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2. Un avant-goût
2I UN AVANT-GOÛT
Avant d’aller plus loin, voici un exemple de ressenti vécu alors que j’ignorais tout
de ce sujet1 .
Alors âgé d’une vingtaine d’années, je fus invité au mariage d’un couple d’amis. La cérémonie se déroulant en Bretagne (pour le coup, une terre aussi mythique, mystique que mystérieuse), je dus rester quelques jours sur place dans la maison parentale de la jeune mariée. Je m’intéressais déjà sans l’étudier précisément au monde, qui me paraissait fantastique, de l’invisible. Mais honnêtement, pas plus que cela. La maison se trouvait être un ancien monastère. À l’origine construit en U, une de ses ailes avait été détruite. L’ensemble était encore suffisamment grand pour imposer le respect et surtout exciter l’imagination d’un passionné d’histoire comme moi. De quels secrets, et éventuellement quels drames, ces murs restaient-ils les seuls témoins ?
J’en étais à mes réflexions lorsque j’entrai pour la première fois dans le bâtiment principal. Face à moi, un immense escalier montait vers les étages. Je remarquai aussitôt les marches incurvées en leur milieu. Usé jour après jour inlassablement par les sandales des moines, le
1. Jean.
creux des pierres montrait, à qui savait encore regarder, l’empreinte, voire la mémoire, du passé. Je visualisai alors les religieux en procession, capuche rabattue sur le visage, récitant à voix basse des psaumes en gravissant les marches une à une. Leurs chants grégoriens envahissaient tout à coup mon esprit.
Certes, c’était une belle image d’Épinal. Pendant tout mon séjour, à chaque fois que je montais cet escalier, je m’imaginais poser mes pas dans ceux des ecclésiastiques. La première nuit fut agitée. Maintes fois, je me réveillai, avec l’impression de voir trois moines dont les troncs sortaient du mur, juste au-dessus de mon lit comme pour m’observer. Pour tout dire, même le jour, lorsque j’arpentais les longs couloirs agrémentés de meubles anciens, je ne pouvais empêcher un certain sentiment de peur, sans que je puisse en trouver la raison valable et cartésienne. Bien entendu, à l’époque, je me suis bien gardé de partager cette expérience avec mes camarades.
Alors, imagination débordante, présence d’âmes humaines, mémoire des lieux ? Il est certain que je porte aujourd’hui un autre regard sur cette « aventure ». J’ai longtemps mis tout ceci sur le compte de mon imagination. C’est fort possible, mais compte tenu maintenant de notre expérience, je rajouterais : « pas que… ». Mais loin de moi l’idée d’affirmer que l’image des moines montant l’escalier en procession était forcément une scène du passé que j’aurais perçue.
De même que les apparitions des moines surgissant au-dessus de ma tête de lit soient tout simplement
issues de mes rêves ou d’un demi-sommeil et non des âmes humaines reste une possibilité. Soit, mais dans tous les cas, c’est au minimum lié à cette fameuse mémoire des lieux, et ici, plus précisément, à la mémoire des murs. Il est évident, pour qui s’intéresse à ce genre de phénomènes, que toute la puissance émotionnelle et religieuse de ceux qui ont vécu dans ce lieu une bonne partie de leur vie a forcément imprégné, informé la structure même des pierres qui le composent.
Ensuite, la façon dont nous percevons les informations s’appuie sur notre propre « banque d’images » ou plus généralement notre « banque de données ». Ainsi, les images reçues, comme les moines montant l’escalier par exemple, ne sont pas forcément « réelles » mais font appel aux images que j’ai en mémoire afin de me faire comprendre le contexte. Elles apparaissent par rapport à mes propres références afin de mieux me faire saisir le sens d’une situation ou d’une information. Cela se passe ainsi en harmonisation des lieux. Rien d’étonnant : le canal de l’imaginaire est le même que celui de l’intuition.
Lors des premiers exemples cités précédemment, nous avons parlé de cas extrêmes : batailles, sinistres, etc. Heureusement, me direz-vous, il n’y a pas eu de batailles ou de combats « à tous les coins de rue ». C’est vrai, mais cela dépend aussi des régions. À certaines périodes de l’histoire nationale, des contrées entières ont été tout particulièrement meurtries par les guerres. Et certaines, compte tenu de leur situation géostratégique,
ont subi des destructions à répétition. Il suffit de voyager en Normandie ou dans le nord-est de la France pour en prendre toute la mesure. Le sud-ouest a aussi connu ses villages martyrs pendant les guerres de Religion, voire pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’y a pas que ces affrontements à grande échelle qui créent des mémoires. Ainsi, un couple qui se déchire de longues années durant, la souffrance d’une personne malade avec toutes les conséquences prévisibles sur son état et celui de ses proches, les drames familiaux ou simplement les difficultés de la vie quotidienne créent des émotions qui vont nourrir la mémoire du lieu.
Rassurez-vous, il y a aussi des lieux qui connaissent
de grands bonheurs, l’amour, mais par définition, nous sommes rarement appelés pour réharmoniser de tels lieux…