À la recherche de Karl Kleber, Daniel Sangsue (Ed. Favre, 2020) - EXTRAITS

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Daniel Daniel Sangsue Sangsue a enseigné a enseigné dans dans desdes universités universités suisses suisses et et françaises. françaises. Il Il estest l’auteur l’auteurd’essais d’essaiscritiques critiquessursurStendhal, Stendhal,le lerécit récitexcentrique, excentrique,la laparodie parodieet et leslesfantômes. fantômes.Il Ila aussi a aussipublié publiédesdesromans romanssous sousle lepseudonyme pseudonymed’Ernest d’Ernest Mignatte. Mignatte. Après Après Vampires, Vampires, fantômes fantômes et et apparitions apparitions (Hermann, (Hermann, 2018) 2018) et Journal et Journal d’un d’un amateur amateur dede fantômes fantômes (La(La Baconnière, Baconnière, 2018), 2018), il retrouve il retrouve la la fiction fiction avec avec le présent le présent roman roman . .

ISBN ISBN 978-2-8289-1845-3 978-2-8289-1845-3

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roman roman

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Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 – Fax : +41 (0)21 320 50 59 lausanne@editionsfavre.com Groupe Libella www.editionsfavre.com Dépôt légal en mai 2020. Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Mise en page : Lemuri-Concept Couverture : Alexandre Sangsue ISBN : 978-2-8289-1845-3 © 2020, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse

La maison d’édition Favre bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.


Daniel Sangsue

Ă€ la recherche de Karl Kleber Roman


Avertissement

L

e présent récit a pour origine un fait réel : un professeur d’une université suisse a bien disparu en juillet 1997. Toutefois, l’auteur tient à préciser qu’il a transformé ce professeur en personnage fictif et que les autres protagonistes de son récit sont également tout à fait inventés. Il y a bien çà et là quelques personnages existants, mais c’est pour donner un semblant de réalisme à cette histoire. Tout le reste est roman.

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a plupart des références littéraires qui émaillent le récit sont explicitées. Pour les autres, le lecteur pourra se reporter aux notes à la fin de l’ouvrage.

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Prologue

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u moment de livrer les résultats de mon enquête au public, je ne peux m’empêcher de me retourner sur le trajet accompli. Pourquoi ai-je consacré cinq ans de ma vie à suivre les traces de Karl Kleber ? Pourquoi ai-je déployé tant d’énergie à essayer de résoudre l’énigme de sa disparition ? Pendant longtemps je ne me suis pas trop posé de questions à ce sujet, mais arrivé au terme de cette enquête, lisant et relisant le livre qui en est issu, je vois maintenant avec plus de clarté les raisons de mon attachement à ce personnage. Je vais avoir soixante ans, soit trois ans de plus que Kleber lorsqu’il a disparu. Comme lui, je suis professeur d’université en Suisse. J’enseigne à l’Université de Morat, où Karl a fait ses études, a été assistant et soutenu sa thèse. J’habite cette ville et hante des lieux qu’il a lui-même fréquentés. Comme lui, je suis passionné de livres et de littérature. C’est cela avant tout, je pense, qui m’a rapproché de ce collègue, que je n’ai par ailleurs jamais rencontré dans la vie. Le hasard m’ayant permis de reconstituer sa bibliothèque, j’ai découvert que nous avions les mêmes goûts littéraires, que nous vibrions aux mêmes auteurs

