

L’HÉRITAGE
D’ UNE VIE
Préface du prince Nicolas de Liechtenstein
PRÉFACE
À LA NOUVELLE ÉDITION
Dans les six royaumes d’Europe, les constitutions ne donnent que peu de pouvoir politique aux souverains. Pour bien représenter leur pays à l’intérieur et à l’extérieur, ainsi qu’être un symbole de continuité, les rois et les reines doivent donc développer une autorité morale en étant de bons exemples dans leurs vies publique et familiale et en servant toujours leur peuple avec amour.
Le roi Baudouin Ier des Belges fut un tel serviteur, aimé par sa famille et son peuple, respecté bien au-delà des frontières de son royaume. Ses funérailles en furent un beau témoignage : des centaines de milliers de Belges tenaient à lui dire adieu. La reine Élisabeth d’Angleterre et l’empereur du Japon assistèrent pour la première fois à une telle cérémonie dédiée à un chef d’État étranger, avec beaucoup d’autres hauts représentants similaires venus du monde entier.
Ce livre du cardinal Suenens, qui connut bien le roi Baudouin, retrace quelques épisodes marquants de sa vie et nous fait revivre
sa personnalité attachante. Il en ressort un serviteur humble de l’État, plein d’amour pour ceux qui étaient sur son chemin, indépendamment de leur statut social, de leur provenance ou de leurs croyances.
Pourtant, sa vie ne fut pas facile. Dès son enfance, il connut la tristesse de la mort prématurée de sa mère, l’emprisonnement et l’exil à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il accéda jeune au trône dans des circonstances dramatiques. Durant les dernières années de sa vie, il endurait maladies et souffrances physiques – des obstacles surmontés dans sa vie publique grâce, aussi, à l’aide de son épouse, la reine Fabiola.
Apparenté à lui, j’avais la chance, avec mon épouse, d’être un proche et d’accompagner le couple royal en certaines occasions. Sa sagesse et leur vie commune restent une inspiration pour toute ma vie.
Ce qui m’a le plus frappé, dans le temps passé avec lui, c’est sa joie rayonnante en toutes circonstances, son regard et ses gestes d’amour pour tous ceux qu’il rencontrait.
Dans les pages qui suivent, le cardinal Suenens laisse souvent parler le roi lui-même. Nous voyons un homme qui puise sa force intérieure dans sa foi dans le Christ et qui suit ses pas autant que possible. Sa religion lui donnait conscience des enjeux moraux de sa responsabilité. Car, pour un roi, tout comme pour d’autres personnalités haut placées en politique et dans la société, il est important de se soumettre à une autorité morale suprême afin de mieux travailler sur soi-même et de vivre avec humilité, évitant ainsi un emploi abusif du pouvoir.
En tout cas, le roi Baudouin s’offre comme exemple d’attitude de service en politique et comme source d’inspiration pour nous tous, afin que nous ayons une vie joyeuse en nous tournant vers le prochain plutôt que vers nous-mêmes. Nos temps plutôt troubles ont besoin de guides animés par ces vertus.
Je remercie les Éditions Mame de rééditer ce livre, trente ans après la mort du roi Baudouin. Cette nouvelle édition est enrichie par de belles photos, des correspondances jusqu’alors privées et des témoignages touchants permettant de mieux comprendre sa vie à travers les yeux de certains de ses contemporains.
Puisse cette œuvre apporter beaucoup de joie et d’encouragement !
PRÉFACE
La rédaction de ce livre a été pour moi le plus imprévu des imprévus de Dieu.
Dans mes Mémoires qui portent les titres : Souvenirs et espérances et Les Imprévus de Dieu, je m’étais rigoureusement interdit, par devoir de discrétion, toute allusion au roi Baudouin qui ne fût pas du domaine public. Sa mort inopinée m’impose à présent un impératif inverse : celui de faire connaître certains aspects inconnus de sa personnalité, aspects qui font toucher du doigt sa profonde humanité et, pour les chrétiens, l’animation spirituelle hors du commun de sa vie.
Mon témoignage personnel portera sur une importante tranche de vie du roi défunt, de 1960 à 1993.
+ L.-J. Cardinal SUENENS, 11 février 1995, fête de Notre-Dame de Lourdes.PREMIÈRE PARTIE SOUVENIRS PERSONNELS
CHAPITRE PREMIER L’IMPRÉVU ROYAL
Au lendemain de la mort du roi, deux témoignages, entendus à la télévision, m’ont frappé par leur justesse : celui du poète Jules Beaucarne : « Le public, disait-il, a célébré dans le roi un homme d’amour. » L’autre, celui du journaliste Philippe Druet : « Exercer la royauté, comme le roi l’a fait, c’est aussi un sacerdoce. »
Ces mots rejoignent étonnamment ceux du cardinal Danneels en son homélie : « Nous étions, avait-il dit, en présence de quelqu’un qui était plus qu’un roi : un berger de son peuple. »
C’est ce roi-là qui sera spécialement évoqué dans mes souvenirs personnels, qui couvrent la période de 1960 à 1993. En intitulant ce premier chapitre « L’imprévu royal », j’ai voulu marquer d’emblée le lien profond qui rattache ce livre-ci à celui qui a pour titre Les Imprévus de Dieu. Du vivant du roi, des omissions s’imposaient. À présent, l’impératif du silence s’est mué en devoir de témoignage, et la vérité historique impose ses lois.
Au cours de l’automne 1959, j’ai été convié au Palais, où l’on souhaitait me demander quelques renseignements en vue des
études universitaires d’un des enfants royaux ; ceci en raison de mes fonctions antérieures de vice-recteur de l’université de Louvain.
L’audience achevée, je fus invité à saluer le roi Baudouin, qui n’avait pas pris part à l’entretien et qu’une grippe retenait dans son bureau. La conversation avec lui fut assez brève et demeura dans des généralités. Incidemment, je dis au roi que je venais de publier un livre, Amour et maîtrise de soi, et que je le lui enverrais volontiers. Ce qui fut fait.
Quelques semaines plus tard, le roi, remis de sa grippe, souhaita me revoir et fixa une date.
Cette première audience informelle eut lieu au cours d’une promenade dans le parc du château royal ; ce qui se prêtait admirablement à une conversation à bâtons rompus, hors protocole. Il y fut question, incidemment, d’une causerie que je venais de publier : « Savoir écouter 1 ». Le roi me demanda de lui envoyer le texte, ce que je fis en l’accompagnant d’une lettre, en date du 12 février 1960. La relisant aujourd’hui, avec tant d’années de recul, j’y retrouve le climat de franchise et d’affectueux respect qui ne fera que grandir.
