poulet et de patates rôtis… Une ville qui se lève, les gens aux yeux un peu lourds, un tout petit bar encore qui m’offre le café du matin et une table au marbre froid, dehors, dans l'aube de novembre bleu… Puis on commence à remonter la rue, le pavé glisse, là ça chante, là ça swingue, marionnettes, vendeurs de journaux, jongleurs, magasin à café, vins, fleurs, gibiers, faisans, sanglier pendu au clou du réverbère… et en continuant un peu plus haut un café égyptien où tu peux fumer le narghilé, un bar, des restos grecs pas super, un karaoké, des fringues et des bijoux encore, un pub irlandais pour étudiantes ayant le mal du pays puis encore une librairie, une poste et des tas de restos jusqu'à la Contrescarpe… Là, ronde, autour de la place, des tas de terrasses encore, pubs. C'était Paris ce jour-là — France.

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6>

J'AI VU PARIS, le bulbe d'ardoise de l'immeuble bourgeois brillant comme une boule d'acier humide sous le soleil, les acacias verts, MONTPARNASSE — cimetière calme, terrasses sous les feuilles d'automne. J'ai une journée formidable devant moi de douleur et d'ivresse, d'angoisse et de joie, quelque chose arrive devant, je le vois, je suis épuisé, vide et plein d'or, une source de lumière, je la vois, elle est là, elle bouillonne, je vais pouvoir l'offrir — INCROYABLE. Une pêche incroyable quand je redescend l'avenue du Maine, puis le boulevard Raspail dire bonjour à Balzac et au petit café qui fait l'angle — Rotonde bourgeoise J’AI VU Paris au matin de Noël, murs et pans gris, bulbes noirs sur la colline de Mouffetard. A la gare avant le énième départ, une grande tasse de café filtre, aqueux et âcre comme dans les cafétérias des Etats-Unis… J’AI VU Paris à l’aube, glissant en courant sur la pente de Mouffetard. Dégringolant de sa maison vers la mienne, d’une cabane à l’autre. Éruptant de la nuit d’amour et de fête. Et puis, à la gare, les indiens lavant les carreaux du train à grande eau. Tout est nouveau, excitant, doux. Tout est « à découvrir ».

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J’AI VU SON TRAIN filant sur la surface, pompant à toute vapeur plein Est, trait fonçant, rayant l’espace ; et le mien tirant, crachant, percutant l’espace — plein Sud. J'AI VU bateau pirate, Paris, quais de Seine, barque chinoise, grand’putain de Canton, le bateau qui grince, la GITE. Assis sur les tinettes, tout au fond des cales de bois, j’entends le bateau vivant qui pars… ET TOUT D’UN COUP quelque chose s’est ouvert en moi, et s’en échappe comme des ballons dans l’air. Et c’est un grand cri de silence et de joie. J’AI VU la lumière soudain déchirer le front noir de l’orage et déchirer le ciel. J'AI VU.

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7> le départ – la soif

Paris AVANT LE DÉPART, après les troubles de la décision, on est dans un espèce de silence, de trouble calme, de retrait et on part finalement peu sûr de soi, mais poussé malgré tout par quelque chose de plus fort, avide de vie, de surprises et de kilomètres, de gens, de paysages, de nouveau... Se séparer, savoir quitter, c’est aussi (dans le peu d’assurance pour ce que l’on fait sur le coup) découvrir que la vie est ouverte, c’est se battre, c’est gravir, c’est avancer, répondre à une exigence intime ; quand quelque chose est éteint, chercher la flamme et chaleur ailleurs. ET PEUT-ETRE j’étais maintenant un peu fatigué, mon cœur avait tant travaillé, mes nerfs, mes forces ; fatigué même d’écrire, de retenir — des tas de choses, de sensations, de nouvelles conceptions peut-être même pour moi, me passaient pourtant en tête — mais quelque part je devais avoir besoin de poser mon sac à terre, de le dépouiller, de n’en retenir que l’essentiel, dans un espèce de silence, de calme, de repos désirés avant de le jeter à nouveau sur l’épaule avec juste ce qu’il y fallait : un quignon, de bons souvenirs, des amis de par