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et surtout, comme on le verra, que nous lisions tous deux notre destin dans la littérature. Mon enquête m’a appris qu’au moment de sa disparition, Karl Kleber était en proie au doute : s’il aimait son métier d’enseignant et le contact avec les étudiants, il était inquiet pour l’avenir de l’université, dont la transformation utilitariste et mercantiliste lui déplaisait fortement, bien qu’elle n’en fût alors qu’à ses débuts. Confronté à la complète américanisation du système académique, au management et au c­ ontrolling permanents et universels, je suis moi-même assailli de doutes et me demande jusqu’à quand je pourrai tenir. Sans doute pas jusqu’à l’âge légal de la retraite. Car je n’ai qu’une envie : tout envoyer promener, puis disparaître. Comme Karl. J’ai découvert en outre que la vie sentimentale de ce dernier n’avait pas été un long fleuve tranquille : bien que très amoureux de sa femme Asuncion, du moins pendant un certain temps, il avait multiplié les aventures avec des étudiantes et même envisagé de quitter le domicile conjugal avec l’une d’elles. Là encore, je ne peux que me sentir proche de mon collègue, à ceci près que ma vie affective est un véritable chaos. Comme lui, j’ai couché régulièrement avec mes étudiantes, mais ma vie de bâton de chaise m’a valu deux divorces. Excédées par mes frasques, mes deux épouses successives m’ont quitté. La première est partie avec un maître-nageur (c’est un cliché, je sais, mais le type était vraiment prof de natation dans le lycée où elle enseignait) et la seconde, professeure d’université comme moi, m’a abandonné il y a six ans pour poursuivre sa carrière aux États-Unis. J’ai été

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bien puni de ma concupiscence et je le suis toujours. Car il n’y a désormais plus de place pour mes désirs de célibataire forcé : ce qui était acceptable au vingtième siècle ne l’est plus au vingt-et-unième et j’ai pris un sérieux coup de vieux. Tout cela pour dire que, non seulement avec mes étudiantes mais avec les femmes en général, je collectionne les râteaux, ce qui me rend amer, désabusé, et explique certaines de mes réactions, notamment quand il est question d’amour. Il y aura des lecteurs pour déplorer la sécheresse de mon récit : pas assez de détails, de psychologie des personnages, etc. Je pourrais leur répondre en invoquant Stendhal : « c’est l’action qui fait le roman, et non pas la dissertation plus ou moins spirituelle sur les objets auxquels pense le monde ». Mais ce serait prétentieux, et mon texte est moins un roman qu’un rapport dans lequel l’imagination vient parfois remplir des trous. J’aime bien l’idée de rapport… d’ailleurs mon père était inspecteur de police, c’est une façon de le retrouver.

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orsque j’entrai au Cabinet d’Amateur ce ­samedi-­là, je découvris une pyramide de cartons au centre de la librairie. Des cartons à bananes pleins de livres, entassés en quatre ou cinq piles, que Georges n’avait pas encore eu le temps d’ouvrir pour les inventorier. Ce nouvel arrivage prometteur me réjouit. Le Cabinet d’Amateur est l’une des trois librairies ­ ’occasion de Morat. Il vend à la fois du livre ancien d et du livre d’occasion. Comme je fonctionne beaucoup à la trouvaille, je fréquente régulièrement cette librairie, ainsi que les deux autres d’ailleurs, et d’une manière générale tous les lieux – brocantes, marchés aux puces, foires du livre, etc. – susceptibles d’alimenter mes recherches et mes rêveries littéraires. J’ai l’habitude de passer au Cabinet d’Amateur presque chaque samedi, après avoir fait quelques courses en ville, essentiellement mes bières de la semaine au Grain d’Orge et un peu d’épicerie aux Trois Canards. Georges me montre en général des livres qui pourraient m’intéresser et qu’il a gardés pour moi durant la semaine. J’examine aussi ce qu’il a posé de nouveau sur le grand étal en face de l’entrée, je scrute

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les rayons où se trouvent les acquisitions récentes et fais tourner plusieurs fois les présentoirs en tourniquet des livres de poche. En cas de libricité extrême, Georges me permet, comme à quelques familiers, de farfouiller dans les cartons de son arrière-boutique. Ce samedi-là, donc, il venait de faire rentrer la vingtaine de cartons qui encombraient le centre de la pièce : – Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je. – La bibliothèque de Karl Kleber. Un ancien collègue à toi, tu devrais le connaître. Sa veuve est morte il y a quelques semaines. Ils n’avaient pas d’enfants. Un neveu qui s’occupe de leur succession m’a vendu cette bibliothèque. Comme Kleber a enseigné le français, il y a beaucoup de livres de littérature et de la linguistique. Je vais jeter la linguistique, qui n’intéresse personne, et vendre la littérature, qui en vaut la peine. En effet, ouvrant trois cartons placés au-dessus des piles, j’observai qu’ils contenaient des éditions originales et des livres de poche des meilleurs auteurs du vingtième siècle. Apparemment, le propriétaire de cette bibliothèque aimait le surréalisme : je vis plusieurs recueils de Breton, Aragon, Char, Eluard. Il y avait aussi du Queneau, du Leiris, du Michaux, Espèces d’espaces et La Disparition de Perec, parmi les titres dont je me souviens. Mais je ne voyais pas qui était ce Karl Kleber. Je questionnai Georges. – Ça m’étonne que tu ne le connaisses pas, me répondit-il. Il habitait Morat, mais enseignait à

