

Des Suisses au service de la Grèce
Michelle Bouvier-Bron, Anastasia Tsagkaraki
Jean-Philippe Chenaux (dir.), Bernard Ducret
Alexis Krauss, Olivier Meuwly, Karl Reber
DES SUISSES AU SERVICE DE LA GRÈCE
Préface d’Yves Gerhard
Cette publication bénéficie du soutien de M. Charles Pictet, citoyen d’honneur de Patmos, à Genève, de la Fondation Marcel Regamey, à Lausanne, et de la Fondation Le Cèdre, à Pully.


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Dépôt légal : mai 2025
Rang : 01
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Mise en page : SIR
Photo de couverture : The Picture Art Collection / Alamy Stock Photo
La Grèce sur les ruines de Missolonghi, huile sur toile d’Eugène Delacroix, 1826 (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux). Cette allégorie de la Grèce après la chute de Missolonghi s’inspire d’une figure de la mythologie grecque, Niké, divinité de la victoire et du triomphe. Avec Les massacres de Scio, Delacroix participe au mouvement philhellène depuis 1824.
ISBN : 978-2-8289-2261-0
© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse
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Préface
Yves Gerhard
On aurait pu croire que les événements qui, au début du XIXe siècle, ont permis à la Grèce de se libérer du joug ottoman et de devenir un État souverain étaient bien connus et que la recherche avait épuisé les filons permettant de nouvelles connaissances. Or il n’en est rien. Le présent ouvrage, dirigé par M. Jean-Philippe Chenaux et dont lui-même a rédigé plus de la moitié, le montrera : des pans entiers de l’histoire de l’Indépendance grecque, des personnages méconnus dont l’action a été déterminante, des journaux lémaniques bien informés, tout cela méritait d’être mis en lumière pour compléter notre savoir sur ces décennies si déterminantes pour ce peuple et ce pays au passé glorieux. C’est dire l’intérêt et la nouveauté de ce livre, qualités auxquelles il faut immédiatement ajouter la solidité de la documentation, le recours à des sources nouvelles et la précision des faits relatés.
Sources nouvelles ? Dans ce sens, il convient d’insister sur le trésor inestimable que constituent les journaux numérisés. Quelques clics de souris, comme on dit, permettent actuellement de faire apparaître sur notre écran, où qu’on se trouve, les articles de journaux relatant tel fait, dressant le portrait de tel personnage, donnant un point de vue sur telle situation contemporaine. Les moyens de recherche, par les banques de données accessibles sur internet, ont facilité grandement le travail des chercheurs. C’est ainsi qu’ont vu le jour des ouvrages impossibles à concevoir il y a encore un quart de siècle. Donnons-en un autre exemple : Le Major Davel de M. Gilbert Coutaz. Et il faut exprimer sa reconnaissance aux bibliothèques, archives et autres centres de documentation qui ont entrepris un effort de numérisation de leurs collections et l’ont mené à terme.
Si l’on regarde l’histoire d’un seul coup d’œil, la Grèce n’est pas n’importe quel pays : d’une civilisation brillante entre le VIIIe et le IIe siècle
avant J.-C., province romaine continuant non sans gloire son héritage des temps d’indépendance des cités anciennes, partie essentielle de l’Empire byzantin, à la fois grec, romain et chrétien, elle tombe sous le joug de l’Empire ottoman au XVe siècle, se confiant à sa langue et à la religion orthodoxe pour ne pas disparaître. Elle devait ressurgir comme État souverain avant les autres provinces balkaniques, avec l’appui des pays européens qui lui devaient tant. Connaître ce début du XIXe siècle grec constitue donc un élément essentiel de ce pays et de son histoire récente.
