Coloc & autres catastrophes

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Paris Une comédie dramatico-romantique Gwendoline Raisson

Direction : Guillaume Pô

Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Renaud

Direction de fabrication : Thierry Dubus

Fabrication : Julia Miranda

Composition : Text’oh!

© Fleurus, Paris, 2022, pour l’ensemble de l’ouvrage Site : www.fleuruseditions.com

ISBN : 978-2-2151-6357-2

Code MDS : FS63572

Tous droits réservés pour tous pays.

« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mars 2011, sur les publications destinées à la jeunesse. »

Une comédie dramatico romantique Gwendoline Raisson

Pour Aline et Arnaud

L’histoire débute un matin d’août, sur l’autoroute A75. Ce jour-là, au volant de sa Kangoo bleue, Thomas Demange, mon père, avait la tête de celui qui, au bord d’un danger immi nent, voit toute sa vie défiler. Tout devait y passer : les promenades en forêt, les anniversaires, les réveillons de Noël, les bronchites et les varicelles, les vacances à la mer, les doudous perdus, etc. Il passait son temps à frotter sa main contre ses lombaires en grimaçant. Et au cas où cela n’aurait pas été suffisamment clair, il répétait :

J’ai mal au dos.

Avant de préciser :

Qu’est-ce que j’ai mal.

Il m’énervait. Je précise : qu’est-ce qu’il m’énervait. Mais je restais stoïque, les yeux tournés vers le nord, ma mère, Paris, la nouvelle vie qui m’attendait au bout de cette autoroute, refu sant de regarder en arrière. Tout ça était bientôt fini. Ma libération était proche. D’ailleurs, un panneau venait d’indiquer que mon avenir débutait dans 287 kilomètres.

Sur la banquette arrière de la Kangoo bleue, Zoé Demange, ma sœur, s’était affaissée jusqu’à stabiliser son corps dans une position ménageant un angle de 127° entre son buste et ses jambes, position idéale de l’adolescent en pleine croissance. En ambassadrice zélée de sa génération, elle portait capuche et

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écouteurs, piochait régulièrement dans un paquet de bonbons coincé entre ses cuisses et, le regard absent, se contrefoutait de ce qui l’entourait. Ce qui n’empêche qu’elle avait insisté comme une démente pour nous accompagner, à nous faire croire qu’elle y jouait sa vie. Allez comprendre.

J’aurais préféré partir seule, en train, en BlaBlaCar, ou même en FlixBus, au lieu de subir six cents kilomètres à côté d’un parasite à capuche et d’un pauvre homme blessé dans sa dignité de Père Parfait. Plutôt y aller à pied que d’entendre encore ses râles d’animal blessé. Mais, trop content de rappeler qu’on ne pouvait pas se passer de lui, il avait bien fallu qu’il s’occupe de transporter mes affaires. Un Père Parfait, même le cœur brisé, quand on lui arrache la chair de sa chair, il prend sa voiture pour transporter les valises de la chair de sa chair et la conduire lui-même à sa cruelle ravisseuse, sur les lieux de sa future captivité.

En réalité, je le soupçonnais de vouloir voir de ses yeux l’appartement qu’avait loué ma mère. Histoire d’avoir des trucs à redire. De critiquer encore le quartier-tellement-trop-loin-deton-lycée-non-mais-à-quoi-elle-pense-ta-mère, de s’indigner du nombre d’étages à monter sans ascenseur, de se pincer le nez en répétant mais-comment-peut-on-habiter-dans-untruc-aussi-petit et de dire que Paris pue toujours autant et que vraiment il ne pourrait jamais revivre là. Tant mieux, parce que moi, j’avais bien l’intention d’y rester.

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Pour ajouter une petite note lugubre à la scène, le ciel avait viré au gris foncé, la lumière s’était assombrie. Les premières gouttes de pluie se sont écrasées sur le pare-brise, dans de tristes ploc ploc chargés de mélancolie. Les recommandations, à leur tour, se sont mises à pleuvoir.