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l’Université de Thoune. Il avait fait un doctorat en littérature française, sur un poète symboliste, je crois, puis s’était recyclé dans l’enseignement du français langue étrangère. Il avait mis au point une nouvelle méthode d’apprentissage du français qui lui avait valu une renommée internationale ; j’ai appris qu’une université parisienne lui avait même décerné un doctorat honoris causa pour cela. Je ne voyais toujours pas, mais ce n’était pas étonnant : comme j’avais fait une partie de ma carrière à l’étranger avant d’être nommé en 1998 à l’Université de Morat, je ne connaissais pas tous mes collègues suisses. D’autant plus que celui-là ne s’occupait plus, du moins officiellement, de littérature. – Et sûrement aussi parce que Kleber a disparu il y a vingt ans, avant que tu n’arrives à Morat, poursuivit Georges. – Comment ça, disparu ? – Oui, il a disparu, il s’est évanoui dans la nature, comme on dit. Un jour d’été, en 1997, il a quitté son domicile pour se rendre en train à Thoune et il n’est jamais arrivé à destination ni revenu. Il a complètement disparu. Je me souviens que cela avait fait pas mal de bruit à l’époque. Il y a eu des avis de recherche dans la presse, des communiqués à la radio. Mais on n’a jamais retrouvé Kleber : ni son corps, ni aucune trace de lui. Tout à l’heure, je t’ai parlé de sa veuve, mais, en fait, on ne peut pas parler de veuve, puisqu’on ne sait pas si Kleber est mort ou vivant. Cette pauvre femme est décédée sans savoir ce qu’est devenu son mari. C’est terrible, non ?

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C’

était terrible, en effet, et j’ai tout de suite été fasciné par cette histoire de disparition.

Dans Selon Vincent, Christian Garcin écrit qu’il y a quarante mille cas de disparitions en France chaque année, chiffre officiel du Ministère de l’Intérieur. Sur ces quarante mille disparitions, trente mille sont élucidées, mais dix mille restent inexpliquées. En Suisse, les chiffres donnent quatre à cinq mille disparitions par an. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les disparus refont surface après quelques jours ou semaines. Ce sont en général de jeunes fugueurs, des adultes infidèles ou des touristes qui ont omis de donner de leurs nouvelles. J’ai appris aussi que les États-Unis comptent de cinq à dix mille skiptracers, c’est-à-dire chercheurs de disparus, ce qui permet de se faire une idée de l’ampleur du phénomène sur ce continent. Dans le cas d’enfants disparus, des recherches sont systématiquement entreprises. S’il s’agit d’adultes ou d’adolescents majeurs, on considère qu’ils peuvent disposer librement de leur personne et une enquête n’est menée que s’il y a suspicion de violence, d’enlèvement ou de ce qu’on appelle disparition forcée

