A la conquête du chrysanthème (Ed. Favre, 2025) - EXTRAIT

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À LA CONQUÊTE DU CHRYSANTHÈME

LES AVENTURES DE KANAKO SAWADA

ILLUSTRÉ PAR SANDRINE PILLOUD

À LA CONQUÊTE DU CHRYSANTHÈME

LES AVENTURES DE KANAKO SAWADA

ILLUSTRÉ PAR SANDRINE PILLOUD

Du même auteur

Terres sauvages, Éditions Favre, 2023

Éditions Favre SA

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29, rue de Bourg – CH-1003 Lausanne

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Dépôt légal en Suisse en avril 2025.

Rang : 01

Imprimé en Pologne par Arka.

Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite.

Illustrations : Sandrine Pilloud

Relecture : Florence Marville, Jessica Stabile

Conception graphique : Valérie Bovay

Photolithographie : Images3

Photographies : Anoush Abrar

Cartes : Lionel Tardy, OpenStreetMap, U.S. Geological Survey

ISBN : 978-2-8289-2247-4

© 2025, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2020-2025.

LE JAPON DE KANAKO SAWADA

En 2040, un cataclysme climatique frappe la Terre. Les catastrophes naturelles et la guerre ravagent le monde au point de précipiter l’effondrement des civilisations modernes.

Au Japon, les survivants se regroupent sous l’égide de l’empereur Okura qui les emmène se réfugier dans la caldeira du Hakoneyama, au sud-ouest des vestiges de Tōkyō. Les campements s’organisent peu à peu en villages jusqu’à devenir, au fil des années, une importante cité-État baptisée Shinkyō.

En 2071, Okura instaure le Nouvel Empire. En utilisant sa puissante armée, il sécurise les préfectures voisines et implante des villes pour accueillir les rescapés des terres sauvages. Des récupérateurs sont envoyés dans les ruines de l’Ancien Monde afin de retrouver les savoirs perdus et fournir à la jeune nation les ressources qu’elle est incapable de produire. Grâce au travail acharné du peuple et à l’abnégation de chacun, l’Empire s’étend et prospère.

Le règne du pétrole appartient au passé, d’innombrables technologies restent hors de portée, cependant, grâce à sa maîtrise de l’électricité et de l’électronique, l’Empire parvient, quelques décennies plus tard, à offrir des conditions de vie proches du milieu du XXe siècle.

En dehors de ce pré carré, le quotidien demeure rude. À cause de leur manque de moyens, des pillards et des trafiquants

d’esclaves, les villes autonomes luttent pour leur survie. Les habitants des terres sauvages, attirés par la sécurité de l’Empire, partent y tenter leur chance. Face à cet afflux incessant de réfugiés, des voix s’élèvent. Au tournant du siècle, Okura ferme les frontières afin de garantir le bien-être de ses citoyens.

À l’horizon 2130, le Nouvel Empire est l’entité politique la plus puissante du Japon, peut-être même du monde entier, toutefois l’empereur se fait vieux. Sa petite-fille, la princesse Aïko, s’apprête à lui succéder, mais, en coulisses, nombreux sont ceux qui comptent sur l’occasion pour étendre leur influence.

PREMIÈRE PARTIE OPÉRATION ATARASHĪ

TAIYŌ

PROLOGUE

De légers flocons tourbillonnaient dans l’air froid de la nuit shinkyōïte. En ce mois de mars 2131, la capitale du Nouvel Empire affrontait la fin d’un rude hiver. Depuis l’apocalypse climatique, le Japon ne connaissait plus que deux saisons, dont la seule similitude était d’incessantes précipitations.

À l’abri derrière la baie vitrée de son luxueux bureau, Ayame Hankyu admirait la ville. Du quarantième étage, elle jouissait d’une vue imprenable sur les eaux gelées du lac Ashi. Ses rives densément peuplées scintillaient sous les lumières de milliers de fenêtres. Au sommet du mont Kami se détachait la silhouette massive du palais impérial.

Dire qu’il y a quatre-vingts ans, cet endroit n’était qu’une station touristique abandonnée, songea-t-elle avec fierté.

