« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011. »
Chapitre 0 À l’origine…
Pendant des millénaires, sans que l’on sache très bien ni pourquoi ni comment, des savants, hommes et femmes, sont partis en voyage. Poussés par une étrange intuition, ils quittaient famille, maison et pays et disparaissaient pour revenir, après quelques jours, semaines ou mois, avec dans leurs bagages, une découverte qui allait faire avancer le monde.
Ainsi, il y a plus de quatre cent mille ans, l’un d’entre eux revint dans sa grotte avec la science du feu qu’il avait domestiqué. Il y a six mille ans, c’est avec la roue qu’un de ces chercheurs revint chez lui, fier et fort de cette invention qui allait précipiter la marche du monde. Trois mille ans avant notre ère, un de ces voyageurs revint dans sa Mésopotamie natale avec une invention formidable qui allait tout changer : l’écriture. C’est grâce à lui qu’aujourd’hui on peut poser sur le papier les
mots de cette histoire et ceux des millions de livres qui, sur les étagères des bibliothèques, attendent que des mains curieuses s’en saisissent.
Il est une question, une seule, qu’il aurait fallu se poser depuis tout ce temps et que pourtant personne n’a jamais formulée : mais où sont donc allés tous ces découvreurs, d’où sont-ils revenus avec ces sciences nouvelles et révolutionnaires ?
Chapitre 1
Cours !
– C ours, andouille ! Cours !
Londres, 10 juillet 1936
Elle ne faisait que ça, courir. Elle courait comme elle n’avait jamais couru de sa vie ; elle courait à s’en arracher les poumons ; elle courait tellement vite qu’elle entendait son cœur qui battait et il battait tellement fort qu’il allait lui exploser entre les oreilles.
Le prochain qui disait « cours », elle lui ferait bouffer sa casquette et ses chaussettes à rayures.
Elle venait de doubler le rouquin agressif, elle avait feinté le grand blond au regard de vache, et désormais, entre Bryan et elle, il ne restait plus que John, un demi-trognon qui n’était pas vraiment une flèche. John tenta de s’interposer, alors petit pont, déport à droite, reprise, contrôle et, dans un ultime effort, elle
arma son coup, tira, droit dans la lucarne. Bryan se lança, il jeta ses grands bras en avant, il s’étira comme un chat au réveil, il décolla comme une dinde à Noël, mais trop tard, le cuir était dans les filets ! L’arbitre siffla le but et la fin du match. Alors elle se laissa tomber sur les genoux et glissa quelques mètres sur l’herbe toute grillée par ce début du mois de juillet étouffant.
Une demi-seconde plus tard, elle était portée en triomphe par toute son équipe.
– T’es la meilleure, Jane !
– Tu les as explosés, dynamités.
– Vive Jane !
– C’est sûr que, pour une fille, t’es pas trop nulle, dit un rouquin à l’air mauvais. Mais bon, aujourd’hui, c’était un match pour rire. Ils feront moins les malins en septembre, tes p’tits copains. Y aura pas de filles au championnat. Tu ne seras pas là pour les aider, ils vont se planter, et à la fin, ils pleurnicheront comme des gonzesses.
Le grognon, c’était Peter, le capitaine des rouges. Il venait de perdre, et perdre, il n’aimait vraiment pas ça. C’était un grand machin. Guibolles interminables, chaussettes en tire-bouchon, raie droite, toujours coiffé nickel, poings rageurs toujours serrés ; il avait une gueule d’ange et le caractère du diable.
Jane avait très envie de se jeter sur lui pour lui mettre la raie et la tronche de travers, mais ses coéquipiers la retinrent.
– Laisse tomber, ça ne vaut pas la peine !
Et ils la forcèrent à s’éloigner.
Il avait pourtant raison, cet immense cornichon, juste après les grandes vacances, il y aurait le tournoi de la rentrée, et là, elle ne pourrait pas jouer. Le coach était sympa, il la laissait s’entraîner avec les garçons et participer aux rencontres amicales, mais pour le reste, il ne pouvait rien faire.
– Tu sais très bien que j’aimerais… c’est pas moi qui décide. Mais continue à venir, tu fais du bien aux gars. T’es plus forte qu’eux, tu les obliges à se dépasser. Et puis un jour, il y aura peut-être une équipe de filles dans le quartier, va savoir ?