La voici :
Sire,
Le texte demandé de la causerie, intitulée « Savoir écouter », vient de paraître dans le numéro ci-joint que je m’empresse de vous faire parvenir.
Cet « art d’écouter », vous l’avez pratiqué en grand au Congo, et il fait partie du rythme même de votre vie journalière. Quel fardeau cela doit être ! D’autant plus qu’il n’est pas facile de percer le mur du son et d’atteindre le réel à travers les paroles si facilement partielles ou partiales.
Et quelle solitude aussi que la vôtre ! Elle me frappait très particulièrement l’autre jour, tandis que nous parcourions ce parc magnifique et sévère dans son dépouillement hivernal.
Vous ne pouvez faire un pas sans qu’on en cherche la raison. – Et Dieu sait si on cherche midi à 14 heures ! – Vous ne pouvez dire un mot sans craindre que la moindre confidence soit colportée et gauchie ; vous êtes, bien malgré vous, prisonnier de tant de conventions qui isolent, alors que l’on sent que, de tout l’élan spontané de votre cœur, vous voulez renverser des barrières Nadar… et autres. Mais cette solitude, d’autre part, permet de prendre du recul pour mieux voir et juger les hommes et les situations, et elle comporte une grâce de silence au cœur duquel Dieu parle plus distinctement et s’impose comme l’Unique Absolu.
Et lorsque l’Absolu est en place, le relatif devient tellement relatif que rien ne peut nous secouer en profondeur, quels que soient les remous à la surface. Cela nous permet de ressembler à ce chêne qui avait comme devise : « Un rien m’agite, mais rien ne m’ébranle. »
Lorsque l’on s’enracine en Dieu, le reste, si important soit-il, devient le reste… et l’humour reprend ses droits.
Je laisse courir la plume au hasard des réflexions pour faire suite à ces conversations à bâtons rompus qui me sont une joie profonde. J’espère que vous avez eu le courage de lire jusqu’au bout le dernier livre : j’ai été tellement heureux de vos réactions pour les premiers chapitres que j’aimerais connaître l’impression globale. Je pars à Rome demain jusqu’au 22, et y prierai spécialement pour vous au tombeau de saint Pierre.
Je voudrais tant pouvoir vous aider un peu à répondre à l’appel de votre vocation magnifique, au rêve de Dieu sur vous. Car Dieu a un rêve qu’il veut réaliser en vous, avec vous, à travers vous. Cette mission, il vous la confie, et en même temps il vous donne aussi des grâces, non seulement abondantes mais surabondantes, pour la remplir.
Dieu n’est pas parcimonieux de son amour, et son attention est toujours en éveil. Il noue des liens étroits entre devoirs et grâces, et ne se laisse jamais vaincre en générosité. Il garde seulement pour lui le privilège de nous aimer le premier et de toujours faire le premier pas. C’est parce que je vous regarde ainsi, avec les yeux de la foi, que je vous demande de ne jamais hésiter à me faire donner un coup de téléphone, avec… ou sans motif, et de bien vouloir prendre vous-même l’initiative d’une rencontre, car cette initiative ne peut venir que de vous.
Je me sens très proche de vous par le cœur et par une vive affection que vous devinez, j’ose l’espérer. Si le Seigneur veut se servir de cette sympathie profonde pour vous dire de temps en temps la parole qu’il vous dirait, je ne demande pas mieux que d’être son porte-parole au gré des circonstances.
En vous bénissant au nom du Seigneur, je vous prie d’agréer, Sire, mes sentiments d’affectueux et très profond respect.
SOUS LE SIGNE DE NOTRE-DAME : NOUVELLE PROMENADE ET ÉVOCATION DE LOURDES
En réaction à ma lettre, le roi me convia à une nouvelle promenade dans le parc. Au cours de celle-ci, le mot « Lourdes » fut prononcé dans la conversation. Je disais au roi quelle grâce ce serait pour lui s’il pouvait un jour s’y rendre, incognito, et se mêler à la foule des pèlerins, mais j’ajoutais que c’était sans doute pure utopie. À ma vive surprise, il répondit : « Mais j’en reviens précisément : j’y ai passé la nuit en prière aux abords de la grotte, et j’ai confié à Notre-Dame de Lourdes le soin de résoudre le problème de mon mariage. »
Cette confidence m’émut et m’amena à lui raconter ce que Lourdes représentait dans ma vie apostolique par suite de la
rencontre que j’y fis d’une personnalité irlandaise hors du commun : Veronica O’Brien1.
La réaction du roi fut instantanée : « Pourrais-je la rencontrer ? » demanda-t-il.
Je répondis que c’était chose aisée du fait qu’elle séjournait à présent à Bruxelles. Je lui fis parvenir le lendemain adresse et numéro de téléphone, en y joignant le livre dont nous avions parlé : L’Abandon à la Providence divine, du père de Caussade, s.j., précieux classique de la littérature religieuse. J’ai retrouvé ma petite carte d’accompagnement, datée du 29 février 1960, dans le dossier des lettres conservées par le roi et qui me furent restituées après son décès. Je l’ai relue avec émotion, en songeant à la cascade de conséquences qu’elle déclencha. La voici :
Sire,
Voici le petit livre… et tous mes bons vœux de voyage. J’espère que « de Caussade » aura son message pour vous et qu’il vous aidera à communier à Dieu sous toutes les « espèces », y compris les plus déroutantes.
J’ai pu transmettre à Miss O’Brien l’aimable invitation : elle sera très heureuse de répondre au premier appel dans la deuxième quinzaine de mars. Le mieux serait de l’inviter un après-midi pour vous rencontrer seul. Je crois que cette rencontre renferme une grâce de choix préparée par Notre-Dame de Lourdes. Je garde la joie d’une journée de printemps, dans tous les sens du mot, et vous prie de croire, Sire, à mon affectueux respect.
P.-S. : Ci-joint l’adresse rue de Suisse et le n° de téléphone.
Le roi m’avait dit qu’il ferait signe lui-même à Miss O’Brien dès son retour de Suisse, où il allait se rendre pour des vacances à la neige. Ce qu’il fit, dès son retour, en lui faisant parvenir une invitation, en bonne et due forme protocolaire, fixant heure et jour de l’audience1.
LA PREMIÈRE AUDIENCE DE MISS V. O’BRIEN (18 MARS 1960)
Miss O’Brien se rendit au château de Laeken au volant de sa petite voiture, se trompa de route et, consternée à l’idée d’arriver en retard, risqua une terrible manœuvre en faisant demi-tour entre les arbres pour retrouver la bonne direction. Par surcroît de malchance, elle entra par la grille interdite au public.
