Nouveaux départs

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Collectif d'auteurs

Nouveaux dĂŠparts

Collection Dix de Plume

Editions Maruja Sener


DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION DIX DE PLUME : - Mensonges et boniments - Psychopathes et Compagnie - Petites grivoiseries

ISBN : 978-2-917368-18-3 Copyright © Maruja Sener, Collection « Dix de Plume », 2009

http://dixdeplume.free.fr/ Achevé d'imprimer le 25 juillet 2009 Dépôt légal : 3e trimestre 2009 Droits réservés Textes sous Licence Creative Commons by-nd


TABLE DES MATIERES 1/ Nouvelles Eldorado par Tom Downson ............................................7 Il était une fois Caballerina par Fabienne Mosiek ........21 Le passeur par Vincent Cuomo ......................................35 Rouge safran par Jean Gualbert ....................................45 La 1256e heure par Cécile Fargue .................................57 Les bleus du garagiste par Dominique Cano ................65 Le pull rouge par Anne-Laure Buffet ............................77 Sous les cendres par Macha Sener ................................93 Adrien ou la vraie vie par Stéphane Thomas ..............111 Le mauvais œil par Michèle Desmet ............................127 L'homme-lion par Jacques Païonni ..............................151 Clara et les Étoiles par Anne-Laure Buffet ................165 Le Miracle de Trystalité par Fabienne Mosiek ...........177 Rencontres avec l'enfant autiste................................203 - Vision de loin par Fabienne Mosiek .......................205 - Il se balance et puis c'est tout par Yves Cairoli ...209 - Mathilde par Fabienne Mosiek ................................212 2/ Poèmes Tu me dis par Michèle Desmet .....................................215 Je voudrais te dire par Évariste de Saint-Germain ......217


Gare du Nord par Stéphane Thomas ...........................220 Rendez-vous par Macha Sener ....................................221 Noces insolites par Macha Sener ................................223 Recherche par Jean Devaux ........................................225 Toi par Jean Devaux .....................................................227 La rencontre par Ludovic Chaptal ..............................229 Éveil par Monique-Marie Ihry ......................................231 Virtuelle usurpation par Monique-Marie Ihry ............237 Autres poèmes : l'attente Le sablier par Michèle Desmet ......................................241 Faudrait que je sorte un jour par Jacques Païonni .....245 Magne-toi facteur par Jacques Païonni ........................247 Contrée de l'impossible échange par M-M. Ihry ....249 Autres poèmes : l'absence - le deuil Le bâtard par Jacques Païonni ......................................253 En fumée t'es parti par Jacques Païonni ......................254 Femme de marin par Macha Sener .............................257 Baiser d'automne par Monique-Marie Ihry .................261 Lune en pleurs par Monique-Marie Ihry .....................265 Je repars par Nadia Le Roux ......................................267 LES AUTEURS................................................269


Eldorado par Tom Downson

La forêt. La vraie. Dense. Celle que l’on surnomme l’enfer vert... Joe Summers se retrouvait ici depuis plusieurs semaines. Un voyage qu’il avait entrepris sur un coup de tête, comme on saisit sa dernière chance. Sauter dans le dernier wagon du dernier train en partance... C’était tout ce qu’il lui restait, après des années d’illusions. Constat amer. Plus d’autre choix que celui de la marche en avant, même s’il n’avait pas le physique de l’emploi. S’enfoncer toujours plus loin dans cet enfer végétal, dense et obsédant. Humidité suffocante, qui vous prenait jusqu’aux os, vous traversant de part en part. Une sorte de purgatoire, qui ne disait pas son nom. Une autre manière de se retrouver confronté avec soi-même. — Tout va bien, Joe ? lui demanda une voix dans son dos. Joe... Un nom qu’il s’était choisi, au hasard, pour oublier sa véritable identité. Ici, cela avait-il encore 7


