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Direction : Guillaume Pô

Direction éditoriale : Sarah Malherbe

Édition : Elsa Tirel

Couverture : Germain Barthélémy

Composition : Delphine Guéchot

Correction : Céline de Quéral

Direction de fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Morgane Lajeunesse

© Fleurus, 2025

57, rue Gaston Tessier

75019 Paris

www.fleuruseditions.com

ISBN : 978-2-2151-9418-7

MDS : FS94187

Tous droits réservés pour tous les pays.

« Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011. »

LIVRE 1

CHAPITRE 1

Un vertige arc - en - ciel

Les hurlements chatoyants de la foule m’aveuglent.

Mon casque anti-bruit ne m’isole pas suffisamment et, même lorsque je ferme les yeux, les sons brossent dans mon esprit des couleurs agressives. Elles fusent autour de moi comme un nuage de fumée et d’aiguilles qui me colle la migraine.

Nous sommes au cœur de l’événement automobile le plus important de l’année, et Victoire, ma sœur aînée, est sur le point de faire le plus bel honneur à son prénom. Je dois me concentrer là-dessus.

C’est peine perdue. L’euphorie ambiante pique ma langue.

Elle crée une averse acide et pétillante dans ma bouche, façon tempête de limonade. Je suis à un cheveu du haut-le-cœur.

Les odeurs rampent sur moi, rugueuses et tièdes : ça sent la gomme usée, la sueur et le plastique. Les ingénieurs et les mécanos se congratulent déjà, derrière les montants de plexiglas teinté. Sous les ordinateurs du centre de contrôle, mes parents sont cramponnés l’un à l’autre, transportés par la joie.

À côté de moi, Norma pleure. Ses larmes fuient à grosses gouttes le long de ses joues. Le staff pense que c’est du soulagement mais moi, je sais que c’est de la jalousie, parce que ça a le goût de l’endive crue. Et cette endive me dit que Norma

voudrait être dehors, sur l’asphalte tannée par le soleil. Dans cette voiture bleue aux splendides bandes bronze. Oui, ma petite sœur souffre de ne pas être à la place de la grande, celle qui va passer la ligne d’arrivée sous les acclamations de cent mille spectateurs et lever le trophée du Grand Prix d’Italie. Norma aurait tué pour être Virtuose.

On savait dès le début que tout ça ne pouvait pas bien se finir. Mais maman s’est montrée très claire : cette course-là, impossible qu’on y échappe. Après tout, sauf improbable retournement de situation, c’est celle qui couronnera Victoire.

Pourtant, on aurait été heureuses pour notre sœur depuis notre canapé, devant la télévision, au fin fond de notre cambrousse des Cévennes. Ici, il est difficile de ressentir cette joie. Tout nous rappelle que nous ne sommes pas à notre place.

Une cacophonie monstrueuse envahit le circuit. Dans ma tête, c’est comme si on venait de tourner une molette pour monter le son à fond. Et ce vacarme immonde, beaucoup trop puissant, rend mes couleurs incontrôlables.

« Elle l’a fait ! Elle l’a FAIT ! »

Les gars de notre équipe, la Swordfish Motorsport, diffusent le commentaire de la course à fond. Le speaker beugle si fort que je l’entends malgré mes épaisses oreillettes.

« Après une course haletante, l’Étoile Filante vient de récolter les points qui lui manquaient ! Elle est la première femme championne du monde de Formule 1 ! La France est championne du monde ! »

Norma me présente son téléphone portable, ouvert sur une page blanche où elle a écrit quelques mots. Je peine à les déchiffrer à travers les lambeaux de couleur : On se tire d’ici avant la remise des prix ?

Je ne réponds pas. Ça ne sert à rien de se débiner, le paddock est bondé de journalistes qui connaissent nos visages. Impossible de se fondre dans la foule. On nous ramènerait à nos parents par la peau des fesses.

Mais Norma insiste. Elle attrape mon poignet et me fait signe de la suivre jusqu’à la porte de derrière, sur laquelle est peint un espadon aux nageoires cuivrées. Je refuse. Ça ne changerait rien : je ne supporterais pas de m’immerger dans la marée humaine qui se déverse entre les différents hangars du circuit.

Ma benjamine reste à mes côtés. Parce qu’elle connaît mon secret et qu’elle sait ce que je risque. Parce qu’elle veut me sauver. Je l’aime si fort pour ça…

Norma n’a pas été touchée par la grâce du talent. Elle n’est qu’une fille ordinaire, condamnée à grandir dans l’ombre d’un premier jet grandiose. Quant à moi, la fille du milieu ? Je hais mon cerveau trop semblable à celui de Victoire. Et je donnerais tout pour être comme Norma.

Nos injustices sont complémentaires, mais au fond… la violence est la même.

Les mécanos débarquent pour nous joindre à leur effervescence. Après avoir été ballottées aux quatre coins du garage, on nous pousse dans les bras de nos parents. Papa et maman nous embrassent et nous postillonnent leur fierté au visage. Ils espèrent qu’on s’approprie ce succès.

On me remet un grand bouquet pour Victoire, et Norma reçoit un magnum de champagne. Puis on nous entraîne jusqu’au circuit où sont immobilisées les voitures, dans leur ordre d’arrivée.

J’implore mon cerveau de tenir encore un peu. Je n’ai qu’à prendre sur moi, encore une petite demi-heure… surtout, ne pas craquer maintenant.

Je marche jusqu’à la balise numéro 1, où se trouve le bolide victorieux de la Swordfish. « L’Étoile Filante » est en train de s’extraire de la carrosserie, aidée par ses ingénieurs. Elle ôte son casque et sa cagoule sous les flashs qui crépitent. Je lui tends les fleurs et Norma la bouteille. Le visage de ma sœur est rouge et des boucles de cheveux trempées sont plaquées le long de ses tempes… mais elle n’arrive pas à sourire. Parce qu’elle sait ce que ma présence signifie. Elle aussi, elle connaît mon secret. Elle m’attire contre elle et murmure un encouragement que je dois lire sur ses lèvres : – Ça va aller. Tiens bon.

C’est un mensonge, bien sûr. Un bobard au goût sucré, écœurant comme un bonbon sucé par un autre. Je l’ai déjà vue vriller. « Flamber », comme on dit. Même si ça fait longtemps que ça ne lui est pas arrivé, je me souviens des signes. Et aujourd’hui… c’est moi qui en exprime tous les symptômes.

Victoire sait que je ne pourrai pas cacher la crise longtemps, mais elle ne peut rien faire pour moi. Une grappe de journalistes la happe vers la zone de presse, et elle disparaît derrière une palissade de techniciens. Les parents nous emmènent vers la plateforme où se tient la cérémonie du podium. Je me cramponne à la main de Norma comme à une petite bouée, pour ne pas sombrer.