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l’Europe, celle-là maintenant avec qui nous aurions voulu nous accompagner, un peu de ce silence que je cherchais, et une bonne livre de cette joie et de ce désir qui nous poussent… (c’est à dire construire - écrire - vivre Paris comme un port and trips - mes enfants, mes proches, mes amis - aller avec énergie, et vivre toute évolution avec enthousiasme… enfin je savais clairement ce que je voulais et le vivais désormais... Fruits de tant d’efforts, de l’énorme, houleux, douloureux travail sur soi.) En gros, le sac était tout de même bien plein, le peu de choses qu’il nous faut étant tout de même encore bien volumineux.

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J’AI VU PARIS ENCORE, encore, calme et reposé, avancer doucement vers son destin. Il pleut et cela me repose. ET DEMAIN EST TOUJOURS UN AUTRE JOUR. L’envie de prendre risque, de jouer, de croquer la vie. L’envie d’ivresse. L’envie aussi de construire. D’ouvrir, d’avancer plus loin. I have to go : « j’ai à aller ». EN VOYAGE dans les rues de Belleville, heureux et travaillant, les rues grouillantes et bruyantes, avançant dans le mystère de nos vies et de nos amours, le lumineux et misérable mystère, duquel jamais, jamais vraiment n’émerge de ligne droite. Caps oui, mais si souvent emmenés, relancés par le hasard, là même le charme, le charme de nos vies si tordues et si palpitantes. Le charme de ce voyage, de ce seul véritable voyage... nos vies ainsi emmenées. Et le soleil se couche doucement sur Belleville ce soir, les gens flânent encore, la vie si douce et si reposante, la drôle de vie le soir et la nuit arrive et va tomber sur tous ces gens, leurs sommeils, leurs angoisses, leur repos, leurs cauchemars... Et mon amoureuse en partance. NY, Inde, Tunisie. Répondant à ses exigences de bonheur. Je lui souhaite des vents favorables...

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NOTHING LEFT TO DRINK IN THE STREETS OF BELLEVILLE, suite du merveilleux voyage aujourd’hui, chorale brésilienne, le joli piano, sax, flûte forte, presque le IT, balancé, balancé by the rythme, in the streets of Belleville in the or du soir, in the deep, deep deep night... I know what I want. I don’t know where I’m going. Je sais ce que je veux. Je ne sais pas vers où je vais. Je suis juste en train de partir un peu plus loin. Aller chercher du nouveau, matière et or là-bas... NUIT DE MUSIQUE ET DE RYTHME et de chants brésiliens à Belleville en sortant de chez elle. Nous avons chanté des saudades et puis D., au sax, royal ce soir-là, flûte excellente, piano, chanteurs, et moi je tapais les percussions sur le parquet. Et puis en sortant de chez elle quelque chose qui battait encore sous ma poitrine... Aujourd’hui, dimanche, le soleil est presque brûlant pour la première fois et j’aime cela furieusement. Cet été, le désert ? Pourquoi pas ? Vieux rêve que j’ai bien envie d’accomplir. Les voisins dans la cour comme presque chaque dimanche de soleil se sont réunis et chantent à tue-tête des chansons d’amour et d’anarchie, jouent du violon et se racontent de fort belles histoires.

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LES CHOSES VIVANTES ne sont que celles qui évoluent et se modèlent sans cesse. Il y a à trouver encore plus loin. Aller plus loin, encore plus loin, suivre ses rêves… Là-bas, ailleurs… Tout ici, peu à peu, me paraît étriqué. Besoin de largeur. Ce coup-ci je suivrais mes rêves. N’attendrais pas l’ennui, ne me scléroserais plus. Je suis d’extérieur, je suis mouvement. Quand quelque chose est fini quelque part... Je sors du trou noir, je fleuris, j’explose... Envie d’ivresse, de prendre risque, de ne pas me prendre la tête, envie de partir… alors pourquoi, pourquoi dîtes-moi je ne le ferais pas ? Cette sourde excitation, cette immense profondeur, cette immense vibration au fond du bide qui vous prend, vous emmène, vous travaille, qui une fois qu’elle vous a pris, vous a attrapé ne vous lâche plus les tripes tant que vous n’avez pas entrepris... Je regardais l’horizon, et la ligne loin, signe que j’allais partir… MES PIEDS BOUILLAIENT. Ça y est l’appel du large est en moi, il monte et je ne saurais y résister.

