La Corse des Présidents

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La Corse des Présidents Visites d’État et « problème corse » 1860-2012



Prologue Des rêves d’indépendance ou d’autonomie

« Le tort de la Corse est d’avoir une signification extérieure plus grande que la sienne propre. » Fernand Braudel In La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II

En ce temps-là – nous étions au XVIe siècle – la guerre des Corses aux Génois battait déjà son plein et, dans une île trop peuplée (moins de 150 000 habitants !) pour ses ressources, elle aggravait ses misères. Dans son absolument remarquable thèse de doctorat, commencée en 1923 et publiée pour la première fois en 1949 chez Armand Colin (et suivie de huit autres éditions), Fernand Braudel brosse de la Méditerranée, de ses problèmes et de ses conflits, un tableau qui fait toujours autorité aujourd’hui. Le cas de la Corse retient, au fil des années et des décennies, sa clairvoyante attention. En 1553, alors que « grâce aux Turcs, les Français ont pris pied » sur l’île, « Français, Génois, Turcs, Algérois, lourds soldats allemands, mercenaires italiens ou espagnols de la “Dominante” – c’est ainsi qu’il appelle la Superbe, que d’autres baptiseront plus tard la Sérénissime – et, ajoutons-le, partisans de Sampiero, toute cette foule de soldats doit vivre. Elle pille, gâte les récoltes, brûle les villages. Le tort de la Corse est d’avoir une signification extérieure plus grande que la sienne propre et de compter dans cette guerre des Valois contre les Habsbourg, comme un nœud de communication. Plus qu’à Parme, plus même qu’à Sienne, l’occupation française en Corse gêne les communications internes des Impériaux et de leurs alliés ». 5


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Lorsque, quelques années après, en 1559, le traité de CateauCambrésis rend la Corse à Gênes, Sampiero nourrit l’intention d’y prendre et d’y exercer un pouvoir autonome sous l’autorité de la France1. C’est la première prise de position dans ce sens. Sa mort tragique dans le guet-apens d’Eccica-Suarella, en 1567, met fin à ce rêve, et il faudra attendre le XVIIIe siècle et les années 1730 pour que surgisse à nouveau la revendication développée sous la forme du congrès des « Théologiens d’Orezza », puis d’un « governo separato ». En janvier 1735, la Cunsulta d’Orezza jette les bases de ce « governo » ; confie le pouvoir à trois généraux, dont Giacinto Paoli (le père de Pascal), place l’île sous la protection de la Vierge et déclare le « Dio vi salvi Regina » hymne national. En 1736, débarque un personnage qui deviendra finalement légendaire, Théodore de Neuhoff, un baron aventurier allemand, qui se fait couronner roi de Corse, mais qui ne régnera (nominalement) que l’espace d’un été. Non avoir nommé quelques chefs insulaires à des places de choix et promulgué quelques textes dont la Constitution d’Alesani. Ce document, qui n’a de constitution que le nom, place l’île sous le patronage de la Très Sainte Trinité, de Sainte Dévote et de la Vierge Marie, compte seize articles. L’historien Antoine-Laurent Serpentini en publie le texte intégral dans l’ouvrage qu’il consacre à Théodore. Il détermine entre autres que sera « établie et élue dans le Royaume une Diète composée de vingt-quatre membres, à savoir seize pour le Deçà des Monts et huit pour le Delà, et que trois membres de cette Diète, c’est-à-dire deux du Deçà et un du Delà, résidant toujours à la cour du Souverain et Roi, qui ne prendra aucune décision sans le consentement de ladite Diète ». Détail important : l’article 15 dispose que « sera érigée dans le Royaume, en un lieu à choisir par la Diète et par le Roi une Université publique ». Mais ce roi d’opérette, auquel – selon son épitaphe – le destin accorda un royaume et refusa du pain n’eut ni le temps ni les moyens de la construire. En 1753, la situation a nettement évolué, mais l’assassinat, fomenté par les Génois, du général (unique) de la Nation – alors proclamée République indépendante – Ghjuvan Petru Gaffori n’est pas la page tournée prévue par ceux-ci, mais ouvre (juillet 1755) au contraire la porte à Pascal Paoli, qui mettra près d’une décennie pour organiser tout ou partie du pays. En 1769, la défaite de Pontenovu marque la fin de la République paoline et vaut 1. René Emmanuelli : « on peut mesurer l’erreur de ceux qui voyent en lui le champion d’un prince (…) ou celui de l’indépendance de la Corse » (in Gênes et l’Espagne dans la Guerre de Corse). 6


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un exil de 20 ans à son créateur. La Révolution française, instituée sur les valeurs insulaires, permet toutefois à celui-ci de regagner son île le 14 juillet 1790 et d’être plébiscité dès le 10 septembre à la grande Cunsulta d’Orezza – toute la Corse y est présente ou représentée – qui lui apporte le pouvoir suprême et quasi absolu : la présidence du Conseil général créé par la Constituante et le commandement général des Gardes nationaux. Mais déjà, sous la Révolution, on relève un mot du ministre des Contributions et revenus publics, Clavière, qui en inspirera tant d’autres à commencer par l’académicien Frédéric Masson : « Les Corses sont une lourde charge pour la France, de véritables sangsues ». « Paoli n’a pas renoncé à son idée d’autonomie », écrit l’historien reconnu Antoine-Marie Graziani : attachement et union à la France, mais à la condition que la France laissât les Corses libres de s’administrer eux-mêmes. Une forme d’autonomie donc, à l’intérieur d’une fédération, comme le montre la distinction qu’il effectue tout au long de son discours lorsqu’il sépare les deux nations, « la nôtre » et « la française », ses « compatriotes corses » et « ses confrères français ». Surviendra en 1794 le royaume anglo-corse et, une fois de plus, le rêve autonomiste sera enterré en dépit de la création d’un « governo corso » présidé par Charles-André Pozzo di Borgo, car Sir Gilbert Elliot sera préféré comme vice-roi à Paoli par le roi Georges III. Puis Napoléon Bonaparte, Premier consul et ensuite empereur, s’attachera à faire de l’île une province française en réunissant notamment, en 1811, les deux départements (Golo et Liamone) créés par la Convention en 1793 alors que Paoli avait, en 1790, dès son retour en Corse, défendu à Orezza et obtenu que l’île constituât un département unique. Déjà, en 1801, l’enfant d’Ajaccio devenu Premier consul avait envoyé sur l’île en qualité d’administrateur général ayant autorité sur les préfets du Golo et du Liamone le célèbre André-François Miot de Melito qui attacha son nom à des arrêts dont l’un, exonérant les insulaires de certains droits fiscaux, devait défrayer la chronique et alimenter la revendication jusqu’au deuxième millénaire. Il s’agissait en fait des premières lois instituant sur l’île un régime particulier, singulièrement fiscal et douanier, l’arrêté Miot du 21 prairial an IX (10 juin 1801) portant sur les droits de mutations d’immeubles, et le décret impérial du 24 avril 1811, lequel rétablissait aussi, soit rappelé en passant, le département unique aux lieu et place des deux départements créés en 1793 par la Convention. En 1801-1802, la Corse était placée « hors l’empire de la Constitution » et Miot investi de tous les pouvoirs, ne dépendant plus alors que du gouvernement et donc du Premier consul Bonaparte. 7