« C’est ça, en fait je suis un lièvre dans une course de lévriers, se disait-elle en rentrant chez elle. J’vais me mettre à la boxe ! Je leur ferai à tous des nez comme des patates et des souvenirs de K.-O. avec du bleu autour des yeux. Une équipe de filles… Et pourquoi ne pas participer à un concours de tricot et se peindre les ongles en rose ? »
Sac de toile sur l’épaule, les cheveux comme un champ de blé après l’orage, un genou écorché et une manche de polo pendante, Jane marchait en ruminant.
Après avoir quitté le terrain de sport, longé son école (celle des filles), elle avait parcouru deux ou trois rues presque toutes identiques où d’étroites maisons en briques à deux étages se succédaient. En passant devant l’épicerie, elle avait salué Mr Molly, puis Jack, le cordonnier, et Harry qui, au fond de sa brocante, réparait un accordéon asthmatique. Enfin, elle était arrivée chez elle et avait poussé la porte du 284 Portobello Road.
– Je suis là !
Chapitre 1 bis Johannes
En 1450, Johannes Gutenberg travaillait sur le moyen de reproduire des livres plus rapidement et à moindre coût que les moines copistes. Il quitta
Mayence en Allemagne, où il habitait, et disparut quelque temps. Certains ont prétendu qu’il était allé se reposer sur les bords du lac de Côme, d’autres racontaient qu’il avait visité Venise, il s’en trouva même pour imaginer qu’il était allé se promener à Paris. La seule chose que l’on sache avec certitude, c’est qu’après ce voyage, il put, sans difficulté, mettre au point ce qui allait devenir l’imprimerie moderne et qui allait changer pour toujours la face du monde.
Chapitre 2
284 Portobello Road
– T u es rentrée ?
– Non.
Chaque jour, au moment où elle refermait la porte de la maison, Alister, le père de Jane, lui posait la même question idiote : « Tu es rentrée ? » D’habitude ça la faisait plutôt sourire, mais ce soir, pas envie. Ce soir, si elle avait croisé un tyrannosaure mal embouché, elle lui aurait cassé deux pattes et trois dents avant de le renvoyer pleurnicher chez sa maman. Ce soir, fallait pas chercher Jane, elle était trop facile à trouver.
Normalement, après avoir dit ça, son père restait invisible, il ne sortirait de son atelier que beaucoup plus tard et il poserait alors la seconde question rituelle de la soirée : « Et dis-moi, ma poulette, que nous as-tu préparé pour le dîner ? »
Au rez-de-chaussée de la maison, l’atelier d’Alister occupait ce qui longtemps avait été la boutique d’un horloger. Il était
défendu d’y rentrer à toute personne qui n’était pas Alister. Mais nul être humain sensé n’aurait eu l’envie de se risquer dans ces deux pièces où tout était en équilibre précaire, où des piles de machins semblaient sur le point de s’effondrer sur des tas de trucs qui eux-mêmes ne tenaient que par l’opération du Saint-Esprit et en s’appuyant sur pas mal de bidules indéterminés.
Pourtant, ce soir-là, à peine Jane eut-elle jeté son sac par terre que la tête hirsute de son père surgit dans le couloir.
– Regarde, dit-il en tendant un courrier sous le nez de sa fille, ça arrive de Rome.
Il faisait des bonds de gamin le jour de Noël, et sans attendre, il lui lut la lettre.
BDI
Bureau des inventions
Piazza della Rotonda
Roma, Italia
Mister Pemberley,
Notre organisme a eu vent de vos travaux autour d’un nouveau et révolutionnaire robot ménager. Nous aimerions nous associer aux recherches et
aux développements de ce qui, dans un futur proche, fera entrer la cuisine dans l’ère moderne.
Le Mixedcooking Robot, puisque c’est ainsi que vous avez choisi de le nommer, nous semble plein de promesses et digne des plus grands intérêts.
En conséquence, désireux de nous unir à votre réussite, nous vous proposons de venir nous rencontrer dans nos locaux dans un avenir très proche.
Dans l’attente de votre venue, veuillez croire, Mister Pemberley, en notre plus sincère considération.
S et V
Responsables du bureau et des opérations pour l’Europe et le reste du monde.