Et le présent ouvrage montre comment des intellectuels romands, et aussi deux alémaniques, ont porté leur pierre à l’édifice. Ils ont consacré leurs forces, leurs convictions, leur plume et leur argent au long combat qui devait aboutir, en 1830, à l’Indépendance. Les personnalités connues, Jean Gabriel Eynard, Benjamin Constant, Juste Olivier, apparaissent dans une dimension nouvelle, celle de philhellènes, avec des renseignements jusqu’à maintenant difficilement accessibles ou même totalement inédits. Un « nouveau » partisan de la liberté grecque est mis en lumière : Henri Fornèsy, d’Orbe. Le rôle de la presse vaudoise et des journaux grecs imprimés par des Suisses (J. J. Meyer) représente un chapitre inconnu encore de l’apport de notre pays à la longue marche qui permettra de créer un État grec. S’appuyant sur de nombreuses citations – les vers classiques de Juste Olivier sur Markos Botzaris ou les envolées rhétoriques de Benjamin Constant sur le désir de liberté, par exemple – l’ouvrage collectif des sept spécialistes de la période se lit avec d’autant plus d’intérêt et de plaisir qu’il s’ouvre sur une contribution de l’historien Olivier Meuwly, spécialiste de l’histoire des partis politiques, qui éclaire les circonstances dans lesquelles le philhellénisme a pu naître et se développer en Europe dans le sillage du libéralisme et du romantisme, et dans le cadre de l’émergence de l’État-nation.
Il manquait un ouvrage de synthèse sur l’apport des citoyens suisses à la conquête longue et difficile de l’Indépendance grecque : nous ne pouvons que saluer le résultat que ce dernier apporte à notre amour de la Grèce.
Introduction Jean-Philippe Chenaux
La Grèce a célébré avec ferveur au printemps 2021 le bicentenaire du début de la lutte pour son Indépendance. Elle fêtera le 3 février 2030 le deux centième anniversaire de la signature du 2e Protocole de Londres érigeant le pays en État indépendant et souverain. Le 7 mai 2032, la Grèce célébrera aussi le bicentenaire du Traité de Londres signé par les représentants du Royaume de Bavière et des trois « Puissances protectrices », soit Talleyrand pour la France, Palmerston pour le RoyaumeUni, le prince de Lieven et le comte Matuszewicz pour la Russie, traité qui modifie le 2e Protocole en établissant les frontières du nouvel État et en plaçant la Grèce sous monarchie héréditaire en confiant le titre de souverain au prince Friedrich Otto Ludwig von Wittelsbach (1815-1867), fils puîné du roi Louis Ier de Bavière, après le désistement du prince Léopold de Saxe-Cobourg-Saalfeld (1790-1865), élu roi des Belges sous le nom de Léopold Ier en juin 1831. Par le Traité de Constantinople, le 21 juillet 1832, la Porte ottomane reconnaissait officiellement la perte de son ancienne province, mettant officiellement un terme à la « guerre d’Indépendance » ou à la « révolution » grecques, ce qu’elle appelait la « sédition des Rûms » (Rum fesadi).
Othon Ier, encore mineur, débarque à Nauplie en 1832, puis au Pirée le 30 janvier 1833, choisit l’année suivante de faire d’Athènes sa capitale, et inaugure son règne personnel le 1er juin 1835 après deux années de régence et avoir été déclaré majeur. Il faudra attendre jusqu’en 1841 pour que soit créée la Banque Nationale de Grèce, « pierre fondatrice de la résurrection morale et politique de la Grèce » (Ioannis Capodistrias), avec le concours du financier et philanthrope genevois Jean Gabriel Eynard. On est alors en présence d’un « noyau de Grèce », situé au sud de la « ligne Arta-Volos » définie dans le 1er Protocole de Londres du 22 mars 1829 et englobant les Cyclades. Les îles Ioniennes (formant
l’Heptanèse) viendront s’agréger à ce noyau en 1864, la Thessalie et une partie du sud de l’Épire (Arta) en 1881, la Macédoine centrale et occidentale et l’Épire en 1912, la Macédoine orientale, la Crète et l’Égée orientale en 1913, la Thrace occidentale en 1920, Rhodes et les autres îles du Dodécanèse en 1947.
Le soulèvement contre une tutelle ottomane de près de quatre cents ans est né à Odessa et aux marges de l’Empire ottoman. À Odessa, en septembre 1814, trois négociants grecs ont fondé la société secrète Philikí Etaireía1 , avec pour objectif la « rénovation de la Grèce ». En Moldavie et en Valachie, provinces semi-autonomes de l’Empire ottoman, le général de brigade Alexandros Ypsilantis, en février 1821, a réuni une petite armée incluant des membres de la Philikí Etaireía pour aller délivrer ses compatriotes opprimés ; il s’est emparé de Iasi, avant d’être désavoué par le tsar, excommunié par le patriarche de Constantinople sur ordre du sultan, et de voir son « bataillon sacré » anéanti le 19 juin lors de la bataille de Dragatsani, en Valachie. La population locale ne l’avait pas soutenu en raison des impôts qu’il avait levés pour rétribuer ses soldats et des pillages auxquels s’étaient livrés ceux-ci.