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Bref j’avance et cravache le cheval.

LES CHOSES SE PRECIPITENT. Simplement sans doute je ne vais pas encore assez loin. On s’invente toujours trop de freins. De peurs. Et pourtant un élan grimpe en vous, mûrit lentement, pousse à l’intérieur irrésistiblement. Et c’est pour assouvir cette soif, faire chemin avec elle, plutôt que pour réellement trouver l’eau, que, peu à peu, on se prépare à larguer les amarres... L’été est arrivé, je travaille dehors et sans doute les vibrations, les ondes du soleil y sont pour quelque chose dans cet appel. ET TOUTES CES VISIONS sont les rêves de nos vies futures, des jours qui viennent, des détresses, des joies, des chemins pris et des exaltations ; et pourquoi, pourquoi — dieu, diable ou esprit, destin, direction du hasard — pourquoi ne se trompent-elles jamais, pourquoi sont-elles des signes si puissants et si justes des jours à venir ?

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Bivouac… falaise de Vergisson LE BIVOUAC, ENFIN… Je suis dehors, au bord du vide, et entre mes pieds le village se couche doucement au milieu des vignes. Le vent se lève, le froid vient, la nuit avance et le ciel est immense. Je suis donc seul, dehors, et je vais dormir comme une bête sous le ciel et les étoiles. Que d’agitation ces jours derniers ! Ici je me retrouve. Je travaille à même l’herbe. Tout est silence autour. Le moindre bruit est amplifié : mes feuilles de carnet, le crépitement de la flamme de la bougie… celui de ma cigarette… Mon bureau ce soir est une pierre dans les buis, une bougie posée dessus. Tout seul, dehors dans la nuit, je n’ai aucune peur. Je suis chez moi. Ça me coule dans les veines. J’ai dansé tout à l’heure, pieds nus sur le socle de pierre. Sur mon bureau de calcaire, Kerouac et Alexandra D.-Néel m’accompagnent… Les chauves-souris m’effleurent de leur vol accidenté. Tiens, le village vient d’allumer ses petites lumières… il est 200 mètres plus bas dans les coteaux et la terre rouge. Moi j’ai le cul sur un gradin de calcaire et dessous c’est 80 mètres

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de vent et de vide. Ça sent la terre et le buis. Les grenouilles croassent… La nuit tombe. Les chiens aboient. Il devient impossible d’écrire. Je vais rejoindre ma couche de buis et d’étoiles, et la nuit comme toutes les nuits va envelopper cette face du monde d’ombre et de repos féconds. Au-dessus de ma tête c’est le ciel noir et l’immense espace...

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TOUS LES MATINS je me lève et j’ai l’impression de ne pas aller encore assez loin. Qu’il faut encore aller chercher audelà. Sans doute il y a là à la fois l’orgueil de vouloir modeler sa vie selon ses aspirations et ses rêves, et de vouloir créer plus intensément encore. Immenses exigences intimes. Et, je le sais, cela condamne un peu à l’égoïsme et l’on se met en retrait par rapport à son entourage pour exaucer cette poussée du fond de soi. Je note frénétiquement tout ce que je vois, ce que je sens. Tout est matière, source, sujet d’annotations, que je mettrais en forme plus tard. Je savais que je n’aurais plus de paix maintenant tant que je ne serais pas complètement parti dans cette nouvelle direction.