P.-S. Veuillez trouver dans cette enveloppe les billets de bateau et de train pour nous rejoindre. Vos autres frais de déplacement et de logement seront bien sûr pris en charge par le BDI.
P.-P.-S. Pour venir à notre rencontre, contournez le Panthéon par la gauche, juste après la colonnade, vous verrez une petite porte en bois. Sous l’étiquette BDI, il y a une sonnette. Appuyez, la porte s’ouvrira, entrez, descendez les escaliers, nous vous attendons déjà.
– Alors ?
Alister, moustache en l’air et sourire idiot, espérait une réponse enthousiaste de sa fille.
– Alors quoi ? demanda Jane.
– Alors qu’est-ce que tu en penses ? Il me semble, pour ma part, qu’on peut aisément classer ce courrier dans les bonnes nouvelles et qu’il convient de se réjouir sans tarder ! Non ?
Jane avait douze ans, presque treize. Son père avait beau en avoir trente de plus qu’elle, souvent, presque toujours à bien y réfléchir, il lui semblait qu’elle était plus sage et plus âgée que lui, plus raisonnable et plus adulte aussi. Aujourd’hui, énervée comme un bouledogue qui sort de chez le dentiste, elle n’avait pas envie de penser quoi que ce soit au sujet de la énième invention paternelle. Elle ne voulait même pas savoir en quoi consistait son tout dernier projet, celui qui « bien sûr » allait tout changer, faire le bonheur du monde et « forcément » sa fortune.
Les bricolages de son père, Jane ne les connaissait que trop bien. Il avait déjà inventé mille choses qui ne servaient à rien, qui toutes devaient révolutionner l’univers, et qui toutes prenaient la poussière dans le grenier. Il y avait eu un distributeur de cacahuètes qui doublait la dose quand on sifflait le God Save the Queen. Il y eut les chaussons chauffants qui faillirent rendre culs-de-jatte les quatre acheteurs, qui eurent les pieds cuits comme des homards. Le tube de dentifrice qui chronométrait le temps de brossage et explosait une fois sur deux, imposant à son propriétaire des heures de nettoyage d’une salle de bains repeinte du sol au plafond. La brosse à cheveux qui brillait dans la nuit, parfaitement inutile ; le stylo qui corrigeait les fautes, mais tachait tout autour de lui ; la voiture volante, qui
finit comme un sous-marin dans la Tamise ; la machine à cirer les chaussures, qui frottait si fort que le cuir y laissait sa peau ; et encore le parapluie chauffant qui fonctionnait à merveille, si on acceptait de porter sur son dos une bonbonne de gaz de quinze kilos…
– Super… lâcha Jane en soupirant. Si ça ne te dérange pas, je vais m’occuper du dîner. Je crois qu’il reste du poulet et des petits pois.
Elle monta alors au premier étage, juste au-dessus de l’atelier paternel, là où se trouvaient la cuisine et le salon.
– Avec un peu de cheddar ? demanda son père.
– Si on avait de l’argent, on aurait aussi du caviar ! répondit la jeune fille, épuisée par avance à l’idée d’ouvrir un placard vide. Elle se rappelait la tête de l’épicier quand, la veille, elle avait tenté de négocier un délai pour régler la note.
– Il faudrait que ton père vienne me voir, ma petite Jane, il me doit trois mois de provisions, avait dit, un peu gêné, le gentil Mr Molly. Tiens, avait-il ajouté en lui tendant une plaque de chocolat, ça c’est pour toi, c’est cadeau.
– Merci… Je suis désolée… je vais voir ce que je peux faire… avait répondu Jane en réfléchissant à ce qu’elle allait encore pouvoir vendre dans la maison.
Elle s’était déjà séparée des souvenirs du grand-père explorateur en Inde, une peau de tigre et un ou deux sabres. Avec ça, ils avaient survécu presque un an. Elle avait bradé la défense d’éléphant sculptée en forme de bateau, et ça avait suffi pour
réparer le toit, acheter du charbon et régler six mois d’épicerie. Sur les murs de la maison, des traces plus claires rappelaient les tableaux qui avaient disparu chez des brocanteurs. Mais bientôt il ne resterait plus rien à vendre. Bien sûr il y avait les affaires de sa mère, mais ça, elle préférait manger du carton bouilli plutôt que de s’en séparer.