Ayame n’avait pas vécu la chute de la civilisation moderne. À l’horizon 2040, un dérèglement climatique majeur suivi d’une guerre planétaire sans merci avait eu raison de la société mondialisée, au point que l’espèce humaine avait frôlé l’extinction. Sa famille appartenait aux survivants qui, privés de toutes ressources, s’étaient démenés pour rebâtir leur patrie. Au fil du temps, ils étaient parvenus à reconstruire une nation prospère. Le Nouvel Empire, à cheval sur les provinces de Shizuoka et Yamanashi, occupait une surface de neuf mille kilomètres carrés, à peine deux pour cent de la superficie de l’ancien Japon,

et abritait trois millions de citoyens. Si le niveau de vie n’y atteignait pas celui de l’époque, Ayame savait qu’il se révélait meilleur que partout ailleurs.

Comment se passe la formation de la princesse Aïko ? s’inquiéta une voix derrière elle.

Mal, grogna quelqu’un d’autre. Malgré les conseillers dont nous l’avons entourée, elle ne tempère pas ses idéaux progressistes.

Pensez-vous qu’ils arriveront à infléchir cela ?

Ayame se détourna du panorama nocturne et reporta son attention sur les convives installés dans son cabinet. La femme qui avait lancé la discussion portait un kimono sévère et somptueux. Son visage maquillé avec soin trahissait son âge respectable. À côté d’elle se tenait un vieillard. La simplicité de son vêtement ne trompait personne : il arborait les couleurs de l’Agence Impériale, l’organe du gouvernement chargé de gérer les affaires de la famille régnante. Un homme en uniforme, paré de décorations militaires, occupait le troisième siège.

Le grade brodé sur son col le désignait comme général de division. Confortablement assis, ils dégustaient une bouteille d’un excellent umeshu 1 .

Cessez de tergiverser ! coupa Ayame en levant les yeux au ciel avant de les rejoindre. Votre stratégie pour convertir Aïko à notre cause est un échec. Le moment est venu de nous débarrasser d’elle. La Ligue n’a pas œuvré toutes ces années pour qu’une emmerdeuse pareille hérite du trône ! La présidente de Hankyu Corporation toisa ses complices et soutint le regard outré de Ryōko Tokugawa. Sans doute la matriarche du puissant clan n’aimait-elle pas que l’on s’adresse à elle de façon si directe. D’autant qu’Ayame était la dernière arrivée dans le cercle restreint des dirigeants de la Ligue.

1 Boisson alcoolisée aromatisée par macération de prunes.

Vous avez raison, Hankyu-sama 2, enchaîna le général Hisao Takara. Si la princesse Aïko entame ses réformes, ce sera une catastrophe pour notre pays.

Et pour mes affaires, pensa Ayame au mépris des idéaux de ses collègues.

La Ligue était née à l’aube du XXIIe siècle sous l’impulsion d’aristocrates conservateurs désireux de freiner l’expansion de l’Empire afin de préserver leurs privilèges. En vingt ans, elle était devenue une organisation influente aux méthodes discutables. Ayame partageait ses opinions politiques, mais elle n’appartenait pas à la caste des kazoku 3 et avait rejoint la société secrète avant tout pour défendre les intérêts de son entreprise. Nous devons déterminer deux choses, poursuivit Takara d’un ton strict. Comment écarter Aïko du trône et qui mettre à sa place.

Ayame hocha la tête. Elle appréciait le pragmatisme du général. Le militaire dirigeait la brigade chargée de protéger la capitale et avait l’habitude de résoudre les problèmes avec efficacité.

Nous sommes contraints de respecter l’ordre de succession, précisa l’homme de l’Agence Impériale. Faute de quoi l’opération passera pour un vulgaire coup d’État. Si je ne m’abuse, vous figurez en huitième position, Tokugawa-sama ?

Unique survivant de la maison Yamato après la chute du Japon, l’empereur Okura n’avait engendré qu’un fils, mort dans un attentat vingt ans plus tôt. La princesse Aïko, sa petite-fille, demeurait sa seule descendante directe. Afin d’éviter toute confusion en cas d’extinction de la vénérable lignée, le gouvernement avait défini des règles strictes.

2 Suffixe honorifique utilisé pour s’adresser aux personnes d’une classe supérieure. Voir p. 370 pour plus d’informations.

