la trilogie des confinés - II - Souvenirs d'hier et demain

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Charlie GALIBERT La Trilogie des Confinés « Je suis ermite depuis 70 années. Je n’ai jamais vu aucun génie, ou un ange. J’ignore la recette de la drogue d’immortalité. Je ne possède aucune formule magique. Je goûte parfois la vague saveur d’une sagesse inexprimable. Je vais bien. » (Henri Gougaud, Le livre des chemins, Albin Michel, 2009, 328) Je crois au livre tout-puissant, Créateur d’un autre ciel et d’une autre terre, D’un univers visible et invisible, Accessible sans traduction, Qui ferait, Véritablement, Trembler le cerveau. Qui habiterait avec les éléments intérieurs de l’Être, Partagerait la Grande Aventure des Petites Choses, Les bleuissant voisinages aimés des crépuscules.

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II – Souvenirs d’hier et demain - « Il avait froid. Je lui ai mis un caleçon, une polaire et je l’ai bien bordé dans le lit. Comme ça ne suffisait pas, je l’ai couvert de quatre ou cinq couvertures. Je lui ai mis une couette, aussi, la verte si douce qu’on aimait tous les deux. « Fugit », on l’appelait. On l’avait emportée à la Bonnette ou à la Cayolle je ne sais plus, mais on l’avait emportée pour s’étendre dessus. On avait fait l’amour dans des fourrés épais et tendres, près d’un ruisseau qui chantait, chantait… Puis je lui ai ajouté son bonnet préféré. Le blanc avec le pompon argenté que je lui avais tricoté pour de rire. Au début, il mangeait presque pas. Puis, bientôt, plus du tout. Je faisais mes affaires, le ménage, j’arrangeais le lit. Je m’occupais bien de lui, le matin et le soir. Je lui faisais la lecture tous les jours. Hier, les voisins ont frappé à la porte. Je leur ai ouvert. Il y avait deux gendarmes avec. Ils m’ont souri, ils m’ont dit bonsoir madame en touchant leur képi. Ils avaient l’air gentil. Ils m’ont demandé où était mon mari. Dans son lit, dans la chambre, je leur ai dit, il dort, mais c’est bientôt l’heure de son dîner et de la lecture, je vous montre le chemin si vous voulez. Ils sont montés derrière moi. Dans la chambre ils ont ouvert les rideaux. La voisine a poussé un grand cri. Elle a dit quelque chose comme « une momie !!! ». Elle répétait sans arrêt « une momie !!! », « une momie !!! », elle semblait ne pas aller très bien. Il était beau mon homme sous son bonnet préféré, le blanc, le pompon c’est moi qui l’avais ajouté, pour de rire, que je leur ai dit. Il avait froid, vous savez. J’ai ri un peu, un peu trop, il avait froid… ».

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En quel pays de repos s’en vont nos mères, dans un nuage de lait jaillit de leurs seins, enturbannées des volutes de leur ventre béant ? Vers quel continent de sollicitude et d’abnégation les pousse leur destin ? Où trouvent-elles les onguents susceptibles d’apaiser les griffures et les morsures des enfants ? Le sexe enfin cousu, les seins ligotés, que leur reste-t-il à espérer, regretter, désespérer, leur destin d’offrande mure accompli ? Qui dressera la cartographie du continent, de l’archipel, de l’ile, où elles survivent loin de leur ponte, de leur sacrifice, de leur pouvoir - leur petite condamnation au bonheur de se multiplier, ainsi qu’une bête qui, surprise d’avoir perdu un éclat rouge et doré de son intérieur, hésiterait entre la dévoration et la protection innocente ? Quel sentier traversant quelle fôret noire, traînant sur des plages d’or, quels étangs, quelle montagne, quelle mer pourraient bien les consoler de leur éclatement en deux, de leur multiplication, de la sagesse dont leur corps est enduit ? À quels dieux s’offrir en sacrifice, en se couchant nues sur l’autel le plus haut où le Dragon bestial et tendre et songeur et malheureux - et affamé - viendra les prendre pour les engloutir ? Le Dragon qu’elles n’ont pas su aimer.

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Elles tourbillonnent encore les paillettes argentées des cartes de Noël et du nouvel an de mon enfance, elles tourbillonnent d’autant plus volontiers lorsque je ferme les yeux et que je fais le vide pour me laisser porter à fond de mémoire. Mais Mam’ et Dad’ ne sont plus là et je ne peux me résoudre à croire qu’ils ne furent que des parents, et non des êtres singuliers rapprochés par l’espace et le temps de leur concomitance, histoire et géographie, dans le soleil des moissons et la danse des bals de village les jetant l’un vers l’autre et transformant leur attirance en maison, famille, travail, subsistance - Souci, mon Beau et Grand Souci - jusqu’à ce que, au-delà des saisons, des événements, des sentiments - et des Noëls, tiens, justement ! - qui leur incombaient, la mort les prenne l’un à l’autre, au monde, à nous. À moi. Ne laissant derrière elle que les paillettes d’argent des cartes de Noël et du nouvel an, entre deux moissons et vendanges et une odeur de chocolat.

