Arts de faire, estuaire de la Loire territoire en mouvement - 2015

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ARTS DE FAIRE ESTUAIRE DE LA LOIRE, TERRITOIRE EN MOUVEMENT Jean-Yves Petiteau, Chérif Hanna, Saweta Clouet

Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes


Ouvrage édité en 60 exemplaires - Achevé d’imprimer en juin 2015


«Dès lors que l’architecte n’aurait plus seulement pour visée d’être un plasticien des formes bâties, mais qu’il se proposerait d’être aussi révélateur des désirs virtuels d’espace, de lieux, de parcours et de territoire [...] un intercesseur entre désirs révélés à eux-mêmes et les intérêts qu’ils contrarient, ou, en d’autres termes, un artisan du vécu sensible et relationnel [...] il pourrait constituer un relais essentiel au sein d’agencements d’énonciation à tête multiple.»1

Cette édition a été marquée par la disparition de Jean-Yves Petiteau. Anthropologue CNRS, et enseignant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes. Il est décédé le jeudi 12 février. Il laisse derrière lui une œuvre inachevée et marquante dans les milieux de l’urbanisme et de l’architecture, en particulier par sa méthode des itinéraires.

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Félix Guattari, « Cartographies schizo-analytiques »,Éd. Galilée, Paris, 1989.

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Estuaire de la Loire, territoire en mouvement Équipe Saint Brévin : Arnaud Bobet Estelle Durant Clémentine La Joie Charlène Lefeuvre Solène Gautron Équipe Cordemais : Collette Le bourdonnec Joffrey Elbert Estelle Sauvaître Eglantine Bulka

Équipe Donges : Clélie Mougel Jeanne Rozé Justine Cloarec Gavril Gavrilov

Équipe Frossay : Pierre Guerin Simon Henry Margot Moison Juliette Dupuis

Équipe Bas Chantenay Ulas Colas Floriant Bony Abdelaziz Ghenine Chun Hung Ana Bernard

Équipe Paimboeuf : Borha Chauvet Christophe Teixeira Lola Mahieu Anthony Vong Marketa Vopelkova

Équipe Trignac : Elena Peden Rozenn Balay Camille Sablé Simon Galland Anais Rives

Équipe enseignante :

Chérif Hanna, Architecte Urbaniste Jean-Yves Petiteau, Anthropologue et Urbaniste Saweta Clouet, Architecte

Intervenants :

Xavier Dousson, Architecte Flore Grassiot, Architecte et Artiste Ricardo Basualdo, Artiste et Scénographe Urbain Pierre Cahurel, Designer 2


ESTUAIRE 2029

ARTS DE FAIRE Jean-Yves Petiteau, ChĂŠrif Hanna, Saweta Clouet

www.artsdefaire.org 3


ESTUAIRE DE LA LOIRE, TERRITOIRE EN MOUVEMENT


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PRÉFACE Audrey Degrendel et Elena Peden

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«TIRER DES BORDS» OU MOBILISER UNE RÉSILIENCE Jean-Yves Petiteau et Chérif Hanna

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DU COLLAGE À L’ESPACE DU PROJET Ricardo Basualdo

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MIX MAX.. OU LE DISPOSITIF COLLAGISTE Chérif Hanna

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INTRODUCTION, VOYAGE À BRUXELLES Eglantine Bulka et Lola Mahieu

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VISITE RECYCL’ART Lola Mahieu

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VISITE DU BLOC DES MAROLLES Estelle Durant, Pierre Guerin, Justine Cloarec et Eglantine Bulka

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EXTRAIT DE L’ITINÉRAIRE DE LUCIEN KROLL Jean-Yves Petiteau

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LE PROJET ENTRE INITIATIVE CITOYENNE ET COMMANDE PUBLIQUE Borha Chauvet, Chérif Hanna, Simon Henry et Margot Moison

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HOMMAGES À JEAN-YVES PETITEAU Chérif Hanna, Éudiants, Ricardo Basualdo.


APPRENDRE À MARCHER EN MARCHANT

Regards d’étudiants sur l’enseignement d’une démarche de projet

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Estuaire 2029, ou précédemment Fragments métropolitains, est une option d’enseignement de Master à l’école d’Architecture de Nantes. Elle propose une approche alternative au projet. L’équipe enseignante est composée de trois personnes aux visions et expériences complémentaires : Chérif Hanna, architecte-urbaniste, Saweta Clouet, architecte et JeanYves Petiteau, anthropologue. Leur enseignement est croisé avec l’intervention de personnalités extérieures invitées tout au long du semestre. Chacun d’entre-eux nous a transmis des méthodes ou des outils pour découvrir l’Estuaire de la Loire et construire une démarche de projet sur le territoire depuis Nantes jusqu’à Saint-Nazaire. L’occasion nous a été donnée de revenir sur huit ans d’un enseignement qui ne sera plus tout à fait le même suite à la disparition de Jean-Yves. Pour cela, nous nous sommes réunis entre anciens étudiants, lors d’un parler-écrire un peu particulier mais où la présence de Jean-Yves résonnait encore, afin d’échanger sur nos expériences et revenir sur ce qui nous a été transmis durant cette option de projet. Nous avons développé plusieurs thèmes au cours de cette discussion : Les outils de prospection territoriale Au cours du semestre, nous avons pu expérimenter divers outils, différents médiums, pour construire, chacun, notre propre démarche de projet sur le territoire. Ce sont les itinéraires, transmis par Jean-Yves Petiteau, le temps fort des ateliers publics, nos carnets de bords qui fourmillent d’intuitions, de croquis, de paroles captées au cours de rencontres fortuites ou provoquées, le médium du cinéma ou bien l’exercice du collage. Ce sont aussi des entretiens, et une parole qu’il nous faut ménager, des séries photographiques, des moments de discussions entre nous ; le parler-écrire. C’est en assemblant tous ces fragments, en convoquant ces temps forts et ces expérimentations, en permanent aller-retour avec le terrain, que nous avons construit le projet. Le semestre a débuté pour nous par une expédition collective sur l’ensemble du territoire de l’Estuaire. Une approche à grande échelle, nous permettant d’établir un premier contact avec ce territoire et de nous positionner en groupes sur des sites de projet. Ce fut également l’occasion de faire connaissance autour d’un pique-nique. Nous avons commencé par découvrir le territoire : arpentages individuels ou collectifs et premières rencontres. 7


Les itinéraires La méthode de l’itinéraire, enseignée par Jean-Yves Petiteau a pris une place importante dans notre démarche. Camille, étudiante de l’option en 2011 décrit cet outil comme un point de départ dans l’analyse du territoire : « Les itinéraires et entretiens étaient là pour t’aider à choisir où t‘implanter et à savoir où étaient les enjeux du territoire. » Ainsi, le temps d’une journée ou de quelques heures, un habitant devient notre guide, nous faisant découvrir ses trajets quotidiens, nous livrant des anecdotes, et partageant avec nous un peu de son territoire… A nous de nous laisser guider, de suivre et d’écouter, et de revenir chez nous avec l’impression d’avoir vécu déjà longtemps dans notre site d’étude. Les ateliers publics Mis en place avec Estuaire 2029, le temps des ateliers publics est un temps d’échange avec les habitants, les élus ou associations, et un moment souvent très fort dans le semestre. Organisés sur plusieurs jours et préparés avec l’aide de Flore Grassiot ils ont souvent été un prétexte pour habiter le territoire et rester y dormir. Nous avons proposé aux habitants de participer et de nous raconter leur ville, leurs visions d’aujourd’hui et leurs souhaits pour demain. Nous avons fait appel à différents outils d’expression : maquettes interactives, cartes, collages, dessins, etc… Cette étape a constitué un apport de matière souvent très riche dans la compréhension du fonctionnement du territoire. Le temps du projet En constante définition et aller-retour avec nos arpentages, immersions et rencontres sur le terrain, nous avons glissé vers la formulation d’enjeux et la définition d’une stratégie de projet. Nous avons défini une échelle de réflexion territoriale et temporelle qui nous semblait pertinente, le périmètre d’étude ne se contraignant pas nécessairement aux limites administratives de la commune. En s’appuyant sur la stratégie commune, chacun des étudiants a choisi un site d’intervention et a pu y proposer un programme et une intervention architecturale. Le passage au projet individuel pouvait parfois s’avérer délicat. « Je pense que c’est une des difficultés de cette option. Il y a une démarche extrêmement proche du territoire, sociologique, au contact de l’habitant, et tout d’un coup il faut basculer au projet d’architecture et, mine de rien, la bascule entre les deux est extrêmement complexe. » Christophe, étudiant de l’option en 2014 8


Le collage et le workshop Pour nous aider, différents outils nous ont été apportés par l’équipe enseignante, tel que la production d’un collage individuel réalisé durant l’intervention de Ricardo Basualdo. Ce procédé d’expression plastique se situait à la frontière entre l’analyse et le ressenti. Une sorte d’expression des premiers enjeux, un point d’entrée dans la construction du projet. A partir de là, un temps de workshop nous a été proposé pour nous aider à lancer et élaborer nos projets autour d’un temps d’échange avec chacun des professeurs. Construction d’une pensée et prise de position L’enjeu principal du semestre n’est pas de produire un objet architectural, mais de développer un processus de projet, débutant avec la découverte d’un territoire, la rencontre de ses habitants, l’élaboration d’une stratégie commune, la définition d’un programme individuel qui abouti ensuite à la conception d’une proposition architecturale. Ces aller-retours incessants entre diverses échelles et temporalités et le temps trop court de l’option ne nous permettaient souvent pas de finaliser pleinement le projet. Nous n’étions pas toujours satisfaits de l’aboutissement de notre proposition et aurions aimé poursuivre cette expérience plus longtemps. Mais ce qui importe c’est sans doute plus la construction d’une pensée et d’une posture sur laquelle nous avons été amenés à réfléchir grâce à cet enseignement. Retour auprès des habitants La question des rendus de projet pour commencer. Originellement menée sur le site d’étude par les étudiants de Fragments Métropolitains, ce temps pédagogique pouvait être l’occasion pour les habitants de prendre connaissance des projets résultants notamment de leurs participations. Depuis Estuaire 2029, ces temps d’échanges ont été déplacés au sein de l’école d’Architecture. Pourtant, cela permettait un juste retour des choses auprès d’eux, car ils s’étaient investis dans le projet avec nous en partageant leurs connaissances du territoire. Aucun temps n’étant déterminé pour cela dans le planning pédagogique, il nous a fallut donc prendre la responsabilité de l’organiser. Avec cet enseignement, nous avons pu nous attacher réellement à un territoire, des personnes et des lieux. Parler avec ces habitants, concernés par nos réflexions, nous a appris l’importance de la reconnaissance de l’autre. 9