Pas de sorties nocturnes ploc Tu ne vas pas avec des gens que tu ne connaîs ploc Ne profite pas de l’absence de ta mère pour faire la java ploc et si elle ramène le Tout-Paris chez vous, tu me le ploc Elle s’est engagée ploc ploc Tu fais gaffe dans le métro ploc Tu vas à la cantine le midi ploc on ne peut pas se nourrir de sandwichs tout le temps ploc en pleine croissance, il faut manger équilibré ploc J’ai regardé sur le site de l’A.S. ploc entre midi et ploc il y a du yoga ploc ou de la relaxaploc ploc on pourra faire des Skyploc allume ton téléploc n’oublie pas qu’un ploc ça se reploc et tu ploc quand je te ploc ploc sinon ça sert à ploc que je te ploc un ploc et un aboploc ploc ploc ploc ploc ploc ploc ploc ploc ploc…

Je savais qu’il valait mieux garder l’air inspiré et attentif pendant ces prêches, car le moindre haussement de sourcil valait présomption d’impertinence à la cour paternelle. Cela pouvait être sévèrement puni. Heureusement, les contractions de la vessie y étaient encore autorisées et j’ai fini par interrompre son monologue, en désignant le panneau qui annonçait l’affriolante aire d’autoroute de Farges-Allichamps.

On peut s’arrêter faire pipi, s’te plaît ?

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Mon père, avec un air de martyr, m’a fait signe que oui, on pouvait. Il a mis son clignotant et dans son élan, comme s’il ne lui restait que quelques minutes pour révéler le secret de la bombe H avant la fin du monde, il a lâché :

Ça me fait bizarre. Tu vas me manquer.

Ça n’avait l’air de rien comme ça, mais de la part de mon père, je peux assurer que ça claquait. Parce que mon père, il parlait politique, éducation, pédagogie, histoire, écologie, ornithologie, pathologies, et des tas d’autres choses en gie, mais jamais de lui. Enfin, je veux dire de ses sentiments ou émotions, tous ces trucs dont il farcissait pourtant la tête de ses élèves à longueur de temps. Mon père est prof de français. À croire que pour lui, les choses sensibles, c’était juste bon pour les personnages de littérature.

D’ailleurs, il s’est repris aussitôt. Tu vas manquer à ta sœur surtout.

J’ai jeté un coup d’œil à Zoé, toujours affalée à l’arrière, écouteurs plantés dans les oreilles, regard égaré au-delà de la stratosphère, qui ne prêtait pas la moindre attention à nous. Tu parles que j’allais lui manquer. Elle avait déjà négocié de récupérer ma chambre et mon vélo électrique, elle allait pouvoir squatter l’ordi toute seule et fumer en douce avec ses potes quand mon père ne serait pas là.

Pour ma part, je n’étais pas persuadée que mon père me manquerait. J’avais l’impression d’avoir attendu ce moment

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toute ma vie. Mon existence qui se jouait jusque-là en sourdine allait enfin ressembler à une grande symphonie. Je ne pouvais pas expliquer à mon père que j’allais retrouver ma vraie famille. Lui dire que je trouvais sa vie petite, étriquée et sans panache, et que je me sentais bien plus proche de la façon de vivre de ma mère. Elle était un peu folle, c’est vrai, mais de la bonne folie, qui décoiffe le bourgeois et donne du piment à l’existence. Avec elle, on ne s’ennuyait jamais, elle avait toujours des histoires incroyables à raconter, des gens pas possible à nous présenter. Elle nous emmenait partout, au resto, dans des soirées, au concert de ses amis, on pouvait même aller en backstage et boire des coups gratuitement dans les loges avec les artistes. Mon père, s’il nous payait un jus de pomme bio à la buvette du poney club, c’était la fête. Il ne pensait que travail, devoirs, coucher tôt, passer le bac, manger sain.

Ma mère, elle avait des ambitions, elle était jeune dans sa tête. Elle s’en foutait que j’aie la mention au bac ou que je ne finisse pas mon assiette de pois cassés. Elle ne me prenait pas pour un bébé. Elle me faisait confiance. Par exemple, elle pouvait me donner son code de carte bleue pour aller lui retirer de l’argent. Mon père, c’est à peine s’il ne m’envoyait pas les flics quand je jetais par erreur un mouchoir usagé dans la poubelle à recycler.