La fanfare qui s’entraîne aux premières mesures de l’hymne français. La joie, rugie d’un public aux anges. Les cris. Les rires. Les gens.

Je m’empêtre dans les éclats de bruit et la nausée devient une fièvre abominable. En cet instant, mon atout est la pire des malédictions. Une malédiction qui détruirait ma vie si elle se dévoilait au grand jour.

Lorsque nous nous arrêtons au niveau de l’espace VIP, je peine à différencier le haut du bas et le vrai du faux. Nous gagnons une petite tribune sous la scène du podium, où s’alignent des officiels italiens. Mon père se penche sur moi et me parle d’une voix forte, pour être sûr d’être compris :

– Enlève ce machin. Des chaînes de télé veulent vous interviewer toutes les deux avant la cérémonie.

Je fais d’abord mine de ne rien entendre, dans l’espoir idiot qu’il n’insiste pas. Mais quand sa main saisit mon oreillette, je comprends que je suis fichue. Il n’écoute pas mes protestations et m’arrache mon casque. Les sons tombent en avalanche sur mon oreille vulnérable.

– Qu’est-ce que tu fais ? s’étrangle Norma.

Elle bouscule papa d’un coup d’épaule. Mais maman la saisit par le bras pour la figer sur place.

– Vous allez encore nous pourrir la vie ? C’est pas vrai, pour une fois qu’on arrive à vous avoir sur un circuit… vous voulez tout gâcher ? Qu’est-ce qu’on va dire à l’équipe marketing ? Même aujourd’hui, vous allez refuser d’apparaître dans les médias ?

Elle dresse un index furibond vers les équipes de télévision qui épient la scène avec avidité.

– Maintenant, décrète-t-elle, vous arrêtez votre cirque. C’est pas la mer à boire ! Vous n’avez qu’à leur dire à quel point Victoire vous rend fières.

Je pourrais courir comme une dératée jusqu’aux héliports, de l’autre côté du paddock. Il y a un portillon dans la clôture grillagée qui donne sur le vaste parc de Monza. C’est vrai, pourquoi ne pas tenter le coup ? Histoire de flamber loin des caméras et de la foule ?

La réponse à ce « pourquoi » me troue le ventre : fuir ne ferait que repousser l’inéluctable. Depuis l’enfance, je me livre à une lutte que je ne peux pas remporter. Je n’ai aucune issue, et ma petite sœur n’a pas à trinquer pour mon égoïsme.

Alors je me résigne et accompagne maman vers les journalistes. Mais je ne réussis pas à aligner plus de quelques pas. Je tombe à genoux et vomis sur mon tee-shirt.

J’ai l’impression de mourir, ensevelie sous les couleurs et les sensations paradoxales fabriquées par mes neurones. Je hurle de toutes mes forces. Les gens autour de moi s’éparpillent, sauf Norma, qui m’entoure de ses bras et me serre contre elle. Mais je me débats. J’ai envie de la frapper. Je vais la frapper. Je vais cogner tout le monde.

Des agents de sécurité me retiennent à la dernière seconde. Ils me tirent en arrière. Je me débats à coups de poings et de dents, mugissant des menaces insensées. Je me cabre jusqu’à être plaquée contre le béton.

Des années de bataille contre mon secret sont en train de partir en fumée. Un vertige arc-en-ciel m’a révélée en tant que Virtuose, devant les caméras de la planète entière.

Aujourd’hui, au cœur d’une Lombardie roussie par l’été, Victoire est devenue championne du monde et… j’ai perdu le contrôle de ma vie.

CHAPITRE 2

Bruler en vain

Dans cette crique encaissée, j’ai l’impression d’être suspendue hors du temps. La mer ronfle doucement contre les rives et réfléchit les derniers rayons du crépuscule, aussi dorés que la voix de Norma :

– On va trouver une solution. Jusqu’ici, on en a toujours trouvé.

Elle jette le coquillage qu’elle triturait entre les vagues, puis tourne ses yeux vers Victoire, qui ne sait pas quoi répondre. Je regarde le ciel mauve. Des mouettes ricanent à l’horizon, à des kilomètres de nos tracas.

Pour fuir les paparazzi déchaînés par « l’incident » de Monza, papa et maman ont loué ce coin de paradis, niché au cœur des Cinque Terre, à l’est de Vernazza. Ils ont dépensé une fortune pour réserver une plage privée, coincée entre une eau limpide et une forêt touffue. Ici, je n’ai pas besoin de mon casque. La tranquillité du lieu rend ma synesthésie moins envahissante. Mon cerveau malade, qui colore intuitivement les sons et donne des saveurs aux émotions, se tient tranquille. Les bruits alentour ne sont que de fins traits de pinceau. Le trouble de mes sœurs, une discrète présence sur ma langue.

– Désolée. J’aurais aimé que ça se passe autrement.

C’est pas ta faute. On savait que ça pourrait se finir comme ça, a rétorqué Victoire. Un atout comme le nôtre ne se contrôle pas facilement. De toute façon, je crois que papa et maman se doutaient de quelque chose. Ils m’ont envoyée bouler quand j’ai insisté pour que vous restiez à la maison…

– « Envoyée bouler » ? doute Norma. Toi ? À quelques jours de ta course la plus sacrée ?

– Arrête, tu sais très bien qu’ils me mettent souvent la pression. À côté, mes patrons de la Swordfish passeraient presque pour des agneaux.

Son ton est fade et gras comme une motte de beurre à peine fondue. C’est le goût d’une peur qu’elle ne masque même pas.

– Qu’est-ce qui va m’arriver, maintenant ? je demande, en tassant le sable sous mes orteils.

– Difficile à dire. Ton cas est différent du mien : tu as caché ton atout.

C’est là mon crime. Je savais, en dissimulant ma synesthésie, que je risquais ma liberté. Personne n’ignore comment la Chrysalide traite les « réfractaires », qui gardent leur atout pour eux afin d’éviter le programme de formation. Ils sont une écharde dans le pied de la société. Des déchets égoïstes…

– Elle peut être punie pour avoir caché ça ? risque Norma. Genre… elle peut aller en prison ?

– Je ne pense pas, puisqu’elle n’a que seize ans. Le programme de la Chrysalide prévoit une indulgence pour les mineurs, théoriquement, mais…

Elle s’interrompt quelques secondes, tripotant l’anneau d’acier qui entoure sa cheville. Elle cherche les mots les moins douloureux possibles. Théoriquement, mon âge me vaudra

la clémence des orpailleurs. Mais c’est du vent, les théories.