DEUX JOURS QUE JE SUIS IMMOBILE et je n’aime guère ça. Je me remets à trop penser. Le fruit d’une trop grande sensibilité qui, tout à la fois, vous fait croiser l’angoisse et vous fait don de visions uniques. PLUSIEURS JOURS que je glande, que je vase, que ça n’avance pas bien vite. Alors il faut prendre une décision pour reprendre la route, respeeder le rythme, rebooster le truc…

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vivifier le mouvement et enrichir l’immobilité. Franchir le pas du départ et nourrir le port de stabilité, d’attache, de l’écriture. ET J’ALLAIS REPARTIR CE SOIR, voyage dans Paris, je partais on verrait bien, envie de m’y enfoncer, je partais — Une nuit c’est avoir toute la vie devant soi. J’avais besoin d’une intensité supérieure, une vibration, ivresse nouvelle encore qui m’éleva à cette intensité. J’étais sans doute un peu lent à prendre décision mais j’avais confiance au mouvement réapparu en moi, cela allait se faire, allait se mettre en branle tout doucement, en temps et en heure. On mûrit et puis une fois mûr le fruit se cueille sans effort, sans douleur aucune, prêt à la consommation. ET LA JOIE d’être de nouveau ouvert au nouveau, la joie d’avoir SOIF. Je poussais ma vie, la douce envie d’aller s’égarer un peu, d’abandonner tout confort, de se battre pour autre chose, pour suivre cet élan né en soi, pour s’en remettre à lui. « Ne soit pas le dernier à te détacher de ce qui est suranné... » — citait W. Burroughs in Mon éducation - un livre des rêves. Aller plus loin, oser plus, prendre risque, cravacher encore plus la bête — moins inhibé, plus de peur De nouveau l’on se met à trop réfléchir, il fallait quitter la ville, reprendre la route TOUT jour est nouveau.

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Massilia, la grand’ville puante, musquée et fascinante, ET REPARTANT ENCORE, VOYAGE ENCORE - MASSILIA L'IMPRESSION de partir vers mon nouveau destin. Dans ces rues — le soir chaud, lourd, gras — où ça pue la merde et l'ordure, la poubelle, la marché rance, le sel et le légume pourri — je marchais, sacoche en bandoulière, et je sentais toute l'âme comme ça de la ville me monter — la lumière à 6-7 h sur le vieux port, marine, transparente — cubes, dés de béton jetés, l'anarchie des maisons, maisons et immeubles dégringolant à flanc de roche calcaire vers la mer… Et je sentais effectivement tout cela me monter par les pieds, se couler sur mes épaules et avançant avec T au bout de la nuit nous pénétrions en quelque sorte l'esprit et la matière de la ville. Son limon, sa racine. Pénétrions les influences, les mouvements, les lumières, toute la population la nuit — buvant ; ou en foule salée, dénudée, bronzée, rentrant à poil de la plage dans le métro feutré bringuebalant du soir. Et tous les amis, amis d'amis, anges déprimés, grand'Dames et nymphes très jeunes venaient avec nous dans cette nuit bouillante du sud, et l'on buvait évidemment beaucoup, parlant, dansant dans cet espèce de capharnaüm

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qu'est Massilia, grande ville brute et molle à l'orée du soir lourd. Et l'immense effigie de Zidane nous regardait, accroché sur la corniche, inspiré comme un dieu de Rhodes, contemplant la mer, les flots, le ciel, accueillant les migrants, pauvres, fatigués, poussiéreux, mais les yeux brillants, tendus vers la terre promise… W HAT I’ M LOOKING FOR ? En sueur dans les rues de Marseille, je continuais cet étrange cheminement et quelque chose se refermait, une longue boucle, une longue plaie, longue béance, sur laquelle de nouvelles forces, de nouveaux muscles avaient poussé. Après nuit blanche, la sueur, la moiteur déjà au matin sur le vieux port, assis à une terrasse dans la saumure des ruelles, regardant fumer ma clope. Après la nuit de bourre et de fumée, de café, de bruit et de fureur, je lavais les pieds d’une femme fatiguée, malade avec qui nous venions de faire la fête… Saint-Louis des aubes cafardeuses, méditerranéennes et moites…

