Ponte Novu 1769

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Jean-Marie Arrighi

Ponte Novu Récits, mémoires et analyses (

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siècles)


Vide l’Europa l’inegual contrasto, E meglio vide il tuo valor distinto : Biasmo sortì del vincitore il fasto E gloria il vinto.

L’Europe a vu cette lutte inégale, Et plus encore ta haute valeur. Le faste du vainqueur obtint le blâme Et le vaincu la gloire.

Vincenzo Giubega, 1790


Avertissement

L

a période retenue pour le choix des textes se limite chronologiquement au mois de mai 1769, du déclenchement de l’offensive française à l’entrée des Français à Corti. Géographiquement, ce choix concerne surtout le terrain du nord de la Corse, sans que soient repris les affrontements autour d’Aiacciu. Le classement suit dans l’ensemble l’ordre chronologique, dans la mesure où on peut le déterminer. Quand la date de leur rédaction ne peut être précisée, les textes se trouvent parfois situés à leur date de publication, souvent bien plus tardive. En effet le Bulletin des sciences historiques et e dans les naturelles de la Corse a édité de nombreux manuscrits du années 1880. Cet ordre, au-delà de la simple chronologie, correspond à des visions et à des intérêts différents, et à une évolution de la présentation de Ponte Novu. Les premiers documents en effet concernent les faits eux-mêmes au moment précis où ils se déroulent : articles de presse, témoignages de participants directs. On trouve ensuite des textes allant aue siècle delà de la narration et pesant les causes et les conséquences. Au apparaissent des textes « commémoratifs » tout en se voulant historiques, défendant une mémoire populaire. C’est net en particulier chez Nasica, qui affirme la valeur supérieure du témoignage du vieillard par rapport à ceux des militaires français. On trouve aussi des théoriciens de la guerre comme Canonge, pour qui Ponte Novu constitue un exemple stratégique et non un drame national émouvant. Ces textes sont présentés tels qu’ils ont été publiés, sans notes nouvelles. Notre souhait été précisément de livrer au lecteur des témoignages ou commentaires « bruts. » 7


Nous avons intégré des passages de certaines œuvres littéraires quand elles présentent une vision historique. C’est le cas par exemple pour le roman de Guerrazzi. En revanche nous n’avons pas retenu les nombreuses œuvres poétiques de grande qualité inspirées par Ponte Novu, notamment lors de l’inauguration du monument érigé en 1925. Celles que publièrent alors Martinu Appinzapalu, Anton Francescu Filippini ou Petru Rocca sont particulièrement à signaler. Toponymie : les noms corses sont employés pour les textes de présentation. Dans les documents d’époque, le choix de chaque auteur est maintenu malgré les contradictions. Prénoms des personnages cités : ce sont ceux employés à l’époque qui sont retenus. Ils ont donc souvent leur forme italienne : Carlo Bonaparte plutôt que Carulu ou Charles. Sauf mention contraire toutes les traductions sont originales.

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Ponte Novu : gloire et incertitudes Avant la bataille Lors de l’intervention française pour conquérir la Corse, celle-ci est en révolution depuis quarante ans contre Gênes. Commencée en 1729 comme révolte contre l’impôt, l’insurrection est amenée à structurer progressivement un État. C’est la faiblesse des deux belligérants qui fait durer la guerre si longtemps et radicalise la lutte : Gênes ne peut reconquérir l’intérieur, les Corses ne peuvent prendre les villes faute de flotte et d’artillerie. Les deux camps se trouvent des alliés dans le cadre des nombreuses guerres européennes du siècle. Les structures étatiques « bricolées » progressivement acquièrent une véritable cohérence à partir de juillet 1755, quand Pasquale Paoli est élu « général de la nation, » c’est-à-dire chef du pouvoir exécutif. La Corse devient un État démocratique, dans le cadre d’une Constitution fondée sur l’esprit des Lumières : le peuple, « légitimement maître de lui-même », a « reconquis sa liberté .» Le but du gouvernement est « le bonheur de la nation. » La Corse se donne en quelques années tous les attributs de la souveraineté : drapeau, capitale, monnaie, armée de métier à côté des milices, flotte. Mis en échec dans la conquête des ports existants, Paoli en fonde un, l’Isula (Rossa). La première Université ouvre en janvier 1765. e siècle avec une conquête provisoire (1553-1559), un Dès le projet d’annexion de la Corse a été élaboré par la monarchie française. e , bien qu’alliée de Gênes, elle prévoit de la remplacer. Dès 1735, Au le ministre Chauvelin suggère de convaincre les dirigeants génois « que l’île leur est à charge .» Le but est avant tout stratégique, et stratégique