Auparavant, de fins lettrés et d’ardents patriotes comme Adamantios Koraïs, considéré comme le représentant semi-officiel de la Grèce en France, et Rígas Feraíos, dit Rígas Velestinlis, du nom de son village natal Velestino, en Thessalie, héraut de la cause grecque à Vienne, extradé d’Autriche, arrêté à Trieste puis étranglé à Belgrade par ses geôliers turcs en 1798, avaient contribué à une prise de conscience pré-révolutionnaire née de l’aversion pour la domination ottomane. Plusieurs revues littéraires de la diaspora hellénique des années 18001821, comme le Mercure savant et le Télégraphe littéraire de Vienne, ainsi que Mélissa (L’Abeille) et Athéna à Paris, avaient diffusé la pensée du courant des Idéologues en Grèce2
Le soulèvement proprement dit a débuté en mars 1821 sur toute la côte ouest du Péloponnèse (Patras, Vostitsa, Kalavryta), mais c’est la date du 25 mars au calendrier julien3 , fête de l’Annonciation à
1 L’« Hétairie – ou Société – des Amis », parfois orthographiée : Etería ou Etairia.
2 ARGIROPOULOU, 1994.
3. Cette date, qu’on retient toujours, est bien celle du calendrier julien. Elle correspond au 6 avril dans le calendrier grégorien, lequel a remplacé le calendrier julien en Europe dès la fin du XVIe s.
la Vierge (Evangelismos), qui sera retenue pour marquer le début du soulèvement contre l’occupant : ce jour-là, Patron Germanos Cotzas, métropolite de Patras, donne le signal du soulèvement en bénissant l’étendard de la liberté au monastère de Sainte-Laure (Agía Lavra), près de Kalavryta, dans le nord du Péloponnèse. Le texte de son exhortation patriotique à une guerre sainte contre les Turcs paraît le 5 juin dans le Constitutionnel de Paris, suscitant un vaste mouvement de sympathie en France et dans toute l’Europe : « L’abîme a créé l’abîme, les miséricordes antiques du Seigneur vont descendre sur son peuple. La race impie des Turcs a comblé la mesure des iniquités ; l’heure d’en purger la Grèce est arrivée. Armez-vous donc, race hellénique, deux fois illustre par vos pères ; armez-vous du zèle de Dieu ; que chacun de vous ceigne le glaive ; car il est préférable de mourir les armes à la main que de voir l’opprobre du sanctuaire et de la patrie. » Et de poursuivre sur le même ton martial : « Brisons nos fers et le joug qui charge nos têtes (Ps. 2.3) ; car nous sommes les héritiers de Dieu et les cohéritiers de Jésus-Christ. »

Le métropolite de Patras, Germanos Cotzas, bénissant le drapeau des insurgés au monastère de Sainte-Laure, le 25 mars 1821 au calendrier julien, par Ludovico Lipparini. Photo : Peter Horree/Alamy Stock Photo.
Le combat pour la liberté, dans l’idée que celle-ci ne peut se révéler, au-delà des garanties et des droits offerts aux individus dans leur singularité, que dans la liberté du peuple, dans la reconnaissance de son identité nationale, devient ainsi un marqueur du libéralisme conquérant. C’est en son nom que les Belges obtiennent leur indépendance ; c’est à nouveau en son nom que les libéraux, dont les anciens Burschenschafter, assisteront dès 1830 les Polonais dans leur vaine tentative de se dégager du joug russe. Au crépuscule de l’année 1830, si la Grèce a pu cimenter son indépendance à Londres, le libéralisme ne s’est imposé qu’en France, sous la coupe d’une nouvelle dynastie, et en Suisse, avec le mouvement dit de la Régénération. Mais le lien entre libéralisme, nationalisme et républicanisme est consolidé. L’État-nation moderne est en gestation, dans sa dimension démocratique. L’État moderne, et rationnel, ne pourra se développer que dans un cadre territorial dont la force ne jaillira que dans l’affirmation d’une nation consciente d’elle-même. Une union complexe : à chaque fois que l’un des deux termes prendra le dessus, la catastrophe semble inévitable. Mais sans cette alliance, la démocratie semble impossible. Nous ne sommes pas sortis de ce dilemme.
