Pension complète (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

Page 1


Raphaël Guillet Pension complète

Avec l’aimable soutien de la Ville de Lausanne

Éditions Favre SA 29, rue de Bourg CH-1003 Lausanne

Tél. : (+41) 021 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com

Groupe Libella, Paris

Distribution/importation France, Belgique, Canada : Interforum 92 avenue de France F-75013 Paris contact.clientele@interforum.fr

Distribution Suisse : Office du livre de Fribourg Route André Piller CH-1720 Corminboeuf

Dépôt légal : septembre 2025

Imprimé en Pologne par Arka. Lot : 01

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Mise en page : SIR

Photo de couverture : PicsArt/Adobe Stock

ISBN : 978-2-8289-2294-8

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

Raphaël Guillet

Pension complète

Roman

« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

Jean de La Fontaine

« Et si on célébrait ceux qu’on ne célèbre pas. Pour une fois, j’aimerais lever mon verre à ceux qui n’en ont pas. »

Stromae

Boris quitta l’ascenseur et marcha vers le hall principal, se frayant un passage entre les visiteurs, les chaises roulantes, les lits ambulatoires et les blouses blanches du personnel médical puis il se dirigea vers la sortie de l’hôpital. Il tâta les poches de son manteau à la recherche de cigarettes. Un vieux réflexe : il avait arrêté le tabac six mois plus tôt, le jour où son toubib lui avait annoncé l’existence de son cancer du côlon. À peine sorti, Boris ressentit sur sa peau l’air glacial de cet hiver interminable et observa la quinzaine de patients venus fumer à l’extérieur, en chemise de nuit ou pyjama malgré le froid. L’un d’eux avait une jambe et un bras dans le plâtre. Il réalisait des prouesses d’acrobate sur ses béquilles pour obtenir sa dose de nicotine, risquant de s’étaler à chaque bouffée.

La station de métro était proche. Boris la rejoignit sans essoufflement. Il marchait, respirait, tout n’était pas perdu même si son médecin oncologue venait de tempérer ses ardeurs en parlant de rémission fragile. Un nouveau rendez-vous était prévu au mois d’avril.

Dans le métro, Boris vit un adolescent tatoué céder sa place à une vieille dame sans lui piquer son sac. Signe que l’espoir était encore de ce monde, pensa-t-il. Puis il sortit L’Hebdo, enroulé dans la poche intérieure de son manteau. L’éditorialiste s’enflammait sur une statistique : « Un prêtre catholique sur deux entretient une relation sexuelle avec un partenaire du sexe opposé en dépit des vœux de chasteté. » Le journaliste n’en revenait pas. Son hebdomadaire, estimait-il, lançait un énorme pavé dans la mare. « Rendezvous compte, UN SUR DEUX ! »

Un sur deux c’est peu, le journal se trompe, songea Boris. Il savait de quoi il parlait, lui, l’ancien curé. Il n’en connaissait aucun, parmi ses pairs, qui n’ait régulièrement partagé des moments d’intimité avec une femme. Ou avec un homme.

Cette polémique médiatique idiote lui rappela la remarque de l’Apache, son pote de la pension. Si Jésus avait vécu à notre époque, disait-il, les rédactions en auraient fait des tonnes sur la crucifixion et auraient raté le christianisme.

Boris referma le journal, pensa à tous les enfants de curés qu’il connaissait et à Céline, aujourd’hui âgée de dix-huit ans. Il sortit du métro et entra dans une cabine téléphonique pour l’appeler et la tenir au courant. Elle étudiait l’anglais à Brighton, mais elle était facilement atteignable et elle insistait pour que Boris achète lui aussi un de ces « smartphones » qui commençaient à se répandre sur la planète.

– Papa, j’étais morte d’inquiétude, j’ai appelé deux fois. Il faut vraiment que tu fasses ce que je t’ai dit. À la pension, ils ne savaient pas où tu étais et ils ne savaient même pas pour ton rendez-vous à l’hôpital.

– Désolé, mais tout va bien, Céline. Le médecin est optimiste.

– Tu me le jures ?

– Et je te promets aussi d’acheter un téléphone comme le tien.

Boris évita de dire à sa fille qu’il achèterait le modèle le moins cher possible. Le pécule amassé durant ses années de prêtrise avait fondu à tel point qu’il devait deux mois de loyer à Markus et Baguette pour sa pension complète.

Le printemps tardait en cette fin mars. Boris décida de marcher pour se réchauffer et se changer les idées. Il aimait déambuler en ville. Il en avait mémorisé le plan des rues en travaillant comme chauffeur de taxi durant ses études de théologie, bien avant l’avènement du GPS. « Je connais cette ville comme mon oncologue mon trou du cul », déclama-t-il sur l’Esplanade de la cathédrale.