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négatif : éviter que la Corse ne tombe entre les mains d’une autre puissance, surtout l’Angleterre. Dès avant l’annexion, la France intervient deux fois en Corse comme soutien de Gênes, et prépare ainsi sa propre implantation : d’abord de 1737 à 1741, avec l’envoi de 3 000 hommes, qui aboutit à la soumission – toute provisoire – des Corses. Dans un objectif avant tout politique, pour structurer un parti favorable à la France, le régiment Royal Corse est créé en 1739. La deuxième intervention commence en 1748. Le marquis de Cursay qui la dirige s’impose comme une sorte de gouverneur de l’île, sans vraiment tenir compte des « alliés » génois, comme si la France devait la conserver. Il légifère, construit des routes, lève des impôts, veut créer un ordre de noblesse, relance à Bastia l’Accademia dei Vagabondi. Les Génois exaspérés obtiennent finalement du gouvernement français sa destitution en décembre 1752. L’évacuation des troupes françaises suit en 1753. Dès 1763, le premier ministre Choiseul, décidé désormais à obtenir l’île soit des Corses soit des Génois, mène habilement une double négociation, avec Paoli et avec Gênes. Il s’agit à la fois d’empêcher tout accord direct corso-génois, de faire pression sur Gênes et d’endormir la méfiance de Paoli. Aux Corses, on propose la liberté sous protectorat français, en échange du contrôle par la France d’une place forte. Cette exigence s’accroît d’ailleurs, jusqu’à la demande du Cap corse, de Bastia et de Saint-Florent en 1768. Aux Génois, la France accorde l’envoi pour quatre ans des troupes qu’ils demandent, mais qui sont censées ne pas combattre. Puis elle menace ses alliés de les laisser seuls aux prises avec les Corses au bout des quatre années prévues. Elle choisit finalement, dans une logique d’Ancien Régime, d’assumer la succession de l’État génois vaincu, déclaré « légitime », sans tenir compte de l’avis du peuple concerné et des institutions qu’il a choisies. Gênes se résigne à cette cession en raison du danger que représentent désormais les Corses sur mer, avec la guerre de course et surtout après leur conquête de Capraia, île génoise où leurs troupes débarquent en 1767 et obtiennent après un long siège la reddition de la citadelle. L’accord franco-génois, négocié début 1768, et officialisé le 15 mai par le traité de Versailles, prévoit l’occupation de la Corse et son administration par la 10