Nous avons alors été poussés à nous interroger sur notre légitimité et notre engagement en tant qu’architectes. Chacun d’entre nous était alors libre de poursuivre ce dialogue avec les habitants en dehors du cadre pédagogique en soumettant nos travaux à leur regard critique. Le Parler-Ecrire Cet exercice propose un temps de retour sur notre démarche de projet. Le but premier était de se réunir pour parler puis pouvoir retranscrire cet échange, en conservant une trace de la construction intellectuelle de notre processus de projet, notre arrière-cuisine. Echanges d’expériences, questionnements, partages de références, moins formel que le temps de la présentation, le Parler-Ecrire nous permettait toutes les dérives possibles. Nous n’avons pas toujours compris son utilité et son importance: « Ça c’est quand même le grand mystère de cette option...». Il était souvent difficile de se l’approprier car nous étions désarmés face à ce manque de règles du jeu. Avec le recul, nous avons pris conscience que ce temps de discussion collective a participé pour certains à l’enrichissement de notre pensée et permettait des temps d’échange important autour de nos démarches respectives. Et après? Il est indéniable que cette option de projet laisse derrière elle une expérience hors du commun. Aujourd’hui, beaucoup d’entre-nous se demandent comment appliquer cette démarche dans une pratique professionnelle. Dans cet enseignement, le travail est mené sans définition d’un programme préalable. Le recul par rapport à la politique urbaine locale permet l’élaboration d’une réflexion indépendante. Certains des travaux se sont parfois affirmés au delà du projet étudiant. Par exemple lors d’un travail mené sur Cordemais en 2013, Florent souligne l’importance que cela a eu pour lui et son groupe : « Nous avons eu la liberté de pousser très loin notre démarche. Ce qui nous permet de sortir du cadre pédagogique et nous rapprocher de celui professionnel. C’est très formateur, aller au contact des acteurs sur le terrain, les habitants, les élus et se débrouiller pour se faire connaitre au sein d’un territoire. Aujourd’hui notre projet a donné naissance à une association, c’est peu de chose mais au moins cela ne finira pas par dormir à la bibliothèque ! »

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La participation est aujourd’hui grandement utilisée et médiatisée, notamment dans les programmations urbaines comme en témoignent certains anciens élèves devenus jeunes actifs. A travers la question de la participation, c’est la question de notre positionnement en tant qu’architectes qui se pose. Cette option nous permet d’appréhender les éventuelles récupérations politiques possible d’une démarche participative et prospective. Il est arrivé que nos propositions étudiantes, au départ apolitiques, soient récupérés par les élus ou un parti d’opposition. Cette réflexion n’est qu’un des nombreux témoignages que nous pourrions avoir de ce studio de projet. Voir le projet comme un processus, quelque chose qui s’ajuste, se corrige et apprend de lui-même en permanence constitue la base de cet enseignement. Bien que certaines communes aient servies à plusieurs reprises de territoires d’études, il en a toujours résulté des stratégies territoriales et des projets différents. L’accumulation de ces regards et approches diverses du territoire remobilisent au fil des ans une expérience commune et des savoirs, qui participent ensemble à la fabrication d’une expertise plus fine du territoire estuarien. Aujourd’hui, nous sommes plusieurs anciens étudiants d’Estuaire 2029 et de Fragments Métropolitains à participer à l’association Arts de Faire, créée à l’initiative de Jean Yves Petiteau et Chérif Hanna. Elle se présente comme un prolongement possible de l’enseignement de ce studio de projet et une réponse aux enjeux qu’il soulève, telle que la participation, la prise en compte de la parole habitante et la construction d’une démarche projective sur un territoire. Nous espérons que cette association puisse nous donner les moyens et nous encourager à continuer cette écoute permanente du territoire dans lequel nos projets s’inscriront, révélés par le prisme de la parole habitante. Elena Peden, Audrey Degrendel, Christophe Teixeira, Charlène Lefeuvre, Lola Mahieu

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«TIRER DES BORDS» OU MOBILISER UNE RÉSILIENCE Ce titre est une proposition pragmatique. En mer, tirer des bords, c’est poursuivre sa route « au près serré » contre le vent. Remonter l’estuaire « contre le vent » et éventuellement à « contre courant », c’est engager un parcours de reconnaissance. Prendre cette expression « à la lettre », c’est accepter, dans le mouvement, de traverser au présent les traces d’une histoire métaphorique. Tirer des bords, c’est, en louvoyant, tenter de réveiller les traces d’un déplacement antérieur; celles des liens qui peuvent encore mobiliser le territoire. Parce que l’estuaire est un territoire en mouvement : celui du fleuve, de la marée, des crues et de l’estran que l’eau recouvre; que l’on protège ou que les aménageurs sédimentent, toute construction ; qu’il s’agisse de bâtiments ou d’une infrastructure n’est pas fixée sur la même temporalité que celle ancrée sur un sol immobile. Sur les rives de l’estuaire; principalement sur l’estran, les rives, les bords, les berges et les quais ne subissent pas seulement les mouvements naturels du fleuve ou de la mer, ils sont au bord d’un territoire continental. Le lieu par excellence des passages et transactions qui animent, modifient et obligent à réinvestir les espaces où les hommes et marchandises embarquent ou débarquent ses équipements et formes sensibles aux grandes mutations économiques inscrites dans un rapport de mondialisation. Ces mutations sociales et économiques accélérent le rythme historique des changements qui modifient son urbanisation et son paysage. Sur un tel espace en mutation, les traces de chaque occupation recouvrent la mémoire des échanges et valeurs sur lesquelles se rejoue, périodiquement, et dans un rapport d’altérité, une identité des hommes et des lieux. Max Ernst« Le jardin de la France », 1962, huile sur bois.

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Ces implantations et ces effacements obligent , comme le monde non encore découvert, à redécouvrir un territoire qui s’invente et renaît au fil de l’histoire. Si les rives, les bords et les berges ne recelaient pas un tel potentiel, jamais les nouveaux conquérants ne réinvestiraient périodiquement cet espace dont la valeur repose sur un potentiel de transaction. Et parce que ce territoire s’invente à chaque phase de l’histoire ; le repérage doit être analysé et pratiqué comme une aventure : celle d’une découverte et d’une relecture du potentiel que révèle cette identification des traces. Retrouver ces traces, c’est reconstruire des liens que chaque frontière met en tension entre des territoires, lointains ou proches. Cette reconnaissance en acte des traces qui tissent les relations potentielles d’un bord par rapport à ses différents contextes permet d’évaluer, de choisir et de construire les liens qui placent chaque projet comme l’attente d’une relation, d’un échange et d’une négociation. Et ce que nous révèle chaque négociation, c’est que ce qui s’échange déborde ou déplace l’objet dans sa fonction ou sa définition première. Les arguments de l’échange mobilisent de nouveaux contextes. Ce qui est important n’est pas toujours la fonction première, mais ce qu’elle induit comme rapports sociaux. Ce que l’on échange dans l’échange. Ce n’est jamais ni l’objet lui même ni son usage mais sa valeur qui est totalement relative à la reconnaissance des partenaires de l’échange et du contexte. Sur un espace en mutation, la révélation de ce maillage dynamique est la première clé pour la mise en œuvre d’une problématique de l’aménagement. Ce sont donc les liens, le contexte et l’enjeu de chaque traversée qui permettent de réinventer le potentiel de chaque territoire, et d’œuvrer ici et maintenant à son aménagement Le repérage pour cela n’est pas neutre puisque le déplacement du découvreur est déjà la mise à l’épreuve ou l’expérience d’une relation, d’une reconnaissance, d’un échange qui révèle le potentiel de chaque parcelle ou fragment sollicité, par l’expérience d’un tel déplacement. L’estuaire est par excellence, un territoire en mouvement. Il n’est pas seulement le lieu d’une « identité » remarquable, mais, le territoire privilégié d’une problématique nouvelle. Le lieu d’une expérience où s’explicite un regard nouveau sur le territoire. 14


Le master 2015 est la 8ème édition d’une démarche originale centrée sur le même territoire stratégique : l’Estuaire de la Loire. Chaque session est l’occasion d’explorer de nouveaux espaces à différentes échelles ; les mobiliser et rendre explicite des arts de faire et des arts de vivre, peu ou pas toujours reconnues par les experts et professionnels de l’aménagement. Après « La métaphore d’une île » en 2013 et « import/export » en 2014, la thématique retenue pour le projet actuel « tirer des bords» tente de retrouver sur les traces de la mémoire, la dynamique d’un « ménagement » capable d’inaugurer un processus de résilience in-situ. Les territoires sur lesquels les étudiants en fin d’étude à l’ENSAN et les enseignants construisent une démarche et proposent un projet d’aménagement aux personnes qui vivent sur ce territoire ; habitants, élus et différents acteurs, sont situés sur les communes de : Nantes Métropole, Frossay, Cordemais, Donges, Paimboeuf, Trignac, Saint Brévin. et les espaces limitrophes. Ce livre, parce qu ‘il est une reconnaissance de « l’art de vivre » et « l’art de faire » sur chaque espace abordé, est un document ressource pour aider chaque communauté à réfléchir et élaborer des propositions qui valorisent l’identité des différents lieux et mobilisent les potentialités reconnues lors de cette première « enquête-participation », présentant un repérage et de libres propositions. Chérif Hanna et Jean-Yves Petiteau

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DU COLLAGE À L’ESPACE DU PROJET Ricardo Basualdo, avec quelques points d’échange avec Chérif Hanna autour de ce texte.

Le collage est comme le retour sensible des interactions suscitées pendant les itinéraires. Il en est à la fois la transposition et le transport. Métaphore et trace. Archipel des plis ajointés. Territoire dévoilant la surface froissée du monde. Chérif Hanna : Pour moi, le collage est l’espace où se négocient simultanément une nouvelle attitude et une « projétation ». Il est à la rencontre de trois plateaux : le récit du territoire (lecture technique d’un territoire), le récit des interlocuteurs et mon propre récit (récit sensible propre au regard de l’étudiant). Ricardo Basualdo : Je suis d’accord. Tu précises ce que je ne fais qu’évoquer dans cette introduction. En outre tu dis « négociation ». Cette action me semble être le cœur dynamique de tous les moments d’un projet. L’étudiant accompagne ainsi les circonvolutions de la parole de ses interlocuteurs. Itinéraires en écoute et en réceptivité où l’étudiant n’est pas seulement en empathie, mais en écho. En effet, la parole d’autrui mobilise chez l’étudiant des souvenirs, des questions. Déplace des certitudes. Décentre des attitudes anciennes. Bégaiements de son être qui, en retour, ricochent sur la présence de l’interlocuteur. Ainsi, celui-ci est comme relancé dans l’énonciation de son récit (cf. Jean-Yves Petiteau). Alors, ils sont bien plus que deux à (tricoter) tresser leur récit : l’étudiant, l’interlocuteur et les mondes ainsi arpentés. Le collage, est peut-être vécu par l’étudiant comme le point final de tout cela. Comme la sortie de la forêt de signes en rhizome, entrelaçant sensations, tropismes, attitudes, questions. Or, que deviennent ces épiphanies réciproques lors de la phase de mise en espace du projet ? L’étudiant a-t-il compris que cette phase du projet prolonge ce fragile processus d’énonciations ? A-t-il compris que le projet franchit là une étape nouvelle à l’intérieur des interactions amorcées ? Car alors, la dynamique du projet cherche à ménager la forme spatiale la plus adéquate à la reconnaissance du parcours d’humanité des personnes rencontrées. Ainsi, ce nouveau « mouvement » du projet exigera de l’étudiant un engagement de plus. Car il devra mettre en interaction non seulement son écoute respectueuse et son empathie, mais aussi son savoirfaire technique. Mettre à l’établi son expertise d’architecte. (Cf. Simone et Lucien Kroll). Il s’agit pour lui maintenant de faire bégayer son métier. D’expérimenter. De mettre en danse ses compétences. Collage de Pierre Guérin, Symphonie - Commune de Frossay