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*Nous l’avons repéré en même temps. Réfugié sous l’auvent de la station-service, il était habillé avec un pantalon de treillis et un débardeur noir, portait de longues dreadlocks relevées et nouées en arrière sur un crâne à moitié rasé. Pas forcément mon genre, mais j’ai été parcourue d’un frisson. Ce devait être parce qu’il était grand, fin, les traits joliment dessinés, la peau délicieusement caramélisée. En résumé, très beau. Ça s’est encore gâté lorsqu’il nous a souri, que des fossettes se sont creusées sur ses joues et que ses yeux sont devenus doux comme des papayes mûres.

Une fois les portes automatiques franchies, Zoé a éclaté de rire.

– Tu as vu comme il t’a regardée ?!

J’ai fait comme si je ne comprenais pas ce qu’il y avait de drôle.

Lorsque nous sommes ressorties, la beauté fatale était encore là. Ce n’était donc pas une apparition. Forcément un signe du destin. Zoé a posé une main sur mon avant-bras et m’a dit, sans le quitter des yeux :

Il faut qu’on l’embarque, t’es d’accord ?

Ma tête a dit oui toute seule.

Papa ne voudra jamais.

On s’en fout, a rétorqué ma sœur.

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et

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Perdu dans de sombres pensées, notre père n’avait pas bougé, derrière son volant.

On le prend ? a braillé Zoé, en se propulsant sur la banquette arrière.

On prend quoi ? a demandé mon père.

Bah lui, tiens !

Zoé désignait le jeune homme posté face à nous, qui tenait un grand morceau de carton humide entre les mains, sur lequel était écrit en lettres noires dégoulinantes « PARIS ». Notre père a dû penser que c’était encore une lubie de Zoé. Personne dans la famille ne saurait dire d’où ça lui vient, mais ma petite sœur a développé très jeune un goût prononcé pour les marginaux de tout poil, punk à chien, rasta à djembé, ou n’importe quoi qui porte l’étiquette « antisocial » sur le front. Ça fait beaucoup rire ma mère. Beaucoup moins mon père.

D’ailleurs, il n’a pas eu l’air enchanté à la vue de l’autostop peur.

Il a essayé de faire diversion.

Attends, faut que je fasse le plein d’essence.

D’accord, mais on le prend ? a insisté Zoé.

Mon père, qui avait remis le contact et débuté une marche arrière, faisait mine d’être concentré.

Oui, tu permets, je conduis, là, et pousse-toi, je ne vois rien dans le rétro si t’es devant. Déjà que j’ai mal au dos.

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Non mais Papa, tu me réponds ? On le prend ? On ne va pas le laisser là, sous la pluie, alors qu’on va à Paris et qu’on a de la place dans la voiture !

Mon père, à court d’arguments, a marmonné quelque chose qui devait signifier « Oui, pourquoi pas ». Quand il s’agit de faire de grands discours sur la solidarité pour les migrants, il faut reconnaître qu’il semble plus convaincu. La cause des autostoppeurs n’a pas l’air de l’exalter autant. À moins que ce ne soit le principe de réalité. À ce jour, je ne crois pas qu’on ait vu beaucoup de migrants dans les Cévennes.

Devant la pompe de Super sans plomb 95, sans laisser à mon père le temps de couper le contact, ou de changer d’avis, Zoé a sauté de la voiture et s’est précipitée en courant vers le garçon, des fois qu’un autre automobiliste l’embarque avant nous.

Notre convive s’est installé sur le siège arrière, à côté de Zoé qui, pour cette occasion exceptionnelle, avait ôté ses écou teurs. Après avoir remercié notre père d’avoir bien voulu l’emmener (« Mais de rien, c’est normal »), il a annoncé qu’il se rendait à Bagneux, comme ce n’était pas indiqué sur le carton, mais qu’on pouvait le laisser à la Porte d’Orléans. Et vous, vous allez où ? s’est-il enquis.

Zoé s’est empressée de répondre.

À Paris. Capucine va s’installer là-bas, chez notre mère. On l’accompagne. Ah, c’est cool.