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Dans une contribution lumineuse publiée en juillet 2008 dans les Annales méditerranéennes d’économie par Albiana et l’Université de Corse, Jean-Yves Coppolani et Louis Orsini analysent en profondeur la démarche et l’objet des Arrêtés Miot et du décret impérial, mais aussi de la loi douanière du 21 avril 1818, tant décriée par les autonomistes comme un instrument de domination coloniale alors que cette interprétation ne résultait que de polémiques instruites par une presse locale inculte ne se référant qu’à un prétendu âge d’or. Cette « loi scélérate » sera abrogée en 1912, et Coppolani et Orsini pourront écrire : « Ainsi, ce régime douanier globalement favorable et dont les aspects négatifs étaient remédiables fut supprimé à la demande même des Corses », ce qui justifia la formule d’Auguste Gaudin (alors maire de Bastia) selon lequel « nous aurons été les artisans de notre ruine », et la remarque prêtée à Joseph Caillaud (ancien président du Conseil) qui aurait comparé les Corses demandant l’assimilation douanière aux « femmes qui demandent à être battues ». C’est, de plus, Napoléon Bonaparte qui, selon le mot d’un autre historien reconnu, Michel Vergé-Franceschi, « s’environna de Corses », citant entre autres le maréchal Horace Sebastiani, les généraux Arrighi de Casanova, Félix Baciocchi, Toussaint Campi, Jean-Quilicus de Casabianca, Darius de Casalta, Jean-Baptiste Cervoni, Giovan-Battista de Franceschi, Philippe-Antoine Ornano, sans compter le docteur François Antomarchi, son médecin à Sainte-Hélène. Ainsi, grâce aux places de choix que se taillèrent nos compatriotes, Napoléon ouvrit la voie à une certaine « corsisation » de la France, que devaient suivre les régimes suivants et bien entendu Napoléon III avec notamment Jacques-Pierre Abbatucci, Joseph-Marie Pietri, le polytechnicien Arrighi de Casanova, le docteur Prosper Pietrasanta, le baron Mariani, l’avocat Charles Conti, le secrétaire particulier de l’empereur Tito Franceschini-Pietri, l’ambassadeur Vincent Benedetti, les généraux Carbuccia et Jean-Charles Abbatucci, le maréchal Philippe-Antoine d’Ornano, etc. sans compter bien entendu ses cousins Bonaparte. Il est cependant en France des gens qui regardent encore la Corse d’un mauvais œil. À ceux qui dénonçaient en 1815 les Corses et l’Ogre de Corse (Talleyrand : « cette famille des Bonaparte, sortie d’une île à peine française où elle vivait dans une situation mesquine, doit son élévation à la gloire militaire d’un homme de génie ») s’ajoutent ceux qui, en 1870 vouent aux gémonies Napoléon III et tous les siens. Le désastre de Sedan est, si l’on peut dire, la goutte qui fait déborder le vase. Ainsi, un journal de Lyon suggère-t-il en 1871 de donner l’île à la Prusse pour garder l’Alsace et la Lorraine, à l’Assemblée constituante, Clemenceau demande-t-il que la Corse 8


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« cesse immédiatement de faire partie de la République française », et le tribun Jules Vallès, jouant les faux prophètes, s’écrie-t-il : « La Corse n’a jamais été et ne sera jamais française ! ». La vague anti-corsiste, naguère alimentée par Chateaubriand, se développe et se déchaîne au point qu’en 1890, à la veille du voyage du président Sadi Carnot, Le Petit Journal, premier journal de Paris (un million d’exemplaires) et du pays, n’hésite pas à publier un violent article sous le titre Le Président chez les sauvages auquel réplique vigoureusement Emmanuel Arène. L’aventure coloniale et les sacrifices consentis pendant la Grande guerre mettront globalement un terme à ces outrances, et Clemenceau lui-même le reconnaîtra au lendemain de conflit (donc des massacres) dans son discours de Sartène. Au lendemain de la « Grande guerre », de 1919 à 1936, quelque 200 monuments aux Morts sont édifiés dans les communes et plusieurs dizaines consécutivement à la Seconde Guerre mondiale. Tous portent témoignage du patriotisme des Corses, du respect que l’on porte aux victimes de l’holocauste et du rejet des revendications irrédentistes comme l’expriment Vincent de Moro-Giafferi, alors député de la Corse, devant l’Assemblée nationale, et le docteur Masini, maire d’Olmeta di Capicorsu, qui clame dans son discours inaugural de la stèle du souvenir, « l’union indissoluble, malgré quelques esprits chagrins, qui voudraient fomenter en Corse un parti séparatiste entre la France et la Corse ». Un département unique, selon le désir de Paoli… Il en sera ainsi pendant plus d’un siècle et demi avec même une valeur ajoutée qui, à l’époque, n’aura suscité aucun rêve, ni même un « dont acte », à l’exception de quelques mots restés fameux, tel celui du député Emmanuel Arène dans les années 1880 : « La Corse est une île – Nous le savons !… – Oui, mais ce que vous ignorez, c’est qu’elle est une île entourée d’eau de tous côtés ! », ou encore celui de Paul Doumer, président de la Chambre des députés de 1905 à 1906, sénateur de la Corse de 1912 à 1931, président de la République en 1931-1932, assassiné cette année-là : « La Corse est une île à laquelle on ne peut pas appliquer les mêmes lois qu’à tous les autres départements. On ne peut pas traiter les départements de la Corse comme tous les autres départements français en raison de la situation géographique, du peu de productivité de son sol, de sa situation économique ». Les revendications de Mussolini, qui sont alors exprimées sans ambiguïté, et la Seconde Guerre mondiale viendront ensuite raffermir les liens des Corses et de la France. À cet égard, le voyage à Ajaccio et Bastia, les 2 et 3 janvier 1939 du président du Conseil des ministres Édouard Daladier (le président de la République s’appelle Albert Lebrun, qui ne 9


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viendra jamais sur l’île) et de son ministre de la Marine César Campinchi, député de Bastia, sera un véritable triomphe. L’attachement des Corses à la France s’exprime de la manière si solennelle que Daladier peut répliquer au maire de Bastia, Hyacinthe de Montera : « Jamais comme aujourd’hui je n’ai senti battre sur mon cœur le cœur de la France ». En 1943, les patriotes insulaires déclenchent l’insurrection libératrice que vient achever un corps expéditionnaire envoyé d’Afrique du Nord. En 1945, avant la capitulation nazie, alors que le territoire français est entièrement libéré, mais que la Corse, qui a rayé de son vocabulaire les mots autonomie et à plus forte raison irrédentisme, « dispose » encore d’une monnaie propre, créée au début 1944 par le gouvernement provisoire d’Alger, le préfet Moris se rend à Paris, où siège le gouvernement De Gaulle dont Paul Giacobbi est le ministre du Ravitaillement. À son retour à Ajaccio, Moris porte une information réellement révolutionnaire : « La Corse constitue désormais une région directement rattachée à Paris. Le département cesse d’être rattaché au commissaire de la République de Marseille ». Mais deux semaines plus tard, le Comité régional de Libération de cette ville, qui était alors la « plus peuplée » de Corse réclame comme une nécessité, le rattachement de l’île à la « région économique » provençale. Il en sera ainsi fait, et il faudra attendre le printemps 1957, avec l’avènement du gouvernement de Pierre Mendès-France (dont le sénateur Jean Filippi est le ministre du Budget) pour que la Corse dispose enfin d’un programme d’action régionale distinct de celui de Provence-Côte d’Azur. Une disposition toutefois provisoire, car elle prendra pratiquement fin avec les événements d’Algérie et le retour du Général au pouvoir. Sauf à observer qu’en 1970, tandis que les mouvements régionalistes osent à nouveau la notion d’autonomie, le président Georges Pompidou détachera l’île de la région continentale et instituera en 1973 une assemblée unique qui n’aura qu’une existence éphémère. Car c’est en 1975, sous la présidence de Giscard d’Estaing et de son Premier ministre Chirac, que l’on reviendra à la « bidépartementalisation », à laquelle Sarkozy tentera en 2003 de mettre maladroitement mais virtuellement fin par un référendum qu’il perdra. Cette consultation était fondée par un retour à une assemblée unique élue à la proportionnelle, mais elle conservait les structures départementales et, singulièrement, les deux conseils généraux dont les membres seraient issus de la liste territoriale. Mitterrand succédera à Giscard et sortira l’île de son blocage institutionnel séculaire en la dotant de son premier statut particulier en 1982. Cette institution évoluera par la suite avec le statut Joxe en 1992 et le statut Jospin en 2002. Viendront alors les tentatives de Nicolas Sarkozy, ministre 10