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une quelconque importance, du reste ? Joe Summers. Un nom lu au dos d’un paquet de céréales, à coup sûr. Ou entendu dans une série télévisée. Peu importait... Il avait juste envie qu’on lui fiche la paix. Ce qui semblait être un plaisir hors de prix, par les temps qui couraient. Tout va bien, lui répondit-il laconiquement, en reprenant son baluchon sur son épaule. Dans la vie, il fallait connaître trois choses : d’où on venait, où on allait et pourquoi on effectuait le trajet. Lui, il pouvait vous apporter la réponse à ces trois questions existentielles. Il venait d’une grande ville, dans un pays riche. Une ville aux tours de béton et de verre, qui ne vous permettaient plus réellement de voir la lumière du jour. Cette lumière dite « naturelle ». Des tours qui vous étouffaient de leur présence, vous écrasant de tout leur poids... Joe ne pouvait plus le supporter. Il lui fallait autre chose. Lui, il ne voulait pas d’une vie qui n’était faite que de conventions collectives. Être un numéro de plus, une brebis (galeuse ?) dans le troupeau. La vérité. Le mot était lâché. Depuis des années, il était obnubilé par la vérité. Où allait-il ? Dans cette direction. La recherche de l’essence même de la vie. L’essence de la vie. Un carburant qui vous faisait avancer. Un absolu que la publicité vous promettait sans que jamais vous ne puissiez l’atteindre. Des messages qu’il ne voulait même plus écouter. Oui, cela était un besoin vital pour lui. 8


Eldorado

Eldorado... Un nom qui sonnait tellement bien à ses oreilles. La fameuse Cité d’Or, que tant de conquistadores avaient recherchée sans jamais parvenir ne serait-ce qu’à la localiser. Lui aussi, il s’était lancé dans cette quête. Il ne savait même pas quelle apparence Eldorado pouvait avoir. Tout juste si, de-ci de-là, il avait pu collecter certains renseignements à son sujet. Des bruits, des confidences qu’on lui avait faites dans des bars. Des gens qui n’étaient pas tous dignes de foi. Allez trier le bon grain de l’ivraie, au milieu de ce fatras. Pourtant, Joe Summers continuait à s’accrocher à son rêve. Un rêve que l’on pouvait également appeler une utopie. Un rêve qui, peu à peu, tournait au cauchemar. Le voyage n’avait pas bien commencé. Une virée qui était mal née, même si l’homme avait étudié son coup durant plusieurs années. Le genre d’expédition dans laquelle il s’était lancé n’était pas de celles que l’on effectuait à la légère, sur un simple coup de tête. Non, tout avait été patiemment calculé, dans ses moindres détails, sans en omettre un seul. Un travail de précision. Sauf que, depuis le départ, la précision n’était pas au rendez-vous. Il avait acheté une carte, qui lui montrait où se trouvait la Cité d’Or. Un trésor inestimable, que son vendeur avait estimé, lui. Un prix fort à payer. Pratiquement toute sa fortune. Il ne lui était donc resté que le strict minimum pour organiser son périple. 9


Eldorado

Si les rêves avaient leurs charmes, il était encore plus important de les réaliser. Aller jusqu’au bout de ses idées. Joe Summers s’était donc mis en route. Il avait pris un cargo, qui l’avait amené d’Europe en Amérique du Sud. Puis un train, pour le nord du pays. Puis un bateau, pour ainsi dire une pirogue, jusqu’à l’endroit où il se trouvait à présent. Il n’y avait qu’une semaine qu’il était arrivé, mais déjà le climat commençait à lui porter sur le moral. Humide et chaud. La saison des pluies n’allait pas tarder, et il avait intérêt à mettre les bouchées doubles, s’il voulait trouver Eldorado avant qu’elle ne soit noyée par les intempéries. Après, il serait trop tard et son projet serait reporté à l’année suivante. Le moment de se mettre en route, donc. La jungle. Jusque-là, il n’avait connu que la jungle urbaine. Où, tout comme ici, il fallait savoir avancer à coup de machette. Chaque fois que Joe effectuait un mètre, il avait l’impression que l’enfer végétal se refermait derrière lui. Il y avait Eldorado. Seul ce butlà comptait. Plus rien d’autre. Il ne voulait plus réfléchir. Il voulait juste avancer. — Vraiment pas déçu par l’excursion, maugréa-til entre ses dents, tentant désespérément de couper une liane qui lui barrait le passage. Seul le but comptait. Peu importait le trajet pour y parvenir. Le but, et ce qui allait suivre... Tout l’or du monde. Il allait enfin cocher les bons numéros du 10


