La fin de la tristesse (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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LAFIN D ELATRISTESSE QUENTIN MOURON

Ce livre est publié avec l’aimable soutien de la Fondation Leenaards, du Canton de Vaud et de la Ville de Lausanne.

Éditions Favre SA

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Dépôt légal en août 2025 Rang : 01

Imprimé en Pologne par Arka

Tous droits réservés pour tous pays. Sauf autorisation expresse, toute reproduction de ce livre, même partielle, par tous procédés, est interdite.

Image de couverture : Alfons Mucha, Summer (photo : JJs / Alamy) Mise en pages : SIR

ISBN : 978-2-8289-2260-3

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse.

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

Quentin Mouron

La fin de la tristesse

Roman

À A., Amante et destin

Ce livre a été écrit avec l’aimable soutien de Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture.

I.

Je nommerai désert ce château que tu fus

« Je nommerai désert ce château que tu fus, Nuit cette voix, absence ton visage. »

Yves Bonnefoy, Vrai nom.

On ne revient jamais impunément sur les lieux d’un amour assassiné, Anastasie était entrée dans la chambre où jouait la lumière accrochée aux rideaux, aux abat-jour, à la poussière, elle était entrée dans la chambre de leur tendresse, de leurs soupirs, de leurs promesses recommencées, trahies, elle s’était assise sur le lit qui avait la solidité du verbe aimer, son inconfort aussi, Anastasie était restée dans la lumière, éperdue, à écouter le roulement de la mer, que se rappelait-elle d’Antonin, son visage, peut-être ses mains, il lui avait écrit depuis la Bolivie quelques jours après le coup d’État, quelques lignes, je vais bien, je pense à toi, je reviendrai, il n’était pas revenu, on disait qu’il s’était marié, qu’il se trouvait à La Paz, ou bien au Pérou, Anastasie aurait préféré qu’il soit mort, dire adieu aux morts est parfois plus facile que de renoncer aux vivants, elle avait dans le regard l’inquiète profondeur de cratère que laissent les désastres en se retirant, l’écume presque éteinte des marées basses, et les charognes qui fument sous le soleil, les algues, les vers et les oiseaux, elle détestait les poètes, elle en avait rencontré, elle en avait fréquenté, elle avait…, Anastasie avait serré ses poings, ses os avaient sailli, blancs, comme des arêtes de poisson, ses yeux béaient, remplis seulement du roulement grave des vagues

et de la lumière de cette chambre où… de cette chambre dans laquelle… je n’aurais pas dû venir ici, on prend des risques à remuer le fond de sa mémoire, j’aurais préféré qu’Antonin soit mort, c’est cela, il est mort, il est mort, la journée était belle, elle entendait des rires d’enfant, des aboiements, une voix avait lancé viens on va se baigner, et des cris lui avaient répondu, des cris alléchés, tendus vers le plaisir, vers la caresse de l’eau tiède, vers la morsure du soleil, les estivants apportaient leur bonheur, haut, tapageur, ils le laissaient éclater sous le ciel de juillet, au bord de la mer, sous les façades délavées des hôtels, même les vieilles Anglaises étaient joyeuses, certaines faisaient de l’aquarelle, elles peignaient la mer depuis deux siècles, inlassables, la mer, la mer sans cesse recommencée, sublimée, elles entassaient des tableaux dans leurs appartements de vacances, elles en offraient à leur famille, amazing, such a gifted woman, this is so Monet-like, elle sentait le vent de la mer, puissant, toujours abouché à la mort, et pourtant les enfants riaient, leurs parents bronzaient, les couples s’aimaient sur la plage dès le matin, et le soir ils y revenaient pour faire l’amour, Anastasie entendait les rires qui se tissaient à l’odeur de la mer, elle sentait le bonheur et la mort, ensemble, et même cette lumière… la lumière de cette chambre… la perte… et l’essence,

la journée était belle cinq ans plus tôt, quand Antonin et elle…, quand ils passaient leurs vacances ici, leurs dernières vacances, quand c’étaient leurs rires qui effleuraient les façades, qui s’enroulaient aux vagues, tout cela avait été

beau, tout cela avait disparu, un soir, quand la mer s’était retirée, quand le cœur d’Anastasie n’avait plus été qu’un tas de charognes fumantes, d’algues, de vers, d’oiseaux, de la chair à poète, l’objet d’une rime lointaine mais imprescriptible, pensait-il à elle, là-bas, au loin, les Andes, remarié, était-elle dans ses vers comme une charogne entre les serres d’un oiseau, je déteste ces putains d’oiseaux,

elle s’était levée

elle avait dévissé le bouchon du jerricane elle avait versé l’essence sur le lit dessous partout dans chaque recoin de cette chambre usée

maudite grasse de soleil luisante de poussière le vent de la mer le parfum d’Antonin l’odeur d’essence elle avait craqué une allumette elle était sortie.