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Paris DES HOMMES À GROS CIGARES, SERVEURS CARRÉS À COSTARDS BLANCS, grosses bedaines, classe… whisky et rouge à gogo, le cadre un peu luxueux, sur les banquettes le plaisir et la joie côtoient l'esseulement. Vers M O N T P A R N A S S E, pubs, bandits, cambrioleurs et braqueurs gais, businessmen ennuyés, et côte à côte les tontons flingueurs vantant la vie libre de la cambriole, la gaîté et la route toute droite, l’autoroute sans aucun doute toujours toute droite tracée… Audiard dans la nuit de Paname, la nuit... Et les femmes seules là-dedans venant pêcher la mâlitude dans les eaux troubles des fonds des bars de nuit, de nuit… Et les garçons de caftard impeccables, célibataires de 50 piges qui doivent rentrer dans leurs chambres de bonnes, sous les toits, le soir. Et ma famille faisant dodo dans cette foutue nuit de Paris immense qui ne cesse de me fasciner. Et mon amie folle de ma bite qui m’attend quelque part avec ses rêves de pachydermes, mais je n’irais pas la rejoindre ce soir. Et je… et je… On est au fond du continent là. Au tréfonds. Au limon de cette foutue vieille Europe. Pas possible d’être plus au fond. Sous ces néons oranges. Oh, Kerouac, Jack, j’ai vu ta lumière rouge sur le mur de brique de la grande Amérique, comme la

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tienne elle était là ce soir, celle de cette foutue vieille Europe, cet imaginaire de l’Europe, sur le mur tapissé et luxueux du Rosebud… cette lumière témoin, éclairée au fond de la nuit, luciole tremblotante racontant notre vieille terre et nos foutues vies.

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AU PETIT MATIN dans ma cour du cinquième… C’est la vie au petit matin dans une grande ville, ici ou ailleurs, c’est aujourd’hui sous ma fenêtre. Ce sont les news du matin, le monde tourne aujourd’hui — 9 h — le ciel est gris. Le matin sur l’Europe, les Mexicains et les Chiliens dorment, les avions partent avec le soleil, les bateaux amarrent, les trains démarrent. J’ai devant moi une journée inconnue, je me lève, je sais où je veux aller, je ne sais pas encore où j’irais... JE ME SUIS PRESQUE TOUJOURS SENTI partout en voyage, et cela sans doute depuis très longtemps. Le soir à ma table à écrire, un bout du jardin, dans les villes la nuit et les bars, dans un pays étranger ou un désert plein d’espace et d’étoiles au-dessus de mon bivouac. Peu importe… cette sensation toujours qui m’habite d’être passager… et partant de décrire ce passage. Ma maison a un joli nom, je ne crois pas m’être trompé de beaucoup dans son baptême… un « port d’attache »… tous les bateaux en ont un, c’est écrit à leur étrave et à leur poupe.

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15 >

DANS LA NUIT DE PARIS ENCORE. Les néons verts et bleus, les feux, les passants et les jolies femmes. Les manèges kitschs et désuets, les devantures fermées et éclairées, et devant moi, au bout de la course du taxi, dans cette nuit, au bar, un café plein d’amis. Et là l'amigo brésilien dans la trajectoire fulgurante de sa vie rayant le temps et l'espace dans la trajectoire misérable de sa vie vagabonde errant détresse céleste pulvérisant d'un coup de poings nos amours hurlant dans son immense chaos cherchant affectif goûluemment les femmes bloquant K à ses pieds pour se faire sucer et d'un direct du droit envoyant à terre ses amis PLUS TARD, APRÈS, PLUS TARD, la seine noire et lisse comme un mazout, huilée, B L A C K . Mes colosses, mes pachydermes, mes soldats bardés de fer, mes résistances ce soir s’effondrent dans cette nuit de Paname.