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de l’Intérieur (2003) avant d’être élu président de la République (2007), qui ne trancheront en fait qu’en apparence avec les réalités. Quelles auront été, sous l’empire de la France, ces réalités souvent contradictoires et incertaines ? À Paris, les avenues du pouvoir étaient peuplées de gouvernants et de législateurs – inspirés la plupart du temps par les Corses « exilés », la fameuse « diaspora » – qui affirmaient avoir compris la nature du « problème corse ». Mais les propos des chefs d’État indiquaient assez clairement qu’il n’en était rien… Car tout avait commencé sous la Monarchie de Juillet. LouisPhilippe était en effet entouré de Corses éminents qui, s’ils ne dotent pas l’île d’institutions originales, travaillent surtout à l’équiper, comme l’avait fait à Ajaccio Napoléon Ier et, à un degré moindre, Charles X. Napoléon III, pour qui la Corse est sa famille, réalise la plus grande œuvre de son temps. Curieusement, la presse bonapartiste insulaire n’hésite pas à parler d’autonomie, mais ce n’est qu’un vœu pieux. Puis survient la IIIe République, qui construit le chemin de fer et lance les Corses dans leur plus grande aventure, la colonisation. Au lendemain de la Guerre 1914-18, qui n’a pas fait 30 ou 40 000 morts insulaires, mais – tout de même, et ce n’est pas rien – au moins 13 000 et 20 000 invalides, les présidents de la République vont se succéder sur l’île ; et chacun aura à cœur de surfer avec plus ou moins de bonheur sur la revendication régionaliste, puis autonomiste, puis enfin nationaliste. En 1914, l’unique numéro de A Cispra n’avait-il pas affirmé que la Corse n’était pas un département français mais une nation vaincue qui allait renaître ? Cette profession de foi allait fonder la revendication pendant tout le XXe siècle et se poursuivre ensuite, au point d’alimenter l’option indépendantiste, ce qui suscitera en mars 2012 cette remarque du leader historique du nationalisme, Edmond Simeoni : « Ce que je sais, et je suis certain de ne pas me tromper, c’est que la Corse d’aujourd’hui n’a pas envie d’être indépendante bien qu’elle possède des atouts certains (épargne forte, richesses naturelles et humaines importantes) » préférant un statut de très large autonomie. Premier de la liste des huit présidents venus sur l’île en visite officielle, Alexandre Millerand effectue son voyage officiel en 1922. Il invoque la situation de l’Alsace-Lorraine « sans prétendre établir aucune comparaison entre deux situations si profondément dissemblables », et affirme : « Qu’y aurait-il de choquant à conférer à la Corse, dont personne à coup sûr ne songe à faire une colonie, une autonomie administrative aussi complète que possible ? ». Rien ne sera pourtant changé et, au contraire, l’union avec la France sera magnifiée dans les années suivantes en réponse 11


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aux revendications de Mussolini et, pendant la Guerre 1939-1945 par le général de Gaulle qui, confronté à la première grande vague revendicative (Mouvement du 29 novembre en 1959) s’entendra réclamer, lors de son ultime voyage (1961) par la maire radicale-socialiste de Pontenovu-Castello di Rostino, Roxane Polidori, « un statut politique et fiscal approprié à sa situation géographique, sous le contrôle d’une assemblée départementale aux pouvoirs plus étendus ». Ce à quoi le chef de l’État répondra : « À situation géographique particulière, il faut une solution particulière. Soyez persuadés que j’en tiendrai compte ». Ce sera, en 1969, le référendum perdu portant sur une timide réforme régionale, qui détachait pourtant la Corse de la région Provence-Côte d’Azur. À l’époque, ceux que l’on appelle les régionalistes poussent leurs pions et, à la Cunsulta de Castellare di Casinca, se reconstitue la mouvance autonomiste disparue depuis 1940. Le mot n’avait plus été prononcé depuis la guerre et, singulièrement, depuis le procès des autonomistes (en réalité les irrédentistes) en 1946. On n’y prête guère grande attention, mais on reparlera à la fin du XXe siècle de l’autonomie et de ses bienfaits escomptés et présumés prometteurs… Venu à Ajaccio prononcer le discours solennel du Bicentenaire de la naissance de Napoléon Bonaparte, Georges Pompidou admettra « qu’il faut à la Corse une certaine autonomie, qui se trouvait liée au référendum dont le rejet a apporté tant de bouleversements et de tristesse », ajoutant : « mais ce rejet n’entraîne pas celui des légitimes revendications de la Corse. Sur ce point, nous ferons en sorte que les effets du texte référendaire ne se prolongent pas pour la Corse ». Il tiendra parole : le 10 janvier 1970, Pompidou érige l’île en 22e Région de programme, la dote d’une « Commission de développement économique », et en 1972 fait voter une loi qui sera appliquée l’année suivante : la Corse sera la seule région française appelée à élire son assemblée régionale au suffrage universel, puisque les 61 conseillers généraux et les quatre députés en seront membres de droit, ainsi que deux conseillers municipaux élus par leurs pairs, l’un à Ajaccio, l’autre à Bastia. Cela ne durera pourtant que deux ans, puisqu’en 1975, Valéry Giscard d’Estaing, nouveau président, et son Premier ministre Jacques Chirac, diviseront l’île en deux départements, avec deux conseils généraux au lieu d’un seul, qui éliront un conseil régional réduit à 14 membres. Arrive la gauche au pouvoir. En 1982, la proposition socialiste de statut particulier devient projet de loi. Le Parlement l’adopte et les insulaires élisent leur Assemblée de Corse, dont la seule appellation est plus qu’un clin d’œil au pouvoir régional. Ainsi s’amorce la principale révolution de Corse du siècle, confirmée en 1991 par le statut Pierre Joxe, et en 2002 par la loi 12


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Lionel Jospin, tandis que naîtra quelques années plus tard un parti nationaliste qui ne réclamera rien de moins que l’indépendance, alors qu’une franche plus importante de la mouvance continuera à militer pour l’autonomie. Avec la conquête par la gauche insulaire du pouvoir à l’assemblée territoriale et la poussée nationaliste (15 sièges et 36 % des suffrages), les propositions votées ou appelées à être soumises au vote changent de nature. Mais les dispositions préconisées par la Mission universitaire créée par le président Sarkozy et celles qui sont étudiées par la commission des compétences législatives et réglementaires présidée par Pierre Chaubon tardent à être prises peu ou prou en compte. En réalité, la représentation de l’île reste trop divisée sur les voies à emprunter à l’avenir, ce qui fait douter, il faut bien le dire, de l’importance ou de l’intérêt que suscite réellement ce que l’on désigne encore (de moins en moins !) comme le « problème corse ». Quelle est, cependant, la nature du problème ? À se pencher sur la nature des réflexions ou les options définies à Paris, où les dirigeants nationaux paraissent aussi embarrassés qu’un canard qui aurait trouvé un clairon, ne pourrait-on se demander si pour eux le traitement du « problème corse » n’est qu’une concession aux propos – aux « exigences », disent-ils – de ceux qui sont encore minoritaires, ou aux propositions, parfois suivies de délibérations, des partis nationaux ? Après trois statuts particuliers faits par les socialistes dans l’espace de trois décennies et – certains l’espèrent ou le souhaitent – peut-être avant un quatrième, mais François Hollande en a écarté l’éventualité, qu’est-il advenu de ce qu’on avait appelé – et nous comme tant d’autres – le « problème corse » ? En d’autres termes, à bien y réfléchir, ce problème existe-t-il comme lorsqu’il avait été solennellement posé, lorsque la Corse aspirait essentiellement à la dignité, à la reconnaissance de cette dignité, après l’épisode des expérimentations nucléaires souterraines à l’Argentella, de la création du Mouvement du 29 novembre, de la lutte contre le déversement des boues rouges, et avant le grand choc d’Aleria suivi de la prise de conscience identitaire ? Dans sa chronique d’Arriti, l’hebdomadaire qu’il a fondé en 1967, Max Simeoni constate amèrement que « trente ans après la première petite percée de la cuirasse jacobine par le statut Mitterrand-Defferre en 1982, les institutions de la Corse n’ont guère bougé pour l’essentiel. Elles restent loin de l’autonomie sans laquelle le peuple corse n’a aucune chance de remonter la pente pour survivre ». Il déplore que les nationalistes modérés soient « pour une démocratie qui n’escamote pas la réalité transversale des régions et des peuples et la sacrifie au montage jacobin pyramidal de Paris ». Il regrette 13