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Toutefois, cela suppose qu’au cœur de ce nouvel engagement, il continue à ménager l’attitude qui a rendu possible l’existence d’un processus de reconnaissance réciproque et non pas la simple connaissance d’un territoire et de ses « habitants » (cf. Michel Marié) Le projet devient alors espace-temps d’accompagnement du parcours d’énonciation d’une forme d’humanité. Énonciation rendue possible, dès le début du master, grâce à l’engagement d’une disposition réceptive et amicale, réciproque. Le projet aboutira ainsi à l’énonciation de l’espace capable de prendre soin durablement du processus d’épiphanies initié depuis le premier jour du master. Comme une dilatation du déjà-là, la dynamique du projet ouvre une clairière dans l’épaisseur du monde (Cf. Heidegger). À Nantes, qu’est-ce qui souvent s’interrompt et ce, pourquoi au moment du passage à l’espace du projet ? Probablement, les étudiants laissent de côté quelque chose lors du passage des seuils suivants : - La commande : Pour eux, le projet n’est pas le collage. CH : Je pense que le projet est dans le collage ! RB : On est bien d’accord. Mais selon moi, pour l’étudiant ce n’est pas souvent le cas. Et ce, malgré les multiples appels faits dans ce sens par nous tous. Je pense que nous n’avons pas réussi à ce qu’ils s’approprient souvent de cette approche. Lors du passage du collage à la formulation de l’espace du projet, il y a interruption, arrêt. Mais, de quoi ? Que représente pour eux le collage ? Quel rôle lui confèrent-ils dans le cursus du master ? CH : Les questions sont légitimes. Mais je ne pense pas que l’interruption soit totale. RB : J’interroge là la nature de cette interruption lorsqu’elle a lieu. En effet, je pense qu’il y a un problème épistémologique. Pour les étudiants, le collage est une phase préparatoire du projet. Mais, je ne pense pas qu’ils aient tous compris que « le projet est dans le collage ». Ainsi, souvent, les enjeux issus du collage ne sont pas entièrement pris en compte lors de l’éla boration de la mise en espace censée les ménager. Il reste donc à résoudre pédagogiquement cette difficulté de cohérence qui affaiblit l’approche méthodologique du processus de travail des étudiants. Si les questions que je propose ici ont une quelconque légitimité, c’est bien parce qu’elles essayent de mesurer les raisons pédago giques empêchant : - la compréhension du statut ontologique du collage et de la mise en espace, 18


Collage de Simon Henry, le funambule et la vache sacrĂŠe Commune de Frossay

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- la bonne porosité entre le collage et la mise en espace de ses enjeux. Je crois que la question du statut du collage et celle de la mise en espace est une des raisons de fond de ces difficultés. En effet, les étudiants ont du mal à comprendre que l’un et l’autre sont des mouvements du projet. C’est bien cela que j’essaye de pointer à travers mes questions afin d’identifier et d’essayer de résoudre à l’avenir, les causes de ce malentendu. - L’attitude : L’auteur du collage écoute. L’auteur de l’espace du projet fait. Pour les étudiants, devenir architecte c’est agir en expert. Le passage entre collage et espace du projet est peut-être coupé. Estce par manque de références sur l’attitude des architectes pratiquant l’architecture différemment (cf. Kroll, Bouchain, Smuts, Al Borde, Team Zoo …) ? CH : Il est certain que c’est leur première expérience. On peut dire que les étudiants entrent dans un espace où ils se trouvent dans une situation de perplexité, car entre ce qu’ils ont appris jusque-là et la démarche qu’on leur demande de mener, ils se posent des questions réelles de pos ture et d’attitude. La négociation est bien présente. Mais je ne pense pas qu’il y ait rupture totale. RB : Je n’affirme pas qu’il ait rupture. Bien au contraire. J’avance plutôt la question de la pos sibilité d’une coupure entre le moment du collage et celui de la conception de l’espace du pro jet. L’enjeu pédagogique de cette observation est bien celui de ménager davantage leur négo ciation réciproque. En revanche, il me semble en effet très important de mettre en avant la situation de perplexité que tu signales. - L’interlocuteur : Y a-t-il un changement d’interlocuteur ? Pendant le collage, c’est « l’habitant », tandis que pour l’espace du projet, ce serait « l’école » ? Ainsi, le référent de leur démarche ne serait-til pas la personne mais la fonction ? La fonction serait-elle finalement le cœur de leur projet ? CH : Pendant le projet, c’est l’habitant. Tous les étudiants négocient leurs projets avec les habitants. Avec nous, ils négocient la mise en construction. L’espace du projet est la rencontre d’une écoute et d’un savoir faire et savoir être en dialogues. RB : Je partage cette énonciation de principe. Or, il m’a semblé qu’à plusieurs reprises tu avais souligné l’exigüité et même parfois l’absence de retour aux personnes après le collage, voire pendant la formulation de l’espace du projet. Nous avions ainsi identifié la nécessité de ménager davantage des moments de délibération avec les per sonnes rencontrées. Avec Jean-Yves, nous nous sommes souvent demandé, à la suite des in terventions de Simone et Lucien Kroll à Nantes, comment renforcer à l’avenir la négociation lors du processus d’énonciation des différents moments du projet. Et ce, pas seulement à la fin de leur formulation. 20


Dans ce cas, l’ensemble « habitant » et « école » masquerait-t-il la personne et les manières de faire son habiter ? Le projet ne serait plus la façon de prendre soin et de rendre possible cet habiter en humanité ? - le langage : Les maquettes et les plans des espaces du projet des étudiants traduisent l’exigence des modèles d’architecture dominants à l’école. Le passage du collage à l’espace du projet étant, comme nous l’avons suggéré, interrompu, la créativité de leurs collages ne sera pas transposée dans la phase finale du processus de leur projet. Par exemple, par une rénovation du langage architectural appris à l’école. Il n’y aura pas de créolisation (cf. Edouard Glissant) entre ces conventions apprises et les pratiques de l’habiter rencontrées lors de leurs interactions avec les personnes faisant territoire. CH : Il y a certainement des choses qui restent à inventer à ce sujet et tu as raison. Fait à Pantin, le 25/01/2015 Ricardo Basualdo

Bibliographie De CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, Tome 1 Ed.10/18, 1980 De CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, Tome 2, Ed. Folio essais n° 238, 1994 GLISSANT Edouard, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996 GLISSANT Edouard, Poétique de la relation, Gallimard, 1990 HEIDEGGER Martin, Essais et conférences, Ed. Gallimard (pour Bâtir Habiter Penser pp. 170 à 193), 1958 KROLL Lucien, Écologie urbaine, Ed. Franco Angelli, Milano, 2011 MARIÉ Michel, Las Tierras y las palabras, Ed. El Colegio de San Luis, Mexico, 2014 PETITEAU Jean-Yves, Nantes récit d’une traversée, Madeleine-Champs-de-Mars, Ed. Dominique Carré, 2013

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Collage de Borha Chauvet Commune de Paimboeuf

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MIX MAX.. OU LE DISPOSITIF COLLAGISTE Collages, dispositifs et concepts « Et si tout ce qui est ainsi extraordinairement ordinaire trouve par hasard quelqu’un pour en ressentir l’insolite. (…) Il est certain que le merveilleux apparaît à celui qui peut le considérer avec lenteur comme une instance dialectique née d’une autre instance perdue. Le merveilleux s’oppose à ce qui est machinalement, à ce qui est si bien que cela ne se remarque plus, et c’est ainsi qu’on croit communément que le merveilleux est la négation de la réalité » La démarche pédagogique est établie sur le déroulement d’une expérience partagée : entre étudiants et intervenants partageant leurs compétences et savoir-faire ; un collectif, à l’écoute et à l’observation d’un territoire, et ceux dont la vie quotidienne, l’engagement scientifique ou professionnel, sollicite la présence. Cette expérience met en dialogue deux aventures ; celle de l’écoute et celle de l’habiter sur laquelle se négocie un projet. La reconnaissance par chaque étudiant de sa démarche, autrement dit sa capacité à faire méthode en problématisant son expérience, dépasse la performance d’une proposition urbaine ou architecturée. Cette expérience situe le projet dans l’articulation de trois récits : le récit du lieu, le récit des autres et le récit de l’architecte. Le récit du lieu ; récit de sa formation, de sa stratification et de ces «dés-ordres». Le récit des autres ; récit du vivant, des habitants et le récit sensible et intuitif de l’architecte. L’assemblage problématisé de ces différents récits dans des agencements ou dispositifs convoque des articulations sur lesquelles se conjuguent les hétérotopies. C’est l’espace du « collage ». Ces récits permettent d’énoncer des hypothèses par la différence dont témoignent leurs énoncés. Tant qu’ils ne subissent pas la hiérarchie d’un ordre, ils gardent en mémoire la possibilité d’un jeu, celui d’une lecture et relecture patiente de la complexité. 23


C’est pourquoi le temps d’une intervention articulant une écoute et des propositions d’intervention sur un territoire est celui même de la pédagogie. L’analyse est inscrite et partie prenante de l’expérience. « Si les formes disposent d’un réservoir de polysémie qui les immunise contre le passage du temps et leur permet à tout moment d’accepter de nouveaux contenus, de nouveaux usages, d’être acclimatées dans de nouveaux environnements, le procédé du collage s’affirme alors comme un formidable instrument de recyclage, de reconquête du temps et d’initiation à la poésie d’espaces joyeusement et savamment désordonnées. » « La pratique collagiste, telle qu’elle se présente aussi bien dans un papier collé que dans une composition de ‘sampling’ musical, opère des resémantisations de formes existantes. Elle insère et retravaille des corps étrangers dans un contexte représentationnel donné, non seulement pour troubler le rapport entre le réel et sa figuration, mais aussi pour élargir le champ assigné à la relation esthétique, désormais obligée de tenir compte de mécanismes d’intégration et d’introjection d’habitus de lecture, de décodage et de perceptions exogènes. (…) Au delà, il est possible de dire que le collage est aussi, plus qu’une technique matérielle, un mode spécifique de pensée qui procède par des gestes circonscrits de liaison et de déliaison entre les éléments qu’il met en jeu. » « Le collage : un dispositif de synthèse de l’hétérogénéité La dimension philosophique du collage (déjà annoncée par Aragon en 1965 dans Les Collages, Paris, Hermann) mérite donc d’être considérée comme phénomène propre à la modernité : O. Quintyn considère qu’il recouvre une « opération de symbolisation — qui prend nécessairement une dimension cognitive » (p. 21). Il s’agit donc pour l’auteur de démonter un problème épistémologique majeur dans la représentation du monde à partir du collage, s’appuyant sur la théorie de l’incommensurabilité énoncée par Paul Karl Feyerabend pour tenter de démontrer que le collage en est la manifestation plastique. L’assemblage de deux unités autonomes produit en effet un conflit : seul le dispositif, qui les englobe de façon plus large, peut leur ménager un sens, même si ce sens dénonce l’absurdité des assemblages. « Cette logique implique qu’il n’y a pas un seul monde vrai, mais plusieurs modes de construction de mondes possibles simultanés, en conflit, que seuls 24