Toute confuse du retard, elle s’excusa auprès du roi, qu’elle appela « Mister King ». La glace fut rompue sur-le-champ, et l’audience dura… cinq heures. L’atmosphère était telle que Veronica se risqua, avec intrépidité, à demander un verre d’eau et un sandwich… ce qu’un officier d’ordonnance – quelque peu surpris, j’imagine – vint apporter sur un plateau d’argent.
Au lendemain de l’audience (en date du 23 mars 1960), elle adressa au roi une lettre que je traduis de l’original anglais :
23 mars 1960
Dear King,
Puis-je vous offrir en cette belle fête de l’Annonciation ces précieux petits livres dont nous avons parlé1 ?
Ils vous arrivent tout chargés de grâce car depuis la fête de saint Joseph j’ai prié fidèlement pour vous chaque jour. Je sens fortement et suis pleinement convaincue que vous êtes une de ces âmes choisies, prédites par saint Louis-Marie Grignion de Montfort il y a déjà deux siècles, lorsqu’il écrivit le Traité.
Il semblerait que la présente année pourrait être une année déterminante pour vous. C’est pour cela que l’Esprit Saint désire vous faire réaliser plus clairement ce qu’est votre « job » ici-bas, et c’est pourquoi il désire vous révéler plus intimement « le secret de Marie ».
Je suis sûre que lorsque vous aurez médité et prié ces pages saintes, vous choisirez Marie comme votre reine et que vous l’accepterez comme votre Mère, plus encore que par le passé. Après quoi, laissez-vous guider et inspirer par son tendre amour qui enveloppe tous les détails de la vie.
Marie est immensément plus intéressée à votre avenir que vous-même pourriez l’être. Elle prendra le plein contrôle de tous les pas qui vous conduiront à la rencontre de celle avec laquelle vous aimerez et servirez le mieux le Seigneur.
Peut-être souhaite-t-elle vous montrer cela plus clairement dans l’atmosphère priante d’une retraite. Qui sait, c’est peut-être pour vous faire cette suggestion qu’elle m’a envoyée vers vous. Car sûrement c’est elle qui a voulu et programmé ce contact. C’est elle qui vous a donné la grâce de me recevoir et de m’accueillir avec tant de douceur et d’humilité. Et, à moi, elle m’a donné la grâce de vous parler avec un tel courage et une telle audace.
Je serai à Bruxelles pendant encore une semaine de plus que prévu, jusqu’au Vendredi saint, 15 avril. Après quoi j’ai tout un périple à entreprendre aux États-Unis. Je serai de retour à Bruxelles – s’il plaît à Dieu – au mois d’août.
Puis-je une fois encore exprimer à votre Majesté ma profonde reconnaissance pour l’honneur que vous avez fait à la Légion de Marie en m’invitant au château de Laeken ?
Je me sentais totalement misérable d’avoir perdu ma route, mais je sais que vous n’y avez pas vu un manque de respect. Merci encore, Sire.
Votre très reconnaissante servante, Veronica O’ Brien.
LA RÉACTION DU ROI À LA PREMIÈRE RENCONTRE
À diverses reprises, le roi a fait allusion à cette rencontre et à la signification qu’elle eut pour lui. Dans des notes spirituelles, il en parle avec émotion et y revient au fil des années. Je transcris ici la page qu’il y consacra encore en 1991. Elle offre une clé de lecture de l’événement. La voici :
Il y a quarante-trois ans je t’ai demandé, Seigneur, de m’envoyer une sainte pour me guider dans ma vie spirituelle et me former. Douze ans plus tard, Grace1 entrait dans ma vie, tout habillée de vert2 . Tu me rappelas au moment même ma prière d’adolescent de dix-huit ans.
Merci, Seigneur, de ton immense amour pour moi. Merci, Seigneur, d’avoir pu la reconnaître comme ton ange pour moi. Merci du bien que tu m’as fait à travers elle. Merci de l’exemple qu’elle continue à nous donner à travers tout son comportement dans les souffrances physiques, morales, les difficultés de son âge. Merci pour ses relations avec Michel et Yvette3, pour sa vie de prière, son humour. Merci Jésus de l’avoir créée de toute éternité et de m’avoir permis à un certain moment d’entrer dans sa vie. Tu m’as
1. « Grace » est le pseudonyme employé pour Veronica.
2. Allusion à l’Irlande.
3. Michel est le pseudonyme qui me désigne ; Yvette Dubois est la fidèle compagne de Veronica, durant plus d’un demi-siècle.
tellement gâté, Seigneur, par ton Amour inépuisable, invulnérable, inlassable.
Ma Mère, ma confiance.
DEUXIÈME AUDIENCE
Le roi souhaita revoir Miss O’Brien pour poursuivre la conversation qui l’avait si fortement impressionné. Au cours de celle-ci, il lui confia sa préoccupation, à la fois d’ordre personnel et d’ordre national, de ne pas tarder à se marier.
Mais comment faire ? Il lui avoua sa préférence pour l’Espagne comme terre de choix, mais se dit perplexe sur le mode d’approche. Il lui faisait part de ce grave souci, sans autre intention que de le confier à sa prière.
TROISIÈME AUDIENCE ET SUITE INATTENDUE
Pendant la nuit qui suivit cette conversation, Veronica crut percevoir une parole intérieure – semblable à celles qui marquèrent certains moments cruciaux dans sa vie. Il lui semblait entendre un appel du Seigneur lui disant1 : « Allez offrir au roi d’aller en Espagne, en vue de lui défricher le terrain. »
Au réveil, elle crut percevoir, dans la prière, que cette inspiration venait réellement du Seigneur et que, malgré son invraisemblance et sa hardiesse, elle devait en faire part au roi et s’offrir pour cette éventuelle « mission impossible ».
1. Dans Les Imprévus de Dieu, on trouvera des invitations surnaturelles analogues qui se révélèrent, par la suite, fort importantes. Sans viser à être complet, je signale quelques exemples :
– page 34 : « la nuit du 15 septembre 1935 » ;
– page 93 : « au retour de Lourdes » ;
– page 112 : « Allez à l’œuvre des mourants ! »
Elle demanda donc une nouvelle audience. Celle-ci eut lieu le 13 avril 1960. Le roi, surpris et ému de cette proposition inattendue et de l’offre généreuse de Veronica, prête à tenter une mission aussi aléatoire, et à renoncer à ses propres engagements apostoliques aux États-Unis et ailleurs, accepta l’offre avec gratitude. Il lui donna plein pouvoir pour mettre dans le secret de sa recherche certaines personnes si cela s’avérait nécessaire. Il lui remit une lettre qui marquait sa confiance en elle, sans allusion à la mission confiée.