Gilles était heureux, les fenêtres étaient ouvertes sur la mer, il aspirait l’air de la marée, il se sentait en connivence avec le roulement des vagues, au fond que veux-tu, disait-il à Clémence, sa femme, je suis lié aux éléments, je suis l’homme de l’air et celui du feu, il n’y a qu’un grand principe, un seul, tout le reste n’est qu’apparence, écumes, ballotements irrésolus de l’âme, renvois cosmiques, aigreurs de l’univers, tu me passes le journal,

Clémence lui avait passé le Figaro, il l’avait remerciée d’un hochement de tête, qu’ils avaient bien fait de venir dans leur appartement de vacances, il s’était assis au bord de la fenêtre, son large front sous le couteau tranchant du soleil, son cou taurin rosi par la chaleur, sa chemise blanche tachée de sueur ouverte sur son torse, il n’est même pas treize heures et je suis en nage, j’aime avoir chaud, j’aime ruisseler, seules les natures tristes peuvent aimer le froid et la sécheresse, à Paris il ne comprenait plus rien au monde, le monde allait sans lui, le monde avait désormais des cheveux verts et le teint livide, l’air triste, contraint, au fond vois-tu, je suis un fauve, plein de tempêtes et de lumière, je meurs en cage, loin de ma brousse – il lui avait adressé un clin d’œil –, ils venaient ici depuis quinze ans, Gilles se baignait chaque matin pendant que Clémence peignait

avec les dames anglaises, il affectait de ne pas aimer les Anglais, ils sont tristes et corrects, ils n’ont pas le sens de la sauvagerie, ni celui de la lumière, au fond je suis un Oriental, les façades des hôtels du centre-ville prenaient la poussière, les grandes tables faisaient faillite, remplacées par des chaînes de restauration rapide, à la portée d’un tourisme plus jeune, aux revenus modestes, il y a de plus en plus d’Arabes, avait observé Gilles, de plus en plus d’Africains – il avait adressé un nouveau clin d’œil à sa femme –, cela ne me gêne pas, c’est même très bien, l’Europe meurt de ressentiment, elle a si honte d’elle-même qu’elle ne fait plus d’enfants, retiens cela Clémence : la honte est plus originelle que le péché, quand on a honte de son sexe, de son âme ou de son histoire, on commet le péché des péchés, celui de la discrétion, qui n’est jamais que le masque grimaçant de l’orgueil, il avait défait l’un des boutons de sa chemise, il avait écarté largement les cuisses, il avait secoué son journal devant lui, il avait aspiré l’air lourd de la mer, il avait fermé les yeux, au fond j’aime l’Afrique, je la comprends, je sors, tu as besoin de quelque chose, avait demandé Clémence, quand je suis devant la mer je n’ai besoin de rien avait répondu Gilles, mais prends-moi quand même pour ce soir…, non rien, ne prends rien, une ombre était passée sur son visage, il avait songé que le fils de Clémence et son compagnon devaient les rejoindre, je n’ai aucune envie de faire des efforts ce soir, je n’ai pas envie de me contraindre, tu m’entends Clémence : ma seule loi c’est

le bonheur et j’entends la faire respecter, ils ne vont pas m’empêcher de jouir de la beauté, moi je ne me mêle pas de la manière dont ils…, je ne m’en mêle pas, à chacun son désir, mais qu’ils ne viennent pas m’emmerder, tu entends, chez moi on se plie à ma loi sinon on s’en va, mon appartement de vacances n’est pas une ZAD, il ne les avait pas vus depuis un an, il s’en portait bien, ce n’était pas à cause de…, il avait les idées larges, grecques, il avait lu Platon, au fond je me moque des préjugés, je suis un anarchiste, je t’aime ma chérie, il avait ouvert le Figaro aux pages culturelles, car le Figaro avait encore des pages culturelles, Michel Onfray parlait d’Aya Nakamura, de Maine de Biran, de l’intelligence artificielle et de la supériorité de la quenelle de brochet sur le boudin créole,

Clémence était sortie de l’appartement, elle avait vu Anastasie, elle ne l’avait pas revue depuis longtemps, elle qui aimait tellement la mer, riait tout le temps, avait une conversation vive, brillante, Gilles disait qu’il y avait un homme là-dessous mais qu’il ne cherchait pas à en savoir plus, il disait que ce qui fait la beauté d’une femme c’est sa surface, qu’il n’y avait que la mer dont il aimait encore la profondeur, il avait des idées sur les femmes et sur la profondeur, ah c’est vous Anastasie, je ne vous ai pas vue depuis longtemps, on parlait de vous avec Gilles l’autre matin, je lui ai dit…, qu’avez-vous, vous êtes pâle,

comment, balbutiait Anastasie, vous êtes là, vous ne deviez pas être là, on m’avait dit, il faut partir, tout va brûler…,

Clémence avait crié, un bruit sourd, une lumière aveuglante, Anastasie ne se souvenait plus de ce qu’il s’était passé ensuite,

la chambre d’Anastasie et Antonin avait entièrement brûlé, l’appartement au-dessus aussi.

Anastasie avait d’abord essayé d’échapper au réveil, de se convaincre qu’elle dormait, qu’elle rêvait encore, elle avait gardé ses paupières fermées le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’elle voie les flammes sous ses paupières, jusqu’à ce qu’elle entende à nouveau les cris, les appels à l’aide, les sirènes, elle avait ouvert les yeux, une infirmière était entrée, grave, suivie d’un policier, que s’est-il passé, avait demandé Anastasie, est-ce que les voisins…, le policier avait hoché la tête, l’infirmière avait souri, les voisins allaient bien, le mari avait été légèrement intoxiqué par le dégagement de fumée, il sortirait de l’hôpital ce soir, mais leur appartement était détruit, et la chambre… la chambre aussi, vous êtes venu m’arrêter, le policier avait dit non, pas encore, il avait levé les yeux vers l’infirmière, vers la fenêtre qui donnait sur un parking, vers le ciel blanchi qui s’était refermé sur la ville, mais ensuite…, ce que vous avez fait…, Anastasie avait souri, elle avait fermé les yeux, elle souriait, oui ce que j’ai fait est terrible, elle s’était rendormie, elle était repartie du côté des Andes, vers la Bolivie, le policier et l’infirmière s’étaient regardés, l’homme avait dit que le monde devenait de plus en plus fou, the time is out of joint avait répondu l’infirmière, les malades deviennent eux aussi de plus en plus imprévisibles, cette

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