Dans le quartier, tout le monde connaissait la situation de Jane, sauf son père, qui, quand il n’était pas dans son atelier, courait d’une foire à une autre pour essayer de vendre une théière intelligente (« Elle pèse votre thé, met la dose exacte et chauffe l’eau à la bonne température, au degré près ! ») ou une balance qui expliquait à ceux qui montait dessus qu’il fallait arrêter les gâteaux à la crème (« Mais attention, elle vous félicite aussi quand vous avez perdu les kilos en trop. C’est un coach santé ! »).
Et chaque soir, quand il revenait, c’était la même chose : il n’avait rien vendu, il était fourbu et un peu abattu. Silencieux, il avalait une soupe en face de Jane, puis disparaissait dans son bureau où toute la nuit il bricolait, collait, coupait, découpait, soudait, imaginait, faisait des plans, corrigeait, essayait, recommençait jusqu’au petit matin. Puis, devant une tasse de thé, avant de repartir chercher fortune, les yeux cernés, il expliquait à sa fille que cette fois-ci, c’était sûr, il avait trouvé la poule aux œufs d’or.
Alors Jane était fatiguée. Bien sûr, elle aurait aimé se réjouir de cette lettre romaine, elle aurait adoré se dire qu’enfin des jours
Le
meilleurs allaient arriver, mais elle avait du mal à y croire, elle n’en avait plus trop la force.
Elle réchauffa les petits pois et le poulet et ajouta sa plaque de chocolat et quelques pâtes de fruits comme dessert.
Ce soir-là, Alister ne redescendit pas dans son atelier, il prépara son bagage.
Dans une vieille valise en carton bouilli, il glissa ses trois plus belles chemises, un rasoir tout neuf, un pantalon de velours, un gilet de laine pour les soirées un peu fraîches, et surtout, il mit les plans de cette invention sur laquelle il travaillait depuis plus de deux ans et qui, il le savait, il en était sûr, allait tout changer.
– Je te promets, ma Janette, cette fois-ci, je vais frapper un grand coup !
– Bien sûr, papa, bien sûr.
Pendant que son père cirait ses chaussures et les pointes de sa moustache, Jane plongea pour la centième fois dans Orgueil et préjugés, c’était son Jane Austen, favori. De tous les livres que lui avait laissés sa mère, c’était son préféré. C’est d’ailleurs de cette autrice que Jane tenait son prénom.
Ainsi se déroula la dernière soirée que Jane et son père passèrent ensemble à Londres.
Chapitre 2 bis Blaise
Le jeune Blaise Pascal est né en 1623 à Clermont, en Auvergne. Esprit précoce et brillant, il pratique aussi bien les mathématiques que la physique ou la philosophie et ne dédaigne pas, à ses heures perdues, de se pencher sur des recherches plus techniques et mécaniques. En 1642, à dix-neuf ans, il quitte l’Auvergne et ne réapparaîtra que quelques semaines plus tard.
Certains prétendent qu’il aurait été vu dans une diligence en route vers Rome, on dit aussi qu’il aurait été surpris dans les rues de Madrid ou peutêtre de Copenhague. Rien de tout ça n’est bien sérieux. Ce qui est sûr, c’est qu’à son retour, il se met au travail et finit par achever la première machine à calculer. Elle permettait de faire des additions, des soustractions et même des multiplications. C’est « la pascaline ».
Chapitre 3 Départ
Le lendemain matin, petite valise jaune à la main, melon sur le crâne et parapluie sous le bras, Alister était fin prêt pour le grand voyage.
– À pied jusqu’à Victoria Station, le train de 10 h 30, la Flèche d’or ! Tu réalises, ma chérie, j’ai un billet en première classe, le luxe. Puis le bateau, Calais, encore le train, et Paris vers 17 h 30. Ce soir, je dîne avec ta tante Ursule et son ours de mari. Puis de nouveau les rails, couchette cette fois-ci, première classe bien sûr, destination Rome. J’y serai dans la matinée de demain. Dès que je peux, je t’envoie un message. Embrasse-moi, ma fille, et souhaite-moi bonne chance ! Tel que tu me vois, je suis comme Christophe Colomb s’embarquant pour les Indes !
– Papa, il ne pleut pas depuis des semaines, nous sommes en été et tu vas à Rome, est-il indispensable que tu prennes ton
melon et ton parapluie ? Je suis sûre que Christophe Colomb est parti sans parapluie !