Magnifique panorama. Le site dominait le lac et toute l’agglomération. Boris l’avait souvent constaté : à cet endroit, la vue résumait sa vie. Sur sa gauche, derrière une rangée d’arbres,

il apercevait la boulangerie de son père et la maison de son enfance. Au centre, la bibliothèque universitaire lui rappelait une partie de ses études. Sur sa droite, l’église où il était devenu curé. Trois pâtés de maisons plus bas, derrière le pont, la clinique où Céline était née. Sa mère était toujours de ce monde, mais Boris ne faisait plus partie du sien. Trop d’incompréhension, de rancœur, trop de non-dits, trop d’intolérance. Pourquoi tout était-il si difficile ? Pourquoi les humains ne s’aidaient-ils pas davantage ? Pourquoi vivaient-ils leur vie comme s’ils en avaient plusieurs ? La sienne était plus simple avant, jugea-t-il. Avant de perdre la foi. Avant de quitter l’Église. Avant la maladie.

Il regarda les centaines de toits et ressentit un élan de sympathie pour tous ceux qui vivaient là, sous ses yeux : les vieux, les jeunes, les cancres, les unijambistes, les génies incompris, les cyclistes, les motards, les coiffeurs pour dames, les flics, les employés du fisc. Tous. Même le gars mandaté par l’Office des poursuites venu saisir le peu qu’il possédait dans sa chambre, l’autre jour, à la pension.

Les premiers lampadaires s’allumèrent. Boris revint sur ses pas et marcha sans but précis, s’immobilisant ici, devant le spectacle féerique d’une classe de danse, ou là, sous une enseigne en fer forgé évoquant le temps passé. C’est à peine s’il remarqua le froid et l’obscurité s’immiscer dans les rues.

Tous les magasins du centre étaient maintenant fermés.

En passant devant la confiserie Tony, il eut une pensée pour son père boulanger, mort depuis des lunes. Il se souvint aussi de la devise paternelle : la vie est trop courte pour la prendre au sérieux. Et trop longue pour se la compliquer.

Cette pensée lui donna une idée. Boris foula les pavés jusqu’au bas de la rue piétonne et s’arrêta devant une boutique. « Chocolatier depuis 1850 » pouvait-on lire à l’entrée.

Tout alla très vite. Le coup de pied, la vitre de la porte volant en éclats. Aucune alarme. Boris dégagea l’entrée, se faufila à l’intérieur. Les effluves de chocolat le stimulèrent. Nom de Dieu, songeat-il, il aimait la vie et allait s’en offrir une belle tranche.

Il dégusta deux pralinés en jetant un coup d’œil vers l’extérieur. Personne. Il prit un grand sachet, l’ouvrit, le remplit de pavés glacés moka. Il goûta ensuite une truffe au caramel liquide, une autre à l’absinthe et craqua pour la version à la cannelle. Il en versa une poignée dans un deuxième sachet qu’il offrirait à l’Apache, Al et Gianni, ses copains de la pension. À Fabienne aussi.

Vite, encore un dernier sachet, se dit-il. Boris le remplit d’une quinzaine de chocolats au gingembre et au poivre de Cayenne. Avant de sortir du magasin, il attrapa une petite boîte mauve remplie de dragées blanches. Pour Baguette, la patronne. La boîte avait la taille d’un paquet de cigarettes, observa-t-il sans regret. Après tout, il recommencerait à fumer en phase terminale. Le jour où il n’y aurait plus aucun espoir.

Nous étions tous au bistrot lorsque Boris est arrivé à la pension avec ses chocolats. Il nous a raconté comment il se les était procurés, puis il a ajouté : « On n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Tout à fait d’accord. Mais c’est le seul dicton que j’approuve, parce que la sagesse populaire me désole, je la trouve bête et convenue.

L’argent ne fait pas le bonheur.

L’argent ne tombe pas du ciel.

La richesse, c’est se contenter de ce qu’on a.

L’habit ne fait pas le moine.

Je pouffe quand j’entends dire que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, moi qui gérais la fortune de fils à papa milliardaires dont le réveil au champagne n’intervenait jamais avant midi.

Je trouve tout aussi stupide d’affirmer que les gens ne changent pas. N’importe quoi. Bien sûr que l’on change. La vie nous change en permanence. À chaque seconde. Elle nous change physiquement, mentalement, émotionnellement, spirituellement, sexuellement, financièrement. Elle nous altère, nous modifie. Tout le monde change. Même moi qui m’étonnais ce matin d’éprouver de la tristesse pour les propriétaires d’un chat écrasé sur la route alors que je restais froid comme le marbre à l’époque où je licenciais des employés en charge de famille ou, plus tard dans

mon entreprise, quand je plaçais les économies d’un petit vieux dans des actions pourries.

La vie nous change. Tous les personnages de cette histoire ont été marqués par les aléas de l’existence. L’Apache, Fabienne, Al, Tyson, Markus, Baguette, Halima, Gianni. Tous, à commencer par Boris, le curé défroqué, amateur de chocolat, rongé par le doute et le cancer, que vous découvrirez avec un faux passeport en poche dans les rues de Zurich à la fin de cette histoire. Dans un costume de couleur anthracite taillé sur mesure.

Parce que l’habit fait le moine.