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Il s’est penché vers moi :

Tu vas dans quel lycée ? Sophie Germain.

La classe !

Il s’est retourné vers Zoé.

Et elle fait quoi, votre mère à Paris ? Elle est chanteuse.

Trop bien !

J’ai senti qu’on partait sur un terrain glissant. J’ai prié pour qu’il ne pose pas la question qui suit immanquablement à ce stade de la discussion.

Mais elle est chanteuse de quoi ? Genre chanteuse d’opéra ou plutôt de hard rock ? Cette question-là précisément.

De variété, est intervenu mon père, d’une manière qui voulait dire : fin de la discussion.

Mais le jeune autostoppeur n’avait visiblement pas de sixième sens pour décrypter les messages subliminaux et il a enchaîné.

De variété ? Les trucs qui passent sur RTL2, ce genre ? Mmmoui… par exemple.

On y venait.

Mais elle chante des trucs connus ?

Et toi, tes parents, ils font quoi ? l’a interrompu notre père.

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Ma mère, elle est infirmière et mon père, il est prof de SVT, a répondu l’innocent, à peine troublé par ce brusque virage de bord. Mais ils sont séparés. Je vis avec ma mère à Paris. Mon père, il est à Toulon, ça fait trois ans que je ne l’ai plus vu.

Mon père a jeté un coup d’œil intéressé dans le rétroviseur.

Ah bon ? Comment ça se fait ? C’est un con.

Cette fois, c’était à l’autostoppeur de signifier que le sujet faisait mieux de rester clos. Mais mon père n’a rien voulu entendre. Le sujet l’intéressait.

Tu ne t’entends pas bien avec lui ?

Je ne m’entends pas tout court. On n’a rien à se dire.

C’est toi qui as décidé de ne plus le voir ? Oui. Enfin, plus ou moins.

Et là, comme si on avait appuyé sur un bouton magique, le type s’est mis à déballer sa vie avec son père. À l’entendre, dix-huit années d’existence gâchées par un géniteur psychorigide, sinistre, égoïste, injuste, et peut-être même impuissant, ce n’était pas dit clairement, mais c’était une supposition.

Un homme sans envergure, donc, qui avait refait sa vie sans plus s’occuper de lui.

Le plaignant aurait pu tenir facile les 250 kilomètres restants sur son papa. Mais au bout d’une cinquantaine à peine, mon père a décidé à nouveau de changer de sujet.

Et ta mère ?

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L’autostoppeur, pas compliqué, a embrayé sur sa maman.

Ma mère, elle est tranquille. Déjà, elle bosse la nuit, ce qui fait que le jour elle dort et me fout la paix. Et moi la nuit, je peux vivre ma life. Je ne l’ai pas sur le dos pour me dire d’éteindre l’ordi ou de ranger ma chambre. Ça fait aussi que je peux sortir.

Ta mère, elle sait que tu sors ? s’est renseignée Zoé.

Oui bien sûr. Ça pose pas de problème, c’est une noctam bule, elle aussi.

Zoé écarquillait les yeux.

Tu veux dire que c’est une fêtarde ?

Oui. Mais on a une sorte d’accord, elle et moi, pas de chouille ensemble.

De chouille ? a répété Zoé, qui ne voulait pas rater une seule miette de la vie palpitante de ce jeune homme.

Oui, de fêtes, de soirées, quoi, a explicité notre aventurier.

Zoé a manqué de s’étrangler.

Vous allez dans les mêmes fêtes ?!

Bah je viens de te dire que non ! Mais elle est jeune, ma mère, tu sais. Elle m’a eu à dix-sept ans et demi. Ça fait qu’elle est plutôt cool dans sa tête par rapport à certains parents.

Le garçon s’est penché vers moi :

T’as quel âge, toi ?

Seize ans et demi.

Il s’est marré :

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Tu vois, c’est comme si tu tombais enceinte maintenant ! T’imagines ?

Un silence s’est écrasé dans l’habitacle. Mon père, disputant un Paris-Dakar imaginaire, scrutait minutieusement l’auto route, des fois qu’un éléphant surgirait sur la piste. Zoé, fascinée, était probablement en train de m’imaginer enceinte.

