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point de vue La courbe du changement : un outil dangereux

Pour accompagner les cadres de la DGFiP dans la conduite des nombreuses évolutions en cours, et notamment dans la mise en place du NRP, la Mission d’Accompagnement des Cadres (MAC) organise des formations sur la conduite du changement.

Ces formations sont intéressantes. Elles débutent par des explications sur les théories managériales sur la conduite du changement. Ces informations apportent plusieurs points de vue enrichissants aux cadres de terrain que nous sommes. Les séances de formation rassemblent des comptables d’horizons divers et sont construites sur le principe d’une grande liberté de parole et d’échanges entre pairs. Elles constituent donc un réel appui pour les cadres concernés.

Parmi les éléments théoriques abordés, un suscite toutefois un certain malaise. La « courbe du chan- gement » ci-dessous est présentée comme retraçant les étapes par lesquelles passe une personne soumise à un changement professionnel. Selon le diaporama fourni, « l’adaptation à un changement majeur passe par différentes étapes et décrit souvent une courbe, comme illustré dans ce diagramme inspiré des travaux d’Élisabeth KüblerRoss et amendé par les découvertes de J Fradin sur le stress ». Il est illustré par l’image suivante

La courbe montre donc qu’un agent soumis à un changement majeur (fermeture de son poste dans le cadre du NRP par exemple), va d’abord subir un choc, au cours duquel il sera d’abord dans le déni (non : mon poste ne peut pas fermer), puis la colère (on va combattre et ils ne pourront pas fermer), puis la peur (mais que va-t-on devenir ?). Au cours de cette phase, son engagement professionnel décroît. Le rôle de l’encadrement est alors d’informer et de guider.

Banaliser la souffrance ressentie face au changement : un modèle de management dangereux et contre-productif qui produira des effets à long terme

L’agent passe ensuite par une phase de remise en question, caractérisée par un état émotionnel qualifié de « dépression », au cours de laquelle son engagement professionnel est au plus bas. Au cours de cette phase, l’encadrement doit continuer à informer et guider l’agent, puis à l’encourager.

Fort des informations reçues, l’agent finira par se remobiliser, accepter la transformation et en découvrir le sens et l’intérêt. Au cours de cette phase, l’engagement professionnel progresse. Le manager doit continuer à encourager l’agent, et reconnaître son engagement.

Enfin, dans une dernière phase, l’agent s’inscrit pleinement comme acteur de la réforme et reprend un engagement professionnel normal. L’encadrement doit alors s’attacher à reconnaître et accompagner cet engagement.

Cette courbe paraît pertinente et reprend des étapes qui nous paraissent correspondre à une certaine réalité. Effectivement, l’annonce d’une réforme suscite une certaine colère, et on peut parfois constater une baisse temporaire de l’engagement professionnel des personnes impactées par le changement.

Mais est-elle totalement adaptée à un changement professionnel ?

On peut tout d’abord remarquer que les travaux du docteur Élisabeth Kübler Ross, psychiatre américano-suisse, portaient sur un événement assez différent d’un changement professionnel. La courbe du changement est inspirée des cinq phases du deuil définies lors d’une étude sur la réaction des patients face au diagnostic d’une maladie en phase terminale : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation.

Admettons tout de même que la situation est sensiblement différente de l’annonce d’un changement professionnel, quelle que soit l’importance de ce changement. Quelle image a t’on des agents et cadres de la DGFiP pour penser qu’ils ne savent pas faire la différence entre un changement professionnel et un événement aussi grave qu’un décès inéluctable ?

Une autre précision était apportée par la psychiatre : dans ce processus de deuil, tout le monde ne passe pas par les 5 étapes, mais tout le monde passe par au moins deux étapes. Cette précision a été totalement omise dans la formation dispensée par la DGFiP, comme elle l’est souvent par ceux qui ont repris ce processus pour l’adapter aux changements professionnels.

Ce glissement pourrait paraître anodin. Il ne l’est pourtant pas du tout. Le schéma proposé montre qu’il est normal dans un changement que l’agent soit d’abord opposant, puis connaisse une phase de dépression, avant de se remobiliser et d’accepter le changement. Asséné sans aucune précaution à toute une génération de cadres, il porte un message destructeur : « mesdames et messieurs les managers, si le rythme de changement que vous imposez à vos collaborateurs fait que nombre d’entre eux passent par des phases de tristesse ou de dépression, ne vous inquiétez pas : cela fait partie du processus normal d’acceptation de ces changements ».

On apprend donc aux managers à ne jamais s’inquiéter des conséquences psychologiques pour leurs collaborateurs des réformes mises en place, voire même à trouver normal qu’il puisse en conduire beaucoup à la dépression. Drôle de monde.

Alors certes, la réponse est également dans le schéma : « mais pendant ce temps-là, le management explique, encourage, accompagne ». Le message du manager devient alors parfait face à toute alerte sur les conséquences sociales de ses réformes. La souffrance des agents est normale et l’accompagnement suffit pour que demain tout le monde soit pleinement satisfait. La souffrance des collaborateurs devient presque un indicateur du succès de la réforme !

Pourtant, la seule prise en compte de la précision apportée par le docteur Kübler-Ross modifierait totalement l’approche : face à un changement, on ne passe pas forcément par les 5 étapes, mais au moins par deux d’entre elles. Alors, le déni, la colère voire le marchandage pourraient être présentés comme des étapes normales. Et la dépression (ou toute forme de souffrance) comme montrant l’échec d’un management qui n’a pas su mettre en place intelligemment ses réformes.

Une simple recherche internet montre d’ailleurs de nombreux exemples de courbes du changement qui ne comprennent pas cette phase qualifiée de dépression, et montrent également que d’autres schémas existent, avec par exemple quatre phases (déni, résistance, exploration acceptation). Il est plus que dommage que la DGFiP ait choisi le pire modèle, celui où on apprend à une génération de managers à considérer que la souffrance engendrée par leur action est une étape normale d’un processus inévitable. Nul doute qu’on en paiera tous le prix dans les années à venir.

Marc-Antoine VITTE