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(privation de liberté sur mandat ou avec l’assentiment d’un État). En cas de recherches diligentées par les familles, les frais d’engagement de la police peuvent leur être facturés. Quelle que soit sa nature, une disparition est un drame pour l’entourage de la personne disparue, je ne fais ici que rappeler une évidence. Douleur de l’absence dès la découverte de la disparition, douleur accrue à partir du moment où cette absence reste non élucidée. Attendre toute une vie une explication qui ne vient jamais, ne pas savoir si l’être cher disparu est mort ou encore vivant, non seulement ne pas pouvoir faire son deuil, mais ne pas savoir s’il faut faire son deuil, c’est sans doute la pire des souffrances. Comment ne pas éprouver de la sympathie pour ceux qui sont plongés dans de telles situations, comment ne pas s’identifier à eux ? Les médias l’ont bien compris, qui proposent régulièrement des articles et des émissions sur ce sujet. Le cinéma aussi : je mentionnerai, pour me limiter au domaine français et à des films récents, Sous le sable de François Ozon, Je vais bien, ne t’en fais pas de Philippe Lioret ou Des vents contraires de Jalil Lespert. Et la littérature n’est pas en reste : outre Selon Vincent, je pourrais citer des dizaines de livres qui traitent du thème de la disparition, dont le best-seller de Joël Dicker La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert. C’est au point que, dans un essai intitulé Désirs de disparaître, Dominique Rabaté affirme que la disparition est « en train de devenir un véritable cliché fictionnel ». Son titre met l’accent sur un autre visage de la disparition et m’amène à nuancer ce que j’écrivais à 18 •


l’instant. Si une disparition est cause de souffrance pour les proches, elle peut à l’inverse procurer des sentiments positifs à la personne qui disparaît, dans la mesure où la fuite et l’absence satisfont son désir : désir d’échapper à une situation sociale, familiale, amoureuse, professionnelle ou financière devenue insupportable. La disparition est alors libération, possibilité d’une nouvelle vie et d’une nouvelle identité. Même cette disparition radicale que constitue un suicide est une forme de satisfaction, celle d’enfin pouvoir s’exonérer de tout. Baudelaire voulait qu’on ajoute à la Déclaration des droits de l’homme les droits de se contredire et de s’en aller. Ce que j’ai dit quant à la souffrance de l’entourage du disparu doit également être nuancé. Au désir de disparaître peut correspondre le désir de voir disparaître… Le roman Tous contents, de Paolo Di Stefano, raconte comment un personnage disparaît dans l’indifférence totale de sa femme et de ses enfants. Et la littérature nous montre aussi que la douleur peut s’estomper assez vite et que les disparus ne sont pas irremplaçables. Qu’on songe simplement au Colonel Chabert.

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ue s’était-il passé avec Karl Kleber ? Intrigué par ce que m’avait appris Georges, je suis retourné au Cabinet d’Amateur sans attendre le samedi suivant. Comme je l’avais averti de ma venue, mon ami libraire avait imprimé pour moi une pièce intéressante, trouvée sur Internet : l’avis de disparition de Kleber publié dans le journal local à la date du 24 juillet 1997 : « Morat. Sans nouvelles d’un quinquagénaire. A disparu de son domicile, depuis le 15 juillet 1997, vers 14 h 30, Karl Kleber, né le 24 janvier 1940, domicilié rue des Écoles 11 à Morat, communique le commandant de la police cantonale fribourgeoise. Taille 175  cm, corpulence moyenne, cheveux châtain foncé, grisonnants, calvitie, yeux bruns, portait un p ­ antalon jeans noir et une veste en daim brune. Les personnes pouvant fournir tous renseignements au sujet de cette disparition sont priées de contacter la police cantonale fribourgeoise, téléphone, etc. » • 21


Cet avis de disparition était publié avec une photo d’identité montrant le visage rond et chauve de Kleber. La photo devait provenir d’un photomaton, car il avait les yeux exorbités et le sourire crispé de mise avec ces appareils, qui ne nous photographient pas, mais captent plutôt notre crainte de leur pouvoir d’enlaidissement. J’essayai d’obtenir d’autres informations de Georges, mais il ne savait pas grand-chose sur Kleber, sinon ce qui était de notoriété publique dans notre petite ville. Kleber avait épousé une femme plus jeune que lui d’une dizaine d’années, d’origine espagnole, dont le nom était Asuncion – mais que tout le monde appelait Asun – et qui tenait une boutique de vêtements. Georges se souvenait aussi d’avoir entendu que Kleber était sujet à de graves dépressions et qu’il avait fait plusieurs séjours en clinique. Faute d’autres éléments, nous nous mîmes à spéculer sur la disparition elle-même. Georges avait réfléchi à la question : – Ce qui est fascinant, c’est qu’il ait pu disparaître comme ça sans laisser aucune trace. Aujourd’hui ce serait impossible, avec les téléphones portables et les cartes de crédit qui permettent de te géolocaliser et de suivre ta trace grâce à tes achats ou tes retraits d’argent. Il y a aussi les caméras de surveillance dans les gares et dans beaucoup d’endroits publics. Mais, en 1997, les systèmes de vidéosurveillance étaient encore peu présents et c’était seulement le début de la démocratisation du portable. Pour les cartes de crédit, elles n’étaient pas si répandues que ça, surtout 22 •