un ou plusieurs effets de dispositio logiquement et génétiquement postérieurs peuvent articuler » conclut O. Quintyn (p. 25). » « ... Le collage naît de la rencontre entre des réalités différentes sur un plan qui n’y semble pas approprié - et l’étincelle de poésie qui surgit du rapprochement de ces réalités » M. Ernst « C’est comme des mariages d’amour et de raison : des choses s’attirent et je les mets ensemble, ou bien elles ne s’attirent pas et je les mets ensemble. » J. Tinguely « Aujourd’hui toutes les opérations relèvent, même sans le vouloir, du cadavre exquis (...). » R. Koolhaas Le collage, à mi-temps de l’expérience pédagogique, est une méthode permettant de faire jouer, entre les contextes révélés, des rapports alternatifs de déterritorialisation/ reterritorialisation. Le collage s’entend comme un dispositif dans lequel se négocie une nouvelle attitude sociale de l’architecte et une émérgence de l’acte de projeter. Un dispositif dans le sens foucaldien du terme, d’une part, à savoir, un ensemble complexe et multivalent, défini par des interactions entre éléments de pouvoir, de savoir et de discours. L’anatomie de ce dispositif répond à une conception connexioniste, plutôt que monadique. Et d’autre part, comme dispositif au sens de C. Lévi-Strauss, à savoir, un bricolage. On utilise un montage d’éléments récupérés çà et là au cours d’un processus, pour résoudre un problème qui n’est pas répertorié dans les registres d’une displine instituée. L’expérience est donc le terme clé de la démarche. Elle précède le collage. Comme pour J. Dewey, dans l’art comme expérience, elle précède le concept. Si l’on retrouve l’architecture du ‘concept’ telle décrite par G. Deleuze et F. Guattari, on serait tenter de faire un rapprochement entre le collage et le concept philosophique. « Il n’y a pas de concept simple. Tout concept a des composantes, et se définit par elles. (…) Tout concept a un contour irrégulier, (…) tout concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquels il n’aurait pas de sens, et qui ne peuvent eux-mêmes être dégagés 25


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ou compris qu’au fur et à mesure de leur solution : nous sommes ici dans un problème concernant la pluralité des sujets, leur relation, leur présentation réciproque. (…) Tout concept a une histoire. (…) Bien que cette histoire soit en zigzag, qu’elle passe au besoin par d’autres problèmes ou sur des plans divers. (…) Chaque concept sera donc considéré comme le point de conincidence ou d’accumulation de ses proposres composantes (…) Le concept d’un oiseau n’est pas dans son genre ou son espèce, mais dans la composition de ses postures, de ses couleurs et de ses chants : quelque chose d’indiscernable… » Le concept coule dans un ensemble. Le collage s’apparente au concept mais à la condition que l’expérience d’habiter avant de bâtir le précède. Chérif Hanna

Collage de Borha Chauvet, Commune de Paimboeuf 27


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INTRODUCTION, VOYAGE À BRUXELLES Lors de ce semestre « Tirer des Bords », un voyage est prévu, comme tout les ans. L’occasion de décompresser, de voir les professeurs sous un autre jour, de se connaitre mieux et de faire du tourisme entre architectes en visitant de nouveaux quartiers en cours d’élaboration comme la « Zone Canal » coordonné par A. Chemetoff. Un arrêt à Roubaix a permis à certains de voir La Condition Publique de Patrick Bouchain et la piscine art-déco… Alors que les années précédentes étaient parties dans des villes au territoire similaire à celui étudié (des estuaires ou des villes portuaires : Lisbonne, Porto) cette année le voyage concernait principalement la participation. Direction la région de Bruxelles où nous attendent les Kroll pour nous transmettre leurs expériences en matière d’architecture participative. Au cours d’un pique-nique dans leur jardin préparé par Simone, nous écoutons les témoignages et les encouragements de ce couple fondateur d’une autre façon de concevoir. Puis Lucien nous fait visiter la Mémé (Cité Universitaire de la faculté de Médecine à Louvain), un itinéraire inédit mené par Jean-Yves Petiteau que vous pouvez lire à la suite. C’est aussi l’occasion de découvrir la démarche de Flore Grassiot sur le terrain, dans le quartier des Marolles où elle nous invite à suivre des visites organisées par les habitants du quartier. Deux d’entre elles sont présentées dans les pages suivantes. Eglantine Bulka et Lola Mahieu

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VISITE DE RECYCL’ART Ingrid Pecquet, directrice générale et financière de RECYLC’ART se charge de nous faire visiter la réhabilitation de la jonction, lieu fondateur de l’association. Elle nous fait passer dans un tunnel, en dessous des hautes lignes de trains qui séparent le quartier des Marolles de « Bruxelles-Ville ». Elle nous explique que les dessins aux murs ont été réalisés avec des artistes en lien avec le quartier et sont l’une des premières actions de Recycl’art, il y a 17 ans. Ensuite elle nous emmène dans la « tour de guet » de l’association, l’ancien buffet de la gare qui a été reconverti en bar-restaurant avec des meubles qui réutilisent l’ancien mobilier de la gare. Sont exposés aussi ici des meubles et des oeuvres d’art réalisés par des personnes profitant de cette association pour se former à un nouveau métier ou des étudiants des écoles d’art voisines. Elle nous raconte l’histoire de Recycl’art. Tout démarre en 1997, la cellule urbanisme de la ville de Bruxelles propose un projet pilote urbain (PPU) à l’Union Européenne pour réinvestir les bâtiments de la jonction sous la station Bruxelles-Chapelle, abandonnés depuis 20 ans. Le bureau d’architectes qui a été choisi a également réalisé le skate-park tout proche. Ce n’est qu’une fois que les lieux furent prêts à être occupés qu’ils ont défini le programme qu’ils pouvaient accueillir. Ils n’avaient pas envie de faire que de la culture, ça devait être avant tout un programme pour le quartier. « La mission de base de Recycl’art c’est le quartier ». En effet, il fallait que cela créé une liaison vivante entre les deux quartiers séparés par la jonction, que le lieu de rupture se transforme en lieu de lien. Ils ont d’abord travaillé avec un photographe. « C’est très facile d’entamer une conversation avec la photo. Tout de suite les gens ont des photos, ils veulent montrer leur photos... Tu rentres tout de suite dans une confiance, dans leur salon, leur cuisine. On travaille très peu par projet. Parce que le projet c’est quelque chose de très brusque dans le quartier. Donc c’est un travail que l’on fait depuis 12 ans d’aller vers les gens, chez les gens.» Lola Mahieu 31


VISITE DU BLOC DES MAROLLES Intrigués par l’invitation de Toufik nous décidons de le suivre. Nous sommes 7, ils sont 4, et nous emmènent chez eux. Avant l’excursion, une petite mise en bouche préparée avec soin par Sam, glacier du rez-dechaussée. Goyave-menthe poivrée, citron des philippines, poire fumés. Silence des papilles. A peine arrivés dans le quartier, l’ancien graphiste a su se faire sa place. A sa fenêtre, les enfants passent, goûtent, rigolent. Les glaces font parler. Personne ne rentre, question d’hygiène. On se déplace de quelques mètres pour s’arrêter devant l’entrée au dessus de laquelle un improvisé concierge remplace celui qui ne voulait pas rester. « Par quoi voulez-vous commencer ? La cave ? Le toit ? » « Allons à la cave, on garde la belle vue pour la fin ». Descente dans les bas-fonds. Sous les escaliers sont envoyés les enfants pas sages. Au bout du long couloir desservant les sombres absides : la petite prison. Ancien refuge ou lieu de squat, il est aujourd’hui condamné par des barreaux. Les habitants du bloc y viennent rarement mais dans l’imaginaire collectif il existe une petite prison dans la cave. La visite continue, on va chercher l’ascenseur. Il ne vient pas. On monte au premier des 16 étages pour attraper l’autre ascenseur. Pas de porte, les paliers défilent. Nous voila au dernier étage. Au bout d’une coursive un tableau prend la place de l’issue de secours aujourd’hui condamnée. Avant, on pouvait monter sur le toit par cet escalier, mais il s’est effondré. Un épais garde-corps encombre la vue. On escalade pour voir Bruxelles. On reste là un instant. En partant, une petite question « Pourquoi les barreaux sur les fenêtres ? » « C’est une demande des locataires car il n’y a pas de clé à l’entrée, certains ce sont fait cambrioler. » On redescend, un autre groupe mange une glace. 32


La visite du bloc accompagnée d’une poignée de ses habitants a été riche en réflexion. Face au manque d’entretien et au laissez-aller des pouvoirs publics, l’implication de ces personnes dans l’amélioration de leur quotidien laisse présager un autre avenir possible. Pendant cette visite, à aucun moment nous n’avons senti de désespoir, l’envie d’aller de l’avant prime avant tout et unit des habitants d’origines diverses dans une volonté commune. Au centre de l’attention, les enfants, Toufik ne tarit pas d’éloges à leur propos. Son but, ne pas leur faire vivre ce qu’il a vécu ici il y a une dizaine d’années. Un réalisme certain l’habite, le but de ces initiatives n’est pas nécessairement d’aboutir mais de mobiliser les esprits à la construction d’une œuvre commune, de générer l’envie de faire, de faire ensemble. Un réel processus de reconnaissance est à l’œuvre. Reconnaissance de l’autre, comme compagnon de la vie quotidienne et ensuite reconnaissance du groupe que ces personnes incarnent, reconnaissance d’un lieu enfin, comme support d’interactions et d’identité. A cet égard, l’intervention d’une artiste italienne aboutissant à une œuvre commune il y a quelques années a largement marqué les esprits. Une nuit, chaque habitant du bloc, depuis son appartement, allumait ou éteignait les lumières, jouant ensemble une partition illuminant la façade. Derrière une simple action commune, c’est une communauté qui rayonne à l’échelle de la ville, véhiculant autre chose que l’image négative habituelle. Estelle Durant, Pierre Guerin, Justine Cloarec et Eglantine Bulka 33


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EXTRAIT DE L’ITINÉRAIRE DE LUCIEN KROLL À LA MÉMÉ Bruxelles - 23 Novembre 2014, 17h. mené par Jean Yves Petiteau.

Lucien Kroll présente à Jean-Yves Petiteau, son ami de longue date, la maison des étudiants en médecine de l’université catholique de Louvain, plus communément appelée Mémé. Sous la présence d’un groupe d’étudiants de l’ENSA Nantes, cet itinéraire de quelques heures les amène à déambuler dans une des réalisations les plus célèbres de cet architecte belge. Quarante-six ans après le début des échanges qui ont permis la construction, il revient sur le montage du projet, les difficultés qu’il a rencontrées et les convictions qui l’ont « portées ».

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JYP : On parle très librement : la cité du Kapelleveld (architecte Huib Hoste)… date des années 30… LK : … Ce sont nos voisins « enracinés »… Oui, tu vois c’était probablement urbanisé de telle façon qu’il y ait une grande distance entre les jardins, trop longs, qui peuvent recevoir une autre allée au centre… JYP : Oui LK : …sur un même territoire. Ce sont des rues quelconques… Oui… C’est un monde à part avec des relations anciennes. Ils étaient très effrayés d’avoir une université aussi proche : j’ai pris contact avec eux pour faire les choses ensemble. Les bâtiments sont tous presque identiques. Le dernier donne sur une avenue qui s’appelle l’Assomption parce qu’il y a une église à l’autre bout : là, c’est le domaine de l’université. J’avais proposé de faire la symétrie, de construire le même petit bloc sur le territoire de l’université pour montrer qu’il y avait une continuité possible. Cela aurait été dans des phases ultérieures, qui m’ont été confisquées, donc on n’a pas pu donner suite.