3 Désigne les membres de la noblesse impériale.

Vous avez raison, sénéchal Sukamoto. Cependant, sept personnes me séparent d’Aïko-sama. Cela représente beaucoup de monde à écarter. Les ressources de la Ligue sont considérables, mais je doute que nous puissions accomplir une telle prouesse sans nous exposer.

Nous pourrions utiliser Itō-sama, proposa le général.

Le second dans l’ordre de succession ne se laissera pas manipuler. Il partage certains de nos idéaux, mais son intégrité exemplaire est un obstacle.

Je ne pensais pas au seigneur Itō, mais à son fils. S’il arrivait malheur à son père, Ichirō hériterait du titre et de la place. L’enfant n’a que cinq ans ; il ferait un souverain attachant qui attirerait les faveurs du peuple…

Et dans le cas de figure où l’empereur est mineur, mon bureau serait chargé de nommer un régent.

Ainsi nous contrôlerons le trône du chrysanthème !

Les quatre conspirateurs se turent un instant. Chacun réfléchissait à l’approche suggérée, cherchant une faiblesse qui l’invaliderait.

Parfait, conclut la matriarche. Voilà qui est réglé. Takara-shōshō 4, pouvons-nous compter sur vous pour éliminer Itō-sama ?

Je m’en occupe. Ce sera d’autant plus simple qu’il sert dans mon régiment. Je l’affecterai prochainement à une mission en dehors de l’Empire. Un accident est si vite arrivé dans les terres sauvages, ricana le militaire. Passons au point qui risque de s’avérer plus délicat. Comment écarter la princesse héritière ? Des idées ?

Ayame trépignait. Elle se força à garder son calme et à ne montrer aucune impatience. Désireuse de prouver sa valeur, elle avait déjà ébauché une stratégie. Contrairement à ses

4 Général de division. Voir p. 371 pour plus d’informations sur les grades.

associés, elle ne jouissait d’aucun appui au sein de la noblesse ou dans l’armée, mais sa corporation lui offrait de précieux atouts, comme des contacts dans les milieux de la pègre, un domaine hors de portée de ses collègues.

J’ai une proposition !

Elle marqua une brève pause et attendit que tous la regardent.

Mon plan est simple, efficace et radical, poursuivit-elle. Nous allons assassiner Aïko !

Pris au dépourvu, ses complices laissèrent le silence s’installer.

Et comment comptez-vous procéder ? lâcha la matriarche avec mépris. Pensez-vous que ce soit facile d’atteindre la future impératrice ? Avez-vous conscience de la sécurité dont elle est entourée ?

Tokugawa-sama n’a pas tort, enchaîna Sukamoto. C’est une solution complexe à mettre en œuvre. Nous devrions envisager quelque chose de plus subtil. J’ai songé à une campagne de diffamation qui forcerait la princesse à se retirer. Après tout, elle n’a pas grandi au palais. Si l’on fouille son passé, je suis certain que l’on découvrira quelques histoires compromettantes. En les exagérant, je suis…

Oubliez les calomnies ! Cette pimbêche jouit d’une réputation irréprochable. Le peuple la plébiscite avant même son accession au trône, vous n’arriverez à rien.

Le sénéchal et la matriarche échangèrent un regard circonspect face à l’assurance d’Ayame. Le général arborait un sourire au coin des lèvres.

Je sais qu’Aïko est inatteignable ! Je me suis entretenu de ce problème avec Takara-shōshō, reprit-elle d’une voix sentencieuse. Impossible de frapper à Shinkyō, mais, lorsqu’elle se déplace dans l’Empire…

Tous l’écoutaient maintenant avec intérêt, curieux d’entendre la suite.

Les terres hors de la capitale sont dangereuses. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les bandes de pillards qui raflent nos villages ou la menace que représentent certains mouvements extrémistes, susurra-t-elle d’un ton venimeux.

Ayame se cala dans son fauteuil et saisit le verre devant elle. Elle fit tinter les glaçons et but une gorgée du précieux nectar, appréciant le goût de prune qui titillait ses papilles. Imaginez : une organisation terroriste l’attaque et la tue durant l’un de ses voyages. Elle est définitivement hors jeu, l’attentat marque les esprits. S’ensuivent des discours du type « Que des fanatiques s’en prennent à notre chère impératrice ne saurait rester impuni, bla bla bla… ». L’armée réagit avec force ; l’occasion pour nous de placer nos pions. En fin de compte, le peuple n’y verra que du feu.