« Théoriquement », je n’aurais même pas dû me faire prendre.

– … sa vie va changer, c’est certain. On ne peut pas laisser une Virtuose réfractaire dans la nature.

Je me laisse tomber sur le dos, pour que mes sœurs ne voient pas mes yeux gonflés de tristesse. Je fixe les nuages ronds et doux comme des dragées qui glissent vers l’intérieur des terres. Tentant de refouler mon émotion, je souffle :

– Pourquoi ? Pourquoi devrais-je exploiter cet atout ? Pourquoi ne pas me lâcher les basques ?

– Tu le sais très bien. C’est le moyen que la société a trouvé pour nous contrôler. Par le serment des braises, ils conditionnent l’utilisation de nos capacités et remettent nos vies entre les mains de la Chrysalide, seule organisation à même de contrôler les Vir…

– Ils croient quoi ? Que j’ai l’étoffe d’une super-héroïne ?

– Bien sûr. On est des « super-héros » d’office.

– N’importe quoi. C’est pas comme si on pouvait… je sais pas, cracher du feu, lire dans les pensées ou voler ! Nos atouts, c’est pas de la magie !

– Non, mais ils sont un potentiel. Et ce potentiel ne nous appartient pas, il appartient à la communauté. Souviens-toi de la devise de Chrysalide…

Elle écarte l’index et le majeur en V, puis les presse contre son cœur.

– « Nulle flamme ne brûlera en vain. » Refuser de servir, c’est trahir.

– Parce que tu sers qui que ce soit, en tant que l’Étoile Filante ? Tourner en rond à trois cents kilomètre heures et faire la une de la presse people, c’est héroïque peut-être ?

Victoire tique. Ses traits se durcissent et son regard fuit vers la mer. Norma m’adresse une expression réprobatrice, et je comprends que je suis allée trop loin. Pourtant, avant que je puisse m’excuser, notre aînée poursuit à mi-voix :

– J’aide ce monde d’une façon différente. Je lui offre du spectacle et, que tu le veuilles ou non, ma présence médiatique ainsi que mes performances en piste génèrent une énorme quantité d’argent.

Sors-toi de la tête cette image du héros de comics : notre société n’attend pas que tu la sauves. Elle attend que tu lui sois utile, à la mesure de ton talent. Cela vaut pour tous, Virtuose ou pas. À la différence que pour nous, cette attente est plus… impérative.

– Je ne veux pas être utile à cette société.

– Alors elle te bouffera.

Ma sœur soupire et mâchonne un instant sa lèvre. Elle ne sait pas comment me convaincre. Ses doutes se sont encore épaissis, un goût de lait caillé a remplacé celui du beurre.

– T’es pas obligée de te trouver sous les projecteurs comme moi, finit-elle par lâcher. J’ai choisi de devenir pilote parce que j’en rêvais depuis l’enfance, et que ma synesthésie m’offrait des réflexes imparables, de véritables prédispositions. La Chrysalide a compris que je peux faire plus de miracles au volant d’une Formule 1 qu’à la tête d’un parti politique. Toi, tu pourras trouver un métier plus tranquille et avoir une belle vie.

– Une vie plus reluisante que la mienne, en tout cas ! lance Norma. Peu importe où tu atterriras, ton atout t’assure du pognon et une sacrée sécurité d’emploi !

J’opine sans rien dire, pour ne pas la vexer comme j’ai vexé Victoire. Mais elle saisit sans doute que je ne suis pas d’humeur à blaguer, car elle se place au-dessus de moi pour me tendre une main.

Et si ça n’est pas l’avenir que tu veux, alors on va s’enfuir ensemble.

Elle a annoncé ça avec une férocité puissante, juste avant de me redresser pour m’épousseter. Elle enchaîne, avec un air étonnamment sérieux :

– On n’a rien à perdre, ni toi ni moi. On peut voler des provisions et se tirer avant que les parents nous voient. On peut disparaître dans la forêt, descendre vers La Spezia et faire du stop jusqu’en Slovénie, en Croatie ou ailleurs, là où ils laissent les Virtuoses tranquilles !

Je fixe l’orée du bois et me surprends à rêver avec elle. En cet instant, je sens en moi un élan extraordinaire. Une soif de liberté, exaltée par le crépuscule splendide et les vents iodés. On pourrait tenter le coup. Une escapade de la dernière chance… Mais Victoire nous ramène à la réalité :

– Les seuls pays qui n’ont pas ratifié l’accord international de contrôle des Virtuoses sont des dictatures du bout du monde, où vous n’avez pas envie de mettre les pieds.

– T’es rabat-joie, grince Norma.

– Je suis juste lucide. La Chrysalide vous retrouvera n’importe où. Tous les gouvernements travaillent avec elle.

Elle agite son téléphone portable.

– Les vidéos de Monza ont déjà fait le buzz sur Bubbles, sans parler des autres réseaux sociaux. Tout le monde connaît le visage d’Aulne, et vous ne ferez pas trois kilomètres sans vous retrouver avec un escadron de drones aux trousses.

Norma étouffe un juron beaucoup trop vulgaire pour sa bouche d’ado de quinze ans. Elle rebrousse ses cheveux courts et shoote dans le sable.

Rien ne l’énerve plus que sa propre impuissance.

– Alors on fait quoi ? On laisse la Chrysalide emmener Aulne ? On accepte qu’elle disparaisse pendant plusieurs années, comme toi quand les orpailleurs t’ont récupérée ?

– Je vous l’ai dit, son cas est différent. Moi, j’étais une gamine, et je n’étais pas réfractaire. J’ai été formée dans les règles.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? Que ce sera encore plus long ?

– J’en sais rien, Norma. Chaque cas est différent, la Chrysalide va devoir étudier Aulne avant de prendre une décision. Mais peu importe l’issue : la seule chose dont je suis certaine, c’est que pour vivre décemment, il faut suivre les règles du jeu.

– Même si elles sont injustes ? je demande.

– Elles sont moins injustes que la vie que te mènerait le système si tu osais le défier. Tu comptes pour moi. Vous comptez toutes les deux, mes p’tites étoiles. Je serais la pire des grandes sœurs si je vous conseillais de vous rebeller.

Elle tend les bras pour nous inviter à nous rasseoir à côté d’elle. Son amour fait du bien, il est acidulé, sucré et juteux… comme une pêche qu’elle partagerait avec nous.

– Ce n’est pas lâche d’accepter notre sort. Au contraire. Il faudra du courage pour défendre nos bonheurs. Virtuose ou pas, on doit s’accrocher et faire avec ce qu’on a. Avec ce qu’on est.