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JYP : Ils voulaient séparer la partie universitaire, LK: Ils voulaient séparer, s’il y avait eu un mur ils auraient été très contents. Les universités américaine et française sont très fermées. JYP : La demande, c’était essentiellement l’université ou il y avait d’autres partenaires … élus ? LK : Non essentiellement universitaire : ils ont mobilisé un très grand domaine depuis très longtemps pour l’hôpital principalement, et puis les Facultés ce sont greffées la dessus. CH : Comment tu as eu cette commande ? LK : C’est une aventure unique… LK : Je vais expliquer l’origine et les situations institutionnelles, En mille quatre cent vingtcinq, le pape Martin V a bénie l’université catholique de Louvain. On y parlait naturellement latin et français. La Belgique avait deux langues, un patois informe et pas unifié qui était le Flamand et puis le Français qui régnait partout. Normal : au XIXème siècle, la renaissance des langues anciennes a créé le problème linguistique car, en Flandre, les familles riches parlaient le 37


français et le Flamand avec les domestiques : la jalousie a été terrible. Cela a continué jusqu’aux années 60 à 66 il y a eu des révoltes violentes : l’université en a été le théâtre. Ce qu’il faut bien savoir, car ce n’est pas encore très net dans l’esprit des gens, il y a eu deux révolutions mêlées. La première était linguistique, le flamand était devenu officiel et les flamands, plus riches, plus instruits : la langue était devenue plus cohérente, enseignée comme une grande langue normale. Les révoltes étaient un peu pittoresques, un peu violentes, mais il n’y a pas eu de mort... C’était facile à résoudre : c’était une question de fric. Il suffisait que le contribuable Belge paye à l’université catholique Francophone un domaine pour bâtir une toute nouvelle université : Louvain la Neuve, dans le Brabant-Wallon, je n’en parle plus, c’est loin d’ici… Par contre, les facultés médicales ont besoin de malades donc un hôpital de 900 lits. Et on y ajoute les facultés médicales toujours sur la commune francophone de Woluwe-SaintLambert. Une autre révolution était beaucoup plus dure, plus masquée : on ne voulait pas en parler. En fait ce sont surtout les étudiants en médecine qui l’ont menée en disant : « Nous 38


voulons plus être dirigés par des Evêques ». Ils exigeaient de pouvoir organiser leurs études”, par exemple enseigner l’Homéopathie qui était encore interdite. Ils exigeaient d’assister, en observateurs, au Conseil d’Administration sans voix de décision, pour observer et faire des remarques à temps. Ils se sont fait balayer proprement : finalement l’administrateur général, agacé a décidé de rompre les relations avec les révoltés… Mais, intelligemment ceuxci ont proposé de pouvoir « choisir leur architecte » et de réparer avec lui les bourdes de conception que « vous allez commettre », dès le plan d’ensemble ». Parce que les étudiants en médecine avaient compris que l’urbanisme et l’architecture ont une grosse influence sur le comportement des habitants, et ici, des étudiants. L’architecture est un instrument d’intervention sur les attitudes de ses victimes. C’est ce que les architectes n’ont jamais compris à ce moment là : cela leur était totalement étranger. L’architecture est une chose, qui a une fonction, c’est tout. On peut appeler ça une schizophrénie. Puis des habitants viennent quand c’est fini. Sans plus… Là j’arrive ! Je ne connaissais cette université que par les bavardages de la presse : ce n’était que 39


du spectacle. Je n’avais aucune relation avec l’UCL.J’avais bien été demandé en 1966, d’organiser un congrès d’architecture et d’urbanisme à Louvain-la-Vieille. J’avais invité Georges Candilis et Françoise Choay. Ils ont servi à rien : ça n’a eu aucun effet, sauf sur quelques rares : trop tôt… Mais cela n’a aucun rapport visible… Et puis l’Administrateur, pour en finir, leur a permis de choisir leur architecte : sur une liste où j’étais en dernier lieu parce que j’avais dessiné une maison de la Médecine à Namur. Ils ne sont pas venus chez moi, ils ont été chez un copain qui m’a raconté : les étudiants de la Mémé (la Maison Médicale), ont été le voir en lui demandant qu’est ce c’est un architecte, qu’est ce que vous faites, qu’est ce que vous avez fait ? Une cité université au château de l’Arenberg : logements et autres nécessités sociales. Ils lui ont répondu « mais c’est dégueulasse ». Mais oui, j’étais obligé de le faire ainsi. Ils sont partis en disant « pas besoin de serpillière. » Là, je n’étais pas encore concerné. Il y avait à la Mémé, un aumônier le Père Jésuite Lemaire, dit « Ourson » : un saint homme, admirable, fâché sans arrêt contre 40


l’université, la bureaucratie ex cetera. Je l’avais rencontré à l’époque et je l’ai revu : il m’a dit « Il y a des possibilités de construction, on ne sait pas ce qui se passe. Mais, tu verras. » Sans plus. J’ai attendu, mais en effet… (Bruit d’avion et d’enfants qui jouent) C’est un peu bruyant, on est sous la piste… Euh… Et, l’administrateur général dont j’ai oublié le nom, m’a « convoqué », (pas « invité »), et m’a dit : « Mr Kroll, on a discuté en conseil d’’administration et on a décidé de vous choisir comme architecte, virgule… pour Mines et Métallurgie à Louvain-la-Neuve». J’ai compris que c’était loupé, je me suis levé en disant « c’est bien aimable, mais je refuse ». Il m’a dit « C’est la première fois qu’un architecte refuse une commande ». Je lui ai dit « Oui mais bon, il y a toujours une première fois ». Et puis j’ai attendu… une semaine : il m’a retéléphoné en me disant « J’ai réfléchi, voulez vous revenir?». «Ce sera la Zone Sociale, des Facultés Médicales ». J’ai dit « Bon, ça va »et j’ai été tout droit à la « Onzelievevrouwestraat » à Louvain, (la rue de la Sainte Vierge) où se trouvait la Maison Médicale. J’ai vu les étudiants. Ils m’ont dit : « Vous voilà, bon, on va commencer ». Et puis on ne s’est plus quittés pendant deux ans. On se rencontrait toutes les semaines, pas 41


tout à fait, mais en tous les cas, toutes les deux ou trois semaines, en moyenne, on s’est vus, à 10, à 30, à 200. Ce n’est pas la première fois que Simone fait 30 repas dans la maison! (rires) « Avec les étudiants on avait l’habitude, parce que, à deux… à quatre… et toujours sur les mêmes thèmes. Nous avions pris la résolution de ne rien décider sans avoir, non leur accord, mais leur coopération. Un exemple : l’Hôpital, les Facultés étaient encore en construction, tout ça n’existait pas encore. J’avais dit « il me semble que pour avoir un ancrage, quelque chose de solide, familier et valable, on devrait s’appuyer d’abord là, sur la cité sociale ». Et j’avais proposé de construire la même maison, de ce côté ci de l’avenue qui fait la frontière, la même maison de chaque côté. Pour qu’on voit qu’il y a une continuité, et de cette façon, à partir de cette maison de la changer morceau par morceau en une autre architecture. On peut obtenir un mouvement et pas deux machins homogènes qui s’ignorent : identiques dans toutes ses parties. Ainsi, les intentions se marquent dans le paysage construit. Bon. Ils ont dit « non, ce n’est pas possible », nous ne sommes pas assez solides dans les enjeux politiques. Nous devons nous installer d’abord au centre pour pouvoir être inévitables. Si on est à la périphérie on est mis 42


dehors. J’ai compris, nous avons donc étudié les choses depuis ce centre. Et ce centre, c’est la Mémé, le premier bâtiment : il contient l’administration, le café, ils étaient le plus grand buveur de bière, à Louvain, la vieille ville ». Maintenant plus (rires). Le programme du site avait été rédigé par un ancien étudiant, ça ne faisait qu’un an qu’il était diplômé. Et c’était un beau programme, assez souple et assez varié, tous les mélanges étaient possibles. On a travaillé avec le garçon, j’ai oublié comment il s’appelle…. On a commencé à étudier d’abord un plan général, on n’a pas fait comme des architectes-fabricants. Nous nous sommes d’abord rassemblés dans un bâtiment que j’avais dessiné : à Chevetogne au « monastère bénédiction œcuménique » : l’architecture compte… On a rassemblé différentes personnes, entre autre Claire Vandercam, cette grande pédagogue, pour laquelle nous avions construit une école non-directive. Il était important d’avoir ces avis là, de différentes personnes vivantes et variées. Et pendant tout un weekend, on a discuté sur la façon d’aborder les questions, les rôles de chacun. Puis de retour chez nous, (on était plus nombreux que maintenant), on a mis une grande maquette de terrain, une masse de plastique mousse de couleur représentant 43


les différentes fonctions: le logement était en blanc, le restaurant en rouge, ex-cetera... Et on a divisé en 4 équipes de deux ou trois personnes maximum, représentant chacun une fonction. Et chacun s’est installé où il voulait sur le terrain. Une équipe était chargée avec une ficelle qu’ils tendaient d’un bout à l’autre en disant « je dois passer ». Ainsi, les circulations étaient assurées : la ficelle venait démolir son passage à travers un autre groupe. Puis on a permuté chaque groupe tout en gardant en seconde position, la spécialité du premier mouvement. On s’est amusé à le faire jusqu’au moment où on s’est fatigué parce que ça ressemblait déjà à quelque chose de possible. On a dit «bon, c’est fini». A partir de là, on étudie la structure de ces volumes, là c’est une enveloppe de volume habitable si on veut, mais comment les rapports se font et tout ça, ça devient une discussion très sérieuse. On l’a mené toujours avec un coup d’œil des étudiants, particulièrement avec le président de la maison médicale et de son staff qui était très motivé à ça. Et pendant deux ans, ça a été une merveille : elle était contagieuse. Les employés de l’université étaient aussi participatifs que les étudiants. Les bureaux techniques l’étaient, ça c’est un miracle. Ils ne le sont en général, pas. C’était contagieux : l’administration 44


civile de l’université trouvait intéressante notre façon de faire. C’était la première fois qu’on faisait parler des étudiants sur des cas précis, donc on était crus. Les plans ont été fignolés et le premier chantier était dessiné, calculé, mis en adjudication. Alors là, il faut dire aussi comment les évènements se sont déroulés : c’est très particulier. Comme la plupart des grandes institutions, il y avait un parc d’entreprises habituées à remettre au prix « entre eux ». Mais ce parc était soigneusement fermé. La coutume veut, ce n’est pas de la diffamation de ma part, que chacun rajoute 15% sur son offre pour les redistribuer aux autres entreprises qui n’ont pas eu l’affaire. C’est une vieille coutume, un peu folklorique… Elle est évidemment malhonnête mais généralisée… Je le savais. Le directeur du service des constructions m’avait dit « Si tu n’entres pas dans les prix, tu recommences ! J’ai répliqué : « Bien d’accord, c’est logique, je n’attends pas que tu nous le dises » Bon, du premier coup, miracle : nous étions dans les prix. On a construit avec cette entreprise, plus ou moins bien. C’est une grosse entreprise, avec des ouvriers, qui sont toujours remarquables. La Belgique possède bien des maçonsartistes, mais dont on ne se sert que comme manutentionnaire de matériaux. 45