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même aussi que « les “natios” utilisent rarement en ce moment l’exigence de la reconnaissance du peuple corse par la loi », car « l’insistance sur ce sujet ferait un tri entre eux et les jacobins face à la masse des indécis ou des désinformés ». Pour l’ancien leader du mouvement, « si le Peuple corse est reconnu, ses droits coulent de source ». Mais il ne dissimule guère son pessimisme : « Si après 30 ans, les institutions actuelles perdurent, le cap qui conduit le Peuple corse au naufrage historique ne changera pas ». Ce scepticisme ne se nourrit-il pas, tout autant, du choix de la majorité des insulaires aux élections présidentielles, qui est l’une des constantes de la politique régionale depuis que la France élit son chef d’État au suffrage universel ? De Gaulle avait obtenu 60 % en 1965, Pompidou 64 % en 1969, Giscard d’Estaing 53 % en 1974 et 52 % en 1981, Chirac 54 % en 1988, 60 % en 1995 et… 80 % (devant Le Pen, il est vrai) en 2002 et enfin Sarkozy 60 % en 2007 et 56 % en 2012. Ainsi, la gauche peut remporter des sièges au Parlement, nombre d’élus dans les conseils généraux et la majorité à l’Assemblée de Corse, mais elle s’avère incapable de confirmer ces bons résultats aux présidentielles, d’autant que les nationalistes s’interdisent de prendre officiellement position à ces élections « françaises »… En dernière analyse, le pessimisme de Max Simeoni traduit aussi l’indifférence de la plus large fraction des insulaires devant des évolutions institutionnelles trop souvent recommencées, mais dont les perspectives ne paraissent plus que des concessions au dynamisme dominant des nationaloautonomistes. Ainsi, la balle serait-elle renvoyée par l’opinion dans le camp des élus, conseillers territoriaux ou conseillers généraux, puisqu’ils sont dans leur ensemble, largement représentatifs de tous les courants politiques insulaires. C’est d’ailleurs ce qu’ont recommandé les candidats à l’élection présidentielle de 2012, ce qui a étrangement conduit nombre d’observateurs à regretter que l’île ait ainsi été « absente du débat national ». À force de nous prendre pour le nombril du monde, n’aurions-nous pas réuni les conditions du repli sur soi et de l’effacement des grandes controverses ? Au point que, semble-t-il, la question se pose aujourd’hui de savoir s’il existe en Corse une véritable majorité capable de proposer à l’État un authentique statut de l’île qui s’inscrirait dans la durée plutôt que d’être remis en question au terme de chaque décennie ? À faire pièce au portrait que l’un des hommes politiques les plus clairvoyants de la droite, Jérôme Polverini, maire de Pianottoli-Caldarello et conseiller territorial éminent de 1982 à 2010, avait brossé en définissant « l’expression des paradoxes insulaires » : « Aspiration à l’être et appétit d’avoir ; goût pour la frugalité et démesure dans la prodigalité ; alternance confuse de réalisme et d’utopie ; culture d’île 14


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et appel au large ; amour mythique de la liberté mais atavisme plus profond pour l’égalité destructrice inspirée par l’invidia : inclination aux décisions fortes mais inaptitude à l’effort soutenu ; âpre défense des intérêts privés dans le temps même où l’intérêt général est invoqué ; référence incessante à l’État, puissance tutélaire, et contestation facile de l’État ». En somme, tout et son contraire, au point que l’on peut se demander si la frontière du « domaine étrange » dont parlait André Malraux : (« De Gaulle avait son mystère comme nous avons la Corse. Il y avait en lui un domaine étrange dont on savait qu’on ne l’éclairerait jamais. C’est cela que j’appelle la Corse ») n’est pas, tout simplement, la ligne par définition insaisissable de l’horizon. Et l’on reviendrait ainsi au propos de notre grand philosophe Jean-Toussaint Desanti, qui avait su exprimer « l’ambivalence de la terre corse » et souligner qu’une île n’est pas « seulement un espace géographique mais qu’elle est aussi un lieu où l’on rêve d’où le regard se perd mais où il peut très bien se retrouver, un lieu pour demeurer, un lieu pour n’être nulle part ». Et, par-delà cette incontournable ambiguïté, « lequel des deux désigne l’autre ? Nul ne sait ». Ne cherchons pas la réponse dans une histoire trop souvent méconnue et idéalisée. Car peut-être se trouve-t-elle dans la célèbre remarque de Sir Gilbert Elliot, vice-roi de l’île par la grâce du roi Georges III de 1794 à 1796 : « Ce peuple est une énigme dont nul ne peut être sûr de posséder la clé, et la Corse un rocher énigmatique ». Ou bien alors sous la plume de Marie-Jean Vinciguerra jetant sur l’horizon corse le regard de Caliban « dépossédé de sa capitale bruissante, la forêt », qui évoque le rêve « d’être un peuple » et en vient à se demander : « Un archipel peut-il former une île ? De tant de solitudes peut-on faire un peuple ? ». Et ce peuple, en admettant qu’il ait encore l’existence qui lui est à tout propos, voire hors de propos, prêtée, a-t-il la volonté et la capacité de déterminer dans son ensemble les grandes lignes d’un statut que la République française accepterait probablement de faire sien ? La question mérite sans doute d’être posée, mais elle n’a malheureusement pas de réponse formulée, ni d’ailleurs induite. Et l’élection présidentielle de 2012 n’a pas, en dépit des concessions à l’identité corse faite par la plupart des candidats (Marine Le Pen a chanté à Ajaccio le Dio vi salvi Regina, François Bayrou s’est rendu à Morosaglia s’incliner sur la tombe de Pascal Paoli) apporté aux zélateurs de l’autonomiste et Eva Joly a soutenu sans succès les revendications nationalistes, les réponses qu’ils attendaient, ou qu’ils avaient sollicitées. 15


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Au total, confirmant implicitement la perplexité ou l’attentisme des candidats à cette consultation décisive, on pourrait en voir la preuve dans cette déclaration de Pierre Chaubon, président de la commission des compétences législatives et réglementaires à l’Assemblée de Corse en charge des propositions de changements éventuels aux précédents statuts, qui estime que dégager une majorité sur celles-ci constitue la difficulté : « Il y a des élus qui veulent aller très loin, d’autres qui ne veulent aller nulle part, au milieu il y en a d’autres, dont nous faisons partie, qui veulent des propositions audacieuses et crédibles. L’équilibre sera difficile à trouver ». De sorte que la balle est plus que jamais dans le camp du « peuple corse », c’est-à-dire de la majorité des insulaires, dont le nombre est, cette année-là, passé de 250 000 en 1990 à 306 000 en 2012 et celui des électeurs de 180 000 à près de 221 000… Ce qui permet à Paul Giacobbi, président du conseil exécutif et député (triomphalement) réélu député de Corte-Calvi de soutenir que l’affaire corse ne trouvera sa solution qu’à la faveur d’une réforme institutionnelle souhaitée par une large majorité de l’Assemblée de Corse – à l’exception notoire du sénateur Nicolas Alfonsi et de ses amis de la gauche républicaine – et défendue par les quatre députés insulaires, seule susceptible d’amener le gouvernement socialiste de la faire sienne, mais à condition toutefois que puisse être réunie au Parlement la majorité incontournable des trois cinquièmes ce qui, au vu de la composition politique de la nouvelle Assemblée nationale (majorité présidentielle 349 sièges, oppositions de droite 226 sièges) ne paraît pas évident.


Chronologie Des vingt-trois chefs d’État qui se sont succédé en France, neuf ont effectué des voyages en Corse. • NAPOLÉON III, Empereur des Français, 14 septembre 1860 ; • SADI CARNOT, président de la République, 21-22 avril 1890 ; • ALEXANDRE MILLERAND, président, 4-5 mai 1922 ; • CHARLES DE GAULLE, président, 3 octobre 1958 et 8-9 novembre 1961. (Le général, alors président du Comité français de Libération nationale, puis du gouvernement provisoire de la République, puis comme opposant au régime, était déjà venu sur l’île à plusieurs reprises : 6 au 8 octobre 1943, 1er juillet 1944, Bastia, 13-14 septembre 1948, 28-29 mai 1951) ; • GEORGES POMPIDOU, 15 août 1969. (Il était déjà venu en qualité de Premier ministre en 1968) ; • VALÉRY GISCARD D’ESTAING, 7-9 juin 1978 et 16-17 avril 1981. (Déjà venu le 27 avril 1974 comme candidat à la présidence) ; • FRANÇOIS MITTERRAND, 13-15 juin 1983, 6 mai 1992, 9 septembre 1993. (Déjà venu en 1967 à Bastia pour protester contre les fraudes électorales, puis en 1968 comme président du conseil général de la Nièvre, puis les 3 et 4 avril 1981 dans le cadre de sa candidature à la présidence de la République) • JACQUES CHIRAC, 7 février 1998 et 16 avril 1998. (Autres visites : ministre de l’Intérieur mars 1974, président du RPR 4 novembre 1977, 6 mai 1978, 29 avril 1979, Premier ministre, septembre 1987 ; candidat à la présidence 28 février et 1er mars 1981 ; Premier ministre 31 juillet 1982, 10 mars 1988 ; candidat à la présidence 4 mai 1988). • NICOLAS SARKOZY, 28 août 2007, 30 octobre 2007, 2 février 2010 : et, pour la campagne électorale, le 13 avril 2012. (Précédents voyages comme ministre de l’Intérieur : 13 et 14 février 2002, 26 et 27 février 2002, 27 juillet 2002 ; 7 avril 2003, 25 avril 2003, 30 mai 2003, 21 juin 2003, 16 octobre 2003, 30 octobre 2003, 30 janvier 2004, 22 juillet 2005).