Il n’y a rien à ajouter, alors nous restons là, à regarder le soleil plonger derrière la Méditerranée. De longues minutes s’alignent, durant lesquelles je somnole entre Norma et Victoire. Bercées par le ressac gris de la mer, on laisse le soir s’installer.

Ce n’est qu’une fois la lune hissée au-dessus des falaises qu’on nous arrache à notre tranquillité. Une voix lavande – celle de papa – exige qu’on rentre. En traînant des pieds, nous gagnons le somptueux pavillon de location. Ma gorge se

noue lorsque j’aperçois une voiture aux vitres teintées, garée au bout de l’allée gravillonnée. Un malabar en uniforme est assis sur le capot. Avec ses lunettes de soleil et son oreillette, il ressemble à une de ces brutes de films d’action. Il porte l’uniforme de l’unité Mésange. Un nom ridiculement doux pour ce corps armé de la Chrysalide, qui se spécialise dans le combat contre les Virtuoses dissidents ou en flambée. Mais ce n’est pas ce milicien qui m’intrigue le plus. Non, c’est l’homme élancé qui se tient à côté de mes parents. Un homme qui ne paraît qu’à demi humain.

– C’est qui, lui ? je glisse à Victoire. Un orpailleur de la Chrysalide ?

– Non, sinon tu verrais sa broche dorée. C’est juste un Virtuose.

– Merci mais ça, je m’en serais doutée.

Avec sa stature et ses énormes bois de cerf, difficile de ne pas le deviner. Lui a l’air plutôt décontracté, avec sa chemise d’été mal rentrée dans son chino beige. Dès que je croise son regard, il me fait signe de la main.

– Bonsoir Aulne ! Je m’appelle Antoine Vanneau, je suis ici pour toi.

Norma se terre contre moi.

– Me dis pas qu’il va déjà t’embarquer, bredouille-t-elle. Pas de réponse. Nous arrivons au niveau des parents, qui m’attirent tour à tour dans une étreinte.

– Je n’arrive toujours pas à y croire, une deuxième Virtuose dans la famille… murmure maman. Je suis si fière de toi.

Fière ? D’avoir mis au monde une fille que tu peux brandir comme une nouvelle médaille ? Et puis, ce compliment n’a pas le goût de la fierté. Plutôt celui de la jubilation et de

l’excitation. Ouais, c’est aigre et corsé. Sa phrase est un cornichon. Un cornichon au chocolat noir.

– Ça ne devait pas être simple de garder ça pour toi, renchérit papa. Mais avec une sœur comme Victoire, on comprend que tu aies préféré le dissimuler : la barre est haute, c’est vrai ! Mais c’est fini, maintenant. Tu pourras être celle que tu es vraiment. On est désolés de ne pas avoir remarqué ta condition plus tôt. Nous resterons à tes côtés pour te soutenir. Ils sont incapables de comprendre ce qui bouillonne en moi. Ni que leurs mots ravagent Norma qui les a contournés pour se réfugier dans la maison. Mes parents ne sont pas fiers de moi, non. Ils sont fiers de mon atout. Fiers d’eux-mêmes.

Je m’immobilise, poings serrés au fond de mes poches. Prête à armer ma langue des mots qui cognent dur.

– Soyez plutôt désolés que j’aie eu à vous la cacher. J’aurais aimé pouvoir vous faire confiance et vous le dire de moi-même.

Sans attendre de réponse, je me précipite à mon tour vers l’intérieur. Je n’adresse pas un seul regard à l’homme-cerf.

Pas même lorsqu’il m’interpelle, avant que j’atteigne le hall d’entrée :

– Tu devrais préparer tes affaires. Un avion nous attend à Gênes, nous partons pour Paris.

– Laissez-moi tranquille !

– Écoute, tes parents sont déjà assez chamboulés comme ça, ne complique pas les choses. Dans un premier temps, on doit se rendre à la clinique des braises pour que tu puisses prêter serment et…

Hors de question que j’écoute ces absurdités. Je fonce à l’étage pour m’enfermer dans l’une des chambres. Mon dos glisse contre la porte tandis que je me laisse tomber sur carrelage.

J’essaie d’ignorer Antoine, mais sa voix se faufile par les interstices sous forme de longs rubans sombres.

– Tu resteras à la capitale un moment, le temps de prêter serment et d’obtenir ton jonc de sûreté. Mais je reviendrai te chercher pour t’emmener dans notre centre, d’accord ? Je suis certain que tu t’y plairas.

Ses mots sont des tentacules éthérés qui veulent m’étrangler. Des hallucinations que j’aimerais arracher de ma boîte crânienne.

– Je viendrai ! s’exclame Victoire de sa voix qui brille. Je te rejoindrai à la clinique pour ton serment !

– C’est impossible. Vous connaissez la procédure, Étoile Filante.

– Je m’en cogne, de la procédure ! Je serai là. Ne m’obligez pas à faire chanter la Chrysalide ! Je pourrais me faire porter pâle aux prochaines courses !

Antoine pousse un soupir excédé, et Victoire tambourine dans mon dos :

– Tu entends, Aulne ? Je ne te laisserai pas seule !

Son dévouement me touche, mais ne me soulage pas. Ça ne change rien qu’elle me rejoigne là-bas : je ne veux pas partir du tout. Non, je veux qu’on me débarrasse de cet atout de malheur. Que les odeurs cessent de grouiller sur ma peau. Que les émotions se tirent de ma langue. Que les couleurs se taisent pour toujours.

CHAPITRE 3

Le serment des braises

– Je peux te demander pourquoi tu as saboté tes tests ?

Antoine me dévisage, installé dans son immense siège au dossier de cuir beige. Ses yeux bruns sont barrés d’une pupille horizontale. Son nez de biche palpite d’une façon à peine perceptible. Ses bois sont trop grands par rapport au fuselage de l’avion, alors il doit rentrer la tête entre ses épaules pour éviter d’embrocher les boutons du plafond. À cette heure, on ne voit rien par le hublot, sauf l’ombre du réacteur qui se découpe au-dessus de l’aile, quelques mètres derrière nous.

– Aulne, je sais que tu voudrais que tout ça soit de ma faute.

Je fais un punching-ball idéal… mais j’essaie seulement de meubler la discussion.

Punching-ball… C’est vrai que je n’aurais peut-être pas dû le frapper, quand nous sommes arrivés à l’aéroport. D’ailleurs, j’aurais peut-être aussi dû éviter de m’enfuir par la fenêtre des toilettes d’un fast-food à quelques minutes de l’embarquement.

Ces deux initiatives n’ont eu pour malheureux résultat que d’exciter le gorille qui nous surveille depuis l’autre côté de la cabine.