Ni dans l’entourage familial du roi, ni dans le mien, personne ne fut au courant de la mission. Mon propre cardinal, dont j’étais un des adjoints, l’a toujours ignorée.
LETTRE AU ROI, AVANT LE DÉPART POUR MADRID
Nous sommes à la veille de Pâques. Veronica écrit au roi à l’heure des préparatifs de départ, en date du 15 avril 1960 :
Ouf, qu’est-ce qui est en train de se passer ? Je me sens comme dans un tourbillon, emportée par quelque chose ou par Quelqu’un qui me dépasse.
Depuis notre dernière rencontre, je sens que je dois bouleverser tous mes projets – et ils sont nombreux – et suivre un nouveau chemin. Et tout cela à cause de Luigi1.
Je crois que le mieux serait que je m’éclipse tout de suite pour me consacrer à ce travail spécial. Car, si je le remets pour l’entreprendre après mon séjour aux États-Unis, cela me conduirait à la fin de juillet.
Le genre de travail qui m’est confié sera spécialement difficile alors au mois d’août, pour diverses raisons, et il y aurait aussi de graves inconvénients pour Luigi lui-même.
Tandis que, si j’entreprends la chose dès à présent – disons à partir du 28 avril, fête de saint Louis-Marie Grignion de Montfort – je devrais être capable de vous revenir vers le 1er juin pour vous faire un rapport détaillé…
[Suivent ici des indications d’ordre purement pratique.]
Je sais que vous demandez à vous-même d’être extragénéreux chaque jour et à chaque heure. Ce sera vous qui ferez en fait le dur travail en étant saint à cent pour cent à chaque respiration. Et cela veut dire : aimer, de tout son cœur et de toute son âme, chacun des enfants de votre grande famille. Et « aimer » veut dire : aller vers eux, leur parler, se donner en partage.
Ce soir, j’ai lu dans l’Évangile que Jésus a dit qu’on saura si on fait partie de ses disciples dans la mesure où l’on dira de nous que nous aimons les hommes.
J’espère que vous ferez le chemin de croix aujourd’hui, Vendredi saint, et quand vous arriverez à la quatrième station, Véronique m’enverra des grâces multiples. Spécialement le courage surnaturel de faire des… folies.
SOUHAITS DE PÂQUES
De mon côté, j’écrivis au roi une lettre qui reflète les émotions et aléas du moment, lui souhaitant de bonnes fêtes pascales :
Pâques 1960, Sainte, très sainte fête de Pâques ! J’adopte le style nouveau – et avec quelle joie ! – et je me réjouis vivement de ce que la Très Sainte Vierge est en train de faire. Il n’y a plus qu’à fermer les yeux, à mettre vos mains dans les siennes et à lui faire une immense confiance. Peutêtre a-t-elle de tout autres intentions et déroutera-t-elle notre courte sagesse humaine : il faut simplement avancer sur la route qui s’ouvre et être prêt à bifurquer à quelque croisement de la route. Mais cette disponibilité de fond n’empêche pas d’utiliser au maximum sagesse et prudence. Vous pouvez avoir une confiance absolue – je sais du reste qu’elle est acquise, et je dirai à mon tour, comme
le chanoine Guynot1 : de grandes, de très grandes grâces vous viendront par ce chemin. Je demande à saint Louis-Marie et aussi à sainte Thérèse de se mettre de la partie et de mener l’aventure au mieux de la pensée de Dieu. « Conduisez-moi là où je vous aimerai et servirai le mieux. »
Je dis mille fois cette prière, et une prière est infailliblement exaucée, si pas selon notre optique, toujours selon celle de Dieu. Voilà qui met un tel fond d’optimisme surnaturel dans une vie d’homme. En tout cas, il n’y a pas à dire : la Très Sainte Vierge ne manque pas d’imagination ni d’imprévu, et elle a le style direct !
Je vous joins une pensée du père Schryvers, que j’ai méditée bien souvent dans le contexte que vous connaissez, et qui est en train de se vérifier pour vous d’une manière émouvante : « S’il faut à une âme la présence de tel conseiller pour lui dire la parole nécessaire, Dieu fera venir cet homme de l’extrémité du monde. »
Au fond, il n’y a que la sainteté qui en vaille la peine ici-bas. Connaissez-vous ce mot de Bergson : « Dieu n’a créé le monde et ne le bouleverse que pour faire des saints » ?
Je stoppe en brusque coup de frein.
P.-S. : Connaissez-vous, dans la Bible, le livre de Tobie ? Ce serait le moment de le lire : vous verrez rapidement pourquoi.
À toutes fins utiles, j’écrivis une lettre au nonce de Madrid, Mgr Antoniutti (futur cardinal), que je ne connaissais pas, lui demandant de recevoir Mlle O’Brien et de lui faire confiance, sans autre précision. Ceci pour assurer sa crédibilité en cas de besoin.
Il ne restait plus qu’à tenter l’aventure. Pour mieux assurer la discrétion, Veronica coupa court avec toutes ses relations
légionnaires, à l’étonnement de plusieurs qui critiquèrent sévèrement cette disparition inexpliquée… et inexplicable.
Elle décommanda aux États-Unis les causeries programmées et, pour mieux dépister son propre milieu, prit l’avion pour Madrid… via Londres, pour faire croire à tout le monde qu’elle était aux États-Unis.
LE SECRET DES FIANÇAILLES
Les préludes aux fiançailles du roi et de sa future épouse ont donné lieu à des légendes variées, démunies de tout fondement. On a cité le nom de multiples personnes intermédiaires, plus illustres les unes que les autres, et aussi les endroits les plus divers où se seraient rencontrés les futurs époux : Saint-Sébastien ou la Costa Brava en Espagne, l’Exposition universelle de Bruxelles, Lausanne chez la reine Victoria veuve d’Alphonse XIII, etc. Tout cela relève de la plus pure fantaisie. On comprendra pourquoi le roi n’a pas livré à la curiosité publique le secret des préliminaires ou le nom de celle qui en fut l’instrument : tout cela se situait sur un plan religieux intime et relevait des « hasards profonds » dont Dieu a le secret.