– Obligé ? Non. Mais sache, ô ma fille bien aimée ! que cet instrument est beaucoup plus qu’un objet qui protège des affres du ciel et préserve l’intégrité du tweed de mes vestes !
Le parapluie est à lui tout seul un concentré de technologie humaine, une preuve de la grandeur de notre civilisation, une prouesse de la grâce et de la légèreté contre les éléments déchaînés ! Je n’emporte pas un simple parapluie, je prends avec moi toutes les raisons d’espérer dans le futur ! Et je suis sûr, moi, que si le parapluie avait existé, Colomb en aurait pris un ! Pour le melon… tu sais très bien que je ne peux pas vivre sans.
Je reviens vite, je ne sais pas dans combien de temps, mais je reviens vite ! Je te rapporterai un cadeau de Rome : un éventail ou une cape de matador ! Et n’oublie pas que ta maman et moi sommes allés à Rome en voyage de noces, alors j’y ai des tas de souvenirs, et je ne peux pas m’y perdre !
Jane n’eut pas le temps de dire à son père que les capes de matador étaient rares à Rome et qu’il n’allait pas à Madrid, il était déjà parti. Elle le regarda s’éloigner sur le trottoir, plus fier que César le jour de son couronnement et plus joyeux que le père Noël le 25 décembre au soir après sa grande tournée.
Elle connaissait bien l’histoire du parapluie et du chapeau de son père, il la lui avait racontée mille fois.
C’était il y a un peu plus de treize ans, un jour de pluie comme il y en a quelques centaines par an à Londres. Ce jour-là, Alister
était sorti de chez lui tête nue et sans parapluie. Jeune ingénieur, il travaillait à l’époque chez un fabricant de machines à coudre. Il tentait de mettre au point un prototype capable d’assembler les étoffes épaisses et solides des capotes pour les voitures automobiles qui pétaradaient désormais dans les rues de la ville. Un travail parfaitement inintéressant. Ruisselant, il était entré chez un marchand de chapeaux et de parapluies, espérant sauver son apparence, son costume tout neuf et un peu de sa dignité. Il avait regardé les chapeaux proposés sur les rayonnages, avait examiné les parapluies et était à deux doigts de se décider pour un modèle à ouverture semi-automatique dont le mécanisme lui paraissait solide, quand une voix au délicieux accent français lui avait demandé s’il avait besoin d’aide.
– Oui, je désirerais savoir si… avait-il commencé avant de lever les yeux et de devenir muet. Un ange venait de lui apparaître… Il avait bredouillé, choisi un melon d’un noir profond et pris le semi-automatique, celui à poignée en bambou orné d’une bague en argent, avant de s’éclipser en courant. Il était sorti de la boutique rouge comme un camion de pompiers et les yeux ronds comme ceux des poissons du parc. Il était tellement perturbé qu’il en oublia d’ouvrir son parapluie et le tint fermé au-dessus de sa tête. Avant d’atteindre son bureau, il manqua dix fois de se faire écraser, ne traversant jamais au bon moment ni au bon endroit.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Max, son collègue de travail, quand il se présenta enfin au bureau.
– J’ai vu un ange ! murmura Alister.
– Et c’est lui qui t’a couvert de noir ? s’amusa Max.
Alors Alister se regarda dans le miroir du vestiaire et il vit qu’en effet, il était repeint d’une couleur qui hésitait entre le noir, le violet et le bleu marine.
– C’est ton chapeau qui a déteint, dit son collègue en haussant les épaules. Je ne sais pas qui te l’a vendu, mais c’est une belle cochonnerie.
– C’est un ange ! Je l’ai acheté à un ange !
– Si tu veux mon avis, va chercher ton prochain couvre-chef en enfer, manifestement les anges sont nuls comme chapeliers.
Ce soir-là, à peine sorti du bureau, Alister se précipita chez son « ange », il arriva juste avant la fermeture. Quand elle le vit, « l’ange » éclata de rire. Le patron de la boutique fut nettement moins heureux.
Bien sûr le produit était défectueux, reconnut le marchand, et il en était désolé. Bien sûr la couleur n’avait pas été fixée comme elle aurait dû l’être, bien sûr il prendrait en charge les frais de nettoyage du costume et de la chemise, bien sûr il était navré et il offrait immédiatement ce melon de remplacement, première qualité, premier choix et sans supplément de prix et bien sûr…
Mais Alister ne l’écoutait plus : d’une main il avait attrapé le nouveau melon, de l’autre son ange, et il était sorti essayer l’un et demander à l’autre de l’épouser.