La Mésange aux gros bras qui nous observait depuis la voiture, tout à l’heure. Mes incartades l’ont rendu méfiant, alors il ne me quitte plus des yeux. J’avoue que je n’ai aucune envie de me

frotter à lui : ses mains hirsutes sont larges comme des assiettes et parcourues de grosses veines violacées. Ce type arracherait sans peine un bout de carlingue s’il voulait s’en faire un amusebouche. D’accord, il est impressionnant, mais il pourrait au moins enlever ses lunettes de soleil, on est au milieu de la nuit !

– C’est vrai, pourquoi tricher ? enchaîne Antoine. Un enfant sur trois cents naît Virtuose. C’est une condition suffisamment rare pour t’attirer l’admiration de tes pairs. Mais assez fréquente pour ne pas te sentir trop marginale. Je veux dire, c’est pas comme si on était maltraités. Surtout que t’es une Intello ! C’est plutôt nous, les Xénos difformes, qui ramassons les moqueries. Pas vrai, Dimitri ?

La Mésange fait glisser ses verres fumés le long de son nez, laissant paraître ses yeux mordorés, entourés d’une peau grisâtre qui lui compose comme un masque de cuir.

– Ishmaël, corrige-t-il. Mon imago est Ishmaël.

– Peut-être, mais je t’ai connu dans le programme de formation, avant qu’on te colle ce pseudonyme ! Pour moi, tu resteras Dimitri.

– Je t’ai déjà dit d’oublier ce prénom. La Chrysalide m’a offert mon identité héroïque, et si tu tiens à tes bois, je te conseille de la respecter.

« Héroïque ». Quelle ironie, de la part d’un type formé pour taper sur d’autres Virtuoses ! Ishmaël adresse un rictus sardonique à Antoine avant de poursuivre :

– Avec mon regard de beau gosse et ma carrure, j’ai été plutôt épargné par les moqueries. Mais je comprends qu’on ait pu se lâcher sur une jolie biche comme toi. Ça t’irait bien, comme imago, d’ailleurs. « Jolie-Biche ». Dommage que ton travail t’impose de garder ton prénom…

Ses lèvres se retroussent sur un ricanement, qui révèle des canines démesurément longues. Je comprends alors que ce gorille est littéralement un gorille. Du moins que son corps en emprunte des caractéristiques physiques, expliquant ses prédispositions pour son métier. Antoine fait mine de se vexer, puis reprend son argumentation :

– Si la Chrysalide a pu faire quelque chose d’un balourd comme Dimitri… enfin, je veux dire Ishmaël, imagine ce qu’elle pourrait faire de toi ! Les têtes d’ampoule de ta trempe sont légion au sein des grandes entreprises, elles occupent des postes à responsabilités. Mais bon, je ne juge pas tes choix.

J’admire carrément l’exploit d’avoir échappé aux orpailleurs. Même si je suppose que l’Étoile Filante t’a aidée…

Un sourire plein de défi me monte au visage. Bien sûr que Victoire m’a protégée. Elle a toujours compris que je ne voulais pas des projecteurs, et elle a tout fait pour que je reste une de ces « réfractaires », qui échappent à l’œil de la Chrysalide.

Quand j’ai eu l’âge de passer devant les orpailleurs, j’ai menti avec brio. Ma sœur m’a offert de belles années de répit, mais ça, personne ne pourra jamais le prouver.

Mon mutisme commence à ennuyer Antoine. Son index rebondit sur la table en verre cerclée de bois. Tap. Tap. Tap. Ça fait des petites ondes claires, en forme de tire-bouchon.

– Très bien. Puisque tu as décidé de rester muette, je vais déballer ce que j’ai à te dire, sans prendre de pincettes.

Au point où j’en suis…

– Tu t’es mise dans une sacrée panade en cachant ton atout. Tu n’es pas sans savoir que nous autres Virtuoses n’avons pas d’autre choix que de nous mettre au service de la société. Et c’est là qu’intervient la Chrysalide : elle est censée accompagner

les jeunes comme toi jusqu’à l’âge adulte. Vous proposer des cursus adaptés, pour que vous exploitiez votre don.

Je connais la chanson, on attend que j’utilise mon atout pour le bien commun. Faute de quoi, il me sera retiré à mes dix-huit ans.

Mais quel genre de métier pourrait profiter de ma cervelle ? Ces cinglés de la Chrysalide n’ont pas intérêt à me mettre dans une voiture de course. Sauf s’ils sont prêts à ce que je leur roule dessus.

– Je me doute que tu préférerais renoncer à ton atout maintenant, sans attendre ta majorité. Mais tu devrais y réfléchir à deux fois. Ton cas est particulier : on ne peut pas supprimer ta synesthésie. Aucune chirurgie ni aucune pilule ne pourra gommer ce don.

Une turbulence secoue le jet, interrompant un instant ses palabres. Le Virtuose se cramponne aux accoudoirs, ses oreilles pointues écrasées en arrière. De toute évidence, il n’apprécie pas l’altitude. Il se reprend rapidement et poursuit :

– La seule solution pour te contenir serait de t’imposer un lourd traitement médicamenteux. Ça ne fera pas disparaître ton atout mais tu seras… ralentie, mentalement parlant. Le but sera de supprimer ta motivation et ton acuité cognitive pour te mettre hors d’état de nuire.

– De nuire ? je m’étrangle alors, si furieuse que j’en oublie mon vœu de silence. Parce que je vois des couleurs qui n’existent pas ?

– Tu ne mesures pas encore ton potentiel. Jamais la Chrysalide ne laisserait une Virtuose comme toi dans la nature.

– De toute façon, je n’ai pas l’air d’avoir le choix.

– Ravi que tu le comprennes ! La bonne nouvelle, c’est qu’au vu de ton atout et de ton contexte familial, la Chrysalide pense

que tu n’es pas une cause désespérée. Elle estime que tu es une bonne candidate pour intégrer un centre de réconciliation. Ça tombe bien, car il y en a un sur le plateau du Larzac, à deux pas de tes Cévennes natales.

– Attendez… ça consiste en quoi, cette affaire ? Parce que les écoles de la Chrysalide, je les connais. C’est là qu’est partie Victoire après avoir été dépistée. Mais un centre de… réconciliation ?

– L’Étoile Filante a eu un parcours classique, au sein d’un établissement spécialisé qui a pu l’aider à développer ses talents. Mais ces cursus refusent les réfractaires : en dissimulant ton atout, tu as prouvé que tu n’avais aucune intention de mettre ta flamme au service de la société. T’as laissé passer ta chance. Une des issues pour les dissidents qui n’ont pas joué le jeu, c’est d’intégrer un centre de réconciliation.