France. Théoriquement, c’est un abandon provisoire d’une souveraineté que Gênes pourra reprendre à condition de rembourser ses dettes à la France. En réalité, la décision est définitive, et en 1789 la protestation génoise contre l’intégration officielle de l’île à la France sera jugée ridicule. Au-delà du juridisme, il est vain pour l’opinion de se demander si c’est bien une « vente .» Paoli et ses partisans le comprennent ainsi et refusent de se comporter en « troupeau de moutons vendus à la boucherie » et Voltaire, admirateur de Choiseul, constate cependant : « Il reste à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité .» Pourquoi Paoli refuse-t-il la soumission ? Il n’a en effet aucune illusion sur les chances de véritable victoire militaire, et il le dit : « je ne doute pas que ne puissent venir de France assez de troupes pour détruire ce malheureux pays .» Mais il pense ne pas avoir le droit de décider une soumission sans décision démocratique. La victoire qu’il espère encore serait d’ordre politique, et exige la résistance : il pense d’abord que l’Angleterre ne tolérera pas la présence française dans cette île stratégique. Mais l’Angleterre ne la juge pas importante au point de déclencher une guerre, et elle a déjà de grosses difficultés avec ses colonies américaines. Des soutiens en armes et en munitions arriveront bien d’Angleterre, mais sans intervention officielle et grâce à des dons privés. Deuxième espoir : sachant que l’enthousiasme pour la conquête de la Corse est limité en France – on dit que ce choix a été imposé par Choiseul, y compris au roi réticent –, une résistance sérieuse et des pertes importantes décourageront peut-être le gouvernement français, qui n’a pas d’intérêt vital à défendre. Or on voit bientôt qu’après sa lourde défaite à U Borgu la France, loin de renoncer, réagit par un envoi massif de nouvelles troupes. Le troisième motif de résistance est « l’honneur », et le maintien même symbolique d’un État indépendant légitime, détruit par les armes. Dès lors Paoli restera un chef d’État vaincu et une reprise de la lutte pourrait se faire si la conjoncture internationale changeait. Le 22 mai 1768, alors qu’on ignore encore le contenu précis du traité franco-génois, la consulta de Corti vote la levée en masse et un impôt exceptionnel. En dehors de la truppa pagata (armée de métier) d’environ 1 200 hommes dont le nombre augmentera durant la fin de la 11


guerre, l’armée corse est composée de miliciens venant combattre par roulement, appelés selon les besoins, et qui doivent rentrer régulièrement chez eux pour les travaux agricoles. L’armement est très inférieur à celui de l’armée française, et les munitions sont insuffisantes, bien qu’il en arrive par L’Isula Rossa. En face, on trouve dans cette première phase de la guerre environ 7 000 militaires français. Dès avant le déclenchement des hostilités, une vaste opération de séduction des élites corses est menée par les dirigeants français, puis elle s’accentue entre la bataille de U Borgu (8 au 10 octobre 1768) et la campagne de 1769. Désormais sûrs que le pouvoir génois est hors jeu, de nombreux notables sont intéressés par la création en Corse d’une société d’ordres, où ils seraient les nobles reconnus et privilégiés. C’est ce que leur promet la monarchie française, et qu’elle leur donnera. Les uns reçoivent directement de l’argent, la plupart des promesses de titres ou de grades. Dès lors, outre ceux qui ont déjà basculé, plusieurs cadres nationaux de premier plan, même s’ils ne peuvent encore le montrer au milieu de la mobilisation populaire, sont déjà gagnés à la France et attendent une occasion favorable. D’autres, selon la logique des guerres corses du Moyen-âge, conservent une fidélité personnelle à Paoli, tant qu’il est dans l’île, mais leur motivation politique est désormais faible et ils se battent pour leur honneur, pour ne pas passer pour des traîtres. La rapidité de leur ralliement après le départ de Paoli montre qu’il était déjà prévu. On peut considérer qu’une motivation proprement politique se trouve encore chez Paoli et ses très proches partisans, et surtout dans la masse de la population, notamment montagnarde. Le petit nombre de cadres dirigeants a toujours été un gros problème pour l’État corse, c’est maintenant la fidélité de ce groupe restreint qui devient peu sûre. Les troupes françaises avancent fin juillet 1768 sans difficulté, et occupent rapidement le Nebbiu et le Cap corse, où elles font au moins 150 prisonniers corses, sans doute une élite qui manquera ultérieurement, ainsi que la Casinca. Puis une contre-attaque générale corse aboutit à la victoire de U Borgu, dont la garnison française encerclée doit se rendre le 10 octobre. 160 soldats français y sont tués, 700 faits prisonniers. La victoire fait grand bruit à l’extérieur. C’est le moment où selon Voltaire, « toute l’Europe est corse .» 12


