Eyes on Europe #24 - Holy Europe: When Religions Seduce the Nations

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EYES ON EUROPE

L’EURO : ERREURS ET ÉGAREMENTS DE SES CONCEPTEURS ALEXIS GHERSENGORIN

Alors que l’euro voyait son heure de gloire sonner, un orage l’a soudainement fait sombrer dans la tourmente, dévoilant au grand jour ses multiples faiblesses. La crise économique, transformée en marasme des dettes souveraines européennes, s’est soldée par une véritable crise politique sur le vieux continent. Nous avons même entrevu la possibilité d’un éclatement de la zone euro et, dans son sillage, celui du grand projet européen. Mais l’euro contenait dans ses fondations mêmes les ingrédients de sa propre chute. Les échecs actuels de la zone euro trouvent leur origine dans une conception étriquée de la monnaie. En effet, cette dernière est traditionnellement pensée comme un simple bien échangeable, socialement neutre, qui s’est imposé rationnellement, grâce à des caractéristiques objectives (facilement transportable, divisible en petites unités, répandu etc.), comme intermédiaire afin de faciliter les échanges. Sa neutralité atteint son paroxysme dans la célèbre théorie de l’équilibre général de Walras, dont la monnaie est absente. Malheureusement, cet examen économique de la monnaie ne saisit pas pleinement l’ampleur du phénomène monétaire, et ce précisément parce qu’il s’en tient à une analyse simplement économique. La monnaie a très largement préexisté aux sociétés marchandes, et des études anthropologiques1 montrent que, dans toute société, la monnaie est le reflet d’un système de valeurs partagées. Comment peut-on alors prétendre saisir l’ampleur de ce phénomène en se bornant aux seuls outils de la science économique moderne ? En réalité, bien plus qu’un bien économique, la monnaie est un « fait social total »2, un instrument de socialisation, et ce rôle s’avère d’autant plus central dans les sociétés marchandes, où elle devient l’ultime garante d’une cohésion.

Pour comprendre cela, il nous faut tout d’abord revenir sur certaines caractéristiques de nos sociétés modernes. L’émergence de l’économie marchande va de pair avec l’avènement de l’individualisme. L’une des valeurs ultimes promulguées par la modernité est celle d’un individu autonome, émancipé des réseaux de dépendances interpersonnelles, et pleinement souverain dans ses rapports aux objets. Le lien marchand est paradoxalement un lien qui sépare, un lien par lequel les citoyens s’affranchissent de leurs pairs et de la société envisagée dans son ensemble. Cette dernière ne peut d’ailleurs plus être identifiée comme une entité à part entière, expression d’une collectivité organisée ; la société moderne est impersonnelle et « impersonnifiable ». La monnaie y endosse ainsi un statut particulier : elle est le vecteur de lien social inhérent à l’univers marchand. Au-delà de son simple rôle de medium des échanges, la monnaie est au cœur du système des dettes, et c’est en ce sens qu’elle devient le facteur socialisant par excellence de la société marchande. Selon cette conception, défendue notamment par Aglietta et Orléan (2002)3, la monnaie procède de la dette, elle est la dette ultime, la contrepartie de tout crédit. Or, l’ensemble de la société marchande moderne est construit autour d’un enchevêtrement de dettes. D’une part, les dettes privées, qui sont la source même du développement et de la pérennité du système. Préalablement à l’échange, les agents économiques empruntent des ressources présentes dans la société – crédit, force de travail, connaissances, etc. – afin de mener à bien leurs activités. L’utilité sociale de ces dernières ne peut être définitivement validée que par le système de paiement et par l’existence d’un marché sur lequel le fruit de son travail peut être échangé. La monnaie est garante du mouvement des dettes privées, lui-même à l’origine de la dynamique de l’éco-

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