Ses trois complices affichèrent une mine approbatrice. Une stratégie intéressante, Hankyu-sama, reconnut la matriarche.

Ayame lui sourit en retour. Pour une fois, la vieille femme avait employé le suffixe honorifique le plus élevé pour s’adresser à elle.

Continue à me sous-estimer et tu risques d’avoir une mauvaise surprise, songea la directrice. Un projet ambitieux qui demandera du temps et une coordination minutieuse. Je suppose que vous disposez des contacts nécessaires, renifla le général en dévisageant Ayame. J ’ai l’homme parfait pour infiltrer les milieux terroristes ! Si tout le monde accepte ma proposition, je lui ordonne de se mettre au travail.

Un par un, les chefs de la Ligue hochèrent la tête en signe d’accord.

Voilà qui est réglé, conclut Takara. Je vous procurerai des renseignements à propos de la sécurité d’Aïko. Sukamotosama nous informera de ses allées et venues. Quand le moment sera venu, nous serons prêts à frapper !

Il saisit la bouteille sur la table, remplit les verres de ses complices et porta un toast.

Au succès de l’opération Atarashī Taïyō ! À la Ligue, mes amis ! Et à nos efforts pour préserver l’Empire.

CHAPITRE 1

Des pépiements résonnaient à travers les couloirs du palais alors que la princesse foulait le parquet de cèdre à grandes enjambées. À chaque pas, les lames de bois descendaient de quelques millimètres, faisant coulisser de petites pièces métalliques. Le frottement de ces tiges contre les clous fixés aux poutres de soutènement produisait un son semblable au chant d’un rossignol. Le système n’avait rien d’un dispositif d’agrément : les grincements rendaient toute intrusion immédiatement détectable.

Toutefois, Aïko ne prêtait guère attention à ces bruits particuliers. À peine était-elle revenue de sa résidence provinciale qu’Okura l’avait convoquée. Fatiguée par son voyage, agacée d’être dérangée à une heure si tardive, elle aurait donné cher pour profiter d’un bain chaud plutôt que de débattre de l’avenir du pays.

Comme d’habitude, le ton finira par monter à cause de mes « idées progressistes ». Le peuple est exploité, parce qu’aucun noble n’a envie de diminuer son confort. La situation doit changer, fulmina-t-elle.

Son pouls s’accéléra sous l’effet de la colère. Elle se mit à marcher de plus en plus vite.

Et puis, grand-père devrait admettre qu’après sa mort, j’agirai comme bon me semble !

En voyant la princesse furieuse, les gardes en faction devant la suite impériale se hâtèrent d’exécuter une profonde révérence et de lui ouvrir les portes. Aïko entra sans un regard pour les peintures délicates qui ornaient les fusuma 5 et sursauta quand, perdue dans ses pensées, elle se trouva face au sénéchal Sukamoto.

Sa Majesté vous attend, déclara-t-il en faisant signe à la jeune femme de l’accompagner.

L’empereur Okura se tenait face à une large fenêtre, absorbé par la contemplation de son royaume. Dans la pénombre, la silhouette du puissant monarque se détachait des lueurs colorées qui brillaient à l’extérieur.

Soudain, un violent accès de toux le força à s’agenouiller.

Aïko se précipita vers son grand-père.

L a santé de Tennō heika 6 s’est aggravée durant votre absence, expliqua Sukamoto. La maladie a grandement empiré au cours des derniers jours.

La princesse s’assit à côté du vieil homme. Un frisson lui parcourut l’échine quand elle découvrit son visage au teint cireux et ses yeux fatigués.

Que se passe-t-il ? Vos médecins m’avaient assuré que vous vous remettriez, s’alarma-t-elle.

Toute trace de colère avait disparu de sa voix.

L aissez-nous ! ordonna l’empereur à Sukamoto. Je souhaite être seul avec ma petite-fille.

Le sénéchal s’inclina puis se retira en fermant les parois. Admire la vue avec moi, Aïko.