Les forces en présence En mai 1769, sur l’ensemble de l’île, on trouve du côté français 25 000 hommes environ (38 bataillons, 10 compagnies d’artillerie, 2 légions). L’artillerie est de qualité : il s’agit de canons Gribeauval de 1765. C’est la moitié de l’artillerie française qui se trouve alors en Corse, ce qui montre l’importance de l’effort français. D’autre part les Français ont avec eux environ 1 000 Corses, dont on a beaucoup exagéré le nombre (jusqu’à 5 000). Parmi eux, 400 environ se trouvent dans le Nord de l’île et combattent à Ponte Novu, et 600 à Ajaccio, surtout des Grecs chassés de Paomia. Avec la levée en masse, les Corses disposent sur le papier d’environ 20 000 hommes. Il s’agit essentiellement de miliciens, plus les hommes de la truppa pagata, armée de métier, pas forcément mieux formés. Combien de soldats corses sont en réalité présents en même temps dans les affrontements en toute zone ? Sans doute au maximum 16 000, avec des départs et des retours fréquents. Quelques jours après la victoire de U Borgu, Paoli n’avait que 160 hommes avec lui.

La bataille de Ponte Novu Quand la campagne de 1769 s’engage, il peut paraître étrange que Paoli accepte un affrontement décisif, dans une grande bataille, avec une armée de métier plus nombreuse, mieux formée et mieux équipée. Ce choix qui présente de gros risques est déconseillé par une partie de son entourage : son frère Clemente ou Carlo Bonaparte suggèrent apparemment de détruire le pont et d’essayer d’arrêter les Français quand ils tenteront de passer le Golu ailleurs. Petriconi préconise surtout une action de guérilla pour empêcher le ravitaillement de l’armée ennemie. Cependant la bataille immédiate répond à un double intérêt : d’une part les Corses disposent de forces assez nombreuses et très enthousiastes, qui ne le seront peut-être pas autant quelques jours plus tard. D’autre part Paoli peut espérer faire subir une lourde défaite aux Français, comme à U Borgu l’année précédente, en prenant en tenaille et en détruisant au 13


Topographie générale de la bataille de Pontenovu. Plan terrier (1770-1795), Archives départementales de Corse-du-Sud.


moins une partie de leur armée. Enfin il constate les défections de notables et veut remporter une victoire avant qu’elles ne s’étendent.

Le face-à-face Si on prend en compte l’ensemble de la bataille, y compris son début à Tenda les 7 et 8 mai, le total des troupes françaises signalées atteint 13 000 hommes, dont les auxiliaires corses : la « réserve de droite » (1 216 hommes), le « corps d’armée » central (9 125 hommes), la « réserve de gauche (2 604 hommes). Côté corse, 2 500 hommes sont à Ponte Novu même, renforcés le 8 mai vers midi de 1 000 autres amenés par Saliceti ; 1 000 gardent U Ponte à a Leccia sous le commandement de Gaffori ; 1 200 sont en Balagna et doivent monter vers le sommet de Tenda ; 500 hommes environ sont groupés autour de Paoli lui-même sur la rive droite ; les 200 déserteurs formant la compagnie Gentili gardent le pont. 600 hommes environ, après le transfert de 1 000 autres à Ponte Novu, sont face à la « réserve de gauche » française. Au total on arrive à 7 000 hommes environ, dont 5 000 qui combattent effectivement les 8 et 9 mai. La disproportion des forces paraît donc importante, surtout au centre (9 000 contre 3 900). On doit remarquer que les informations que l’on peut tirer des documents n’ont pas du tout la même précision pour les deux camps : la composition des troupes françaises engagées, leur dénomination précise, les noms de leurs officiers, leurs mouvements sont très détaillés dans les récits dont nous disposons : ils émanent souvent de militaires français que ces questions passionnent, et qui, vainqueurs, ont eu le temps après la bataille de tout noter. En revanche on ne sait que vaguement ce qui se passe chez les Corses : quels bataillons sont présents, où, qui les commande ? À peu près aucun nom propre n’est donné sauf à l’occasion d’anecdotes. On ignore qui, à part Paoli qui n’est pas sur place, commande réellement à Ponte Novu, et qui donne l’ordre d’attaque, si tant est que quelqu’un le donne. 15