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Premier souverain français à venir sur l’île, Napoléon III « Mais la Corse, c’est ma famille »

« Pour la première fois, un souverain de la France vient visiter la Corse et ce souverain est un Napoléon ». C’est par cette phrase qui se veut historique et qui l’est sans doute que le sénateur Pierre-Marie Pietri, fervent bonapartiste, accueille en sa qualité de président du Conseil général, l’Empereur Napoléon III le vendredi 14 septembre 1860 à son arrivée à Ajaccio. Relatant l’événement dans son édition du surlendemain, L’Observateur de la Corse, hebdomadaire bastiais n’hésite pas à qualifier cette fête de « plus grande et de plus nationale que la Corse ait eue depuis 1769 ». Surprenant parallèle ! Comme si les Corses avaient, cette année-là, fêté dans l’enthousiasme la défaite de Pontenovu, l’achèvement de la conquête de l’île par les troupes de Louis XV, et le départ en exil de Pascal Paoli !… C’est donc ainsi que l’on peut écrire l’histoire, direz-vous. Oui, certes, et ce que l’on raconte sur cette terre est souvent – trop souvent ! – rempli d’erreurs et d’affabulations… Neuf ans plus tard, dans sa brève escale à Bastia, l’Impératrice Eugénie annoncera la construction de l’hospice civil de cette ville, et le maire Piccioni croira devoir rappeler que le premier avait été « bâti au IXe siècle à Bonifacio, sur ordre de Charlemagne », ajoutant : « Ainsi, Madame, à plus de mille ans d’intervalle, l’Empereur Charlemagne et l’Impératrice Eugénie se seront rencontrés dans une même pensée de bienfaisance, de fraternité, et de dévouement »… Mais passons ! La brève visite de Napoléon III avait, il est vrai, été préparée depuis plusieurs semaines. Les journaux insulaires avaient largement ouvert leurs colonnes aux proclamations officielles et aux appels divers, allant jusqu’à publier poèmes et « ballate » à la gloire du nouvel homme providentiel appelé depuis 1848 à gouverner la France. Il en avait tracé le chemin en se 19


LA CORSE DES PRÉSIDENTS

faisant élire député de la Corse le 18 juin de la même année (35 903 voix sur 38 197 votants), puis réélire le 25 septembre (32 968 voix sur 35 745 votants). Et le 10 décembre, lorsque la France élit pour la première fois son président au suffrage universel, Louis-Napoléon Bonaparte obtient 80 % des suffrages, et la Corse plébiscite le « Prince-président » en lui en apportant 95 % : 45 880 sur 48 310. Trois ans plus tard, lorsqu’il s’agit de faire approuver le coup d’État du 2 décembre 1851, 99 % des insulaires (52 436 « oui », 378 « non ») applaudiront. Par la suite, avec l’accession de nombreuses personnalités corses au pouvoir, la popularité de Napoléon III ne cessera de s’amplifier. C’est dire que le voyage de 1860 constitue en quelque sorte l’apothéose. Il n’y manque que Jacques-Pierre Abbatucci, principal ministre de 1849 à 1857, le premier « Monsieur Corse », décédé trois années auparavant. « La Corse est dans une immense attente, Sire, vous avez repassé les traces immortelles du héros de notre race. Vous venez aujourd’hui respirer l’air qui animait son enfance », s’écrie le Conseil général unanime. Y fait écho le préfet Sigaud : « Accourez donc au-devant des pas de l’Empereur et de l’Impératrice ! Que de tous les points de l’île ce patriotique pèlerinage soit entrepris. Venez dans cette ville où naquit cette illustre race prouver au monde que vous gardez intacte la fidélité de vos pères ! ». La fidélité … Les temps ont bien changé depuis 1793 ! La curiosité ne le cédera donc qu’à l’enthousiasme, tout autant qu’au désir de voir les choses changer. Le maire d’Ajaccio, François-Xavier Braccini, ira donc jusqu’à affirmer que la venue de Napoléon III marque « l’arrivée d’une ère nouvelle ». En remettant au chef de l’État les clés de la ville, il lui dit : « Ah ! Sire ! Le jour que nous avons si ardemment souhaité, votre présence que nous avons appelée de tous nos vœux, nous font oublier en ce moment un triste passé et la spoliation consommée en 1815 ». L’Empereur, quant à lui, ne prononcera pas de phrases superflues. • Au sénateur Pietri : « Il y a longtemps que je sais à quoi m’en tenir sur les sentiments du Conseil général de la Corse. La Corse pour moi n’est pas un département comme les autres, c’est une famille. Je suis venu pour étudier ses besoins et je serais heureux de les satisfaire » ; • Au maire d’Ajaccio : « Je vous remercie des sentiments que vous venez d’exprimer. J’y suis d’autant plus sensible que je me souviens avec plaisir que la ville d’Ajaccio a toujours été fidèle à ma famille, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune » ; • À l’évêque Toussaint Casanelli d’Istria : « Je suis d’autant plus heureux d’avoir répondu à votre désir qu’en entrant dans cette église, j’y 20


PREMIER SOUVERAIN FRANÇAIS À VENIR SUR L’ÎLE, NAPOLÉON III

trouve de pieux souvenirs de famille. Mon voyage est essentiellement religieux puisque je suis venu comme en pèlerinage, visiter le berceau et la tombe de mes ancêtres ». • Aux magistrats de Bastia : « Je vois avec plaisir la Cour de Bastia. Veuillez assurer la ville de Bastia que les sentiments que j’éprouve sont les mêmes que ceux que j’éprouve pour la ville d’Ajaccio ». Dans le Journal de la Corse du 18 septembre 1860, Gabriel Marchi relate « l’immense tressaillement de joie » des insulaires (au nombre de 30 000, selon L’Observateur de la Corse) venus à Ajaccio pour la circonstance. La baie s’est remplie de bateaux à vapeur et de voiliers arrivés du Continent, de Bastia, Calvi, Île-Rousse, Saint-Florent, Propriano, Bonifacio, ou Porto-Vecchio. Les députations des villes et villages s’attachent à faire à Ajaccio une entrée remarquée : Cortenais et Sartenais précédés de fanfares, véhicules de toute sorte utilisés (le chemin de fer n’existait pas encore), certains entrant pieds nus dans une cité entièrement décorée et jalonnée d’arcs de triomphe fleuris… À 10 heures, la flottille impériale composée de sept unités et précédée des sept bateaux de la compagnie Valery fait son entrée dans le golfe sous les vivats d’une foule extraordinairement dense, tandis que tonnent les canons de la citadelle et des navires de l’État. C’est sous un dais placé devant le débarcadère que sont prononcées les allocutions de bienvenue. L’Empereur et sa suite gagnent ensuite la préfecture où un vaillant octogénaire, Antoine-Marc Forcioli, sera décoré de la Légion d’honneur. Officier à bord de « L’Inconstant », qui ramena Napoléon Ier de l’île d’Elbe à Golfe-Juan, il avait été fait prisonnier par les Anglais pendant la campagne de France et il était resté emprisonné pendant sept années dans les prisons britanniques. Au Palais Lantivy, sont successivement reçus les dames de la ville, les autorités et fonctionnaires (dans la grande salle du Conseil général), où un trône a été dressé pour « recevoir leurs Majestés », le clergé composé de plus de deux cents prêtres, toute la magistrature et les justices de paix, les conseils municipaux des chefs-lieux d’arrondissement accompagnés de tous les notables. Après cette réception, l’Empereur et l’Impératrice se placent sur le balcon de l’hôtel de la préfecture pour assister au défilé des délégations, par arrondissements et par communes. Compte-rendu du préfet au ministre de l’Intérieur : « Ce défilé se fit avec le plus grand ordre au milieu des acclamations les plus chaleureuses et des témoignages du plus profond dévouement. On évalue à près de 20 000 personnes le nombre des personnages qui composaient ces députations ». 21


Napoléon III s’embarque à Toulon pour son premier et unique voyage en Corse.