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16 >

LIBRE PEUT-ETRE COMME JAMAIS. À voyager, à écrire, à rencontrer, à travailler où bon me semble. Montpellier — dans mon petit hôtel qui sent fort, mais comme il coûte deux sous, alors… je lui pardonne tout. Je me sens à l’étranger ici. Avançant au hasard, sans repères, ou quelques-uns qui se font juste en ce moment peu à peu, dans les ruelles du quartier de l’Ecusson, picolant un peu… Il y a quelque chose que j’aime dans ces hôtels désuets, un charme touchant et pourtant ils en semblent dépourvus. Ils vous accueillent, vous offrent une intimité de quat’sous dans leurs peintures désuètes et fatiguées, leurs douches éreintées qui vous réchauffent peu à peu, le minuscule pain de savon et la serviette-éponge qui vous attendent… Vous vous installez dans ces vieux meubles démodés, installez, comme toujours, votre table à écrire, déballez votre sac, réglez votre réveil, et, au lit, c’est un cocon qui s’ouvre, une maison qui se loue pour vos longs voyages où vous vous risquez à vous perdre… Vous vous ouvrez soudain aux choses nouvelles, inconnues, sans peur. C’est une douce ivresse, qui vous saoule un peu dangereusement et qui vous reste dans le creux du ventre comme un doux tiraillement vers ailleurs…

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17 > la trouvaille

Enfin les Calanques… la venue à la mer, la chaleur, le soleil, les couleurs… Putain d'arrivée sur Massilia ! La mer soudain, argentée, sous la grande rampe de viaducs au-dessus de l'Estaque par où glisse et déboule, pendulant, vibrant, le train du Nord. Massilia, marché des Capucins, l'excellent café du sud : café Malango, et le thé à la menthe dans les petits verres liserés d'or — une boucle encore… au même bistrot, même chaise… d'il y a dix ans… Je suis venu chercher ici du silence. Peut-être clore VISIONS. Calanques, traversée. Nuit vers Sormiou, tout au bord de l'eau, sur du gravier, au pied d'un cactus. J'ouvre l'œil au milieu de la nuit : la pleine lune flotte sur la falaise droite et blanche. Sur la mer d'huile. J'ai dormi comme un loir, en boule, par terre. Morgiou, calanque idéale. Poserais bien mon sac ici quelque temps… La pluie toute proche. Paisible. Terrasse. Café. Au bord du ressac. Gens rieurs du petit port. Ecrire… Les journées passent sans que l'on s'en rende compte. Un peu plus de 24 h que je suis parti et marche dans les Calanques. 8 jours que je suis parti de Paname. Je traîne maintenant. Je n'avance plus. Je vais rentrer tout doucement. Ça ne veut rien dire "rentrer". Je repartirais.

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18 >

je vais sortir je suis comme en voyage voyage dans ce Paris que j'habite pourtant… je vais sortir oui je crois je vais sortir je vais sortir m'en sortir oui je suis comme en voyage dans ce Paris que j'habite pourtant et qui m'agrippe, seul travaillant écrivant aux cafés marchant pensant calme… m'inscrivant en lui et écrivant marchant marchant marchant la ville bourdonne et rien ne s'arrête jamais vraiment. à 4-5 h du mat seulement cela s'apaise un peu mais c'est déjà la fureur de 8 h qui couve. je marche des heures dans le silence de 5 h saoul dans Paname la nuit on entend les ruisseaux gronder dans les soupiraux les pauvres dorment aux bouches de métro le ventre de la ville les chauffe les entrailles murmurent encore toute la nuit des déchets de vies torrentielles J'AI VU toutes ces millions de vies. toutes quêtant J'AI VU et j'écoute Nick C. et le train file et le train roule et le train tourne. C'EST. MERCI. fin Paris, 1993 - 2003

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VISIONS fragments de navigations

UN - Vers l’ombre ........................................................ 4 DEUX - Aller, .............................................................. 34 TROIS - VISIONS ....................................................... 60

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www.fgriot.net

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