Déroulement de la bataille Sur les faits eux-mêmes, l’accord est à peu près unanime, et est inutile d’en reprendre ici le détail, évoqué par plusieurs des témoignages ci-après et analysé honnêtement par le général Canonge. L’action est vite résumée : la tentative menée le 7 et le matin du 8 depuis la Balagne pour reprendre les hauteurs de Tenda échoue face à la résistance des Français malgré le courage remarqué des assaillants. Cette attaque infructueuse cesse en fin de matinée. Dès lors la bataille est déjà partiellement perdue pour les Corses : l’armée française ne sera pas prise en tenaille. Reste cependant l’espoir d’un affrontement direct à Ponte Novu, qui la ferait au moins reculer avec des pertes importantes. L’après-midi, sans doute trop tôt par rapport aux ordres reçus, 3 000 Corses franchissent le pont et attaquent les hauteurs tenues par les Français. D’abord vainqueurs, ils se replient par crainte de voir leur retraite coupée, et, poursuivis, se heurtent sur le pont au barrage de mercenaires. Dans la confusion, ils sont pris entre le feu de ces derniers et celui des Français. Beaucoup franchissent à la nage le fleuve en crue, certains s’y noient. Les derniers combattants présents sur le pont résistent jusqu’au bout, suscitant l’admiration de Voltaire : « Ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de charger derrière eux. Leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour affermir le rempart. On ne voit de telles actions que chez les peuples libres .» Le courage et l’abnégation des soldats corses constituent bien l’unique élément positif de cette défaite, désastreuse sans cependant que les forces corses soient écrasées.

Questions en suspens Si les faits sont certains, de nombreux points restent obscurs ou contradictoires. 16


L’importance des pertes Les chiffres donnés par les différents auteurs sont très variables. Pour les pertes corses, ils oscillent entre 200 (Lenchères) et 600 (Germanès, Guibert). Pour les Français, les chiffres vont de 50 ou 60 pour la plupart des auteurs à 150 (Mautort), et même à 600 pour Rossi. Ce dernier chiffre, qu’il est seul à donner, correspond peut-être au total des pertes françaises depuis le début de la campagne de 1769, ou même depuis le début de la guerre en incluant la bataille de U Borgu où ils ont eu 160 tués, et non à la bataille de Ponte Novu seule. Le regretté Natale Luciani, qui souhaitait que soit mis en place un monument aux morts de Ponte Novu, n’a pratiquement pas trouvé de noms certains à y faire figurer. Il est vrai qu’après la victoire française, les morts pour la patrie corse ont été sans doute plus dissimulés que mis en valeur.

Les causes de la défaite Si le « comment » en lui-même est connu, le « pourquoi » reste en débat. Trois éléments concrets sont cités par nos auteurs pour expliquer la défaite : – le non-respect de l’horaire prévu ;

– les collines surplombant le pont, laissées vides par les Corses, ce qui permet aux Français de s’y établir et de tirer sur le pont ; – les tirs absurdes de la compagnie Gentili, qui placent entre deux feux les soldats corses en retraite. Il faut y ajouter la possibilité de trahisons, évoquée dès l’époque et qui répand la méfiance dans le camp corse. Cette hypothèse des Vittoli est visiblement dominante dès la bataille dans l’opinion (cf chez Rossi les propos du fils de Bacchiolo Ornano et d’Orsone Tavera). Problème de l’horaire d’attaque prévu (20 h), au non-respect duquel Paoli attribue la défaite. Qui commande réellement les Corses dans la 17