UNE PREMIÈRE LETTRE DE MADRID
Veronica envoie au roi une première lettre de Madrid :
Sainte Catherine de Sienne
30 avril 1960
Comment commencer ? Comment commence-t-on à raconter une folle histoire ? Laquelle devient de plus en plus folle au fil des jours… et nous n’en sommes encore qu’au chapitre i. Mais je dois garder mon
équilibre au milieu de tout cela. Et le seul moyen d’y parvenir est de vivre à cent pour cent dans le surnaturel. Voir Dieu en tout, et les Anges tout autour, et notre douce Reine et Mère en train d’arranger tout cela.
Je refuse tout simplement de me considérer comme une folle qui s’aventure dans cette extravagante recherche. Et je m’imagine que vous n’avez aucune peine non plus… à regretter la dépense d’argent qui eût pu être plus utile pour s’acheter une Volkswagen !
Puis-je vous écrire ainsi sans façon ? En n’ayant dans l’esprit qu’une seule pensée : que je suis au service d’un enfant très aimé de Dieu, qui est aussi l’enfant de Marie, destiné à faire de grandes choses pour l’Église et pour les âmes, s’il se laisse conduire lui-même par l’Esprit Saint.
Une de mes joies spirituelles les plus fortes éprouvées récemment a été de lire le récit de certaines visites ou contacts. Savez-vous que j’en ai eu des larmes aux yeux ? Si moi j’étais émue à ce point, quels ont dû être les sentiments éveillés dans le cœur de Marie…
Oh, s’il vous plaît, soyez non existant tous ces temps-ci, et n’ayez que Jésus et Marie dans votre cœur, sur vos lèvres. Vous ne pouvez pas vous imaginer les rêves fous qu’ils ont à votre sujet et quelle fierté et consolation vous êtes déjà à présent pour eux.
Mais Satan est une réalité et très proche, avec la terrifiante énergie qu’une haine suscite en lui. Il essayera de vous déprimer et de vous décourager ou de vous faire désirer autre chose que ce que vous avez déjà… Il est tout rempli de conditionnels :
– « si » – « si » qui donne l’impression qu’il n’est pas indiqué maintenant ni dans votre situation de tendre à la sainteté,
– je voudrais bien « si » je savais parler,
– « si » j’étais dans une autre situation…
– « si » j’étais ailleurs,
– je voudrais bien « si » et « si »…
Tandis que l’Amour – qui est Dieu – est tout entier :
– « dans » le présent,
– « dans » l’ici,
– « dans » l’aujourd’hui.
Elle décrit ensuite sa prise de contact avec le nonce de Madrid. Fort réservé au début de la rencontre, pessimiste et peu encourageant, il finit toutefois, à la fin de l’entrevue, par lui donner une lettre de recommandation, du genre « passe-partout », mais suffisant pour camoufler sa soi-disant enquête sur l’apostolat en milieu aristocratique.
UN PREMIER PAS
Un ami commun, qui avait été en poste diplomatique à Madrid, indiqua à Veronica, pour toute enquête utile en milieu de la haute aristocratie, le nom de la directrice d’une importante école féminine à Madrid. Il se chargea de préparer celle-ci à l’entrevue, l’invitant à faire pleine confiance à la visiteuse.
Ce fut donc la première démarche. Ayant obtenu, sous serment, la promesse du secret, Veronica lui révéla le but réel de sa mission. Femme de foi et d’excellent jugement, celle-ci comprit à la nuance la délicatesse de la situation. Elle suggéra qu’un premier pas, pour Veronica, pourrait être de prendre contact –sous prétexte de sa pseudo-enquête dans les milieux de la haute société d’Espagne – avec une de leurs anciennes élèves, une personnalité très respectée en ces milieux peu accessibles.
Il fut convenu que Veronica et elle s’y rendraient ensemble. Rendez-vous fut pris avec celle-ci, qui ne fut pas mise dans le secret.
Elle accueillit fort aimablement ses deux visiteuses, mais se déclara incompétente par rapport à « l’enquête en cause ».
À tout « hasard », elle prononça le nom d’une jeune personne de l’aristocratie, qui pourrait, dit-elle, fournir quelques
indications. Elle donna même l’adresse et le numéro de téléphone : ladite personne s’appelle Fabiola de Mora y Aragón.
VERONICA DÉCRIT AU ROI « SA DÉCOUVERTE »
Après avoir beaucoup prié et avoir récité le chapelet, nous partions (la supérieure et moi) vers Avila1. Flat très moderne, très joli, fraîchement arrangé, tableaux magnifiques qui valent des millions. Une charmante petite domestique dit qu’Avila a été retardée mais arrivera. La porte s’ouvre, Avila s’avance, et ce fut « une bouffée d’air frais ». Grande, mince, bien bâtie, visage good looking and striking, pétillante de vie, d’intelligence, d’entrain, de droiture, de clarté. Visage ovale, cheveux touffus châtain clair, beau front. Bouche peinte, généreuse, assez grande.
À la même seconde quelque chose en moi me dit : « C’est elle. » Mais le bon sens disait : « Non, c’est impossible en raison de l’âge2 . » Et puis, était-elle encore libre ? C’était peu probable. Et pourtant une partie profonde de moi-même était convaincue que j’étais devant l’élue de la Très Sainte Vierge, devant celle qu’elle avait elle-même longuement préparée.
La conversation s’engage. Tout de suite, c’est l’entente cordiale. Chaque mot trouve en moi une résonance et confirme « la certitude ».
Avila raconte sa vie, comme un exemple typique pour comprendre la mentalité de son milieu. Elle s’occupe de malades et des pauvres, a pris un diplôme de Croix-Rouge. Elle parle des malades avec tendresse, tout en avouant sa crainte d’assister à des opérations. Elle vient de rentrer de Londres et de Paris, peinée des calomnies proférées contre l’Espagne.
Elle-même, comme ses amies, dit-elle, n’ont qu’un but : se perfectionner pour leur mari afin de pouvoir donner à Dieu et à l’Espagne des enfants dignes de Dieu et du pays. Avila répétait sans cesse que ses amies valaient mille fois mieux qu’elle, et qu’elle avait hâte que je les rencontre.
1. Avila est un pseudonyme pour Fabiola de Mora y Aragón.
Elle parle de sa famille, spécialement de son père qui est mort, dit-elle, le sourire aux lèvres, avec ce mot plaisant d’adieu : « Tous mes bagages sont prêts. » Elle parle encore de ses sports favoris. Après quoi on s’installe, autour d’une table abondante, pour le thé ; elle s’excuse de l’abondance, croyant qu’elle allait recevoir des pensionnaires anglaises de quinze ans ! Elle avait mal compris au téléphone de qui il s’agissait… et encore moins de quoi !