Jean Gabriel Eynard, un financier genevois engagé pour la cause grecque
Michelle Bouvier-Bron
Jean Gabriel Eynard est né à Lyon le 28 décembre 1775. Son père Gabriel Antoine, d’origine genevoise, est un négociant prospère. Il a épousé
Marie-Madeleine Meuricoffre, d’une famille thurgovienne bien implantée dans la communauté suisse de Lyon. Ils sont protestants, ce qui est toléré pour les étrangers mais les met quelque peu en marge de la société.
Son frère Jaques et lui-même n’ont certainement pas fréquenté les bons collèges catholiques de la ville ; il entre à quatorze ans en apprentissage dans le commerce de son père – il en est très fier – mais le style de ses lettres est remarquable. Il mentionne souvent les expériences de physique et de chimie qu’il fait avec son frère, avec lequel il partage aussi la passion du théâtre. Et de son père, il tient le goût de la peinture et des gravures.
Cette vie agréable bascule avec la Révolution. En 1793, les armées jacobines viennent assiéger Lyon, dont une bonne partie des habitants, surtout les négociants, soutiennent le parti des Girondins. Compromis, le père Eynard doit se cacher. Et Jean Gabriel, âgé de dix-sept ans, réussit à se procurer un fusil, rejoint les défenseurs de la ville sur la colline de la Croix-Rousse et se bat pendant six semaines. Après la reddition de la ville, les membres de la famille Eynard vont quitter clandestinement Lyon pour se réfugier en Suisse, dans la petite maison qu’ils possèdent à Rolle, au bord du lac Léman.
Le père Eynard a fait faillite, il a des dettes importantes auprès de cousins et d’amis qui avaient engagé des fonds dans son commerce et il ne se remettra jamais de cette débâcle. Jean Gabriel va se faire un point d’honneur de les rembourser et cela explique son acharnement à gagner le plus d’argent le plus vite possible, gageure qu’il tiendra.
À Rolle, la maison est petite, les perspectives d’avenir médiocres et le père Eynard décide d’envoyer son fils cadet à Gênes pour qu’il termine son apprentissage dans la maison de commerce suisse Gaulis & Guex. Rodolphe Gaulis a épousé la fille d’un premier mariage de Gabriel Antoine. Ils accueillent le jeune apprenti chez eux, mais assez vite les rapports deviennent tendus, le maître des lieux étant très rigide dans ses principes et le jeune apprenti foisonnant d’idées sur la manière de faire des affaires.
Réussite professionnelle en Italie
Jean Gabriel trouve en revanche un accueil très chaleureux – ce sera pour lui sa seconde famille – chez son ancien capitaine de Lyon, Alexis Antoine Régny, qui a une situation importante à Gênes et, veuf, s’occupe avec sollicitude et gaieté de ses sept enfants. Parmi eux, une fille qui lui plaît beaucoup et un garçon, Arthémond, que Jean Gabriel retrouvera à plusieurs étapes de sa vie ; il l’enverra en 1831 en Grèce comme conseiller financier de Capodistrias et, par la suite, Arthémond deviendra le collaborateur de Georges Stavros à la Banque Nationale de Grèce.
Eynard a très vite l’idée de fonder sa propre maison de commerce. Son père, fort inquiet, lui envoie son autre fils, Jaques, pour le seconder. De son côté, Jean Gabriel réussit à débaucher le meilleur commis de Gaulis & Guex, un nommé Schmidt. C’est ainsi qu’est fondée la maison Frères Eynard & Schmidt en mai 1797. Mais le contexte politique est très difficile – c’est la période des campagnes de Bonaparte en Italie du Nord –, Gênes devient une République sœur de la République française et le jeune commerçant navigue dans des affaires de plus en plus compliquées.