Nous avons étudié la deuxième phase, le bâtiment qui la touche « école administration » et je me suis dit, nous ne serons pas dans les prix parce que notre entreprise est devenu membre du consortium. Alors, nous avons conclu un contrat de prolongation sur base des prix unitaires du premier ! On était donc dans les prix. Pour le suivant, ça ne va plus. J’ai proposé au directeur de la construction : « Tu vas dire que les adjudications appellent les mêmes entrepreneurs mais l’architecte croit avoir un autre entrepreneur, et c’est intéressant de voir un peu quelqu’un d’autre ». Ils ont rit. Ils ont cherché à Bruxelles dans le Brabant, quels entrepreneurs ont la taille suffisante pour entreprendre des chantiers pareils. Ils les ont tous questionnés et ils ont conclu : « Il bluffe ». Je n’avais pas bluffé, j’étais allé dans le Nord du pays, sur la frontière linguistique, je ne sais pas de quel coté on se trouve. Une grosse entreprise qui faisait des terrassements gigantesques aux Pays-Bas, avait la surface nécessaire pour proposer. Ils étaient dans les prix... Après ça, extension de marché sous prix unitaires, et puis on était calés : plus moyen. Ensuite, l’Administrateur m’a proprement jeté dehors. Sans solde. Il avait oublié de me payer. J’ai intenté un procès et, juste avant 46


la première audience, l’amical Père Lemaire m’a proposé de rencontrer une personne de l’UCL : pourquoi pas ? Un comptable de l’université, c’était un homme honnête et ouvert. Après les politesses d’usage, j’ai dit tous les détails. Il m’a répondu : « vous savez pourquoi je suis là ? Et bien j’ai la mission de vous proposer, je ne sais plus combien c’est, de millions de francs belges, un peu plus que la moitié de ce que je revendiquais J’ai attendu un moment en hésitant, mais ça n’a pas fait deux secondes, il a enchaîné en disant : « et si vous n’êtes pas d’accord, on peut aller jusque –autant ». Il y a encore eu quelques secondes et j’ai répondu : « On peut alors parler d’autre chose : maintenant c’est fini ». Et puis il y a eu d’autres difficultés lors d’un nouveau petit chantier que j’ai eu le malheur d’accepter… Un martyr… Cela a été la guerre d’extermination. J’en parle parce que la participation des habitants ce n’est pas un rêve. Ce n’est pas un romantisme. Il y a des situations extrêmement dures parce qu’on est dans le camp adverse du maître d’ouvrage. On représente les habitants, ici, les étudiants. On représente une masse de gens dont les autres ne veulent pas entendre parler. C’est seulement quand c’est terminé qu’ils payent et qu’ils disparaissent, c’est tout. Ça c’est la définition de toutes les constructions publiques. 47


Donc, ça a fait le tour de l’Europe et du monde. L’image et la réputation de la participation efficace réelle, a fait que c’était crédible. Puis, il y a eu des charters d’architectes qui venaient. Je les conduisais dans la Mémé, à l’intérieur, dehors etc. Et ceux là continuaient, ils m’ont dit « mais qu’est ce qui se passe », J’ai répondu que j’ai été jeté…Adressez-vous au Monseigneur Massaux, recteur magnifique, tout puissant. Ils lui ont écrit : il était furieux de recevoir des lettres. Une lumière : deux pays, la France et les Pays-Bas m’ont invité là à participer à des concours : quel bonheur ! C’était CergyPontoise où nous avons gagé une opération. Nous avons travaillé avec des habitants. C’est ce qu’on a visité avec Patrick Bouchain. On a revu des habitants d’il y a 40 ans, les quelques-uns qui étaient restés. C’était la suite de la Mémé. Des questions ont été posées sur l’économique. Il faut tout de même parler de ça. A l’UCL nous avions un peu plus de 4 % : c’est très peu pour toute l’étude. On ajoute les bureaux d’étude. Avec si peu, c’est difficile, mais avec le volume, on s’en sortait. Quel est le rendement d’un architecte ? Il varie de 1 à 10 suivant le degré d’intérêt qu’il a pour son travail. Surtout si le travail est passionnant… 48


et ici, on était en guerre avec le service des constructions, donc tout le monde travaillait vite et inventait vite. Toute cette participation a été incluse dans cet honoraire-là. Il n’y a eu aucun supplément. Donc c’est possible. JYP : La guerre a commencé à partir du début du contrat … LK : Non au bout de deux ans. On a eu deux ans de paix, on a pu dessiner beaucoup. Hors de ces circonstances, il me reste toujours ce besoin naturel de ne jamais répéter une même chose deux fois, de ne jamais multiplier des éléments identiques pour des gens différents. Comment peut-on couler un panneau en béton avec une fenêtre dedans et le multiplier par 500 ? Le procédé Camus est un des premiers inhumains, il a réussi au bout d’un certain nombre de logements à créer une architecture criminogène. A Clichy sous bois, des habitants - on ne sait pas qui - ont brulé 1000 bagnoles. Quand j’écris cela je vérifie encore sur internet pour voir si je ne me trompe pas, Ces bagnoles étaient « les leurs »… Mais on ne sait pas qui ? Et ils étaient poursuivis par les CRS. Plus 225 bâtiments publics. On ne sait pas qui ? Comment ? Pourquoi ? J’ai demandé où ? Pas dans les quartiers vieux, pas dans les 49


quartiers divers, seulement dans les ZUP, cela n’a pas été dit. Alors nous avons inventé une « architecture criminogène »… J’ai une règle : désaligner dans toute la mesure du bon sens constructif, évidemment, si vous n’avez que des panneaux … Pour une opération aux Pays-Bas de 250 logements, j’avais fais un contrat avec le maître d’ouvrage : « Je vais exiger la plus grande diversité, on en discute honnêtement mais si a un moment donné vous dites NON, on n’en parle plus. Donc c’est un jeu. Alors j’ai eu à choisir des briques : il m’en faut au moins trois teintes. Oui c’est possible mais avec deux teintes de mortiers 2x3=6, et avec des appareils différents donc il y a de la variété possible : elle me ça suffit et cela ne coûte rien. Et puis les fenêtres j’ai dis avec 65 modèles je vais m’en sortir, il a dit NON ! Mais, discutons : pourquoi cela serait plus cher qu’un modèle à multiplier par 165 ou par 1000 ? Ah il dit mais c’est toujours plus cher… Mais c’est une religion que vous dites là ! Ce n’est pas vrai : allez voir dans la Forêt Noire, pas loin : il y a une fabrique allemande qui s’appelait Eurometh et qui fabriquait un million de fenêtre par mois. Vous croyez que cela leur fait quelque chose de varier ? Eux c’était au centimètre, vous avez un listing informatique : les gens ne le regardent même pas. Ils l’insèrent dans 50


la machine à commande numérique, et vous sortez la fenêtre automatiquement, c’est le même prix, c’est la surface qui compte, ou le modèle etc.… Je lui ai appris quelque chose... On a eu, on n’a pas eu 65, mais 35 : on ne voit pas la différence. Il faut combattre des idées toutes faites, dans la mesure où ils comprennent pourquoi on le fait, sinon on a l’air idiot. Ces discussions sont d’homme à homme. Les discussions que l’on a avec les pompiers par exemple le sont aussi, En France surtout, on a les règles de sécurité qui sont un bloc parfait complet et déposé : on ne peut rien changer. Et je n’ai pas le droit de demander une dérogation, c’est trop tragique. J’ai vu des pompiers en pleurs à Bruxelles. Ils avaient éteint un incendie et il y était restait deux gosses... Ils ne supportent pas… Avec ceux-là on peut discuter, avec les techniciens des bureaux d’étude non, ils n’ont pas cette expérience là. A la Mémé, nous avons continué avec la sécurité sur les bâtiments eux-mêmes. Alors on était déjà en guerre non déclarée. Les plans avaient été déposés, approuvés : le permis de bâtir était approuvé par la sécurité. Au moment où la construction était à moitié faite, les règles avaient durci. L’’université m’a dit : il faut tout changer pour entrer dans les nouvelle normes. Et c’est vous qui payez, 51


vous êtes contractuellement responsable. J’ai du prendre un avocat pour définir le mot « norme ». La norme n’est pas une obligation défnitive, elle peut être modifiée par celui qui l’a écrite, ce n’est pas une loi… . Mon avocat a du le prouver et j’ai été innocenté… J’ai dit en passant si vos études de droit ont besoin d’un spécialiste j’en connais. Ma méthode c’est de regarder voila 1 chambre il y a 30 m c’est bon la suivante c’est bon, encore la suivante non, on peut la murer ce sera moins cher…. Il y en avait 4 ou 5 qui n’allait pas. Construire deux tours pour 4 ou 5 non. Donc faisons une deuxième sortie sur un balcon avec un petit escalier qui va connecter une autre chambre et qui va chercher un escalier raide sur la façade... C’est une sorte d’escalier de secours si on veut mais qui sert l’été d’entrée plus agréable, c’est comme une promenade. Mon architecture permet ça, Il y a maintenant une telle variété d’objets utiles choses que ça a l’air d’être un aimable trajet supplémentaire : c’est une logique de complexité. Donc on a été sauvé comme ça. Il y a encore beaucoup de choses à raconter mais l’essentiel est la. On va aller se promener... 52


AUAI sprl Lucien KROLL av Louis Berlaimont 20 1160 BRUXELLES BELGIQUE mail: kroll@voo.be tel: +322 6733539 53


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LE PROJET ENTRE INITIATIVE CITOYENNE ET COMMANDE PUBLIQUE Le ménagement : un engagement dynamique de l’habiter dans la réalisation du projet Dans le processus habituel de production de l’espace, sont dissociés les temps de réalisation du projet et celui de l’habiter. C’est une illusion confortable de distancier et reléguer l’initiative habitante à un espace-temps qui succède au projet considéré comme achevé. Les pratiques ou récits habitants ne sont pas une simple évaluation «après coup» d’un projet, mais l’énonciation et la mise en scène d’un rapport à l’habiter : le rite de passage d’un projet à l’épreuve d’une « réalité » (Lussault, 2013). Si la mobilité et le déménagement sont, sur l’ensemble du territoire, devenus rituels du processus de «ménagement» (Marié, 1989) ; les termes d’adaptation et d’assimilation sont incapables de rendre compte des échanges et interactions sur lesquels se construit chaque fois un rapport de reconnaissance et donc de citoyenneté. La reconnaissance de l’autre, par l’échange qu’il s’agissent des pratiques ou de la parole, implique sur l’ensemble du territoire, l’instauration de nouveaux rapports d’hospitalité. À la différence des pratiques expérimentées dans des villes ou pays mobilisés par une action militante ; en France, la « participation » reste dans l’opinion publique l’héritière d’une utopie des années 60. A l’exception d’expériences où se sont engagées concrétement des personnes dans une aventure citoyenne, les initiatives de l’époque, n’ont guère été reconduites, les militants capables de proposer une démarche participative portent la mémoire d’un échec ou d’une nostalgie qui tend à démarquer leurs revendications d’une pratique légitime ordinaire. 55