Elle raconte qu’elle a refusé le mariage avec un jeune diplomate en partance pour Washington, « parce que ma vie s’est enracinée ici ».
Osant toutes les questions je lui demande : « Comment se fait-il que vous ayez évité le mariage jusqu’ici ? » Réponse : « Que voulez-vous, I have never fallen in love up to now1. J’ai mis ma vie entre les mains de Dieu, je m’abandonne à lui, peut-être que lui me prépare quelque chose. »
Veronica achève sa lettre par ces mots : « C’était bouleversant, car je savais avec certitude ce que Dieu lui préparait. »
Pour comprendre cette étonnante certitude, il faut révéler l’étrange rêve qu’elle avait fait la veille. En songe, elle avait vu, accroché au mur d’une chambre, un tableau représentant une femme avec un enfant dans les bras, et des vêtements rouges suspendus dans la pièce.
Elle fut bouleversée lorsque « Avila » – lui faisant par gentillesse visiter son appartement, pour montrer à une étrangère le style de vie d’une Espagnole – lui montra aussi sa chambre à coucher. Veronica eut un sursaut : elle venait de reconnaître le tableau qu’elle avait vu en songe accroché à un mur, représentant une mère avec un enfant dans les bras, et des vêtements étalés, d’un rouge vif, prêts à être rangés.
L’entretien avait duré deux heures et demie. Veronica et son introductrice s’en furent à l’hôtel échanger leurs impressions : elles étaient identiques, et toutes chargées d’espérance.
VERONICA REVIENT À BRUXELLES
Avant de s’avancer, Veronica reprit l’avion pour faire de vive voix rapport au roi. En conclusion d’une longue entrevue, le roi lui demande de reprendre le chemin de Madrid et d’inviter Avila pour un séjour à Bruxelles. En toute hypothèse, chacun garderait sa liberté totale, et il était d’avance entendu qu’il faudrait de toute façon prévoir un temps de maturation. Le lieu de la rencontre et du séjour sera… rue de Suisse, à Bruxelles, chez Veronica elle-même.
RETOUR À MADRID
Nul n’a pu s’apercevoir que Veronica avait quitté Madrid pour un voyage éclair à Bruxelles. Les contacts reprennent donc là-bas normalement. Il s’agit à présent de franchir le cap et de révéler à Avila le véritable enjeu de la mission.
Il m’avait été demandé de lui écrire une lettre pour lui garantir l’authenticité du message qui allait lui être transmis. Dès son retour à Madrid, Veronica renoue avec elle, lui demandant de lui faire visiter le carmel de la « Colline des Anges » – en plein centre de l’Espagne, à 12 km de Madrid. Avila y avait des amies dont elle lui avait parlé avec enthousiasme. Accord immédiat.
Veronica l’y conduira elle-même dans sa propre voiture louée, celle d’Avila n’étant pas disponible. Arrivées au monastère, Avila rencontre d’abord, seule, ses amies, et Veronica va prier
à la chapelle. Avila vient ensuite la chercher pour lui présenter ses amies. Veronica leur demande de prier à une très importante intention non précisée.
On quitte les religieuses et on se rend ensemble à la chapelle. Veronica, très émue, lui communique ma lettre. Je ne lui demandais rien de moins que « de marcher sur les eaux et de croire à l’Amour de Dieu et de Marie, jusqu’au miracle inclusivement ».
Après lecture de cette lettre, on entre brusquement dans une zone de turbulence. Avila croit à une invraisemblable mystification et refuse net tout contact ultérieur avec Veronica.
Lorsque celle-ci lui demande, avant toute rupture définitive, de prendre contact avec le nonce, Avila refuse, « à moins, ditelle, que le nonce en personne, par téléphone, ne demande à me voir… ».
À sa stupéfaction, le nonce, averti par Veronica, lui donne rendez-vous1. Il confirme l’authenticité de sa mission et offre de l’aider à motiver un voyage à Bruxelles sous le couvert d’un congrès international (fictif) où l’Espagne avait à être représentée.
À la suite de cette visite, la relation de confiance avec Veronica est rétablie. Avila s’excuse de s’être méfiée d’elle. Elle lui énumère une série de raisons, qu’elle croit décisives, pour expliquer pourquoi elle ne peut donner suite à l’invitation, si honorable soit-elle, de se rendre à Bruxelles. Elle fait valoir avant tout la nécessité pour un roi de choisir une reine de rang plus élevé dans la haute aristocratie ; elle signale des noms de princesses, et
s’offre même à introduire Veronica dans ce milieu. Elle croit que ses racines profondes la situent en Espagne, et ne veut pas qu’on lui reproche… la folie des grandeurs !
Veronica vit des heures douloureuses ; un vrai chemin de croix. Elle m’écrit que ce n’est sans doute pas « par hasard » que l’hôtel où elle loge à Madrid est installé dans la rue Raymond della Cruz. Mais elle maintient le cap, encouragée par une lettre du roi qui lui demande de faire tomber les objections a priori et de redire que la proposition de rencontre laisse à chacun pleine liberté pour l’avenir, et qu’il faut laisser le temps au temps, sans rien brusquer.
Il ne reste plus qu’à convaincre Avila d’accepter l’invitation à venir faire un séjour chez elle à Bruxelles, rue de Suisse. Et de laisser la suite… à la grâce du Seigneur.
Comme la famille ignore tout, le départ pour Bruxelles – à ce fameux congrès – était vivement désapprouvé et a failli tout compromettre. Jusqu’au dernier moment, Veronica a craint qu’Avila, vaincue par l’ambiance, renoncerait au voyage. Ses deux beaux-frères, qui l’accompagnaient à l’aérodrome, dardèrent sur Veronica des regards de glace, comme si Avila était victime d’un enlèvement par une aventurière.
LE SÉJOUR À BRUXELLES
Le séjour à Bruxelles n’appartient pas à l’histoire. On ne raconte pas comment éclosent et fleurissent les roses : on admire leur coloris et on respire leur parfum dès qu’elles s’épanouissent. On ne raconte pas non plus comment fut sauvegardé l’incognito
du jeune roi qui devait braver le trafic de la ville pour se rendre… à la rue de Suisse.
Les Anges, chargés de veiller sur ses allées et venues et déplacements, ont eu à peiner quelquefois pour assurer leur tâche, mais ils l’ont accomplie sans défaillance, ni accroc.