PREMIER SOUVERAIN FRANÇAIS À VENIR SUR L’ÎLE, NAPOLÉON III

Leurs Majestés vont ensuite visiter la maison Bonaparte, où l’Impératrice ne peut « retenir ses larmes », puis la Chapelle impériale « prier pour l’âme de leurs augustes défunts ». Après une brève incursion à Aspretto, ils gagnent la villa Baciocchi (on dira plus tard le « Château Baciocchi », où est aujourd’hui installé le lycée privé Saint-Paul) et reviennent à la préfecture où est servi à 19 heures un dîner de 48 couverts. Petit détail à ce sujet, mais bien éloquent. Le Journal de la Corse rapporte qu’« une mention particulière a été adressée aux vins envoyés par Don Jacques Giacomoni, maire de Sainte-Lucie de Tallano. Sa Majesté elle-même a trouvé qu’ils ne le cèdent en rien aux meilleurs crus de Sicile, d’Espagne et de Chypre ». Au crépuscule, la ville s’illumine de 300 feux de joie allumés sur les hauteurs qui dominent le golfe. Tous les navires étaient pavoisés et illuminés, et des feux de Bengale brûlaient sur tous les édifices publics. Les souverains vont dormir à bord de « L’Aigle » et le lendemain matin, dans l’enthousiasme renouvelé d’une foule aussi dense que la veille, ils se rendent à la cathédrale assister à la messe avant de visiter place Bonaparte l’emplacement projeté pour la construction de la nouvelle cathédrale, sur le site de l’hôpital militaire, mais le projet ne verra jamais le jour. De même, le vœu des conseils d’arrondissements d’Ajaccio et de Calvi en vue de transporter « aux frais du gouvernement » le fameux monolithe d’Algajola à Ajaccio afin qu’il « reçoive la destination qui lui avait été donnée », restera sans suite. « La ville natale de ce héros ne saurait être plus longtemps privée de ce monument qu’elle attend avec la plus légitime impatience », soulignait la demande. Un siècle et demi plus tard, la colonne gît toujours dans son lit de granit, mais Ajaccio a eu droit, avec « l’encrier » représentant Napoléon Ier et ses quatre frères à une inauguration tumultueuse par le prince Jérôme (Plon-Plon) le 15 août 1869. L’Empereur n’est cependant pas venu les mains vides. Il a fait annoncer : « Une amnistie absolue pour toutes les peines prononcées en matière correctionnelle et de simple police la grâce de soixante condamnés civils et militaires détenus au pénitencier de Chiavari ; l’adjonction au service postal maritime qui relie la Corse au Continent, de nouvelles lignes de Bastia à Nice, d’Ajaccio à Toulon et d’un troisième port de l’île à un autre point de la côte de France, de manière à porter à six par semaine le nombre de courriers ; le classement de trois nouvelles routes impériales, celui de trois routes départementales, le prolongement de plusieurs routes forestières ; l’élévation à un chiffre considérable du crédit ouvert affecté à l’achèvement du réseau des routes impériales » 23


LA CORSE DES PRÉSIDENTS

« L’adoption du grand projet d’un port dans l’anse Saint Nicolas à Bastia (4 700 000 francs) et la remise à la ville de Bastia de sa contribution à cette dépense (500 000 francs). » À ce sujet, l’Empereur avait envoyé au maire de Bastia le message suivant : « La construction du nouveau port a été décidée avant mon départ de Paris et bientôt les travaux seront commencés. Je suis venu en Corse avec la résolution de tout améliorer » ; la construction d’une jetée à l’Île-Rousse (900 000 francs) ; la construction d’un débarcadère dans le port de Propriano ; la construction d’une jetée à la pointe de la citadelle à Ajaccio ; le prolongement du quai Napoléon jusqu’à l’enrochement du Margonajo et la cession gratuite à la ville des terrains conquis par le prolongement vers la mer ; la suppression du droit spécial dont sont frappés dans le port d’Ajaccio les navires étrangers, contre l’engagement par une compagnie puissante de monter des hauts fourneaux où seront traités les produits des mines qu’elle possède en Espagne : « La transformation en un parc de la pépinière d’Ajaccio ; l’établissement d’un dépôt d’étalons ; l’ouverture immédiate du crédit nécessaire à la dérivation de la Gravona qu’à l’assainissement de la plaine de Campo dell’Oro ; l’organisation de la Corse en une seule région agricole ; l’édification immédiate de la cathédrale d’Ajaccio ; la construction à Ajaccio de plusieurs chaloupes canonnières ; l’érection en lycée du collège Fesch d’Ajaccio ». Commentaire du préfet Sigaud au ministre de l’Intérieur : « Ces importantes mesures adoptées par l’Empereur sur mes propositions renferment tous les éléments qui sont de nature à hâter la civilisation de cette île et à compléter son assimilation à la France (…) ainsi qu’à donner à ses habitants les habitudes laborieuses qui leur manquent encore ». La liste des routes dites forestières à construire avait, avant le voyage, été arrêtée comme suit : des forêts de Ponteniello et Pineta à Cauro (28 km) ; de la forêt de Zonza au port de Pinarello (16 km) ; de la forêt de Tartagine à l’Île-Rousse (26 km) ; de la Solenzara au Rizzanese (75 km) ; de l’embouchure du Taravo à celle du Fiumorbo (95 km) ; de Vivario à Vadina (ou de la forêt de Vizzavona) à la mer (40 km) ; de la forêt de Pietrapiana à l’embouchure du Fiumorbo (21 km) ; de Filosorma à Galeria (40 km) ; de Valdoniello à Porto (57 km). Coût total : 3 millions et demi de francs. Il faut être juste : la majeure partie de ce programme devait être réalisé, sauf toutefois la nouvelle cathédrale, les hauts fourneaux et le lycée d’Ajaccio. Neuf années plus tard, pour la célébration du centenaire de la 24


PREMIER SOUVERAIN FRANÇAIS À VENIR SUR L’ÎLE, NAPOLÉON III

naissance de Napoléon Ier, l’Impératrice et le Prince impérial (alors âgé de 13 ans), effectuèrent un voyage officiel en Corse. À Bastia, le cortège passa sous dix-sept arcs de triomphe dressés le long de la Traverse (le boulevard Paoli) jusqu’au plateau des Capanelle où Eugénie posa la première pierre de l’hospice civil. L’édifice ne sera jamais construit. Il reste à Bastia le nom du quartier. Et, quant à la pierre, elle a disparu comme le projet…


Le président Sadi Carnot à la Casa Bonaparte à Ajaccio où il s’attarde devant la chaise à porteurs de Letizia, mère de Napoléon 1er (in L’univers illustré, 3 mai 1890).


Sadi Carnot au carrefour de l’évolution insulaire

Le 21 avril 1890, le président de la République débarque en Corse. C’est le premier et, après lui, jusqu’à nos jours, il y en aura beaucoup d’autres. Il a été précédé d’un autre chef de l’État, on l’a vu, mais il était empereur et, c’était en 1860, il s’appelait Napoléon III. Entre-temps, les insulaires se sont insérés dans le processus démocratique, c’est-à-dire l’exercice du suffrage prétendu universel. L’étoile républicaine est montée au firmament, la presse parisienne a mené des enquêtes approfondies sur la situation en voie de dégradation permanente de l’île, la permanence du banditisme et le désintérêt des gouvernements. Dans un retentissant ouvrage, le journaliste Paul Bourde a en 1887 dénoncé « les désordres dont souffre l’île », accusant tous les gouvernements de n’y avoir point remédié « depuis cent vingt ans » – assertion particulièrement injuste à l’égard du Second Empire –, allant jusqu’à affirmer que l’île est « un morceau de Moyen Âge subsistant au milieu de la Méditerranée ». La grande émigration des Corses vers le Continent et les pays d’outre-mer en voie de colonisation a commencé et s’est développée. Il n’en est pas moins vrai que les conditions et la nature de l’enseignement public ont, grâce aux lois de Jules Ferry, déjà tout changé et, enfin, que les cendres de Pascal Paoli viennent – septembre 1889 – d’être ramenées de Londres à Morosaglia, son village natal. Certes, la France est confrontée au phénomène boulangiste et Ajaccio, dernier bastion bonapartiste, vient de créer son quotidien Le Drapeau, a rallié le parti de ce général qui prône « l’appel au peuple ». Emmanuel Arène régnant, la Corse n’en est pas moins ralliée à une République déchirée par la séparation (à venir) de l’église et de l’État, combattue avec acharnement par la presse catholique locale et qui, en 1886, a entre autres contraint le prince Victor-Napoléon et toute sa famille à l’exil. Elle n’en est pas moins cette Corse qui nourrit tant de préjugés. S’il en fallait une preuve, on l’aurait assurément trouvée dans un article du Petit Journal, alors premier quotidien 27