bataille, dont Paoli est éloigné ? Qui décide de ne pas suivre la consigne d’attaque au crépuscule ? Des officiers entraînés par leurs hommes, comme les capitaines Pelone (Belgodere), ou Orsone Tavera, cités par Rossi ? Grimaldi « qui commandait » selon Rossi, Gentili ? L’entraînement du premier succès chez des miliciens indisciplinés ? On peut s’étonner du faible rôle que semblent jouer Clemente Paoli, Achille Murati ou Gian Carlo Saliceti, connus comme les meilleurs stratèges corses. Selon Petriconi, le général considère que c’est son frère qui a le commandement des troupes : « la grande multitude qui se retrouvait avec M. Clemente » ; « mon frère a bien prévu de laisser le passage du Pont libre », mais aucun témoin n’évoque son action ensuite, bien que le roman de Guerrazzi le mette en valeur. Murati est seulement cité comme ayant forcé le passage du pont malgré la compagnie Gentili. Paoli a peut-être préféré, pour une bataille classique, les plus « professionnels » des siens, des militaires qui ont beaucoup servi à l’extérieur. Apparemment Grimaldi applique d’abord les ordres : retarder seulement la marche des Français dans la journée pour les attaquer le soir. C’est la retraite précipitée de ceux-ci qui ruine ce plan, en lançant les troupes corses à leur poursuite contrairement aux ordres. Les collines : Le problème semble lié à celui de l’horaire d’attaque. Visiblement il n’y avait en tout cas pas de « plan B » en cas d’échec de celui prévu. Effectivement, si on supposait les Français mis en fuite dans la soirée, il était inutile d’occuper des hauteurs où ils ne risquaient pas de revenir dans l’obscurité sur un terrain inconnu. L’attaque à 2 h de l’aprèsmidi leur a laissé le temps d’un retour offensif et d’une occupation de ces lieux stratégiques.

Les tirs de la compagnie Gentili : Quel est le sens de sa mise en place, derrière une chicane ou même dans « deux fortins » (Pommereul), pour empêcher, paraît-il, d’éventuels fuyards de passer ? On saisit mal pourquoi une armée composée majoritairement de civils peu formés n’utilise pas des militaires de 18


profession dont elle dispose et leur donne un travail de police de ce genre, à l’heure d’une bataille décisive. Les tirs sur les troupes en retraite sont-ils l’effet d’une décision de Paoli, appliquée par Gentili (Rossi), et que tous deux refusent ensuite d’assumer, ou d’une réaction personnelle et soudaine de Gentili dans une situation très confuse ? En tout cas Paoli ne lui en a pas voulu puisque Gentili l’accompagne en exil jusqu’à Londres. Autre interprétation : deux ordres successifs auraient été donnés, dont le second (tirer sur quiconque voudrait passer) se serait substitué, à l’insu de Paoli, au premier émanant vraiment de lui : bloquer le pont (Renucci). Enfin certains pensent à une surinterprétation des ordres par des « soldats étrangers, esclaves de leur consigne », et sans doute de la supposée rigueur germanique, selon Galletti. Selon certains, Gentili leur aurait ordonné vainement de cesser le feu. Pour la plupart des auteurs, la compagnie Gentili a été mise en place dès avant la bataille. Mais selon d’autres (Galletti, Cambiagi), Gentili « court » au pont « avec sa compagnie allemande » (Cambiagi) ou avec « les Esclavons qu’il avait sous ses ordres », parce que la retraite a commencé, et il y met en place en toute hâte son barrage. Le jugement sur ce point sera différent, selon qu’on croit à un plan réfléchi, plus ou moins absurde, ou à une réaction maladroite à une urgence (« il crut bien faire », selon Cambiagi). Qui sont ces « soldats étrangers » qui tiennent le pont ? Rossi ne dit rien de leur nationalité. Plusieurs témoins français n’ont pas constaté leurs tirs sur les Corses, ni même leur existence, mais ils ne sont évidemment pas placés assez près pour les voir. S’il s’agit de « quelques déserteurs français » mais aussi de Corses « parmi les plus affidés » de Paoli pour Lenchères, ils sont « pour la plupart étrangers » (Pommereul), allemands (Germanès), « prussiens » (Renucci) ou « suisses et prussiens » (A Muvra). Selon Galletti ce sont des « Esclavons-Dalmates » (donc Croates). S’agitil des mêmes dont 25, étrangers et déserteurs selon Mautort, défendent ensuite la citadelle de Corte et sont autorisés à en partir avec leurs armes ? 19


On peut penser que, si la présence de la compagnie Gentili a bien sûr joué un rôle désastreux, l’étroitesse du pont n’aurait de toute façon pas permis un passage rapide à des milliers d’hommes en retraite, sous les tirs de plus en plus proches des Français.

