

Le monde se déchire :
Suisse
Guerre, euro, migration, dette, inflation, émeutes, géopolitique
Beat Kappeler
Le monde se déchire : et la Suisse ?
Guerre, euro, migration, dette, inflation, émeutes, géopolitique
Éditions Favre SA
29, rue de Bourg
CH-1003 Lausanne
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Dépôt légal : mai 2025
Traduction : François Chaudet et Eric Rochat
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Copyright © Beat Kappeler, Wenn alles reisst, hält die Schweiz ? Krieg, Euro, Migration, Schulden, Inflation, Aufruhr, Geopolitik, 1ère édition 2023, réimpression inchangée 2023, Stâmpfli Verlag AG, Bern
Tous droits réservés.
Mise en page : SIR
ISBN : 978-2-8289-2304-4
© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse
Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.
Préface
En une décennie et demie, le monde a changé au point de devenir méconnaissable, et pas seulement pour son bien. La Suisse, en revanche, est présentée par les observateurs, chez nous et à l’étranger, comme un pays stable, performant et tourné vers l’avenir. Mais de plus en plus souvent, les crises, les bouleversements et les autres courants politiques de l’étranger ont tendance à se muer en problèmes intérieurs. Il est dangereux de s’accrocher aux vertus anciennes lorsque tout change autour de soi. Mais il est encore plus dangereux de méconnaître ses propres vertus et de les abandonner. Il faut donc être lucide.
La situation n’est pas nouvelle : le Pacte fédéral du Grütli parlait déjà en 1291 de la « malice des temps » et indiquait comment y remédier.
Les bouleversements sur la scène internationale se sont succédé avec des ondes de choc ressenties jusqu’en Suisse : après une crise financière dans l’Amérique lointaine, l’une de nos deux grandes banques vacille soudain en 2008 puis l’autre s’écroule en 2023. Pour la première fois depuis les années trente du siècle dernier, la Banque nationale et la Confédération ont dû se porter au secours de s banques. Les règles de la place financière ont dû être modifiées et des dizaines de milliards de francs engagés en quelques jours.
La nouvelle monnaie européenne, l’euro, a ensuite glissé dans une crise existentielle après seulement dix ans d’existence et sa
valeur s’est fortement dépréciée. La Banque nationale suisse a pu freiner la hausse du cours du franc pendant un certain temps mais a dû capituler en 2015. L’industrie d’exportation en a subi le contrecoup.
Les flux de migrants en provenance d’États en déliquescence n’ont cessé d’augmenter, moins en raison de la pauvreté elle-même que de l’amélioration des services et des institutions en Europe et, de façon plus abrupte encore, lorsque la chancelière allemande a ouvert largement les portes.
Sans modification apparente des traités, l’Union européenne s’est pratiquement transformée en État et a proposé à la Suisse un accord-cadre inacceptable.
La souveraineté fiscale de notre pays est tombée sous le coup de la décision des pays de l’OCDE d’uniformiser l’imposition des entreprises.
La pandémie mondiale de la Covid-19 – la première depuis cent ans ! – a longtemps paralysé les institutions suisses, l’économie, le travail et la culture.
L’augmentation constante des dépenses de presque tous les pays depuis la crise financière a entraîné des situations d’endettement ingérables aux États-Unis et en Europe. Les banques centrales ont financé ces dettes et les dettes privées par une création monétaire sans précédent, qui a débouché naturellement sur l’inflation.
Puis, pour la première fois depuis 1945, une guerre d’agression a éclaté en Europe, la Russie envahissant l’Ukraine. Les pays occidentaux ont alors pris des sanctions sévères, qui ont ébranlé la conception traditionnelle de la neutralité suisse.
Le dernier point de cette succession de crises a été la pénurie soudaine de pétrole et de gaz, tous les pays craignant désormais pour leur argent, leur prospérité et leur énergie vitale.
Sur le plan géopolitique, la guerre et les intérêts pétroliers rapprochent de grandes parties du monde non démocratique : Chine, Russie, Iran et Turquie en particulier dénient ouvertement tout bénéfice sociétal aux droits de l’homme hérités des Lumières.
La Suisse peut-elle résister à ce mouvement de fissuration de la sécurité mondiale ? Dispose-t-elle de la marge de manœuvre nécessaire pour préserver son autonomie d’action ? Ce livre tente de donner une vue d’ensemble de cette problématique et de dispenser quelques conseils. En dehors des images de soi, un peu simplistes, que nous dictent la Droite et la Gauche, il pose surtout la question : qui sommes-nous ?