Pour ma part, j’aurais aimé en savoir plus sur la vie de ce noctambule à moitié orphelin, mais je me retenais de poser des questions. Mon sixième sens à moi me soufflait que mon père n’était pas en mesure d’en entendre davantage.

L’ange autostoppeur a profité de ce silence :

Et vous venez d’où, sinon ?

De Florac, a répondu Zoé.

Florac ? C’est où ça ? Désolé, j’en ai jamais entendu parler.

C’est normal, ça n’existe pas, l’a rassuré Zoé, c’est un bled oublié du monde. En Lozère, dans les Cévennes. Y a genre quinze habitants.

Il a éclaté de rire.

Ah ouais, je vois.

Puis il s’est à nouveau adressé à moi : Je comprends que tu aies envie d’aller vivre à Paris.

Sans prévenir, mon père s’est rabattu brusquement sur la voie de droite, nous faisant tous les trois vaciller sous l’effet du coup de volant. En réponse à nos protestations, il nous a informés qu’il devait vérifier la pression des pneus.

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La pression des pneus ? ai-je répété, suspicieuse, alors qu’on s’engageait in extremis sur la sortie de l’aire d’autoroute.

Oui, j’ai oublié de vérifier avant de partir, et ça m’inquiète. J’ai l’impression qu’on penche.

L’autostoppeur, Zoé et moi avons échangé un regard perplexe. Mais au ton de mon père, on sentait qu’il ne servait à rien de discuter. Si ce n’étaient pas les pneus, c’est lui qui allait éclater.

Quelques secondes plus tard, il s’est garé devant le compres seur. Avant de sortir de la voiture, il a fouillé dans la boîte à gants, s’est retourné vers notre ami autostoppeur et lui a tendu un billet de cinquante euros.

Tiens, j’ai pas de monnaie, mais ça t’ennuierait d’aller me chercher un café, s’il te plaît ? Prends-en un pour toi si tu veux, on se retrouve ici. Ça va nous faire gagner du temps.

Un peu surpris, le jeune gars a hésité, puis il a attrapé son sac à dos, empoché le billet et s’est dirigé sans un mot vers la boutique. Quand il a disparu derrière la porte vitrée, mon père qui était en train de faire le tour du véhicule en inspectant minutieusement chaque pneu, s’est engouffré dans la voiture et a démarré en trombe.

Et l’autostoppeur ?! s’est étouffée Zoé, quand elle a compris qu’il n’avait pas l’intention de s’arrêter devant le magasin.

Il… il se débrouille, a fini par répondre mon père, agrippé à son volant, des fois qu’on veuille le lui voler.

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Et il a bien fait crisser ses pneus afin que toute l’aire d’autoroute comprenne qu’on partait en abandonnant notre chien / grand-mère / autostoppeur (barrer la mention inutile).

Mais… on ne va pas le laisser là ! ai-je bafouillé, éberluée. Mutisme total. Thomas Demange ne répondait plus.

Et si on dit un truc qui te plaît pas, tu vas nous larguer sur la bande d’arrêt d’urgence, nous aussi ? a lancé ma sœur, furieuse.

Devant son air buté et fermé à double tour, on a compris qu’on pouvait lâcher l’affaire. Zoé a fini par se taire aussi, Black M à fond dans les oreilles, non sans émettre encore régulièrement de gros soupirs de protestation. J’ai repris le compte à rebours des kilomètres me séparant de mon avenir.

Hormis le crachouillement des écouteurs de Zoé, un silence de mort régnait désormais dans la Kangoo. Chacun méditant sombrement sur son sort : Zoé, sa filiation improbable avec ce père psychopathe, moi, le deuil d’un beau gosse super sexy abandonné sur une aire d’autoroute, et mon père, la perdition annoncée de sa fille aînée.