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loto, même s’il avait forcé le destin pour cela. Ses amis, ceux qui le traitaient de « raté sympathique », allaient pouvoir réviser leur jugement. Il ne voulait pas jouer à Perrette, avec son fameux pot au lait qui avait failli tourner au beurre rance, mais il sentait déjà l’odeur de cet or. Une odeur tellement agréable. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qu’il allait pouvoir en faire. Une maison au bord de la mer, sur une plage déserte. Un endroit qu’il avait toujours rêvé d’habiter. Il avait aussi envie de pouvoir se coucher le soir, sans souci matériel du lendemain. Au revoir la peur de perdre son emploi, de perdre son appartement, de perdre son statut social. Sa découverte allait pouvoir tout lui apporter. Au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. Joe ne pouvait penser à autre chose. La vérité, qui allait le rendre riche. Sa quête ultime, lui qui n’avait aucune solution de secours. Raison pour laquelle il montrait un si bel acharnement pour avancer, s’enfoncer dans cette forêt épaisse, dont il n’était pas sûr de ressortir un jour. Savoir se perdre, parfois, pour mieux se retrouver... 

— Purée, saleté de racine à la..., jura Joe, se retrouvant à plat ventre dans la gadoue. Lui, il était très loin des pensées philosophico-on11


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ne-savait-pas-trop-quoi. C’est fou ce que le terre à terre vous reprend vite, quand vous ne regardez pas où vous mettez vos rangers. Un atterrissage qui ne s’était pas fait en douceur. Plutôt du style atterrissage forcé. Il y avait plusieurs heures qu’il se déplaçait, tentant désespérément de garder un cap qui correspondait à celui qui était indiqué sur la carte. En vain. — Purée, qu’est-ce que je fiche ici ? se demandat-il pour lui-même. Il est vrai qu’à part lui, dans le secteur, ce n’était pas la foule des grands jours. Pour les dialogues, il ne pouvait en référer qu’à lui-même. Se parler pour être certain qu’il était toujours capable de le faire. Depuis qu’il avait quitté le dernier village ainsi que la dernière trace de « civilisation », Joe avait changé de style et de langage. Ici, il se retrouvait face à lui-même, sans spectateur, sans personne à convaincre. Il pouvait donc se lâcher et laisser libre cours à tous ses petits travers. Entre autres d’être très légèrement grossier, quand les événements le dépassaient. Pas de quoi en être fier. Il s’en moquait. Il n’avait pas de témoin, de toute manière. Il n’y avait plus que lui et la nature. Un affrontement en face à face qui lui paraissait équitable. Peu à peu, cependant, il s’apercevait qu'il était loin du compte. Il ne faisait pas le poids et il le sentait très bien. Éviter les trous, les pièges de cette forêt vierge inextricable. Où chaque branche, chaque arbre, chaque feuille 12


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cachaient un danger potentiel. Et mortel. Depuis des jours, il dormait dans un sac de couchage, appuyé contre des arbres. Aucune envie de sombrer dans le sommeil, par terre, alors qu’il pouvait se réveiller en mauvaise compagnie. Serpents, araignées ou autre. Ce n’étaient pas les invités indésirables qui manquaient au générique... Il se sentait si peu de chose, soudain. Eldorado. Un mot magique. Une promesse, qu’il se répétait comme un leitmotiv. Il suivait donc le cap de sa fameuse carte, tant bien que mal (et plutôt mal que bien), essayant de se motiver pour aller encore plus loin sur ce chemin qui refusait de s’ouvrir. Il commençait à avoir envie de renoncer, à regretter le confort et la sécurité de sa ville... Cette végétation, cette humidité, ce n’était pas son monde. Il n’en faisait pas partie, et la nature se chargeait de le lui rappeler à chaque minute qui passait. Les chemins de la gloire prenaient parfois de ces méandres incompréhensibles... Des chemins qui n’étaient même pas pavés de bonnes intentions : ils étaient en terre battue, avec de gros cailloux au milieu. Pas de chance pour sa pomme. Et encore, il n’attaquait que la deuxième journée de son périple… 