C’était une belle voiture avec sa carrosserie vert pomme et son intérieur en cuir. Un régal à conduire. Le volant était doux au toucher, le siège conducteur parfaitement adapté à son corps, Al était aux anges même si ce n’était pas sa voiture. L’ennui c’est qu’il pleuvait des cordes sur l’autoroute. Il devait se concentrer, le va-et-vient des essuie-glaces et le reflet des éclairs sur le parebrise le gênaient.

Il devina une forme intrigante au loin, au bord de la route, et freina. Ni un objet ni un animal. Un auto-stoppeur était assis sur la bande d’arrêt d’urgence.

Al n’aimait pas les auto-stoppeurs avec leurs pancartes indiscrètes. Lyon, Genève, Zurich ou Milan, ils pouvaient se rendre où ils voulaient, inutile de le lui faire savoir.

Il s’arrêta en maintenant de la distance pour observer, s’attendant à voir un homme. C’était une femme.

Al se demanda ce qu’elle fichait là, seule sous la pluie, le menton sur les genoux. Elle étudie les flaques d’eau ? Elle lit l’avenir dans le goudron ? Elle arbitre un combat de limaces ?

La femme ne bougea pas. Faisait-elle vraiment du stop ? Al hésita à remettre les gaz. Il sortit de la voiture, observa les environs à la recherche d’un complice planqué. Non, personne.

Il s’approcha.

– Vous savez que c’est dangereux de faire du stop sur l’autoroute ?

– Vous vous êtes arrêté pour me dire ça ?

Al se tut et l’observa. Elle avait les cheveux détrempés. De l’eau boueuse coulait sur la peau mate de son visage. Italienne, espagnole ou portugaise, pensa-t-il.

– Je vous emmène quelque part ?

Elle sembla réfléchir puis se leva.

Al rejoignit la voiture et libéra la place du passager en déplaçant ses affaires vers le siège arrière. Elle s’assit, déposa son sac de voyage à ses pieds, puis ôta son pull de laine mouillée. Quatre lettres majuscules étaient tatouées sur son bras gauche :

– Gina ? demanda-t-il.

Elle fit oui de la tête. Avec la méfiance de celle qui a déjà entendu mille fois la question.

– Moi c’est Al.

– Al comme Albert ?

– Comme Al Pacino. Ma mère adorait cet acteur.

– Il vit encore ? demanda-t-elle.

– Lui oui, ma mère non…

– Désolée.

Elle ne semblait pas désolée et n’avait aucune raison de l’être, pensa-t-il, vu que sa mère était en pleine forme.

– Ma mère est morte, reprit-il, égorgée, dépecée par un amateur de barbecue qui l’avait prise en stop un soir de pluie.

Gina ne saisit pas tout de suite. Puis elle braqua sur Al ses deux prunelles noires dégoupillées. Son visage se détendit et le sourire l’emporta sur la colère.

– Vous allez où ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas où dormir. Tu connais un endroit bon marché dans la région ?

Al vivait dans une pension de famille et il y avait encore des chambres, lui dit-il tout en l’observant. Elle était belle avec ses cheveux noirs en bataille, son visage bien dessiné et ses jambes de danseuse.

Al invoqua la chance, lui qui, à vingt-cinq ans, n’avait encore connu que très peu de femmes, lui qui était tout sauf un dragueur. Il enclencha le moteur et démarra. Ses fantasmes décollèrent, emportés par 250 chevaux, alors que Gina somnolait à ses côtés.

Elle s’endormit bientôt. Al put alors la regarder en toute innocence. De haut en bas : le menton, la base de son cou, les seins, les hanches, les cuisses. Arrivé aux chevilles, il comprit son malheur : le sac boueux de la belle au bois dormant avait dégueulassé le cuir et la moquette. La cheffe de l’agence de location de voitures allait sans doute râler. Pas question pour lui de perdre son petit job de convoyeur. C’est tout ce qu’il avait comme travail pour l’instant.

Ils arrivèrent à la pension après vingt minutes de route. Al tenta de réveiller Gina en augmentant le volume de la musique. Peine perdue. Il lui caressa le bras. Elle ouvrit les yeux.

– C’est ici, Gina. On est dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, mais on y vit bien. La pension, c’est ce grand bâtiment brun, là, en face. Les gens qui y vivent sont des seigneurs, tu vas t’en rendre compte. Ils t’accueilleront comme ils l’ont fait pour moi.

– Merci. Mais je n’ai presque pas d’argent…

– Ils comprendront. J’étais dans une mauvaise passe quand je suis arrivé il y a un an, dit-il sans préciser que sa situation avait encore empiré.

Gina sortit de la voiture. Le mauvais temps ajoutait une touche lugubre à ce quartier de bâtisses et de hangars délabrés. Elle regarda à peine. N’importe quelle baraque chauffée fait l’affaire quand on vient de passer deux nuits au froid.

Baguette, la patronne de la pension, s’occupa de Gina comme elle l’aurait fait d’un oiseau tombé dans une fosse à purin et Al reprit la route pour ramener la voiture à l’agence.

Vous venez de consulter un

Tous droits réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite.

Éditions Favre SA

Siège social : 29, rue de Bourg – CH–1003 Lausanne

Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com

www.editionsfavre.com

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.