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Aube Je t'offrirai à la sortie du confinement ce cahier bleu froid fait de mots, de phrases, d'images, et de blancs collectés sans but. Tu en feras un livre de brouillon, que tu donneras à lire dans son inachèvement même. Livre en train de se rêver, écrivant. Tu prendras soin de ces impressions jetées sur des bouts de papier, de cire, des feuilles mortes, des tickets de bus, des factures, des notes de restaurant, entre les lignes et les marges de correspondances parcourues. Ne les froisse que délicatement, je suis parmi.

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Il s’était confectionné une collection d’enregistrements des plages du monde où il s’était rendu, une prise par saison. Bien sûr, aucune atmosphère n’était semblable à aucune autre ; bien sûr, il les reconnaissait chacune et chacune parmi toutes les autres. Les pires étaient celle de la Côte d’Azur, crucifiées entre le voisinage cumulé des voitures, des trains, des avions et des bateaux, où l’on se sent toujours menacé d’arrivée ou de partance, où l’on n’est véritablement pas là où l’on est. La plus belle est Giorgio. Ou même le Trinicheddu ne s’arrête que sur la pointe des roues. Les plages auraient pu s’appeler Beach Paradise, Coco Land, Lounge Bar Excelsior. D’ailleurs, c’était bien là leur vrai nom. On y entendait toujours les mêmes sons : cris d’enfants, de parents, jeux de balle, ronronnement de moteurs, conversations dont on ne perçoit que le bourdonnement et le son des voix sans en deviner les mots, éclaboussements, rires, pleurs. Parfois il arrivait que l’on entende une vague, ou deux. Parfois, le plus souvent, la mer avait disparu, elle était partie la mer. Les plages étaient tellement laides qu’elles auraient pu s’enfouir dans leur propre sable - plages d’enterrement. Elles ne méritaient certainement pas le Cahier d’été. Giorgio dormait dans le berceau de sa crique sous le soleil de toute éternité. Elle avait toujours été la, elle serait toujours là. Elle avait tendance à transformer tout invité en un nourrisson qui aurait tout à apprendre, une chose rose et nue assoiffée, doucement assoiffée. Elle avait le pouvoir de désadultifier, de faire défiler votre vie à l’envers, jusqu’au moment de votre naissance. Alors tout pouvait recommencer. Commencer. Je l’entends, elle m’appelle. Je suis déjà parti. Je suis déjà arrivé. Voici le premier matin du monde. Ô Mam, je t’ai retrouvée.

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Souvenirs Renyon « Unis, grains d’ambre au collier de la reine, électrons bourdonnant au cœur du monde, tels sont les hommes », chantait jadis Homère. Rappelle-toi encore la ville des rêves et la maison de pluie au toit de tôle coulissant. Jusque sur les étoiles, quand le coq se hisse à deux mains sur ses ergots de feu pour tirer sa salve au continent africain par-delà l’Île Rouge, ô porteur de lumière, jusque dans les enfers, enfants orphiques que dévorent les dieux pataugeant dans le sang. J’ai rêvé cette chute vertigineuse des montagnes dans la mer, ce volcan réveillé, et ce sorcier porteur de son propre corps en croix à travers les champs de cannes jusqu’à la litière des vagues, à travers la ville et ses extensions de tôle et le cachalot du Cap Bernard soufflant avant de plonger, loin des barrières de pourpre de safran et d’or, entraînant sur son dos les Achab aux tambours gigantesques et les parfums d’encens et de camphre et les femmes divines dansant sur le miroir bleu de l’océan. Porte de l’aube, fenêtre ouverte dans le matin, bleu des origines battues en chantilly et offert aux fontaines par des abeilles d’or sorties du cristal pur, au-delà du regard, au-delà de l’Être, d’où monte l’amour à l’amour accouplé et la mer et le ciel enlacés, ô le couple du monde, mieux que tous les châteaux de l’âme sur lesquels viennent battre les pluies. Grand Océan, voici l’heure où je dois marcher. C’est le jour qui me rattrape, l’instant qui me rejoint où je marche pieds nus sur le fleuve de feu, au ciel, Éridan, sentier de lumière ardente. Grande Nuit, voici l’heure des chiens et des coqs étonnés par l’éveil, bêtes sombres aux yeux rouges gardiennes du monde terrible de l’éveil, l’île est un grand rêve couché sur l’océan, qui ne peut redresser sa voilure d’eau et lentement dérive, et lentement expire, dans le rhum, le délire, et l’amour et la mort, sous le feu des étoiles ignoreuses. Cases coloriées de peintures vives et de poèmes, glissant dans la mer avec un dernier souffle, comme un livre, un ange aux ailes ouvertes, tandis que rien, jamais, ne part, mais les hommes, noyés au milieu du ciel, unique protagoniste d’un mensonge immense que s’empressent de brasser les anges pour la mousse future des aubes qui tantôt nous sourient, tantôt nous font pleurer, parce qu’elles ont la voix de l’âme, tantôt nous touchent le coude ou l’épaule. Voilà, Île, ce que je devais te dire, t’écrire : je nagerai avec toi jusqu’à l’aube et les anges embouchant leurs trompettes pour entendre une dernière fois les baleines chanteuses timides sous leurs fanons et les oiseaux ressuscités de la chair et des ventres carnassiers pour passer d’un coup d’aile sur le remous, s’envoler vers la lumière. Adieu escarboucles, diamants noirs, et l’or aux mille feux, au cyclone emporté sous le vent du volcan, allez dormir dessous les sages flots à la main de gant bleu et au sourire enfant.