– Ça ne me dit pas ce que c’est.

– Comme le nom l’indique, tu y apprendras à te réconcilier avec ton atout. Tu y resteras jusqu’à ce que tu acceptes d’intégrer la société en tant que Virtuose… ou jusqu’à ta majorité, qui t’offrira la possibilité d’être éjointée : à toi le traitement débilitant jusqu’à la fin de tes jours !

– Je suis foutue dans tous les cas, quoi.

– Pas sûr. À mon avis, il y a une chance que tu apprennes à aimer ton potentiel. Tu connais l’émission « Prodiges en péril », qui cartonne sur Bubbles depuis janvier ? J’en suis le producteur principal.

Évidemment que oui. Voilà des mois que Norma me tanne avec ce stupide programme qui a tout pour lui plaire : on y suit un bataillon de Virtuoses qui s’affrontent dans des épreuves grotesques, pour attirer l’attention des meilleurs

recruteurs. Je me refuse à répondre, car je sais que ça satisferait trop Antoine.

—Tu devrais y jeter un œil, dans les jours qui suivent. Ça te donnera une idée de la sauce à laquelle tu seras mangée.

– Je vais devenir… une candidate de télé-réalité ?

– Je me doutais que ça ne t’enchanterait pas.

Je repose la tête contre la vitre pour éviter de laisser exploser ma colère. C’est un cauchemar. Pire encore que de m’imaginer détenue par la Chrysalide.

Mais je n’ai pas le temps de me morfondre, car Ishmaël rapplique :

– Monsieur Jolie-Biche, Mademoiselle Estelar… Veuillez accrocher vos ceintures, nous allons bientôt atterrir à Paris.

À peine débarquée sur le tarmac froid de la capitale, on me conduit sur un parking où attend une berline allemande aux vitres teintées. On m’installe sur la banquette arrière, tassée contre Antoine.

D’après le tableau de bord, il est presque trois heures du matin lorsque nous démarrons. En scrutant le GPS, je comprends que nous contournons la capitale par le nord. Au bout d’une trentaine de minutes, alors que nous longeons le bois de Boulogne, nous quittons le périphérique désert pour un dédale de ruelles étriquées. La voiture finit par s’immobiliser au cœur du 16e arrondissement, à deux pas de la Seine. Antoine me demande de le suivre jusqu’à un parvis somptueux, où il s’acharne sur une sonnette. Puis nous patientons devant l’immense porte décorée de l’emblème de la Chrysalide : un papillon moro-sphinx aux ailes enflammées.

Une femme nous ouvre, et à en juger par l’éclat glouton qui s’allume dans ses yeux quand elle m’aperçoit, ce doit être une

orpailleuse. Sans un regard pour Ishmaël qui poireaute derrière, elle nous fait entrer. On pénètre dans un hall blanc et austère, vitré de partout. Ça pue le désinfectant et le produit ménager. La dame me souhaite la bienvenue et m’emmène à l’étage jusqu’à ma chambre. Enfin, disons plutôt ma cellule. Vingt mètres carrés vides et livides. Dans un coin, un lit gris et, près de l’unique fenêtre à barreaux, un bureau où trônent une pile de feuilles blanches ainsi qu’un pot à crayons. Antoine m’explique que je ferais bien de dormir, et qu’on m’apportera mes affaires au petit matin. Je n’ai d’énergie ni pour protester ni pour pleurer : je m’endors tout habillée, dès que ma tête touche l’oreiller.

* *

Voilà quinze jours que je suis enfermée dans ce que les blouses blanches locales appellent « la clinique des braises ». Une espèce de purgatoire aseptisé duquel je ne sortirai que lorsque les adultes m’auront assez étudiée. Un passage obligé pour tous les Virtuoses du pays, qu’ils soient ou non réfractaires. L’ennui y est mon seul compagnon, mais au moins, je ne suis pas encore devenue le pantin d’une émission de télé-réalité à la noix. Je n’ai donc pas trop à me plaindre.

Les journées qui se succèdent sont si semblables que je perdrais toute notion du temps sans le calendrier posé sur ma table de chevet. Tous les matins, un infirmier à casaque verte m’apporte un plateau-repas et une tablette numérique où ont été implémentés les exercices du jour.

Aujourd’hui, les consignes sont aussi débiles que d’habitude. C’est encore une de ces listes de nombres ou de mots, que je dois associer à une teinte piochée dans un nuancier numérique.

Veuillez sélectionner la couleur du mot « rhubarbe », annonce la tablette de sa voix plate.

Les premiers jours, je répondais au hasard. Ça n’a pas plu à mes geôliers : l’infirmier a précisé que je ne sortirais pas d’ici sans avoir offert de résultat convenable. J’ai donc commencé à répondre de façon cohérente… mais mensongère. Pour chaque exercice, j’ai décidé de piocher sur la palette la teinte diamétralement opposée à celle que je percevais. Je hais l’idée que la Chrysalide perce le langage secret de mes couleurs. Il n’appartient qu’à mes sœurs et à moi.

Je soupire et décide de boucler le test en vitesse. « Rhubarbe ». Si c’était Norma qui prononçait ce mot, il aurait la couleur d’une fleur de mimosa à peine éclose. Formulé par cette voix robotique, il est terne et sans goût. Mais si je m’imagine lire ce mot sur un papier, qu’il est interprété par mes yeux… c’est différent. Il se pare d’un bleu vif, porté par ce « u » franc que le « e » final coiffe de reflets rouges. Je balade mon doigt du côté des verts et sélectionne dans le nuancier une couleur amande, si inexacte qu’un bout de mon cerveau frissonne de frustration.

Les exercices s’enchaînent pendant presque une heure. Après les mots, je me retrouve à analyser des émotions qu’affichent des visages dessinés. Ça ne marche pas, j’ai besoin d’être en situation réelle pour que ma synesthésie s’active. Le test suivant m’ordonne de décrire les arrière-pensées de personnes qui se livrent à des mimiques grotesques dans de courtes vidéos.

C’est déjà plus probant, mais clairement pas aussi évident que les sentiments que je goûte « en vrai » chez mes interlocuteurs.

Soudain, on toque à ma porte et, sans attendre ma permission, Antoine entre dans la chambre.

– Salut, Aulne. Tu te sens d’attaque pour la journée ?

Impeccablement peigné, il porte une chemise beige, ainsi qu’un veston à peine plus brun que son duvet pelucheux.

– Ça fait un bail, j’ai cru que vous m’aviez oubliée. Où vous étiez, ces derniers temps ?