La
Suisse
– une horloge déguisée en État
Le gouvernement et les procédures sont stables, presque trop pour certains. Si ses membres sont élus individuellement par le Parlement, le Conseil fédéral agit collectivement et n’a jamais démissionné dans son ensemble depuis 1848. Même si la Constitution fédérale a pris pour modèle celle des États-Unis, la fonction du président qui conduit le collège gouvernemental est calquée sur le Directoire français de 1795.
Le Parlement, structuré de manière fédérale en deux chambres d’égale compétence, est souverain : c’est un régime d’assemblée expressément dépourvu de juridiction constitutionnelle susceptible de s’opposer à ses décisions. La direction suprême du pays n’est donc pas dans les mains des juges et des juristes ; elle est confiée aux représentants du peuple et des cantons. Ceux-ci « votent sans instructions », selon les termes de la Constitution, c’est-à-dire sans mandat contraignant de leurs cantons. Si l’on se réfère aux « démocraties parlementaires » des pays voisins, la signification est profonde : les électeurs peuvent panacher, cumuler, biffer et façonner ainsi à leur guise les listes électorales, en désaccord avec les états-majors des partis. Les élus peuvent donc dire à juste titre que ce sont eux qui apportent le siège au parti. À l’inverse, dans les autres pays, les candidatures sont influencées – voire attribuées – de diverses façons par les directions des partis. Pendant la législature, le mot d’ordre est de voter, soit dans le sens du gouvernement issu du parti, soit de s’y opposer, ce qui équivaut à un vote de confiance ou de censure.
Ce système constitue le premier niveau de la gouvernance : la souveraineté n’est pas seulement celle de la procédure parlementaire suisse, mais aussi celle de chaque parlementaire. Le gouvernement et les états-majors des partis ne peuvent rien imposer, ce sont les élus qui décident, par l’exercice de leur pouvoir personnel de panachage, en toute matière et d’où qu’ils viennent.
C’est le peuple qui fixe l’ordre du jour
Le deuxième niveau de la gouvernance est celui des droits populaires. Par son vote, le peuple agit comme un mandant.
La menace du référendum plane en permanence sur les travaux du gouvernement et du Parlement. C’est pourquoi, avant de légiférer, le gouvernement cherche à connaître les souhaits des associations, des partis, de la culture et de l’économie dans le cadre d’une large procédure de consultation. Ce sont ainsi plusieurs milliers de citoyens actifs de la société civile qui sont informés et consultés en amont des décisions politiques. La conséquence en est que la plupart des corrections apportées aux projets de loi sont davantage la conséquence de l’existence même des droits populaires que de leur exercice effectif sous forme de votations, même si celles-ci sont nombreuses.
Le droit d’initiative, quant à lui, est l’apanage des groupes et des individus. Contrairement à ce qui s’observe dans d’autres pays, il n’est pas une grâce accordée au peuple par le gouvernement. C’est le peuple qui fixe l’ordre du jour, lequel n’est pas imposé d’en haut. Il faut réfuter la critique de nombreux observateurs partiaux selon laquelle ces votations renforceraient l’abus de pouvoir arbitraire des majorités sur les minorités. Les minorités peuvent prendre leur revanche par l’exercice de ces mêmes droits populaires : il y a des votations populaires presque chaque trimestre ! Enfin, la double majorité requise (peuple et cantons) pour les révisions constitutionnelles vient compléter et tempérer le risque que pourrait représenter le redoutable rouleau compresseur de la seule majorité populaire.
Comme les taux d’imposition sont ancrés dans la Constitution fédérale, le peuple et les cantons sont souverains quant au montant global qu’ils souhaitent accorder aux politiciens. Les personnes actives dans la politique suisse sont finalement une « organisation apprenante ».
Le fédéralisme, avec deux niveaux en dessous de l’État fédéral, celui des cantons et celui des communes, continue de jouer son rôle, en dépit des structures financières complexes et d’une tendance à renforcer toujours plus les compétences centrales.
Ce sont surtout les prestations locales qui sont l’objet du pouvoir de décision direct du citoyen, tant pour leur définition que pour leur financement : hôpitaux, écoles, approvisionnement, élimination des déchets, planification locale, prestations d’assistance, tribunaux. Si l’électricité est facturée à plus de 8 millions d’habitants par le biais de 600 tarifs de réseaux locaux, il ne faut pas y voir les dérives d’un fédéralisme insensé ; il s’agit d’infrastructures conçues sur la base des coûts, conformément au principe de causalité.