La situation devient tragique lorsqu’en février 1800 le général autrichien Michael von Melas vient assiéger la ville de Gênes défendue par le général français André Masséna. Le siège très rigoureux dure de février à juin. Jean Gabriel se retrouve alors très seul – tous ses proches ont pu partir par voie de mer à temps. Dans les rares billets qu’il a réussi à faire passer, il cherche à rassurer sa famille et, dès le départ des Autrichiens, il écrit à ses parents :
« Le siège de Lyon a été pire que celui-ci pour les bombes, mais celui-ci a été beaucoup plus terrible pour la famine, tous les visages du peuple et même de la plupart des gens riches sont cadavéreux ; les enfants des pauvres ont surtout cruellement souffert ; quant à moi et à ceux de la maison, nous avons toujours assez bien vécu, cependant je ne suis pas fâché de manger un peu de pain blanc et frais. »1

Horace Vernet, Portrait de Jean-Gabriel Eynard, huile sur toile, vers 1831. MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. Legs Roger Monod, 1986. A l’arrièreplan, on distingue le Tibre, le château Saint-Ange et la basilique Saint-Pierre. © Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Flora Bevilacqua
1 BOUVIER-BRON, 2019 , p. 118, n. 262 ; BGE, ms suppl. 1843, ff. 80-81, lettre à ses parents, Gênes, 5 juin 1800.
L’arrivée de Napoléon en Italie à la tête de ses troupes et la victoire de Marengo avaient entraîné en effet la reddition des Autrichiens (24 juin 1800). Quelques jours plus tard, dès le retour de son associé Schmidt à Gênes, Jean Gabriel quitte la ville, qui reste le siège de leur maison de commerce, mais il n’y reviendra pratiquement plus.
Ses pas le mènent, dans le sillage des armées françaises, à Livourne, l’un des ports les plus actifs de la Méditerranée, où il travaille avec les maisons française des Dupouy, suisse des Guébhard et genevoise des Rilliet. C’est à Livourne, le 1er juin 1802, qu’il est initié franc-maçon dans la loge « Les Amis réunis de la parfaite union », dépendant de la loge du même nom de Perpignan et appartenant au Grand Orient de France.
Livourne fait partie du Grand-Duché de Toscane. Dans le grand chamboulement de l’époque, cet État devient le Royaume d’Étrurie et est accordé par le Traité de Lunéville (1801) à un jeune couple, Louis, fils du duc de Parme, et Marie-Louise, fille du roi d’Espagne, qui arrivent, complètement désargentés, pour prendre possession de leurs terres. Le jeune souverain, faute de moyens, lance un emprunt pour plus d’un million de livres florentines, qui laisse les financiers toscans de marbre, mais que Jean Gabriel, coup de poker ou de folie, décide de couvrir. Son père et ses associés sont consternés, lui se retrouve dans des difficultés extrêmes pendant plus d’une année, mais finalement l’affaire réussit, ce qui lui met le pied à l’étrier.
En récompense, les souverains lui offrent la ferme des tabacs pour la Toscane, affaire très rentable qu’il gère avec efficacité. Il se fixe à Florence en 1803 et aménage une jolie petite maison au bord de l’Arno. En 1806, il est remarqué par les souverains de l’État voisin, Félix Baciocchi et Élisa Bonaparte, sœur de Napoléon, qui viennent de prendre possession de la Principauté de Lucques et Piombino que leur a octroyée l’empereur. Ils offrent à Eynard le poste d’Appaltatore generale delle Finanze del Principato di Lucca, c’est-à-dire qu’il est chargé de lever les impôts. Il devient au cours des mois suivants le proche collaborateur d’Élisa. Celle-ci veut prouver à son frère qu’elle est capable de diriger un État moderne. D’où l’intervention dans de nombreux secteurs : développement des écoles, aussi pour les filles, réforme de la gestion des hôpitaux et des prisons, introduction de cultures nouvelles comme le coton et assainissement des marais à Piombino – sources
de malaria –, sécularisation des biens ecclésiastiques, que le protestant Eynard est prêt à soutenir. Si Lucques était dans un état relativement prospère, la partie de Piombino stagnait dans la misère. Il s’agit alors de revivifier de vieilles industries et d’en créer d’autres. C’est ainsi qu’Eynard est chargé de faire remettre en état les mines d’alun, produit employé dans l’industrie textile, et activer les forges de Follonica qui traitent l’extraction du fer brut amené de l’île d’Elbe toute proche et destiné aux boulets des canons napoléoniens.