Pour couronner le tout, Thomas Demange a eu l’idée saugrenue d’allumer la radio, d’où a surgi la voix suave de Claire Bé, son ex-femme. Nous irons là-bas Jusque dans nos bras

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Nous irons au-delà Jusque dans nos…

Il s’est ravisé et a appuyé sur off. Optant plutôt pour la playlist de son téléphone, il a demandé à Zoé de lui passer sa veste, qui était suspendue à l’arrière de son siège. Zoé s’est exécutée de mauvaise grâce. Mon père s’est mis à fouiller dans ses poches. Au bout d’un moment, il a fini par s’écrier, scandalisé :

Oh le con, il m’a volé mon téléphone !

Les recherches approfondies qui ont suivi ont confirmé que l’iPhone paternel, qui avait été utilisé la dernière fois sur l’aire de Farges-Allichamps, avait entre-temps disparu.

La silhouette de notre mère est apparue au bout de la rue, plantée sur le trottoir, en plein soleil. Je nous ai imaginés à Chicago. Mon père, Zoé et moi avançant en ligne, dans la chaleur de cette fin août, vers cette femme immobile sous son chapeau, qui nous observait, imperturbable, derrière des lunettes noires. Une vraie scène de remise de rançon dans un film d’espionnage, quand les gars en costard déposent une valise pleine de billets sur un parking en échange d’un otage. Sauf que ce jour-là, il n’y avait pas de valise de billets, et c’était moi l’otage.

Quand on n’a plus été qu’à quelques mètres, elle s’est animée. Mes chéries ! Je ne vous avais pas reconnues !

Et elle nous a attrapées dans ses bras en nous malaxant de caresses et de baisers.

Mon père est resté à bonne distance. Ils se sont salués d’un petit mouvement de tête et ont échangé un sourire crispé. C’était leur maximum. Mon père ne supportait pas de croiser ma mère. Mais comme c’était un Père Parfait, il prenait sur lui et faisait comme s’il adorait ça. Il avait dû lire quelque part que c’était important après un divorce que le couple parental reste uni devant les enfants, pour leur procurer un sentiment de sécurité affective. Heureusement qu’il déclarait un lumbago chaque fois qu’il devait la voir, sinon il aurait été capable de lui proposer de passer des week-ends ensemble, rien que pour

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notre bien-être émotionnel, à Zoé et moi. La réalité, c’est qu’il détestait ma mère et avait contre elle des griefs qui, une fois compilés, auraient représenté l’équivalent de la Bible, Ancien et Nouveau Testaments compris.

Vous avez vu le quartier ? C’est chouette, non ?! C’est très vivant, vraiment.

Dans un même réflexe, mon père, Zoé et moi avons regardé autour de nous, pour voir le quartier en question. Mais il n’y avait que des voitures alignées et des façades d’immeubles sans intérêt.

C’est pas super central, mais la rue est calme, a ajouté ma mère, avec l’enthousiasme d’une agente immobilière en train de nous faire l’article.

Mon père, qui à ce moment-là ressemblait plutôt à un inspecteur de la préfecture spécialisé en salubrité publique, s’est contenté de hocher la tête. Grand Chef venu en paix. Lorsqu’on les voyait se parler, on se demandait comment ces deux-là avaient pu s’embrasser sur la bouche un jour. Quand ils étaient à côté l’un de l’autre, mieux valait ne pas trop s’approcher, au risque de prendre un court-jus, tellement c’était électrique.

Bon, on ne va peut-être pas rester là, a fini par suggérer Grand Chef, tu nous fais visiter ? Ma mère lui a souri. Le genre de sourire charmant et enjô leur qui signifiait qu’il y avait un problème.

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Oui, bien sûr, pas de problème, a-t-elle répondu.

Bah alors, on y va ? a demandé mon père, qui essayait d’impulser un mouvement.

Ma mère ne bougeait pas.

Oui, oui, on y va. Mais il faut attendre un peu. Je n’ai pas les clés.

Tu n’as pas les clés ? s’est étouffé mon père. Comment ça, tu n’as pas les clés ?

Non mais ça va, elles arrivent.

En prononçant cette énigmatique phrase, ma mère a fait un geste vers le trottoir qui se trouvait dans notre dos. Nous nous sommes retournés, intrigués. Faute de clés arrivant essoufflées sur leurs petites pattes, un homme grassouillet en blouson et cravate marchait vers nous d’un pas précipité, une main dans la poche, l’autre s’agitant dans notre direction. Visiblement, c’était lui « les clés ».