En marge de ces institutions, la société civile elle-même cultive une attitude de dialogue en son sein et avec les autorités. On se parle, on intervient, on sollicite des critiques.
Comment l’opinion publique suisse gère-t-elle cette dichotomie entre les bouleversements et les crises des États voisins et ses propres institutions ?
Critique de l’horloge
Les Américains nous ont longtemps et lourdement reproché de ne pas avoir restitué les avoirs déposés par les victimes du nazisme, en particulier juives, et d’avoir profité de transferts d’or avec la Banque nationale. Bien que la Suisse, dans le cadre de l’accord de Washington, ait déjà versé en 1946 la très grosse somme de 250 millions de francs dans la poche des États-Unis, en excluant toute responsabilité légale de la Suisse mais en échange de l’abandon total des créances des a lliés, et bien qu’elle ait, en 1961 déjà,
fait un appel public à produire les déclarations de pertes, tout fut oublié. Nos autorités ont réagi sous le choc et les communications des médias se sont muées en accusations. Une commission d’historiens dirigée par le professeur Jean-François Bergier a été mise en place. Des critiques se sont plaints de sa composition orientée à gauche et encore plus des résultats de ses travaux. Finalement, entre 1996 et 2000, ce sont environ 340 millions de dollars qui ont été découverts sur des comptes inconnus. Nonobstant cela, les banques suisses avaient déjà versé 1,25 milliard de dollars à titre forfaitaire. Ce qui frappe, c’est que ces historiens, dont beaucoup favorisent les analyses « transnationales », ont négligé de comparer nos différentes actions politiques – au sujet de l’or, des réfugiés, des avoirs déposés, des livraisons – avec celles d’autres pays qui n’étaient pas non plus impliqués dans la guerre (Suède, Portugal, Espagne, Argentine). Une analyse comparative aurait seule permis de proposer ce qu’aurait été à l’époque des faits une attitude éthiquement responsable.
L’image de soi de la Suisse qu’en ont les critiques
Cette nouvelle mise à jour du passé a non seulement modifié une certaine image que les Suisses avaient d’eux-mêmes mais a attenté à de nombreux autres domaines. Vis-à-vis du monde, la Suisse est ainsi fondamentalement coupable à plusieurs titres : la guerre mondiale qu’elle a évitée, sa place financière, sa richesse, son aide modeste à l’étranger, sa distance par rapport à l’unification européenne, l’accueil qu’elle réserve à des entreprises de matières premières. Plus récemment, des historiens amateurs tentent en outre de faire porter à la Suisse et à ses valeureux pionniers du commerce mondial et de l’industrialisation une méprisable participation au trafic d’esclaves ; ils s’efforcent ainsi de rattacher sa richesse au colonialisme. Pourtant, les preuves sont bien minces et non concluantes comme l’écrit la chercheuse Béatrice Veyrassat.
D’autres historiens professionnels, nommés professeurs, se rallient à cette vision dégradante, notamment au sujet de la souveraineté.
Pour résister à la vague patriotique qui porte l’Union démocratique du Centre, ils soulignent à quel point la Suisse a toujours été et reste dépendante de l’étranger, dont elle subit l’influence déterminante. Georg Kreis se réfugie dans la psychologie collective pour qualifier de « peur » l’attachement à la souveraineté.
Nombreux sont ainsi les narratifs péjoratifs, selon lesquels l’adhésion de la Suisse à l’UE pourrait parfaitement se marier avec les souverainetés dégradées de ses membres : étrange appétit pour le suicide par peur de la mort…
Pourtant, les observateurs sérieux ne se sont jamais fondés sur l’axiome d’une souveraineté absolue, ni d’une indépendance technique, ni d’une moralité supérieure de la Suisse. Débarrassons-nous donc des lunettes professorales et partisanes pour lire sans déformation les identités suisses.
L’image de soi est importée
C’est l’Allemagne qui a infusé dans le cœur et l’esprit de la Suisse alémanique cette image tourmentée de soi-même, ce retraitement coupable du passé. C’est devenu une véritable mode qui ne s’éteint pas, des décennies après la Seconde Guerre mondiale, et qui n’a pas d’équivalent en Suisse romande.