– Là où on avait besoin de moi, répond-il avec un sourire de pub de dentifrice. Mais non, je ne t’ai pas oubliée. En fait, j’ai même une petite surprise.

Je me lève, suspicieuse, et l’accompagne dans le couloir. Un météore aux cheveux bouclés me fonce dessus et m’étreint avec force.

– Victoire ?

Cette odeur aussi soyeuse qu’un drap ne laisse pas de place au doute.

– Tu m’as tellement manqué, murmure-t-elle de sa voix turquoise. Je suis désolée d’avoir tant tardé à venir. Ça a été plus compliqué que prévu.

– Tu ne devrais pas être à l’autre bout du monde pour les derniers Grands Prix de l’année ? Je sais que t’as gagné le championnat, mais normalement tu…

– J’embarque pour Mexico dans deux jours. Mais pour l’instant, je suis là. Je t’avais promis que je serais là.

Sans me défaire de ses bras, je lève les yeux vers Antoine. Et je comprends l’évidence qui aurait dû me frapper dès qu’il est apparu dans ma chambre.

– C’est le grand jour ? je lui demande.

– En effet. Nous avons toutes les informations qu’il nous faut. Tu vas passer ton serment des braises et repartir avec moi.

Juste sous mon oreille, j’entends le pouls de Victoire. Il est vif et jaune. Le stress change le cœur de ma sœur en un canari effarouché.

Très vite, j’ai moi aussi l’impression qu’un petit oiseau s’emballe sous mes côtes.

* * *

Au dernier étage de la clinique, je découvre un étrange cabinet éclairé de néons blêmes. Son plafond à rotondes ressemble à celui d’une chapelle, et ses hautes fenêtres à croisillons laissent filtrer une lumière grise, éclairant une femme en tenue médicale. C’est la personne qui m’a accueillie lorsque j’ai débarqué à la clinique des braises. À sa tenue, je comprends qu’elle n’est pas qu’orpailleuse, elle est aussi médecin. Elle m’adresse un sourire, et le papillon moro-sphinx tatoué sur sa main droite disparaît sous un gant en latex.

– Bonjour Aulne, annonce-t-elle. Je suis la docteure Théa Amett. Nous serons amenées à nous croiser souvent, à l’avenir. Elle m’installe sur un horrible fauteuil. On dirait celui d’un dentiste, avec sa lampe en surplomb et sa tablette argentée où s’alignent un tas d’outils.

Victoire imprime son amour contre ma peau avec toute sa poigne. Elle serre ma main en l’écrasant presque. Antoine, lui, se tient de l’autre côté de la pièce. Une fois passée la porte, il a salué la docteure avec révérence et a troqué son côté gouailleur pour une mine sérieuse de prêtre à l’office. Il a salué la docteure avec révérence.

Je comprends alors que ce serment n’est pas qu’une formalité administrative.

– Qu’est-ce qui va se passer ? je souffle à ma sœur.

Plutôt que de répondre, elle embrasse le bout de mes doigts. C’est peut-être censé m’apaiser, mais ça ne m’aide pas du tout.

Pour une fois, j’aurais préféré des mots. Pourquoi… pourquoi a-telle toujours refusé de me raconter son propre serment des braises ? Après avoir noué un masque chirurgical sur son visage, la docteure enfourche un tabouret à roulettes et glisse jusqu’à moi. Elle me présente un objet métallique, composé de demicercles reliés par une charnière. J’ai déjà vu ce truc au pied de Victoire. Les deux parties peuvent se verrouiller en un bracelet impossible à enlever.

– C’est ton jonc de sûreté. Ton passe-droit pour le monde des adultes.

Une vague de frousse se déverse en moi et, par réflexe, j’essaie de bondir du fauteuil. Victoire m’en dissuade en tenant mon épaule. Elle presse son front contre le mien mais, du coin de l’œil, je vois quand même la seringue que la toubib décapuchonne.

– Essaie de rester calme, dit la médecin. Ça ne te fera pas mal. J’endors d’abord la zone…

Ses doigts entourent mon mollet et je sens une petite brûlure, tandis que l’aiguille explore ma veine. C’est vrai, ça n’est pas vraiment douloureux, à peine plus qu’une prise de sang. Mais la peur est plus forte que tout, alors je me cabre comme si elle m’avait blessée. Elle ne me réprimande pas, et préfère expliquer :

– Dans le corps du bijou se trouvent des carpules de propofol. C’est un puissant sédatif qui te sera administré si tu flambes dans une situation inopportune.

Elle promène un coton imbibé de Bétadine autour de ma cheville, puis verrouille le bracelet sur la zone désinfectée.

– Ton jonc possédera une immatriculation unique, inscrite sur la clé qui lui sera jumelée. Seule la Chrysalide en

aura possession : elle ne transmettra cette clé qu’à tes futurs employeurs ou aux autorités nationales si ces dernières le réclament. Personne d’autre ne pourra déclencher l’injection.

– C’est censé me rassurer ?

– Elle veut juste dire que ce dispositif ne changera rien à ta vie, glisse Victoire. Le mien ne m’a jamais gênée. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, ensuite, tu n’y songeras plus.

– Inspire à fond, et expire quand je te le demande.

Le dossier bascule, m’allongeant sous la lampe circulaire qui me brûle les yeux.

– Expire.

– Attendez, je…

Ma protestation explose en un cri horrifié. Quelque chose vient de jaillir du bracelet. Comme si dix guêpes cachées dans le métal venaient de me piquer en même temps. Grâce à l’anesthésie locale, je n’éprouve aucune douleur… mais je sens quand même les dards.

Ne bouge pas, avertit la docteure. Ça ne fera qu’empirer les choses.

Constatant que je ne me débats pas, elle place sur moi trois coupelles de céramique. Puis elle hisse sur la tablette un petit brasero exhalant des mèches de fumée claire. Elle en attise le contenu, et en tire une braise qu’elle balade à quelques centimètres de mon corps.

– La première braise est pour le Talent. Celui que tu portais en toi en prenant ton premier souffle, et qui ne s’éteindra que lorsque tu rendras ton dernier. Il est ton or intérieur. Le combustible.

Elle laisse tomber la braise dans la première coupe, au niveau de mon nombril.

La deuxième est pour l’Honneur. La force dont ton âme bien née s’habillera pour s’élever. Il est ta moelle. Le comburant.

Un nouveau tison tinte et rebondit plusieurs fois. Je le vois ricocher contre la coupelle, prêt à basculer sur ma peau qui fondrait comme un bloc de margarine. Alors je m’arrête de respirer, pour bouger le moins possible.