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Au matin du huitième jour de son périple solitaire, Joe Summers se réveilla avec une fièvre que l’on aurait pu qualifier de « fièvre de cheval », si le quadrupède avait été capable d’encaisser une telle température corporelle. Ce qui restait à prouver. Le genre de crève qui ne vous permettait plus de voir le paysage de manière fixe. Tout se mettait à danser la valse. Un comble, en Amérique du Sud. Il y avait un effet tango quelque part, remarquez, et ça ne gâchait rien. Joe se sentait cloué sur place. Déjà qu’il s’était fait dévorer par des moustiques et que ses rangers laissaient dépasser ses orteils, sous l’action conjuguée de l’humidité et des cailloux du chemin. Cloué sur place, incapable de continuer à avancer uniquement à coups de machette. Des cloques plein les mains, et ses illusions qui s’envolaient plus haut que la cime des arbres. Renoncer. Il se devait de renoncer et de regagner le dernier village qu’il avait laissé derrière lui. Pendant qu’il le pouvait encore. Chercher du secours. Il avait besoin qu’on le soigne. Ensuite, il verrait bien. Il savait qu’il avait présumé de ses forces, et qu’il risquait de le payer chèrement. Malade. À en crever. Il y avait sa température, qui était montée en flèche, mais il n’y avait pas que cela. Le climat vous permettait de vous choper une crève des familles en deux coups de cuillère à pot, mais il savait que ce n’était pas la cause de ses déboires. Il se sentait vide. 14


Eldorado

Étrangement vide. Eldorado. Il sentait que son rêve s’éloignait de lui à une vitesse supersonique. Ce n’était pas qu’il lui glissait entre les doigts, non. La Cité d’Or n’était qu’une idée, qu’il avait suivie jusque-là. Un mirage. Une douce utopie, qui avait occupé ses pensées depuis des mois. Une bouée, à laquelle il s’était raccroché pour ne pas sombrer dans le néant absolu. Dans ce monde trop cartésien, on tuait les mythes. Lui, il voulait encore y croire. Si Eldorado existait réellement, ne l’aurait-on pas retrouvée depuis longtemps ? Une question à laquelle il préférait ne pas répondre, pour ne pas être déçu lui-même. Des mensonges, il en avait raconté, dans sa vie. Un chouette paquet. Il en avait entendu pas mal, également. Des promesses que l’on ne tenait pas, des histoires à dormir debout, de pieux mensonges aux vertus diplomatiques, pour rester politiquement correct. Là, il devait bien avouer qu’il avait fait très fort. Il était parvenu à se mentir à lui-même. Et à croire à ses propres boniments. Il avait creusé un trou, et c’était lui qui était tombé dedans. Nouvelle version de l’arroseur arrosé. — Quelle buse, marmonna-t-il pour lui-même. Lui ou les autres chercheurs de la Cité d’Or, quelle différence ? Au lieu de raconter des balivernes aux autres, ils se les racontaient tous à eux-mêmes, en 15


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circuit fermé... Finissant par croire à leurs contes pour grandes personnes, qui avaient si bien su rester coincées à la frontière de l’enfance. Limite naïfs. Ils n’étaient pas les seuls. Ailleurs, dans la ville que Joe Summers avait quittée, les gens couraient après leur propre Eldorado, eux aussi. Promotion professionnelle, nouvelle voiture, nouvelle maison, nouvelle famille, nouveaux amis, nouveaux défis. Ce n’étaient pas les leurres qui manquaient. L’espoir fou qu’un événement ou un objet remplisse le vide qu’ils ressentaient, ou leur permette d’avoir la considération de leurs semblables. Tout cela était tellement puéril, ne menait nulle part. Sauf que cela vous permettait de ne jamais vous retrouver confronté à vous-même. Le genre de face à face que l’on évitait scrupuleusement, en général. Devant un miroir, c’est fou ce que l’on avait une sale tête, bien loin de l’image que l’on se faisait de soi-même et qui, en général, était élogieuse. Une sale tête, sans que ce soit forcément le matin au réveil. Courageusement, rassemblant ses dernières forces, Joe Summers se mit en route, suivant les traces qu’il avait laissées dans cette forêt sans limites. Des traces qui étaient déjà partiellement effacées et qu’il avait un mal de chien à retrouver. Un retour en arrière, un retour à la case départ, pendant qu’il le pouvait encore. Savoir accepter ses propres limites, dans cette quête de l’absolu. Même si cette nouvelle direction était déjà comme l’aveu de son échec. 16