Sur ce point aussi, les deux grandes parties du pays sont quelque peu étrangères l’une à l’autre. Les penseurs et les philosophes de Suisse romande ont toujours eu un grand écho en France – et ailleurs –, plus que la plupart des Suisses allemands en Allemagne. Ces penseurs étaient de grands libéraux comme Benjamin Constant, Germaine de Staël, Charles Monnard, Jean-Jacques Rousseau, Frédéric-César de la Harpe, Denis de Rougemont. De nombreux penseurs et praticiens politiques de ce type ont davantage assimilé les Lumières que les poètes et penseurs d’Allemagne, qui sont plutôt provinciaux et ne sont pas formés à l’anglo-saxonne. Pour de nombreux Suisses alémaniques, le terrible XXe siècle a par deux fois aliéné et délégitimé l’Allemagne comme référence culturelle. Carl Spitteler parlait déjà de divorce en 1914 et mettait en
garde les Suisses alémaniques contre le piège du germanisme, alors en vogue dans le Nord. Les propos accusatoires et revendicateurs de pseudo-intellectuels allemands, portant le cilice dans leur contrition, n’ont aucune pertinence pour la Suisse, dont l’histoire et la situation sociale sont totalement différentes. Cette « génuflexion rituelle obligatoire » ne doit pas avoir plus de place dans notre pays qu’il n’en a dans les pays anglo-saxons, ni en France à propos de la g uerre d’Algérie, ni en Suisse romande.
Défense de l’horloge
Ce regard critique de l’identité suisse, d’origine principalement étrangère, a eu pour effet paradoxal de susciter, en politique intérieure et en guise de paratonnerre, une « façon de voir patriotique ». Le tout s’est déroulé en trois vagues.
La première : les habitants les plus âgés se souviennent de l’identité de la génération du service actif : la Suisse n’a alors pas cédé au nazisme, s’est montrée prête à se défendre et a sauvé sa liberté. Le modèle d’une nation idéale.
La seconde : vient alors la critique de la génération du service actif par les soixante-huitards, les pacifistes et de nombreux socialistes, comme nous l’avons déjà mentionné.
Enfin, l’Union démocratique du Centre et son président, plus tard conseiller fédéral, s’engouffrent dans la brèche ouverte et défendent une vision patriotique du comportement suisse et de ses particularités, en s’appuyant sur le droit et les coutumes d’origine. C’est bien parce que dans les écoles et les livres d’histoire, les dates des batailles, Guillaume Tell et même le Pacte fédéral commençaient à être jugés quantité négligeable, c’est bien parce que certains historiens sous influence étrangère ne voyaient plus dans l’histoire suisse que l’écho de contraintes internationales, qu’en réaction, on a recommencé à commémorer des batailles, ressorti les costumes traditionnels et exhibé les valeurs paysannes.
Autonomie et racines urbaines
Les racines de la Suisse ne plongent pas seulement dans son propre jardinet ; elles ne sont pas non plus l’effet d’une grâce de l’étranger. L’essence même du pays, qui se concrétise dans les institutions fédérales, le Parlement, le système électoral et les droits populaires, découle de sources bien différentes : une histoire solide, commune à de nombreuses régions européennes mais aussi à d’anciens petits États, enterrés au XIXe siècle par les grands États centralisés en voie de constitution.
Seuls la Suisse, les Pays-Bas, la Scandinavie et l’Angleterre ont conservé leurs traditions.
Les racines de la démocratie européenne, de sa prospérité, de ses innovations et de la société de marché sont issues de la société bigarrée qui a suivi la chute de l’empire carolingien : de nombreux hommes libres étaient déjà devenus des paysans sédentaires après la migration des peuples. Les grands latifundia (« villae ») du Bas-Empire romain se sont dissous pour constituer des hameaux regroupant des familles paysannes. Aux XIIe et XIIIe siècles, l’assolement triennal impliquait des discussions permanentes ; les paysans devaient se mettre d’accord pour savoir lequel aurait le droit, chaque année, de cultiver quelle parcelle, pour désigner le chef de la commune et pour décider comment régler les litiges.
L’autonomie communale, sorte d’« État local », a été la matrice des villes naissantes de la Hanse, des provinces libres des PaysBas, de la Lombardie, du sud de l’Allemagne et d’autres villes de l’Empire, jusqu’à la Confédération et aux Trois Ligues grisonnes. Toute l’Europe a vécu ces formes communales d’autodétermination comme si elles étaient normales : c’était la décentralisation.
Jusqu’au XIXe siècle, l’Angleterre n’a connu qu’une administration locale et non centralisée. Même l’Ancien Régime français d’avant 1789 était composé de collectivités locales et régionales à plusieurs niveaux, comme le décrit Alexis de Tocqueville.
À l’instar d’une grande partie de l’Europe, la Confédération n’a donc jamais connu le féodalisme intégral ; la Scandinavie non plus.
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