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Couleurs royales, vertes, jaunes, bleues, roses, rouges - toutes mariées au noir du journal de voyage intime de la voyageuse de l’île : L’Oiselle qui était née d’un chat. Je cours toujours après une pensée informulée et l’espoir démesuré, tout puissant, enfantin, d’unir les mots aux mots, la parole à la parole, tout en n’étant après tout qu’un des épis collectifs que le soleil dore, avec l’ambition de les délivrer des monstres que nous apporte la bêtise, de leur montrer, dans la nuit, le chemin qui nous prend par la main, les animaux constricteurs de l’obscurité amoureuse de la pierre de la lumière. Nous sommes un fourmillement aveugle et bavard, un abeillement dépourvu de mélification, une interrogation de marchand de cendres, de pauvres calligraphes du temps, agenouillés, timides, rampant, aux portes du palais, les mains ouvertes, cherchant dans leurs poumons remplis de sable, le visage fuyant du monde. Naitrons-nous un jour ?

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Nous dormirons enlacés sous les branches Comme des corps aimants Comme des corps aimés Et l’eau coulera sur nos fronts En un baptême frais Où viendront boire les bêtes douces Toutes les bêtes douces Et la pluie sainte rafraichira tes lèvres Ô Mieux Aimée Tandis que le soleil occupé aux papayes De son œil enflammé touchera nos autres sens Et nous éveillera neufs et beaux Ultimes avant la chute

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Rêve de Ciu au Chat Elle est assise sur une chaise, au milieu d’un jardin, un chat blanc sur les genoux. Parfois, c’est dans une salle remplie de personnes s’agitant autour d’elle, sans la voir. Mais la plupart du temps, c’est au milieu d’un jardin, les jours et les nuits se succèdent autour d’Elle, au dessus, au dessous, à travers, les saisons, les années. Les âges. Et la musique, douce, puissante, émouvante aux larmes, monte à travers elle, ainsi qu’un tuyau d’orgue, chante, de la terre au ciel. -- Il n’y a que le chat et toi, elle laisse tomber. Jamais elle ne m’a dit quelque chose d’aussi fort, intense, définitif. Et je découvre dans une illumination que cela seul peut me sauver - son amour. Alors le monde s’estompe autour de nous, s’efface, disparait, et elle est seule dans le jardin, le chat blanc sur ses genoux et je les porte tous deux jusqu’au bout de la nuit où l’étoile m’attend.

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Lettre reçue (jetée par le facteur temps entre deux Tout) « Alors, elle te regarde, celle qui t'aime regarde ta bouche, tes yeux, ta voix, tes mots comme des épures qui s'éloignent. Mais elle ne t'écoute pas, elle ne veut pas savoir, elle aime ceux et celles qui naissent en toi. Elle range ses armes noires, ses chaînes, ô sa pauvre, ô sa malheureuse, ô sa morte déjà. Elle est dans ton corps sans te chasser de toi ! Impénétrabilité des uniques, instant maudit où le corps, et-musique-et-chair-et-tension-etpitié est au plus haut, et ne peux que retomber dans tant de machines. Toujours elle te revient, Celle qui t’aime viens repeindre les couleurs que tu ne vois décidément pas. Sois oiseau, sois feuille. Tout son sang est hors d'elle, et ses organes, et ses mémoires, ses états. Elle veille sur le crissement tourbillonnant des axes polaires, les marées, les saisons, les eaux. Elle s'est rejetée de la matière. La nuit est sa cible, la tremblante poche où elle dort comme elle veille. Alors, elle te regarde, celle qui t'aime te regarde, bondit dans plusieurs directions et temps à la fois, déroule la terre sous tes pas, te rejoint et t'embrasse. Elle aura toujours partie liée avec ce qui est caché, ce qui aurait pu être. Avec l'intérieur des choses. Ton indivise dans le don »

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Je t'aime. Braille - le silence braille Morse - l'encre morse Mais ne remplace pas la trace indélébile de la souffrance Par toi de moi Ni mauve ni violette Mais noire comme le malheur Et rouge comme le sang dans la tête Derrière tes yeux Et tes ongles qui griffaient les murs Pardon ! Un jour tu n’auras plus à me griffer Car mon dos sera doux Comme mon cœur d'avant la naissance et la mère Un jour ta souffrance et ta douleur seront tapies Sous les feuilles mortes du souvenir. Dors, souffrance, Dormez les pleurs, Voici l'encre violette Pour orner tes paupières Voici le morse pour tatouer ton sein poignardé Par le cancer de moi Voici le braille du silence Qui tatoue ton sein poignardé Par le cancer de moi Car je t'aime, Cew Epi Wee Je t'aime.

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