La nouveauté, est de voir Aujourd’hui, à Nantes, et dans des agglomérations d’une échelle comparable, les organismes chargés de l’aménagement de nouveaux quartiers ou de la réhabilitation des anciens faubourgs, passer commande sur des « projets incitant à la participation ». Ce déplacement de l’initiative citoyenne «participante» à celle des organismes publics chargés de l’aménagement urbain, engendre, dans la pratique, des hiatus et disfonctionnements qui modifient « l’art de faire » et le sens du terme «participation». S’il est légitime, après Henri Lefebvre, de rappeler le «droit à la ville» des citoyens, c’est parce que leur pratique de la ville et leur reconnaissance est un processus culturel et démocratique dont le sens dépasse et traverse chaque réalisation architecturale ou urbanistique. Pour échapper à toute emprise subjective, le récit des hommes politiques entretient au nom de la fonctionnalité et au service de la rationalité, avec l’abstraction, un rapport pervers parce qu’il dissocie le projet de ville du «projet de vie» de chaque habitant. Cette langue de bois recouvre tout échange et dialogue capable de négocier un projet dont le sens repose sur l’ouverture de chaque interaction. La participation est «stigmate» d’une crise de la technocratie. Ces critiques n’ont pas pour objectif de se débarrasser de la production de nouvelles pratiques et analyses. Nouveaux enjeux de la participation Le projet participatif n’est pas un soin palliatif ou un pansement qui accompagne un projet urbain, mais bien une dynamique constructive qui sollicite la mise en œuvre d’une intelligence plurielle. L’espace ne s’éfface pas au profit du temps. La distance est partie prenante d’un rapport d’interaction. Aucun partenaire de la négociation ne doit déléguer son emprise sur le sens. Si nous rapprochons ici la question de la participation de celle du projet, c’est bien parce 56


que ce qui « se négocie » dans un rapport de participation est une reconnaissance entre partenaires impliqués dans un processus de projet. Quand l’architecte, dans un autre niveau de la reconnaissance, trouve lien avec des partenaires qui travaillent soit le matériau soit la relation dans une articulation du projet, c’est d’articulation en articulation, d’interaction en interaction, que le métier d’architecte existe. Aucun modèle ne livre de méthode pour appréhender, construire une «fabrique de la ville». Après l’évaluation des compétences professionnelles, sociales et politiques des acteurs reconnus, un dernier effort est nécessaire : celui de reconnaître la capacité des paroles et pratiques citoyennes à produire un projet de ville. A l’énoncé de ces éléments, il est possible de conclure que les rapports sociaux demeurent foncièrement inscrits dans l’espace et dans le temps. Une pratique du projet enseigné à l’école d’architecture de Nantes : faire se croiser les hommes et les récits L’expérience pédagogique que nous menons à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, dans le cadre de l’enseignement d’un master successivement intitulé : « Fragments métropolitains », puis « Estuaire 2029 » tente sur des terrains concrets, de problématiser ces questions. Ce master a été, depuis 2007, le lieu d’une expérience pragmatique articulant récits et arts de faire de personnes et compétences d’ordinaire distinctes. Elle met en dialogue deux aventures ; celle de l’écoute et celle de l’habiter sur laquelle se négocie un projet. Cette pédagogie, repose sur l’échange permanent des compétences ; celles des personnes qui habitent ou pratiquent, celles des enseignants issus de champs disciplinaires différents (architecture et anthropologie), et celles des artistes, chercheurs et acteurs, ressources sur des territoires concernés par l’aménagement ou le ménagement. (Tuan, 1977) Par rapport aux références habituelles, cette pédagogie est paradoxale. Sa mesure est le temps d’une expérience, une intervention fondée sur la reconnaissance ; celle des interactions 57


entre «les passants considérables » ( Isaac Joseph, 1984) d’un lieu, ceux que l’on reconnaît d’ordinaire comme acteurs, et celui de sa mise en récit. En cela, elle questionne une des manières dont l’enjeu des temporalités croise celui du projet urbain. L’expérience pédagogique renouvelle chaque année, depuis 8 ans, une démarche d’exploration de nouveaux espaces sur l’estuaire de la Loire. Cette reproduction permet, au fil des séquences, d’élaborer progressivement une méthodologie réflexive. Vers de nouvelles pratiques de la participation La « négociation», ou autrement dit le « faire avec » (Lussault, 2007) est la question permanente de cette approche. « La méthode des itinéraires » a pour vocation de reconnaître les articulations sur lesquelles les différents partenaires produisent une parole et des actes. Elle est un travail d’énonciation qui précède, accompagne et fait retour sur l’élaboration d’un récit où s‘énoncent à chaque étape les questions de l’aménagement et celles du ménagement sur lesquelles s’articule un projet. Le métier d’architecte, s’il est devenu une profession hybride entre architecture et urbanisme, n’est plus seulement reconnu comme celui de l’auteur d’un bâtiment ou d’un édifice achevé. L’architecte est devenu aussi « un intercesseur » (Guattari, 1989). Son rôle est moins celui d’un acteur dominant, chef d’équipe ou responsable d’une hiérarchie des valeurs ou fonctions culturelles, que celui d’un écoutant, capable de mettre en relation des connaissances et des hommes dans des situations paradoxales ou énigmatiques, révélatrices d’une évolution ou d’un changement. L’architecte n’est pas l’ennemi de la participation (Kroll, 2013) Nous interrogerons le projet architectural et urbain, dans sa fabrication et sa finalité. Le projet devrait reconnaître l’inachevé (Siza, 2012) comme une valeur dynamique, en attente et préparation d’une nouvelle mutation. Si nous valorisons la notion d’inachèvement, ce n’est pas pour dévaloriser la dimension concrète et matérielle du projet. C’est précisément pouvoir intervenir là où se jouerait un nouveau rapport au projet.

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Comment l’espace-temps contemporain modifie t-il la traditionnelle représentation des rôles entre ceux qui pensent et fabriquent la ville, et ceux pour qui la ville est pensée et fabriquée ? Comment certaines notions, telles que celles de résistance, de mémoire, d’engagement, révèlent les contradictions d’un objet dynamique et de sa production ? Comment temps et espace s’articulent dans les différentes formes actuelles de luttes ? Cette proposition s’inscrit dans l’axe 3 du colloque : la production de l’espace. La question du déplacement du projet n’est pas celle d’un réajustement ou d’une actualisation des pratiques, mais la reconnaissance et la prise en compte des articulations que révèlent ce que l’on qualifie d’ordinaire de débordement ou de transgression. La démarche de projet mérite d’être évaluée dans ce glissement. Borha Chauvet, Chérif Hanna, Simon Henry et Margot Moison

A paraître dans les actes du colloque : Un monde urbain sans épreuve de l’espace-temps ? Les faits de distance au XXIe siècle Thématique retenue : Axe 3 : La production de l’espace 21,22 et 23 octobre 2015 Institut National de Recherche Scientifique, Centre Urbanisation, Culture, Société, Montréal, Canada. Chérif Hanna - architecte urbaniste enseignant titulaire à l’ENSA de Nantes Co-directeur du Master Villes et Territoires Jean-Yves Petiteau – anthropologue : Chercheur honoraire (CNRS) au CRESSON ( Centre de recherche Sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain) (UMR . CNRS) ENSA Grenoble. Enseignant vacataire à l’ENSA Nantes. (Co-responsable avec Chérif Hanna du master Estuaire 2029). 59


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HOMMAGES À JEAN-YVES PETITEAU 61


JEAN-YVES, L’AMI, LE PÉDAGOGUE J’ai connu Jean Yves Petiteau dans les années 90 quand j’enseignais à l’école d’Architecture de Bretagne à Rennes. Il nous parlait de la reconnaissance de l’autre et de l’importance du récit des lieux porté par la parole de l’habitant, et ce, dans le cadre d’élaboration d’un projet de quartier. Je me souviens de ce déjeuner dans un café de la rue du faubourg Saint Antoine à Paris, lors duquel je lui proposais de monter un studio de projet pour travailler sur cette ville ‘hors les murs’, cet entre deux : la métropole de l’estuaire entre Nantes et Saint Nazaire : Fragments Métropolitains était né. Il deviendra Estuaire 2029 ensuite. L’idée était de travailler sur cette ville qu’on a oubliée et surtout de tenter de faire rencontrer l’anthropologue et l’architecte et de faire croiser les hommes et les récits. Cet enseignement n’a cessé d’évoluer. Nous avons appris l’un de l’autre. Une relation de complicité permanente qui a mélangé l’amitié, la vie et un enseignement en commun, aussi bien pour nos étudiants que pour nous-mêmes. 10 ans de partage de nos connaissances et de nos références. 10 ans de proximité entre amitié et engagement dans une posture d’enseignement nouvelle. 10 ans de débats, d’hésitations et de prises de positions. 10 ans de voyages et de rencontres, dans les têtes comme Montréal ou Le Caire et en vrai comme Anvers, Londres, Bilbao, Montpellier, Porto, Lisbonne, Rotterdam et dernièrement Bruxelles, où nous avons rencontré nos amis Simone et Lucien Kroll. Jean Yves Petiteau était cet être sensible, toujours à l’écoute, mais révolté dans sa lutte pour les hommes et la vie. La disparition est brutale. Le cœur est en deuil. Je garderai le souvenir de la gentillesse timide de son savoir. Nous allons poursuivre la route que nous avons tracé ensemble. Vendredi 13 février 2015 Chérif

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JEAN-YVES, C’est en tant qu’étudiants que nous vous avons rencontré. Un semestre durant, vous nous avez accompagnés, le long de l’estuaire, dans l’élaboration de nos projets de fin d’étude. Le studio 2B07 de l’ENSAN, la plage de Montpellier ou encore votre salon à Saint Jean de Boiseau auront été autant de lieux d’échanges partagés avec vous. Votre culture, votre sens de l’écoute et votre disponibilité nous auront permis, à chacun, d’avancer dans nos démarches de projet jusqu’à l’aboutissement de nos diplômes. Parmi la richesse de tous les enseignements transmis, la méthode des itinéraires aura laissé une trace toute particulière dans nos mémoires : « marcher, penser, parler... ». Chacune de nos trajectoires a aujourd’hui pris un itinéraire singulier. Toutefois, cet enseignement partagé, cette culture commune que vous nous avez enseignée, contribue aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, à construire nos parcours professionnels pas à pas. Merci à vous, L’équipe d’Estuaire 2013 Clémence Mautouchet, Morgane Gloux, Nicolas Le Beulze, Mirwaïs Rahimi, Nadine Castrec Clotilde Malon, Anne-Claire Grimaud, Laurence Frénoy, Maud Delarue, Florent Auclair Julie Guibert, Marion Humeau