La troisième est pour la Confiance. Elle est le fruit des deux principes précédents. C’est le cadeau que la société et toi vous faites, pour vous accueillir l’une dans l’autre. Elle est la chaleur splendide et nécessaire de notre civilisation.

La dernière coupelle se trouve quelques centimètres sous mon menton, alors j’entends la braise siffler tout près de mon oreille.

Je veux me tirer de là, mais je suis paralysée. Clouée à ce fauteuil de torture.

– Ces trois charbons symbolisent ton idéal en tant que Virtuose. Au nom de la Chrysalide, je jure de te protéger et de te hisser jusqu’à la place qui te revient en ce monde. Nous soufflerons dans tes ailes pour que tu puisses voler.

Mon cœur bat si fort qu’il pourrait renverser les coupes et me changer en torche humaine.

– Aulne Estelar, je veux que tu promettes ton allégeance à l’humanité. Jures-tu sous les braises de mettre ton atout à son service ?

Ce n’est pas une question, mais un ordre. D’ailleurs, ce n’est pas un serment non plus, plutôt un vœu de soumission.

Victoire, contre moi, sait parfaitement ce que je ressens. Elle le sait si bien que j’ai, l’espace de ces secondes suspendues, l’impression que nous ne faisons qu’une. Sa présence

m’aide à pourfendre la peur. Je trouve la force de regarder la docteure dans les yeux et de murmurer, la voix blanchie par l’apnée : – Je le jure. * * *

– On arrive bientôt, annonce Antoine, assis à l’arrière de la fourgonnette. Prépare-toi.

Le Virtuose-cerf possède une voix d’un noir violacé, qui se disperse en volutes comme de l’encre. J’essaie de me concentrer sur cette jolie couleur pour oublier ma peur.

J’observe le paysage qui défile de l’autre côté de la vitre. Depuis que nous avons quitté Paris, j’ai vu de sacrés tableaux.

Les champs bourguignons flétris par l’automne ont laissé place aux forêts d’Auvergne puis aux montagnes fatiguées du Massif central. Mais à présent, nous traversons des causses pierreux, hérissés çà et là de bosquets ou de hameaux rustiques. Je sais ce que ça veut dire : nous avons atteint le Larzac. Ici, le cuir de la terre a été tanné par de tels vents qu’il s’est endurci jusqu’à devenir cette croûte où ne persistent que des plantes vivaces et les humains les plus vigoureux. On fonce au travers d’une plaine de calcaire pâle, qui rencontre au loin un ciel à peine plus sombre. Je suis de retour aux portes des Cévennes. C’est presque comme si j’étais rentrée à la maison.

Et puis, je me souviens de l’horrible bracelet maintenant fusionné à ma cheville. L’hématome entre le métal et ma peau me fait encore mal et ne va pas se résorber de sitôt. Non, Aulne. Tu ne rentres pas à la maison. Avec ce jonc de sûreté, rien ne sera plus jamais pareil.

Pour empêcher l’émotion de me submerger, je serre contre moi le carnet que Victoire m’a donné après mon serment. Elle m’a conseillé de m’en servir pour garder le cap : d’y écrire des lettres, des rêves ou des souvenirs. Tout ce qui m’aiderait à démêler mes pensées pour éviter les impulsions stupides ou les décisions déraisonnables. Mais pour l’instant, tout en moi meurt d’envie d’être stupide ou déraisonnable. Je me promets déjà que je tenterai de m’enfuir ce soir. Que je donnerai du fil à retordre au premier troufion de la Chrysalide qui tentera de me mater, il me suffira d’un coup de pied bien placé pour…

Antoine interrompt mon scénario en désignant quelque chose à ma fenêtre.

– Bienvenue au centre de la Floraison.

Le plateau dévoile une cuvette quasi circulaire, aux falaises vertigineuses qui plongent à pic sur des centaines de mètres. On dirait que le sol s’est enfoncé sous l’impact d’une météorite gigantesque. Au loin, deux miradors couronnent une muraille coiffée de barbelés. Mes espoirs de rébellion s’envolent. Je vois mal comment je pourrais être la bienvenue.

Nous nous immobilisons devant un immense portail, dont les ferronneries se tordent et fusionnent pour dessiner un immense moro-sphinx enflammé. Mes parents nous attendent à son pied. Ils sont tirés à quatre épingles, comme s’ils arrivaient pour ma remise de diplôme… ou mon enterrement. Derrière eux se tient Norma, qui a préféré son combo favori : jeanbasket avec supplément tee-shirt trop large. Dès que je m’extrais de la fourgonnette, elle me fonce dessus pour enfouir son front sous mon épaule. Je la berce un instant en lui murmurant :

– Je serai bientôt dehors. Ne t’en fais pas.

Heureusement qu’elle n’est pas synesthète, car elle aurait facilement goûté ce mensonge. Je n’ai aucune idée de quand je sortirai de ce centre de malheur. Je pourrais bien y croupir jusqu’à ma majorité. Je retranche une mèche derrière l’oreille de ma petite sœur pour la regarder dans les yeux :

– Jure-moi de ne plus te dévaloriser, p’tite étoile. Jure-moi de profiter de ta vie et de tes rêves. De tout ce que la Chrysalide prend aux gens comme moi.

Elle lutte fort contre ses larmes, mais parvient à hocher la tête. Après m’avoir promis tout ça du bout des lèvres, elle me fourre entre les doigts un épais paquet de papier kraft.

– Un cadeau pour toi.

Soudain préoccupée, elle se tourne vers Antoine :

– Vous aviez dit pas de métal ni de liquide, c’est ça ?

– Exact.

– Alors ça devrait le faire…

Je palpe l’emballage sans parvenir à en déterminer le contenu. Peu importe, à vrai dire. Rien que l’intention me remue l’âme.

– Merci, Norma.

– Je ferai au mieux avec ce que j’ai. Comme l’a demandé Victoire.

– Et tu prouveras au monde qu’on n’a pas besoin d’atout pour atteindre des sommets.

Elle recule et papa la double, réclamant une accolade que je lui concède à contrecœur.

– J’espère que l’on pourra arranger les choses à ta sortie. Peutêtre que tu comprendras que nous n’avons rien fait d’autre que t’aimer, et te souhaiter la meilleure vie possible.

Il s’écarte pour laisser place à maman, qui me tend une gerbe de fleurs orange et pelucheuses, chacune pareille à une petite flamme. Je repousse le bouquet avec un rictus.

– Garde ça pour la tombe de tes espoirs déçus.

– Tu ne fais aucun effort, grince-t-elle sur un ton légèrement poivré.

Je la dépasse en ajustant mon sac à dos d’un coup d’épaule. Après un dernier regard à Norma, je fais signe à Antoine.

– On peut y aller.

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