LA CORSE DES PRÉSIDENTS

français, publié le 17 avril 1890 sous un titre éloquent : Le Président chez les sauvages, qui lui avait valu, dans Le Matin, autre grand quotidien parisien, une verte réplique d’Arène, encore que l’homme fort de la Corse n’eut pas hésité à déclarer à Sadi Carnot : « Nous nous étions promis, Monsieur le Président, de vous demander beaucoup, car nous sommes pauvres »… Le Petit Journal, le plus lu à Paris et en France entière, écrit sous la signature de Jean sans Terre, que l’île est abandonnée depuis toujours « aux caprices d’un préfet qu’on met là en pénitence pendant quelques années » : « On ne trouve dans l’île ni progrès ni civilisation. La diligence est le seul moyen de communication, après le mulet. Pour aller de Bastia à Ajaccio, il faut encore quinze heures (…) M. Carnot apercevra vite la solution. Elle est dans la multiplication des kilomètres. Ce qu’il faut à la Corse, pour l’assagir, pour la conduire au degré de prospérité des autres départements français, ce n’est ni le fusil du gendarme, ni l’épée du préfet, c’est le rail. Il lui faut du rail, et encore du rail. Reliez par des chemins de fer Bastia, Ajaccio, Calvi, l’Île-Rousse, Propriano, Sartène et Bonifacio. Vous aurez une Corse industrieuse en dépit du tempérament contemplatif et fier de ses habitants ». Et Jean sans Terre, continental qui s’en est d’ailleurs trouvé une, se propose de faire « peu à peu la conquête pacifique de l’île que l’indifférence des gouvernements depuis un siècle a laissée dans un état vraiment honteux : car ce que la République ne fait pas, l’Empire ne l’a pas fait davantage, ni la monarchie ». Il est vrai que le train ne circule encore que d’Ajaccio à Vizzavona, de Bastia à Corte, à Ghisonaccia et à Palasca. Les deux cités principales ne seront reliées qu’en 1894, il n’ira jamais jusqu’à Sartène ni Bonifacio, nonobstant la déclaration d’utilité publique de 1889, et la réponse du ministre des Travaux publics de Sadi Carnot aux élus de la région : « Je reviendrai à Sartène, et mon arrivée sera annoncée par le sifflet de la locomotive ». Déclaration corroborée par le président lui-même : « Je regrette de ne pouvoir aller actuellement à Sartène, mais je compte bien y aller un jour en chemin de fer ». Le voyage présidentiel est préparé et annoncé avec enthousiasme par les journaux républicains (Journal de la Corse, Bastia-Journal), avec respect par le quotidien bonapartiste Le Drapeau. Celui-ci n’est pas avare de détails sur les arcs de triomphe officiels, ni de compliments aux architectes Maglioli et Dumoulin comme aux « Braves Bastelicais » qui sont descendus se manifester à Ajaccio. Tout le monde est donc prêt pour le grand jour. Entre les quais et le Diamante, une double rangée de palmiers a « succédé, comme par 28


SADI CARNOT AU CARREFOUR DE L’ÉVOLUTION INSULAIRE

enchantement », aux vieux ormeaux en dépit des pluies abondantes qui, remarque le boulangiste Réveil de la Corse, « avaient interrompu pendant plusieurs jours la plantation des palmiers et la construction des arcs de triomphe ». La « piazza di l’olmu » peut dès lors devenir la place des Palmiers en attendant de devenir, en 1918, « place Foch ». Un don de Sadi Carnot (500 F) a largement contribué à la métamorphose. Quelques autres mesures seront annoncées, tels les raccordements aux ports des gares d’Ajaccio et Bastia. Ce lundi 21 avril, venant de Provence, le président et sa suite débarquent donc du navire-amiral « Le Formidable ». Ils ont été précédés la veille et l’avant-veille par les passagers des petits paquebots de la Compagnie insulaire de navigation, créée et dirigée par le sénateur (depuis six mois) et conseiller général Dominique Morelli, le « Bocognano », venant de Marseille via Propriano et Bonifacio, et le « Comte Baciocchi », venant de Nice via Île-Rousse et Calvi. Réceptions, discours d’Emmanuel Arène, député républicain, président du Conseil général, qui célèbre l’union générale autour du chef de l’État, demande l’extension des chemins de fer, évoque le problème des transports maritimes : « Nous sommes malheureusement plus près du cœur que du rivage de la patrie française », puis de Joseph Pugliesi, maire bonapartiste d’Ajaccio, qui plaide pour « le complet achèvement de cette grande œuvre, le réseau de chemins de fer ». C’est ensuite la remise de décorations dont la Légion d’honneur au maire de Renno depuis 1848, M. Casanova, 80 ans, qui déclare : « Je vous remercie, Monsieur le président, de rendre mes services aussi visibles » ; visite de la Casa Bonaparte (malgré l’humeur tardive du prince Victor-Napoléon, qui rappellera qu’elle est une propriété privée), cortège dans les rues, acclamations, fleurs, riz, banquets. Le rituel est sobrement ou pudiquement décrit par nos confrères, qui ne publient toutefois pas, ce qui sera fait à Bastia, le menu du dîner servi à la préfecture : loup des Scoglietti, filet de bœuf d’Ornano, caneton aux oranges de Barbicaghja, gigot de mouton de la forêt de Zonza, mayonnaise de langouste à l’Ajaccienne, faisans truffés d’Aleria, petits pois du Scudo, pudding soufflé aux citrons de Castelluccio, le tout arrosé de vins dénommés Chiavari blanc et rouge, Tallano et Sari de Cinarca. Les envoyés spéciaux de Paris s’extasient devant la découverte. Celui du Figaro s’exclame, au spectacle du feu d’artifice sur la rade d’Ajaccio souligné par l’embrasement des montagnes : « Des plus beaux décors de la Porte Saint-Martin et de l’Opéra, essayez de faire un tout que vous illuminerez des feux les plus divers, vous n’arriverez pas à composer le tableau que 29


LA CORSE DES PRÉSIDENTS

le Président a eu hier soir sous les yeux, de quelque côte qu’il se tournât : jamais mahométan n’a rêvé rien de si féerique ». Le mardi 22 avril est tout entier consacré au voyage Ajaccio-Bastia. Tracté par deux locomotives, le train présidentiel emporte quatre-vingts personnalités, dont douze dans le wagon de Sadi Carnot. Suivi par un second convoi, il quitte le chef-lieu à 7 h 15 et arrive à 9 h 35 à Vizzavona, où un déjeuner froid (jambon d’York, Filet de bœuf ravigote, merles corses à la gelée, galantine de volaille truffée, salade de langoustes en Bellevue, pudding, desserts, vins de Chiavari) de vingt-quatre couverts est servi « sous la halle à marchandises » (les autres déjeuneront dehors, régalés par le Conseil général). À Bocognano, où le maire Vizzavona et le curé Peretti souhaitent la bienvenue à l’illustre visiteur, la femme d’Antonu Bellacoscia et les deux filles de Ghjacumu, très entourées, attendent dans l’espoir de demander au président la grâce des deux bandits, mais rien ne se passe. Elles prennent place dans le train et, à Vizzavona, dans l’une des calèches ou diligences réquisitionnées pour transporter le cortège jusqu’à Corte, car la ligne ferrée est loin d’être achevée : il reste entre autres à construire le viaduc du Vecchju, et il faudra attendre encore quatre années pour réaliser la jonction. À Vivario, discours du maire Filippi, des curés Casanova et Giacobbi, et du docteur Mariani ; à Serraggio (Venaco), allocution de bienvenue du maire Formose Giacobbi (2e de la lignée familiale), après le passage sous une voûte de verdure simulant un tunnel de cent mètres de long ; à San Petru, discours du maire Ottavi, du curé Marietti et de l’instituteur Muraccioli. À l’Hôtel de ville de Corte, où l’on est arrivé vers 15 heures, le maire Palazzi accueille le président et le député Horace de Choiseul fait remarquer que « Corte a perdu sur nos champs de bataille depuis le commencement du siècle plus de soldats qu’aucune ville de la patrie », ce qui l’autorise à rappeler : « Nous sommes pauvres, nous ne possédons qu’une caserne et nous y attendons une garnison souvent promise ». Les femmes Bellacoscia, venues en calèche avec le cortège officiel, sont présentées à Carnot, qui ne peut que leur conseiller d’inviter les bandits à se constituer prisonniers pour être jugés. La grâce présidentielle pourra alors être éventuellement sollicitée. Les trains repartent pour Bastia à 17 heures. Ils n’arriveront que vers 22 heures, un train de marchandises ayant déraillé à Francardo et ainsi obstrué la voie qu’il a fallu dégager. Comme sur l’ensemble du parcours, le président s’arrête dans les gares ou les villages traversés, où la population vient le saluer non sans avoir entendu les discours du maire et du curé. 30