Elle était française et venait perfectionner son anglais en vendant des chapeaux, elle s’appelait Céleste, ce qui est un beau
prénom pour un ange, et elle l’aima presque aussi vite qu’il l’avait aimée. Ce soir-là, ils dînèrent aux chandelles et ils se marièrent deux mois plus tard.
Depuis ce jour, la toile du parapluie avait été remplacée une fois, le mécanisme était toujours impeccable et, pourvu qu’elle soit frottée de temps en temps, la bague en argent brillait comme au premier jour. Le melon, lui, n’avait pas bougé : sa teinte était parfaite et sa tenue aussi.
Un enfant était arrivé, Jane, comme Austen, et puis Céleste était tombée malade et elle s’en était allée rejoindre les anges. Elle avait laissé Alister seul sur terre, un peu perdu, un peu dans les nuages, avec Jane pour lui tenir la main et l’aider à avancer.
Depuis, on riait moins, au 284 Portobello Road.
Le voyage d’Alister fut parfait. Lui qui était habitué aux voitures de troisième classe et à leurs rudes banquettes en bois, il se retrouva dans le fauteuil le plus profond et le plus confortable qu’il n’avait jamais connu. Dans la porcelaine la plus fine et le cristal le plus rare, on lui servit les meilleurs plats de sa vie, et on lui proposa même un cigare qu’il put déguster, en toussant beaucoup, sous des boiseries et des marqueteries aussi luxueuses que la galerie des Glaces du château de Versailles.
Quand il arriva à Paris, il était heureux, repu et reposé, il allait conquérir le monde, il n’en doutait pas une seconde.
Il dîna avec la sœur de sa défunte femme et son mari, Ursule et Théodore. Puis ils se promenèrent sur les Grands Boulevards
et humèrent l’air de Paname avant qu’Alister ne grimpe dans un train de nuit, direction Rome.
– Je te souhaite de réussir ! cria Ursule sur le quai tandis que le train s’éloignait. Je te souhaite de réussir, même si je n’y crois pas trop… murmura-t-elle quand le quai fut désert et que la locomotive eut disparu dans la tiède nuit de l’été.
Ursule l’aimait bien, ce beau-frère anglais, ce « machin à moustache », comme elle l’avait appelé la première fois qu’elle l’avait vu. Elle l’aimait bien même s’il était clairement un peu trop rêveur, un peu trop dans les nuages, « un peu trop à côté de ses pompes ! » comme le disait si bien Théodore, qui était policier, très costaud et avait les pieds bien sur terre, « des arpions solides, pointure 48 ».
Le train déroula la nuit et la France comme un long ruban de velours. Dans des draps sentant bon la lavande et le luxe, Alister dormit comme un bébé. Au petit matin, à l’heure qu’il avait choisie la veille, on toqua à sa porte pour le réveiller. Une fois habillé, il alla au wagon-restaurant prendre son petit-déjeuner.
La cafetière était en argent, la confiture à l’orange, l’œuf et le bacon parfaitement grillés, dehors défilaient la campagne italienne et quelques vaches un peu curieuses, tout était divin.
Enfin, Rome apparut, le train stoppa dans la Ville éternelle.
– Roma, terminus ! cria un agent de la compagnie en agitant une clochette.
Alister Pemberley, le célèbre inventeur du parapluie chauffant et de la brosse à dents-chronomètre, entre mille autres bricolages calamiteux, reçoit, en ce 10 juillet 1936 à Londres, un courrier du BDI, le Bureau des Inventions, l’invitant à venir homologuer sa dernière création à Rome. Il s’y rend, le cœur léger. Trois semaines après son départ il n’est toujours pas rentré. Sa fille, l’intrépide Jane, commence à s’inquiéter. Elle décide de partir à la recherche de son père fantasque, sans se douter qu’elle n’est pas la seule à le traquer…
Paul Beaupère, auteur de très nombreux romans pour la jeunesse (Le Journal d’un cancre, La Famille Potofeu, Le Club des voleurs de pianos), nous propose ici un roman d’aventure, haletant et drolatique.