Rasé de près, les cheveux habilement disposés pour cacher une calvitie naissante (n’étaient les vents contraires qui s’acharnent à rétablir la vérité en rabattant sans cesse la mèche du mauvais côté), il s’est empourpré et s’est penché avec déférence vers ma mère.

Vous êtes Claire, a constaté – plus que n’a demandé –l’homme, avant d’ajouter qu’il était Brahim Martin, et de lui tendre la main.

Bonjour Brahim, a répondu ma mère avec son grand sourire commercial.

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Elle a ajouté, en nous désignant : Mes filles…

Mais Brahim Martin n’était pas très intéressé par nous. Il ne quittait pas ma mère des yeux.

Je suis très heureux de vous rencontrer. Vraiment très heureux.

On aurait dit qu’il allait lui accrocher la Légion d’honneur au revers de sa veste en cuir. Claire Bé a hoché la tête, comme pour signifier qu’elle avait l’habitude que les gens soient heureux de la rencontrer. Mon père a froncé les sourcils. Certainement travaillé entre l’incompréhension et l’agacement de devoir encore assister à ce genre de scène.

Finalement, le bonhomme est parvenu à détacher ses yeux de ma mère (mais pas sa main de sa poche) et s’est tourné vers nous avec un sourire attendri.

C’est la petite famille ? a-t-il dit, en prenant garde de ne pas croiser nos regards.

Oui, la petite famille au complet ! a répondu ma mère, sans prêter attention au tic nerveux qui a balafré un court instant le visage de mon père.

L’homme a sorti un trousseau de clés de sa poche et tapoté avec ses doigts boudinés sur les touches du code d’entrée. Nous l’avons suivi.

Profitant de ce que l’inconnu avait franchi la deuxième porte et s’était engagé dans les escaliers, mon père a chuchoté :

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Mais c’est qui, lui ?

C’est un agent, pardi ! a répondu ma mère à voix basse.

Ton agent ? est intervenue Zoé.

Mais non, un agent immobilier ! Pour la visite. Mon père était estomaqué.

Non mais je rêve ! L’appartement n’est pas encore loué ?

T’inquiète, on a prévu qu’il me donne les clés tout de suite. C’est arrangé ! a protesté ma mère.

Tu n’as jamais vu l’appartement ?

Et alors, ils me l’ont décrit, il est très bien. Si tu crois que j’ai le choix, de toute manière. Trouver un appartement à Paris, aujourd’hui, c’est mission impossible. Si t’es pas un couple de hauts fonctionnaires ou de la famille du Baron de Rothschild, t’as nada. Alors, grâce à mes relations, un cinquante-cinq mètres carrés à mille euros par mois, je ne vais pas faire la fine bouche, vois-tu. Je prends.

Il y a un problème ? a demandé l’agent immobilier, qui faisait une pause, en sueur, au quatrième étage.

Non, non, tout va bien, l’a rassuré ma mère.

Vous allez voir, c’est un beau produit, a-t-il dit, d’une voix pleine de promesses.

Il passait son temps à frotter sa main contre ses lombaires en grimaçant. Et au cas où cela n’aurait pas été suffisamment clair, il répétait : – J’ai mal au dos.

Je restais stoïque, les yeux tournés vers le nord, ma mère, Paris, la nouvelle vie qui m’attendait au bout de cette autoroute, refusant de regarder en arrière. Tout ça était bientôt fini. Ma libération était proche. D’ailleurs, un panneau venait d’indiquer que mon avenir débutait dans 287 kilomètres. »

Paris « L’histoire débute un matin d’août, sur l’autoroute A75. Ce jour-là, au volant de sa Kangoo bleue, Thomas Demange, mon père, avait la tête de celui qui, au bord d’un danger imminent, voit toute sa vie défiler. Tout devait y passer : les promenades en forêt, les anniversaires, les réveillons de Noël, les bronchites et les varicelles, les vacances à la mer, les doudous perdus, etc.

Paris
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