Trahison ? C’est la grande question sur Ponte Novu dès l’époque : certains dirigeants corses ont-ils trahi ? L’explication par la trahison est évidemment commode chez tous les vaincus pour justifier leurs défaites. Cependant on ne peut dans ce cas écarter trop vite cette possibilité, que des éléments sérieux suggèrent. Renucci semble penser qu’il y a eu trahison, mais ne veut donner aucun nom. Deux officiers corses sont cités comme ayant eu un rôle décisif, et ils ont le même profil atypique, ayant rejoint très tard la lutte nationale. Tant Grimaldi que Gentili ne se sont pas formés dans la longue guerre contre Gênes, ce sont des officiers de métier, longtemps au service de puissances étrangères. Leur compétence militaire ne semble pas à mettre en cause, leur motivation patriotique peut-être. Giacomo Dante Grimaldi (d’Esdra) appelé souvent « Dante de Caccia » a longtemps été officier à Gênes, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être arrêté brièvement en 1761, lors d’une visite dans son village, par les autorités corses qui le soupçonnent d’être chargé d’une mission secrète. Il fait partie d’un groupe d’officiers corses licenciés sans solde par Gênes en 1764. C’est apparemment un patriote indiscutable. Il a joué un rôle absolument décisif à U Borgu, où il dirige le combat dans le village même. A priori ce glorieux passé le rend insoupçonnable, comme le dit Rossi. Cependant Petriconi l’accuse ouvertement de trahison. Certains éléments iraient dans ce sens : il est apparemment d’accord, dit Rossi qui lui est pourtant favorable, dès avant la bataille, pour permettre l’entrée des Français dans sa pieve en cas de défaite, qu’il envisage donc comme probable. Il le fait comme prévu, et ne s’en tient pas là puisqu’il va jusqu’à rejoindre avec les siens les auxiliaires corses des Français pour marcher sur Corti. Faut-il expliquer cette attitude par la seule impossibilité de 20


résister, qui s’imposerait à lui plus tôt qu’aux autres vu la proximité de sa pieve avec le pont, ou est-il déjà gagné à la France ? On le retrouvera dans diverses fonctions sous la monarchie française jusqu’en 1777. Pour compléter, l’homonymie l’a peut-être fait confondre avec un certain Giocante Grimaldi, rallié plus tôt aux Français, et généralement classé comme « traître ». De même qui est ce mystérieux Gentili dont l’intervention fait de la défaite un désastre ? Il ne faut pas le confondre, malgré l’homonymie, avec Antonio Gentili (1743-1798). Celui-ci n’est pas présent, car il a été fait prisonnier par les Français en 1768. Il partagera tout l’exil londonien de Paoli avant d’être général de la Révolution française. Celui qui commande la compagnie postée sur le pont est le comte Cosimo Gentile ou Gentili (1729-après 1772), de la famille des seigneurs de Brando. Officier dans l’armée napolitaine (où il a connu Paoli), puis autrichienne, il est venu se mettre au service du gouvernement corse en décembre 1768. Les Français saisissent sa correspondance à Muratu en même temps que celle de Paoli, et y constatent avec intérêt les liens qu’il conserve à la cour de Vienne. Il accompagne Paoli en exil à Londres pour au moins deux ans, avant de chercher fortune au Surinam où il serait mort assassiné. La fin de sa vie semble bien obscure. On peut remarquer le relatif silence de Paoli sur les détails d’une bataille si importante, alors qu’il écrit tant. Selon Rossi, pour lui la seule explication est l’attaque précipitée du début d’après-midi, sinon son dispositif était bon. Il reste apparemment silencieux sur la compagnie Gentili : il ne répond rien aux critiques des blessés, et est visiblement choqué par les conditions de la mort du fils de Bacchiolo Ornano (racontée par Rossi). Bacchiolo Ornano, patriote de toujours, « entièrement paoliste », a été général pour le Sud de l’île et se trouve au moment de Ponte Novu face aux Français près d’Aiacciu, avec Abbatucci.