Eynard joue également un rôle actif dans la remise en exploitation des carrières de marbre de Carrare. Pour aider les petits propriétaires de carrière à lancer leur exploitation, on leur prêtera la somme nécessaire, qu’ils pourront rendre lorsqu’ils auront vendu leur marbre. Une banque, la Banca Elisiana, est organisée à cet effet et Eynard en est le directeur.
Rencontre avec Jean Capodistrias
Fortune faite, Eynard revient à Rolle en 1810. Il a trente-cinq ans. Il désire se marier et donne des directives précises à sa belle-sœur : il lui faut une jeune fille de bonne famille, vaudoise ou genevoise, protestante, elle n’a pas besoin de dot, car il a assez d’argent lui-même ; une femme avec laquelle il aurait du plaisir à discuter et partager son existence. La perle rare est rapidement trouvée : c’est Anna Lullin de Châteauvieux, d’une vieille famille du patriciat genevois, orpheline de père, âgée de dix-sept ans. Il l’épouse le 2 octobre 1810. Le couple a vécu très uni jusqu’à la mort de Jean Gabriel en 1863. Avec tout de même le grand regret de ne pas avoir eu d’enfant. Anna sera aussi profondément attachée à la cause philhellénique et secondera constamment son mari.
Après la vie trépidante qu’Eynard avait menée, cette existence de retraité devait sûrement lui peser. Aussi a-t-il accepté avec joie d’accompagner l’oncle de sa femme, le diplomate Charles Pictet de Rochemont, qui allait représenter la République de Genève au Congrès de Paris en mai 1814, après l’abdication de Napoléon, et chercher les accommodements qui permettraient à Genève de devenir canton suisse, en étant rattaché territorialement à la Suisse. C’est à cette occasion que Pictet de Rochemont et Eynard font la connaissance de Jean Capodistrias, qui est alors ministre plénipotentiaire de la Russie auprès
Table des matières
Préface
Yves Gerhard
Introduction 7
Jean-Philippe Chenaux
Philhellénisme, libéralisme, romantisme et nationalisme 17
Olivier Meuwly
Jean Gabriel Eynard, un financier genevois engagé pour la cause grecque 31 Michelle Bouvier-Bron
Benjamin Constant et ses « chers petits Grecs » 59
Jean-Philippe Chenaux
Juste Olivier célèbre le guerrier Markos Botzaris, la lyre en main, au Mont Aracynthe 103
Jean-Philippe Chenaux
Johann Jakob Meyer, héros de Missolonghi et pionnier de la presse grecque 127
Jean-Philippe Chenaux
Le quatrième siège de Missolonghi et l’Exodos relatés par la presse lémanique 155
Jean-Philippe Chenaux
Henri Fornèsy, le combattant philhellène du Pays de Vaud devenu citoyen grec, et son « Monument des philhellènes » 187
Anastasia Tsagkaraki
Emanuel Amenäus Hahn, de l’orphelinat à la tête de l’armée grecque
Karl Reber
Emprunts, fiscalité et Banque Nationale de Grèce : l’apport de Jean Gabriel Eynard
Bernard Ducret et Alexis Krauss
1. La Grèce dans le cadre international (1821-1835)
2. Un État constamment à la recherche de ressources
3. La marge de manœuvre des acteurs locaux
Bibliographie
1. Sur l’histoire de la Grèce moderne et du philhellénisme
2. Sur l’histoire de la presse pré-révolutionnaire et néo-hellénique
3. Sur le philhellénisme, le romantisme, le libéralisme et le nationalisme
4. Sur Jean Gabriel Eynard
5. Sur Benjamin Constant
6. Sur Juste Olivier et Markos Botzaris
7. Sur Johann Jakob Meyer, Lord Byron et Missolonghi
8. Sur Henri Fornèsy
9. Sur Emanuel Amenäus Hahn
10. Sur les emprunts, la fiscalité et la Banque Nationale de Grèce : l’apport de Jean Gabriel Eynard
11. Sitographie
Notices sur les auteurs
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