LOURDES, À MI-ROUTE
On se souviendra que l’évocation de « Lourdes », dans une conversation avec le roi, déclencha la très belle histoire des premières audiences. Le nom de Notre-Dame de Lourdes va reparaître encore, chemin faisant et, ensuite, donner tout son éclat, en finale.
À mi-chemin, avant la conclusion privée des fiançailles, Doña Fabiola de Mora y Aragón se rendit à Lourdes pour confier à Notre-Dame sa décision finale. Elle s’y rendit à une date qui coïncidait avec le pèlerinage annuel flamand de mon diocèse, présidé par moi. Perdue dans la foule, elle y prit part en partie, entendit mon discours d’ouverture en néerlandais et me dit qu’elle avait quasi tout compris… ce qui était de bon augure pour son futur métier de reine.
Quelques semaines plus tard, elle retournera à Lourdes pour le « oui » définitif qui allait sceller l’alliance de deux vies.
LES JOURNÉES FINALES DE LOURDES
Le 6 juillet 1960, les futurs fiancés se sont retrouvés à Lourdes. Je livre ici – pour la joie de mes concitoyens – le récit que nous en fit le roi lui-même, et qui n’a besoin d’aucun commentaire. On y reconnaîtra l’accent de sa voix.
Nous sommes partis, mon ami et moi, le 5 au matin en direction de Lourdes. À peine sur la route, je fais part à mon camarade, qui m’avait déjà accompagné en septembre dernier dans le même endroit, de la grande nouvelle et du but du voyage. Il est très heureux et les heures et les kilomètres passent, et nous arrivons à Périgueux où nous dînons.
Premier contact téléphonique avec Yvette qui attend Avila pour le lendemain. Nous continuons notre route jusqu’à Villeneuve-sur-Lot, environ à 200 km du but. Nous y passons une nuit brève et commençons la journée du 6 juillet par la messe et la communion.
À quelques kilomètres de Tarbes, nouveau coup de téléphone à Yvette. Petite déception : Avila n’arrive que vers 18 heures. Nous nous donnons rendez-vous à 15 heures près du champ d’aviation, et c’est une première joie de revoir cette chère Yvette. Garons ma voiture, un peu trop voyante, dans un garage, et mon ami part à la recherche d’une voiture de location que nous ne pouvons avoir que le lendemain. Pendant qu’Yvette va chercher Avila à la gare, nous allons en taxi à Argelès, à la recherche d’un toit. Attendons ensuite, pendant une heure, l’arrivée tant désirée de cette chère Avila. Il est 19 heures, lorsque l’Aronde verte apparaît. Après présentation rapide nous nous engouffrons dans un petit chemin désert, à deux, et pendant près de trois heures, nous ferons le point de la situation en nous racontant tout ce qui s’était passé et pensé depuis la rue de Suisse.
Le contact avait été de nouveau immédiat et merveilleux et la confiance réciproque : en quelques minutes l’amitié dans les deux sens avait déjà grandi et nous comptions tous les deux sur NotreDame de Lourdes pour faire en sorte que nous puissions dire oui l’un à l’autre avant la fin du séjour qui était fixé au 10.
Après un dîner à quatre dans un charmant restaurant, nous sommes allés à la Grotte. Après y avoir prié nous avons marché sur l’esplanade le long du Gave jusqu’à très tard dans la nuit. C’était vraiment le prolongement de la conversation de la rue de Suisse en nous étudiant l’un et l’autre de l’intérieur.
J’aimais chacune de ses remarques et de ses réactions ; de plus en plus j’avais la conviction qu’Avila avait depuis toujours été choisie par la Très Sainte Vierge pour devenir ma femme, et je m’en sentais infiniment reconnaissant à elle et à son si cher instrument, Veronica. Le 7 au matin, nous nous retrouvons dans la crypte et suivons l’un à côté de l’autre, comme un mois auparavant à la rue de Suisse, la Sainte Messe. En fait ce fut plutôt deux messes qu’une car le temps passait vite et il faisait bon de se sentir près du Maître et de la Très Sainte Vierge et de nous confier entièrement à eux. Inutile de vous dire que j’ai beaucoup pensé à vous dans ce lieu saint que vous aimez tant.
Ensuite nous passons la journée en voiture lorsqu’il pleut (une petite Dauphine jaune pâle avec de très mauvais freins mais avec une marche arrière) – et il a beaucoup plu pendant que nous étions à Lourdes ! On a marché, ce qui favorise la conversation.
Souvent Avila me posait des questions et je me rendais compte que c’était à chaque fois un test, car la réponse qui allait souvent de soi l’intéressait moins que la manière de répondre. Elle est très réfléchie et perspicace. Je l’aime de plus en plus. Ce qui me plaît le plus en elle, c’est son humilité, sa confiance en la Très Sainte Vierge et sa transparence. Merci de me l’avoir amenée. Je sais qu’elle sera toujours un grand stimulant à aimer Dieu toujours plus.
Pendant le lunch que nous avons pris à quatre (comme tous les repas d’ailleurs), mon ami téléphone à notre point de départ et apprend que les affaires commencent à mal tourner, mais on me fait un message qu’il n’y a pas lieu de rentrer et que tout rentrera dans l’ordre1. Je ne saurais reprendre les nombreuses et bonnes conversations qui nous amenèrent rapidement au soir, et c’est devant la Grotte que nous terminons la journée en disant le chapelet. Je demande à Notre-Dame de me faire sentir quand je ferai ma déclaration, étant décidé à ne rien précipiter pour avoir la jouissance de quelques heures supplémentaires de plus grande intimité. Nous nous quittons et allons faire dodo ! Le lendemain 8 juillet, mon ami me demande de faire les valises et propose de changer de résidence pour ne prendre aucun risque d’être
découvert. Nous mettons tout dans la petite voiture, car nous décidons de chercher un autre hôtel pour le soir. En route pour Lourdes, où nous nous retrouvons à la messe au même endroit. Pendant l’office, je me sens réellement poussé à lui dire que je l’aime et je voudrais le lui écrire dans son missel. C’est vendredi et je promets à la Très Sainte Vierge de retarder ce grand moment au lendemain en lui offrant cette privation de tout mon cœur. Savez-vous que ce jour du 8 juillet fêtait sainte Isabelle du Portugal1, fille du roi d’Aragón…
Après cette merveilleuse messe que je n’ai lue que plus tard – ayant oublié mon missel et celui d’Avila était en espagnol –, nous sommes allés prendre le petit déjeuner au bord de la route de Tarbes, puis avons fait une grande promenade. Brusquement, alors que rien ne faisait prévoir cette réaction, Avila me demande si nous ne pourrions pas nous arrêter et dire trois Ave Maria pour la remercier de toutes ses gentillesses et de son amour pour nous. Après quoi nous reprenons en silence notre marche et c’est alors qu’Avila me dit : « Cette fois-ci c’est oui et je ne veux plus regarder en arrière. »
C’était trop beau, j’avais envie de pleurer de joie et de reconnaissance à l’égard de notre Maman du Ciel, qui avait fait un nouveau miracle, et d’Avila qui s’était si gentiment laissée conduire par la main de Notre-Dame de Lourdes. Il était, je crois, 14 heures, et nous avions donné rendez-vous vers cette heure à mon ami et Yvette. Ils nous voient arriver au bras l’un de l’autre et Avila leur annonce que nous sommes fiancés.