SADI CARNOT AU CARREFOUR DE L’ÉVOLUTION INSULAIRE

Voici enfin le président à Bastia où le reçoit le maire Auguste Gaudin. « Nous sommes assurés, dit celui-ci, que pénétré de nos besoins, vous daignerez vous constituer le défenseur autorisé d’un pays qui ne vous a point ménagé ses acclamations ». Il se rend immédiatement au Palais de Justice par les rues illuminées et fleuries. La journée a été rude, mais le dîner, préparé par l’Hôtel Lingénieur, est digne de Lucullus : potage printanier, cassolettes à la Monglas, filets de sole Lingénieur, suprême de volaille aux truffes ; (pause avec un punch à la romaine) ; dindonneaux truffés, petits pois à la française, aspic de foie gras en Bellevue, charlotte russe, pudding de cabinet, brocciu de Santu-Petru, dessert, café, liqueurs. Les vins ? Malvoisie de Tomei et San-Gaetanu, Château Giuseppi, SaintÉmilion, Aleatico, Pommard et champagne. Mercredi 23 avril, l’épilogue du voyage. Augustin Gaudin, qui fut le dernier maire bonapartiste de Bastia, reçoit. Le président assiste à une messe à Sainte-Marie, où l’on chante un « Domine salvam fac Rempublicam ». Il se rend à l’Opéra, le rendez-vous donné en grande toilette aux dames de la ville. La troupe de Mme Grand interprète le Salut à la France et La fille du régiment, cantate qui vaut à Mme Bouit, chanteuse légère, les marques d’approbation du président et les « bis » d’une salle enthousiaste. La foule est dans la rue, sur la place Saint-Nicolas, au moment du départ, soixante mille personnes, évaluation pour le moins optimiste du Journal de la Corse, ovationnent l’auguste visiteur. Arrosé des mêmes crus que la veille, le menu du déjeuner ne le cède en rien aux précédents : bouchées aux huîtres de Diana, saumon sauce Lingénieur, filet de bœuf à la Périgord, poularde à la Toulouse, chevreuil sauce Paoli, timbale Rossini, sorbets bastiais, pintades truffées, jambon glacé de San-Martino-di-Lota, asperges d’Aleria, bombe Courbet, macédoine de fraises, fiadone, dessert, café, liqueurs. À 17 heures, le président prend place dans l’un des canots qui « Formidable », qui a rallié Bastia. Le lendemain, il sera à Nice, qui n’est française que depuis trente ans. Quatre jours après la visite, le 25 avril, Le Figaro publie la lettre du prince Napoléon, datée du 23 avril, au président de la République : « Vous visitez la Corse ? Je n’aurais rien à en dire si, en allant dans la maison où est né mon oncle, vous n’aviez commis une suprême inconvenance. Cette maison n’est pas au gouvernement. Vous n’aviez à aucun titre le droit d’en franchir le seuil. Qu’y a-t-il de commun entre le Premier Consul qui en quelques mois a refait la France et votre gouvernement qui la désorganise tous les jours ? Entre l’Empereur, qui n’a été vaincu 31


LA CORSE DES PRÉSIDENTS

que par la grandeur même de son système, et votre régime parlementaire qui succombe à son impuissance ? » « Vous, qui me proscrivez sans motif, moi son héritier, comment osez-vous rendre un hommage hypocrite au berceau du grand homme ? » « Bornez-vous à être le chef d’un gouvernement de parti qui ruine et abaisse la France, jouissez de vos traitements, de vos places occupées plutôt que remplies, mais laissez-nous nos souvenirs et nos malheurs, et n’insultez pas mon exil immérité par une bravade. » « Votre visite n’est qu’une parodie, votre faux respect qu’une profanation contre lesquelles j’ai le devoir de protester ». Frappé par la loi d’exil de 1886 comme les descendants de toutes les familles ayant régné sur la France, le prince Victor-Napoléon s’était retiré à Prangin, en Belgique. Il avait écrit sa lettre deux jours après la visite présidentielle à la maison Bonaparte. Réplique de l’organe républicain d’Ajaccio, le Journal de la Corse. « Le Prince Napoléon, par une lettre rendue publique, a protesté contre la visite du président de la République à la maison Bonaparte qui, dit-il, n’est pas un monument public mais sa propriété. Toute la presse républicaine blâme le ton inconvenant de cette lettre et rares sont les journaux conservateurs qui l’approuvent. » « Le prince savait, comme tout le monde, que la visite du président à la maison Bonaparte était comprise dans le programme de son itinéraire. Pourquoi n’a-t-il pas protesté d’avance ? Pourquoi, puisque cette maison est sa propriété, n’a-t-il pas donné des ordres à son gardien de la fermer aux visiteurs ? Il aurait ainsi épargné à M. Carnot une corvée qu’il s’était imposée pour être agréable aux Ajacciens. Sa lettre n’est qu’une réclame de mauvais goût et qui a manqué son effet ». Les journaux locaux n’ont pas réservé une large place à la visite du président à la casa Bonaparte, où vivait encore, au 1er étage, la princesse Maria-Anna, épouse séparée d’un fils de Lucien Bonaparte, le prince Louis-Lucien, député de la Corse puis de la Seine (1848-1849), sénateur, linguiste et chimiste, qui mourra comme elle en 1891. La veille du jour où il allait publier la lettre du prince, Le Figaro avait ainsi rendu compte de la visite : « La visite à la maison où est né Napoléon était très attendue. Elle s’est effectuée le plus simplement du monde. Conduit par le maire, le président est entré dans la maison tant de fois décrite. Il a regardé attentivement chaque pièce, chaque objet, plutôt en touriste qu’en successeur lointain de Napoléon. Il n’y a pas eu le moindre discours. Parfois le président s’arrêtait devant 32


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un meuble, il regardait attentivement et disait : “C’est bien de l’époque”. Une glace lui a inspiré cette réflexion : “Il serait bien surprenant qu’elle fût du temps”. Les Corses ne se dissimulent point, d’ailleurs, que les Anglais ont enlevé un grand nombre de choses. Il a bien fallu les remplacer ». Cette maison avait, pendant le XIXe siècle, été l’objet « de curieuses mutations de propriété » selon l’expression de l’historien Jean-Baptiste Marcaggi (Le souvenir de Napoléon à Ajaccio, éd. Rombaldi, 1930). En 1805, l’Empereur en avait fait don à André Ramolino, cousin de sa mère, qui la laissa à son neveu Napoléon Levie en 1831. Joseph Bonaparte en reprit possession en 1844. Elle échut ensuite à sa fille Zénaïde, qui l’offrit à Napoléon III en 1852. Elle revint au Prince impérial en 1873, puis à l’impératrice Eugénie à la mort de son fils en 1879. La veuve de Napoléon III en eut la propriété jusqu’à sa disparition, en 1920. Le prince Victor-Napoléon, qui n’en était donc pas le propriétaire lorsqu’il s’en prit au président Sadi Carnot, hérita alors de la maison dont il fit, en avril 1923, don à l’État. Elle est évidemment classée Monument historique. Dans l’après-midi de mercredi, le président quitte Bastia pour Nice où l’attend une foule aussi dense qu’en Corse. Avant de partir, il a fait remettre, comme il l’avait fait à Ajaccio et à Corte, quelques milliers de francs destinés aux bureaux de bienfaisance de Bastia, Sartène, Calvi et Bonifacio. Mais pas d’annonces, à la manière de Napoléon III…


Le président Alexandre Millerand à sa sortie du Palais Lantivy entouré par les officiels.



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