Conséquences d’une défaite Cet échec, certes grave, pourrait ne pas être décisif militairement. Les Français doutent eux-mêmes de l’étendue de leur victoire, comme 21


le montre leur hésitation à franchir le Golu, de peur que les Corses ne corrigent les erreurs qui leur ont nui et ne préparent quelque chose. Après une semaine d’attente, ils franchissent le fleuve, par le pont mais en même temps par un pont provisoire qu’ils ont construit. Mais le désastre est en fait définitif, pour des raisons surtout psychologiques : une méfiance et une peur réciproques se sont installées entre les patriotes de base et les notables. L’État corse semble s’effacer d’un coup, et avec lui le sens de l’intérêt public, remplacé par les vieilles valeurs claniques auxquelles il avait imposé des bornes. Les dirigeants reviennent à la défense de leur famille ou, au mieux, de leur microrégion. Les derniers à se rallier à la France attendent l’annonce du départ de Paoli, et résistent jusque-là par fidélité personnelle, dont ils s’estiment déliés quand le général embarque : Abbatucci estime « la nation dissoute » par le départ de son chef, Carlo Bonaparte se justifiera en se déclarant « bon patriote et paoliste tant qu’a duré le gouvernement national .» Le sentiment patriotique reste en revanche très fort dans le peuple, comme va le montrer la résistance menée jusqu’en 1775 malgré une répression atroce. Mais c’est la fin de toute armée organisée. Par méfiance envers les notables, ou même envers tout inconnu, on aboutit à des guérillas dont presque tous les membres ont entre eux des liens familiaux ou villageois, comme celles dirigées par Sebbiu Acquaviva (« Marzu »), Pace Maria Falconetti, ou « Zampaglinu » Ange-Mathieu Bonelli. Plusieurs des siens suggèrent à Paoli la résistance, soit à la tête d’une force armée pour y trouver éventuellement une mort glorieuse, soit dans le cadre d’une guérilla comme le lui proposent les Bastelicais qui se rappellent l’action de Sampieru. Pourquoi préfère-t-il l’exil au maquis ? Pour les mêmes raisons qui l’ont poussé à choisir la lutte, même vaine militairement : il ne sera pas un chef de « bandits » dont la mort éventuelle mettrait fin au combat (comme celle de Sampieru), mais le chef légitime d’un État démocratique occupé. Son espoir est celui d’un changement de rapport de forces, en France ou au plan mondial, ou une situation de guerre européenne, qui a aidé les Corses régulièrement dans le siècle. Dès lors l’ennemi de l’un devient l’ami de son adversaire et l’Angleterre devra enfin intervenir, c’est ce qui se produira mais bien plus tard avec le royaume anglo-corse (1794-1796). 22


Une victoire n’aurait sûrement pas sauvé l’État corse si la France persistait dans ses projets. On a vu après U Borgu que l’espoir de la décourager était vain et qu’elle se donnerait tous les moyens nécessaires, même si beaucoup à Versailles manquent d’enthousiasme. Tout au plus une victoire aurait-elle permis de gagner encore un peu de temps. Mais en l’absence de soutien extérieur, l’abandon progressif de la cause nationale par les notables et la disproportion des forces rendaient le résultat final certain. On s’étonne parfois que, depuis, les Corses commémorent une défaite. C’est cependant compréhensible. D’abord parce qu’il s’agit d’une défaite glorieuse, comme celles d’Alésia, de Camerone, de Fort Alamo ou même de Waterloo, dont on retient la lutte plus que l’échec. Surtout, c’est la dernière action organisée de la démocratie corse. Après, celle-ci a pris le maquis, puis la route d’un exil d’où elle n’est jamais vraiment revenue.


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