Au retour, nous apprenons que les affaires (au Zaïre) tournent en catastrophe et qu’il faut rentrer au plus tôt. Comme la Très Sainte Vierge avait de nouveau bien fait les choses : non seulement l’important était fait mais nos valises aussi et nous les avions avec nous.
Pendant qu’Yvette et mon ami Paul faisaient les préparatifs de voyage, nous prenions notre premier repas seuls en tête à tête, suivi du chapelet dans la voiture, en attendant les autres.
Puis, dernière visite à quatre à la Grotte et départ vers Tarbes où il fallait rendre la Dauphine et reprendre l’auto. Vers 7 heures du soir
nous quittions Avila – mission accomplie – et Yvette, qui vraiment fut un ange à tous les points de vue. Pour cela aussi je vous remercie de l’avoir mise près de nous. Son dévouement, sa discrétion, sa protection, sa gentillesse nous ont été très précieuses. Merci.
Le voyage de retour se passa durant la nuit du 8 au 9, moitié en voiture moitié en avion, et à 6 h 30 nous étions rentrés à bon port dans une atmosphère assez tragique. Quelque chose de merveilleux dans mon cœur restait un élément d’optimisme et de confiance dans l’avenir. Quelle bonté de la Très Sainte Vierge, d’avoir permis que cette première épreuve indispensable soit abrégée pour me permettre d’en supporter une autre d’un autre ordre.
Maintenant, alors que tout était prêt pour annoncer le 21, NotreDame a permis que les événements s’opposent à une telle annonce. Merci mon Dieu. Je crois que tout cela je n’aurais pas pu le comprendre si, juste à temps, vous ne me l’aviez expliqué. Par moments, l’attente est lourde, mais pas plus tard qu’hier dans une lettre exquise, Avila m’écrivait : « Sur nous, j’ai une telle paix et telle confiance en Dieu that everything that may make things go quicker or later, better or worse, are only because God permits it, and will make the best of it, for our spiritual benefit1 . »
N’est-ce pas magnifique de recevoir de sa future épouse une aussi belle leçon ? Je suis vraiment fier de ma fiancée et je l’aime tous les jours davantage.
LA DATE DU 8 JUILLET 1960
Le roi, faisant référence à cette histoire, « plus belle que la légende », écrivait : « Généralement on rêve la nuit et on est éveillé le jour, maintenant c’est le jour qu’on croit rêver. »
À chaque anniversaire de ce 8 juillet 1960, le roi renouvelait sa reconnaissance à Dieu pour le don de cette rencontre. Dans une note du 8 juillet 1978, il écrivait :
1. « Que tout ce qui fait avancer ou retarder, en mieux ou en moins bon, est permis par Dieu, qui en tire le plus grand bien pour notre utilité spirituelle. »
Il y a dix-huit ans, Fabiola et moi nous nous promettions l’un à l’autre au sortir de la messe de sainte Élisabeth du Portugal, à Lourdes. Merci, mon Dieu, de nous avoir conduits par la main aux pieds de Marie et depuis lors, tous les jours. Merci, Seigneur, que nous ayons pu nous aimer en ton Amour et que cela n’a fait que croître tous les jours.
En écho à l’action de grâce du roi, la future reine exprimait sa communion dans la même gratitude et son émerveillement, en ces lignes qui ne manquent pas d’humour, adressées à celle qui fut l’instrument de la Providence : « I knew our Blessed Lady was a Queen and a Mother, and all sort of other things, but I never knew that she was a Matchmaker1 ! »
Un petit quatrain espagnol m’est tombé sous les yeux qui, me semble-t-il, ne manque pas d’à-propos si on l’applique au nom de la fiancée, Doña Fabiola de Mora y Aragón.
Cristo dijo a su Madre el día de la Asunción no te vaya de este mundo sin pasar por Aragón
Le Christ dit à sa Mère le jour de l’Assomption ne quitte pas ce monde sans passer par Aragón
UNE LETTRE DU NONCE DE MADRID
Je voudrais terminer le récit, comme mot de la fin, par la lettre envoyée par le nonce d’Espagne à Veronica, au lendemain du mariage. Celle-ci s’était abstenue, par discrétion, d’assister à la cérémonie.
Elle l’avait suivie chez elle à la télévision, dans l’action de grâce et la prière. Le nonce de Madrid lui adressa une lettre de style biblique, à lire entre les lignes.
Madrid, le 1er janvier 1961
Chère Mademoiselle O’Brien,
de la nouvelle année, il m’est agréable de vous envoyer mes vœux les meilleurs, de bonheur et de sainteté.
Combien de fois j’ai pensé à vous, ces derniers temps ! Vous êtes restée dans l’ombre, comme il fallait. Cela me fait rappeler le récit d’un monseigneur Florentin qui, après avoir exposé les détails des fêtes solennelles célébrées à Rome, à l’occasion du retour du pape de la captivité d’Avignon, se référant à sainte Catherine de Sienne (l’instrument providentiel de ce retour) qui était absente, ajoutait : « Una sola persona ci mancava, che col non ci essere risplendeva1 . »
Ce fait et ce texte me sont venus à l’esprit, en lisant les chroniques que vous connaissez… Vous avez achevé dans le silence et la prière ce que vous aviez commencé comme « instrument de la Providence ».
Avec cette pensée j’ai prié pour vous dans la petite chapelle où vous étiez retirée tandis que je rédigeais une lettre qui était le commencement d’une belle histoire, comme l’histoire du chapitre 24 de la Genèse…
Je vous bénis de tout cœur.
Priez pour moi !
Vôtre in Christo, + I. Antoniutti.
Achevé d’imprimer chez DZS en avril 2023

Numéro d’édition : 23L0093
Dépôt légal : mai 2023