en Suisse. Aujourd’hui tu ne peux plus rien faire sans carte, mais à l’époque tu pouvais encore voyager en payant tes achats en liquide, même tes billets, en tout cas pour ce qui est du train. – Donc tu penses que Kleber a pu disparaître avec une certaine somme d’argent en liquide et subsister grâce à elle pendant un certain temps. Il aurait ainsi pu commencer une nouvelle vie, sous une fausse identité, là où il s’était réfugié ? – Oui, c’est un classique. Je l’imagine accumulant patiemment des billets, pendant des mois, des années. Il les dissimule dans des cachettes au fond de ses tiroirs ou dans certains livres de sa bibliothèque. Il profite d’un après-midi où sa femme travaille dans son magasin… – Pour retirer les billets de leurs cachettes et en planquer les liasses au fond de son sac de voyage… Georges, tu ne crois pas que tu donnes un peu dans le cliché romanesque, là ? Pourtant, Georges avait raison jusqu’à un certain point. Son scénario était celui qui vient le plus immédiatement à l’esprit lorsqu’on pense à une disparition. On pouvait difficilement, en revanche, imaginer un enlèvement. Kleber n’était ni un homme d’État, ni un banquier, ni un industriel susceptible d’intéresser des kidnappeurs pour un chantage ou une rançon. Qui avait intérêt à enlever un professeur d’université ? À la rigueur un étudiant ou un groupe d’étudiants désireux de se venger d’une mauvaise note ou de cours ennuyeux. Mais, dans le premier cas, un enlève­ ment paraît disproportionné, et quant à une farce • 23


de potaches, la loi du genre veut que tout se termine assez vite et dans la bonne humeur. À moins que l’enlèvement ne dégénère, ce qui nous conduisait à l’hypothèse du meurtre. Kleber avait-il été assassiné ? Mais pour quel motif ? Par qui ? Un amant de sa femme ? Une maîtresse trop exclusive ? Un collègue jaloux de ses succès universitaires ? Avait-il trempé dans une affaire glauque et subi un règlement de comptes ? L’imagination s’emballait et nous déroulions à plaisir toutes sortes de scénarios possibles. J’imaginais même un acte gratuit, comme celui de Lafcadio dans Les Caves du Vatican : Kleber poussé violemment hors du train durant son voyage de Morat à Thoune, crime tout à fait réalisable à une époque où l’on pouvait encore ouvrir les portes des wagons à la main pendant la marche des trains. – Mais dans ce cas on aurait retrouvé son corps sur les bas-côtés de la voie, rétorqua mon ami. C’est ce qui exclut aussi une disparition par suicide : que les suicidés se jettent dans des ravins ou dans le lac, on finit presque toujours par retrouver leurs cadavres… – Oui, mais encore faut-il pouvoir les identifier ! Et il y a des endroits où il est facile de disparaître à jamais. Il suffit d’aller le plus loin possible à l’étranger, de se perdre dans une forêt immense, de se jeter dans un gouffre ou dans un océan, par exemple. Je m’interrompis. L’image de Karl Kleber englouti dans l’élément liquide me rappelait quelque chose. Profitant de ce que Georges s’occupait d’un client, je me mis à sonder mes souvenirs. Et cela me revint soudainement. 24 •