Elle aida Okura à se relever puis lui entoura la taille d’un bras pour le soutenir. À l’extérieur, les éclats chatoyants de la

5 Cloison légère délimitant des espaces à l’intérieur des logements.

6 Tennō heika (masculin) et Jotei heika (féminin) sont les formules de politesse utilisées pour s’adresser à l’empereur ou à l’impératrice.

ville offraient un spectacle apaisant. Hypnotisée par la scène, elle céda à la contemplation et perdit la notion du temps. La toux caverneuse de son grand-père finit par la tirer de sa rêverie. Tennō heika, vous devriez vous allonger, commençat-elle. Ce serait…

Non ! coupa Okura d’une voix sévère. Cet entretien est notre dernier. Je tiens à ce qu’il se déroule d’égal à égale.

Aïko dévisagea l’empereur et sentit le poids de son autorité. Malgré la maladie, il conservait une aura intense, forçant au respect et à l’humilité.

Seul survivant de la famille impériale après la guerre, Okura avait réuni les rescapés de Tōkyō pour les guider vers Hakone, une localité nichée au creux d’un volcan éteint. Dans un monde ravagé au climat détraqué, le cratère du Hakoneyama semblait un lieu idéal pour se regrouper. Les vallées parcourant la caldeira offraient un terrain facile à défendre, l’eau y coulait en abondance, et surtout, l’activité géothermique constante fournissait une source d’énergie inépuisable. Au fil du temps, les camps de fortune s’étaient transformés en une puissante cité appelée Shinkyō. Elle avait recueilli les réfugiés des quatre coins de l’archipel et en 2071, Okura avait instauré le Nouvel Empire du Japon. La jeune nation s’était développée de façon exponentielle jusqu’au moment où, soucieux de préserver la qualité de vie, Okura avait stoppé son expansion et figé ses frontières. L’Empire s’était mué en État protectionniste voué à sauvegarder les privilèges de la classe supérieure. Bientôt, tu me succéderas. Ta tâche s’avérera aussi compliquée que la mienne lors de la destruction du Japon.

Refoulant son inquiétude, Aïko tenta de se concentrer sur les paroles de son grand-père.

J ’ai fondé le Nouvel Empire afin de pérenniser le travail acharné des survivants, poursuivit celui-ci avec fierté. Nos moyens d’alors étaient dérisoires et j’ai mis en place des règles

strictes pour répartir les biens de manière équitable. Je me suis inspiré du passé pour…

Essoufflé par sa tirade, l’empereur fut contraint de marquer une pause. Saisi d’une quinte de toux, le vieil homme vacilla.

Pour recréer une société structurée, reprit-il d’une voix à peine audible. Le système a atteint ses limites : les nobles jouissent de trop de privilèges, les corporations se sont arrogé un pouvoir immense et le peuple est laissé pour compte. Je n’ai pas anticipé cette situation : une grave faute de ma part.

Aïko dévisagea Okura, abasourdie par ces confidences.

Jamais il ne s’était montré aussi critique à l’égard de ses propres décisions.

En quatre-vingts ans de règne, j’ai commis certaines erreurs. Ton rôle sera de les corriger. Grâce à ton empathie et à ton sens de la justice, redonne à notre nation ses vertus d’antan.

Vous n’avez jamais témoigné d’une grande estime envers mes opinions politiques, s’étonna la princesse. Elles vous ont toujours paru trop progressistes ; chacune de nos discussions finissait en querelle. Pourquoi un tel changement d’attitude ?

Un nouvel accès de toux empêcha l’empereur de répondre. Sa respiration sifflante le contraignit à murmurer.

L’imminence de la mort m’a fait prendre conscience de certaines choses. Je constate à présent à quel point tes idéaux s’approchent de ceux qui m’ont poussé à fonder Shinkyō.

Touchée par sa franchise, Aïko eut honte des pensées qui l’avaient traversée tout à l’heure.

Mon règne a trop duré. Si ton père s’était montré à la hauteur et n’avait pas vécu dans la débauche, j’aurais abdiqué pour lui céder ma place.

Okura marqua une pause. Une grimace de mépris passa sur son visage. Le prince Masao, son unique fils, n’avait pas su récolter les faveurs du peuple. Peu intéressé par le pouvoir, il avait mené une jeunesse dissolue et abusé de ses privilèges.

Tous droits réservés pour tous pays.

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