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18 FÉVRIER 2015 C’est avec une grande tristesse que nous apprenons le décès de Jean-Yves Petiteau. Nous nous joignons aujourd’hui, en tant que ses derniers étudiants, à la peine de tous ses proches. Nous écrivons ces quelques mots pour témoigner de notre reconnaissance envers tout ce qu’il a pu nous apporter et l’échange qu’il a pu instaurer. Nous avons partagé avec Jean-Yves ces six derniers mois, lors une période intense d’enseignement et de vie. Plus qu’un simple professeur, il représentait pour nous un modèle d’écoute et de connaissances qui savait, à sa manière, faire grandir chacun par la transmission généreuse de ses multiples expériences. L’équipe qu’il formait avec Saweta et Chérif représenta, pour de nombreuses promotions d’étudiants, un équilibre riche de postures complémentaires. Un ensemble fort où l’expression de ces diverses sensibilités permettait à chacun de développer une pensée originale au sein de son parcours éducatif. Comme ses nombreuses rencontres qu’il se plaisait à nous décrire, Jean-Yves assuma modestement ce rôle de passeur, créant en chacun de nous l’envie de dépasser ses préjugés. Nous permettant de rencontrer, d’écouter et surtout de considérer ces personnes qui ont su marquer notre parcours et notre vision de l’architecture. Sa posture, ses valeurs, c’est au travers d’une démarche, fondée sur l’écoute et le respect, que Jean-Yves Petiteau les transmettait. Au travers de ses itinéraires, qui nous enseignèrent l’extrême importance de l’échange personnel pour comprendre un territoire. Au travers de l’itinéraire d’une vie que notre mémoire et notre reconnaissance se doivent de prolonger. Reconnaitre les singularités et l’altérité de l’autre pour « faire projet », c’est « déjà faire un peu mieux ». Alors nous le remercions aujourd’hui, pour cette acceptation de la subjectivité dans l’enseignement et dans la connaissance d’un site, la reconnaissance de ses singularités, ses richesses qui nous ont donnés la force d’assumer nos projets. 64


Il croyait en la capacité de chacun et savait toujours se positionner de manière humble : « Je ne peux pas parler trop fort sinon je n’arrive plus à réfléchir ». Sa gentillesse communicative a ainsi su accompagner l’ensemble des personnes qui l’ont suivi jusqu’ici. Nous le remercions infiniment pour tout ce qu’il nous a inculqué et nous espérons que la force de son engagement résonnera encore dans nos futurs parcours. Lola Mahieu, Christophe Teixeira, Borha Chauvet, Solène Gautron, Camille Sablé, Charlène Lefeuvre, Colette Le Bourdonnec, Eglantine Bulka, Estelle Sauvaitre, Jeanne Roze, Juliette Dupuis, Ulas Colas, Ana Bernard, Arnaud Bobet, Anais Rives, Anthony Vong, Chun Hung, Clélie Mougel, Clémentine La Joie, Elena Peden, Estelle Durand, Justine Cloarec, Margot Moison, Pierre Guerin, Rozenn Balay, Simon Henry, Simon Galland, Aziz Ghanine, Florian Bonny, Markéta Vopelková, Joffrey Elbert, Rossila Goussanou, Marion Thomazo, Nathalia Yankovska.

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MESSAGE POUR JEAN-YVES Le temps d’un semestre, 5 mois, c’est bien trop court pour faire pleinement la connaissance d’un homme. Cependant c’est suffisant pour marquer une vie et préserver son souvenir. Je conserve l’image de ce petit homme à la voix douce et au sourire bienveillant. Il avait l’art de raconter l’anecdote, le souci du mot juste. Et,à travers eux,l’art de partager son expérience et transmettre son savoir. Il nous disait souvent que s’il parlait trop fort, il n’arrivait plus à réfléchir, à choisir ses mots. Donc, il nous parlait lentement, tout doucement et peut être, un peu trop longtemps. Je n’ai jamais eu besoin d’autant me concentrer pour écouter quelqu’un parler. Au gré de ses histoires, j’avoue que bien des fois, trop souvent peut-être, j’ai laissé mon esprit vagabonder, bercé par cette voix si paisible. De nombreuses choses sont à retenir, certaines essentielles et d’autres moins. Mais ces dernières n’en sont pas moins importantes car grâce à ces « petits riens », une rencontre devient belle. Elle le fut pour moi ! Merci Jean-Yves, j’espère t’avoir apporté un peu en retour de tout ce que tu m’auras appris et fait découvrir. Je retiendrai tes itinéraires qui, plus qu’une méthode, m’auront appris à prendre le temps de l’écoute de l’autre et à me laisser guider. Comprendre que les autres voient autrement. Voir grâce à eux ce que je ne regarde jamais et ne plus oublier de regarder ça aussi ! Lundi 18 mai 2015, Christophe Teixeira

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HOMMAGE À JEAN-YVES Nos chemins ne se sont croisés que peu de temps Jean Yves. Et pourtant, en quelques mois, j’ai appris plus sur toi que je ne l’aurais cru. Tu savais te livrer sans trop de difficultés. Dans ton regard d’abord, beaucoup de choses passaient. Un regard bienveillant, ampli de sensibilité, «mouillé». D’ailleurs, tu cherchais toujours le notre avec insistance... Tu cherchais notre attention. Et lorsque, leurs rencontre avait lieue, c’est tout naturellement que tu venais vers nous et la conversation pouvait commencer. Lorsque tu t’adressais à nous, tes étudiants, tu instaurais une mise en conditions d’échange bien à toi. Tu avais une capacité parfois excédante à t’éparpiller dans un discours en longueurs, qu’il était bien souvent difficile à suivre avec la même intensité d’attention. De plus, tu ne parlais jamais bien fort. Tu faisais parti de ceux qui prennent leur temps. Le temps de dire, le temps de faire. Il fallait se concentrer pour t’écouter, rester patient. C’est drôle, «écoute», c’est le mot sur lequel j’avais travaillé lors de notre petit exercice d’abécédaire. En fait, ton enseignement était très proche de ta manière d’être. Jamais de présentation projetée, tu avais recours à la transmission orale, plus spontanée et plus humaine peut-être aussi. Et lorsque nous étions parvenus à rester attentifs, nous en étions parfois récompensés... Nous captions alors une phrase, un mot, qui nous apparaissait soudainement d’une grande pertinence. Cette parole était d’une telle justesse, qu’il se pourrait bien qu’elle résonne encore en nous pendant des années... Mercredi 27 mai 2015 Audrey, étudiante de Estuaire 2029

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LE RAPPORT À L’OEUVRE Saurions-nous lire comme Cimabue à la fin du 13è siècle, le trait qu’Ambrogiotto, l’enfant berger, dessine avec un bout de charbon sur la pierre ? Saurions-nous reconnaître, au sens d’éprouver, l’interaction globale et complexe qui anime ce trait ? Sommes-nous comme Cimabue qui, passant au moment précis du traçage, engage une qualité d’ouverture sensible telle, qu’il est capable de percevoir une singularité profonde en train de s’énoncer dans ce trait dessiné au charbon près d’un cours d’eau ? Serions-nous assez ouverts, pour que la réception d’un trait d’autrui en vienne à décentrer nos certitudes engageant nos vies, au point d’amener avec nous la personne qui l’a énoncé, comme Cimabue l’a fait avec l’enfant Ambrogiotto di Bondone, devenu par la suite, Giotto ? C’est bien cela qui engageait Jean-Yves Petiteau dans ses interactions. Son écoute, sa réceptivité traversaient son être tout entier, abolissant la linéarité du temps pour y installer l’unicité de la durée. Pour lui, la division temporelle de la vie en futur, passé et présent laissait place à la porosité de la durée. Cette durée prenait chez lui la forme d’une chorégraphie conjuguant finement souvenirs d’histoire officielle, méditations personnelles et rencontres, aux expériences du quotidien. Il parvenait ainsi à mettre en mouvement, à fluidifier la matière du monde, pour lui territoire - je pense à celui de la Loire qu’il aimait tant - comme épaisseurs de vie. Une écoute d’une qualité si singulière qu’elle était comme habitée d’une intensité agissante, inchoative, pour les personnes qui le rencontraient. Car son écoute nous faisait place. Tel un Cimabue reconnaissant le trait du jeune berger, 68


l’écoute de Jean-Yves Petiteau nous donnait la possibilité de devenir mouvement. C’est-à-dire d’énoncer de l’inouï, que nous découvrions au fil de notre rencontre avec lui. Pour Jean-Yves Petiteau, la Relation, pour reprendre cette catégorie du poète Edouard Glissant, était à l’œuvre chemin faisant. Comme une manière d’énoncer le mystère de nos humanités réciproques. Le pire que nous puissions faire désormais, c’est de réduire ses itinéraires à une méthode. Il n’avait de cesse de reformuler, de faire évoluer les manières de faire (Cf. Michel de Certeau) ces itinéraires. Et ce, au fur et à mesure des interactions nouées tout au long des bifurcations infinies qu’il savait ménager dans la durée. Ses itinéraires étaient, pour lui, l’une des traces habitées des arts de vivre qu’il n’a jamais cessé de tisser avec autrui. Pantin, le 11/5/2015 Ricardo Basualdo

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L’association Arts de faire, initiée par Jean-Yves Petiteau et Chérif Hanna et mise en place au sein de l’ENSA de Nantes, est présidée par Michel Marié. Elle consiste en un atelier permanent de recherche-action, visant à valoriser et reconnaître les expériences naissantes des architectes et collectifs en réponse aux attentes nouvelles de conception et de réalisation urbaines partagées. Retrouvez l’ensemble des ouvrages réalisés par les étudiants ainsi que les différentes informations concernant l’association arts de faire sur : www.artsdefaire.org

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Remerciements à : M. Christian Dautel, Directeur de l’ENSAN, M. Nicolas Schmitt, Directeur administratif et financier de l’ENSAN, M. Johanna Roland, Maire de Nantes et présidente de Nantes-métropole, M. Pascal Pras, Maire de Saint-Jean-de-Boiseau, M. Franck Savage, directeur de Nantes-métropole aménagement, M. Jean-Luc Charles, Directeur de la SAMOA, M. Alain Bertrand, Directeur adjoint de la SAMOA, M. Thierry Brutus, Maire de Paimboeuf, M. David Pélon, Maire de Trignac, M. Yannick Haury, Maire de Saint-Brévin-les-Pins, M. François Cheneau, Maire de Donges, M. Joël Geffroy, Maire de Cordemais, M. Sylvain Scherer, Maire de Frossay, Et tout particulièrement Simone et Lucien Kroll, Paysagiste et Architecte, Toutes les équipes remercient chaleureusement tous les habitants de l’estuaire qui leur ont accordé du temps pour réaliser entretiens et itinéraires. Comme à chaque édition, un grand merci à Mme Evelyne Thoby pour sa patience et sa réactivité.

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Achevé d’imprimer à l’ENSAN en Juin 2015



ESTUAIRE DE LA LOIRE Territoire en mouvement

Le master « Estuaire » 2015 est la 8ème édition d’une démarche originale centrée sur le même territoire stratégique : l’Estuaire de la Loire. Chaque session est l’occasion d’explorer de nouveaux espaces à différentes échelles ; les mobiliser et rendre explicites des arts de faire et des arts de vivre, peu ou pas toujours reconnus par les experts et professionnels de l’aménagement. Après « La métaphore d’une île » en 2013 et « Import/Export » en 2014, la thématique retenue pour le projet actuel « Tirer des bords» tente de retourner sur les traces de la mémoire, la dynamique d’un « ménagement » capable d’inaugurer un processus de résilience in-situ. Les territoires sur lesquels les étudiants en fin d’étude à l’ensan et les enseignants construisent une démarche et proposent un projet d’aménagement aux personnes qui vivent sur ce territoire ; habitants, élus et différents acteurs, sont situés sur les communes de : Nantes Métropole, Frossay, Cordemais, Donges, Paimbœuf, Trignac, Saint Brévin et les espaces limitrophes. Cette édition a été marquée par la disparition de Jean-Yves Petiteau. Anthropologue CNRS, et enseignant à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes. Il est décédé le jeudi 12 février. Il laisse derrière lui une œuvre inachevée et marquante dans les milieux de l’urbanisme et de l’architecture, en particulier par sa méthode des itinéraires. 2015


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