J’avais lu quelque chose sur un professeur de notre université disparu dans le lac. Il y avait donc un précédent ! De plus, je me souvenais que ce professeur enseignait la littérature française et que sa disparition remontait au dix-neuvième siècle. C’était loin dans le temps, mais le rapprochement s’imposait. Il était même troublant. Je demandai à Georges s’il avait l’Histoire de l’Université de Morat. Il avait les exemplaires des trois volumes parus. Nous nous penchâmes sur le deuxième tome et nous pûmes lire, dans la notice consacrée au professeur Barthélemy Tisseur (1812-1843) : « À part le titre de ses cours, on ne sait pratiquement rien de la seconde année académique de Tisseur, brutalement interrompue, le 28 janvier 1843, par une mort vraisemblablement accidentelle. C’est un soir de gros temps ; après avoir lu les journaux au cercle de lecture, le jeune professeur regagne sa chambre en longeant non le trottoir, mais la jetée du quai. Il commet sans doute l’imprudence de marcher avec son parapluie ouvert. Une brusque rafale le déséquilibre et le jette à l’eau. Telle est du moins l’hypothèse d’Éric Berthoud, auteur d’un article sur Tisseur dans le Musée fribourgeois. » Mais j’avais oublié la suite de la notice, qui excluait une disparition définitive : « On retrouva son corps trois jours plus tard, non loin du bord. » Cette noyade restait néanmoins mystérieuse  : était-ce un véritable accident ? Tisseur n’avait-il pas été plutôt victime d’une agression ? Ou s’agissait-il • 25


d’un suicide ? La notice avait attiré l’attention sur l’isolement et l’ennui du jeune professeur, qui avait quitté Paris en 1842 pour son poste à l’Académie de Morat et qui écrivait à l’un de ses frères : « Si je ne trouve pas dans le travail forcé une distraction et une consolation, je ne sais ce que je deviendrai »… Quant à Kleber, il avait disparu en plein aprèsmidi, un jour où le temps était ensoleillé et sans vent (j’ai vérifié la météo du 15 juillet 1997) et l’on n’a jamais retrouvé son cadavre. La noyade dans le lac par accident, agression ou suicide semblait bien improbable.

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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.

Tous droits réservés pour tous les pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com www.editionsfavre.com


Qu’est-il Qu’est-ilarrivé arrivéà àKarl KarlKleber Kleber ? A-t-il ? A-t-ilfuifuileslesréformes réformesdede l’université l’université ? A-t-il ? A-t-il fugué fugué avec avec une une étudiante étudiante ? Est-il ? Est-il encore encore vivant vivantououa-t-il a-t-ilétéétéassassiné assassinépar parununcollègue collègue ? L’enquêteur ? L’enquêteur improvisé improviséfinit finitpar pardécouvrir découvrirle lepot potaux auxroses. roses. CeCeroman romanpolicier, policier,qui quijoue joueavec avecleslesgenres genresduduroman romandede disparition disparitionetetduducampus campusnovel, novel,estestaussi aussiununéloge élogededela lalittélittérature, rature,dont dontil interroge il interrogeleslespouvoirs pouvoirsdederévélation. révélation.

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ISBN ISBN 978-2-8289-1845-3 978-2-8289-1845-3

Daniel Sangsue Daniel DanielSangsue Sangsue recherche Karl Kleber ÀÀ Àla la larecherche recherchedede deKarl KarlKleber Kleber

EnEn juillet juillet 1997, 1997, unun professeur professeur dede littérature littérature disparaît disparaît entre entre son sondomicile domicileetetl’université l’universitéoùoùil ilenseigne. enseigne.Quinze Quinzeans ans après, après,ununcollègue collègueenquête enquêtesursurcette cetteaffaire. affaire.À Àpartir partirdede livres livres dudu disparu, disparu, dede témoignages témoignages etet dudu dossier dossier dede police, police, il il suit suitdifférentes différentespistes. pistes.Elles Ellesle leconduisent conduisentdans dansleslesmilieux milieux académiques, académiques,ununbar barparisien, parisien,une uneassemblée assembléespirite, spirite,une une station stationd’altitude, d’altitude,ununbuffet buffetdedegare garebâlois bâloisetetdes desfermes fermes perdues perduesdedel’Aveyron. l’Aveyron.

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