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Eldorado, un beau rêve qui tournait au cauchemar. Un rêve auquel il tournait le dos. Mètre après mètre, il avançait, tentant de se repérer dans ce monde végétal où il n’avait rien à faire. Rien ici n'était à sa dimension. Il le sentait. Tout juste s’il était toléré, par cette nature en folie. Revenir à la civilisation, rejoindre le premier dispensaire qu’il trouverait sur son chemin et recevoir des soins. Dans les nombreux scénarii qu’il s’était bâtis concernant son expédition dans cette région, jamais la version où il restait sur le carreau n’était sortie du chapeau. Joe Summers continuait à avancer, le cerveau de plus en plus embrumé par ses fièvres. Retour sur pilote automatique, avec plusieurs gamelles dignes du livre des records. Sortir d’ici, à n’importe quel prix. Il avait l’air frais, lui le desperado de l’Eldorado. Il avait voulu tout jouer sur un seul numéro, sur le tapis vert de la vie. Il venait de se ramasser. Il marcha encore plusieurs heures avant que, d’un coup d’un seul, son rêve concernant la Cité d’Or se dissipe totalement. Il se sentait vide. Comme le matin au réveil, quand il n’avait pas encore repris plein pied dans la réalité et que les songes de la nuit se dissipaient. Un moment étrange entre deux eaux, où tout était possible. Ses chimères s’évaporaient, telle la rosée le matin quand le soleil se lève. Par opposition à ce qu’il avait imaginé, il n’en ressentait aucune tristesse. La vérité qu’il recherchait depuis des mois, il venait de la trouver. Elle n’était pas celle qu’il pensait 17


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découvrir. Elle le concernait directement. Il s’apercevait également que, malgré ce qu’il pensait ou qu’il avait cru, l’or pouvait avoir un prix beaucoup trop élevé. Alors, il lâcha la situation, ses rêves desquels il se gavait, mais qui n’étaient que de belles histoires à dormir debout. Arrêter de se bercer de douces illusions, de se construire des châteaux en Espagne chaque jour, eux qui n’étaient construits que sur du sable. Il se sentait léger… Il se sentait libéré… 

Il y avait plusieurs mois que Joe Summers était de retour dans son pays et dans sa ville. Il était parvenu à un village, d’où il avait pu regagner la civilisation. Il savait qu’il avait eu de la chance. Énormément de chance. Sa trajectoire aurait pu se terminer de manière beaucoup plus abrupte, dans cette jungle où personne ne se serait aperçu de sa disparition. Joe ne parlait jamais de son périple dans la forêt vierge. Non pas qu’il ait eu honte d’avoir échoué dans sa quête, mais parce qu’il y a des événements qui sont tellement intimes, que l'on ne parvient que très difficilement à les partager avec les autres. Celui qu’il avait vécu faisait partie de cette catégorie. 18


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Il n’avait pas trouvé la Cité d’Or, il n’avait pas fait fortune. Il avait joué aux aventuriers de pacotille, mais il était rentré plus riche qu’il ne l’avait jamais été. Joe avait retrouvé sa vie d’avant, mais elle avait un goût très différent, aujourd’hui. Même ces tours gigantesques qu’il ne pouvait plus supporter avant ne lui pesaient plus maintenant. La lumière ne lui paraissait pas être la même, non plus. Bien plus belle qu’il ne l’avait jamais vue. Depuis son retour, beaucoup de choses avaient changé dans sa vie. Le mensonge, il ne le supportait plus. Il ne faisait plus partie de sa vie. Une exclusion qui lui permettait de voyager beaucoup plus léger. Le sourire était revenu sur son visage, depuis quelque temps. Une véritable métamorphose, lui qui n’était pas connu pour être un joyeux drille. « Car c’est la vérité qui rend libre »… Joe Summers avait lu cela quelque part, un jour. Peut-être était-ce dans la Bible. Après ce qu’il avait vécu en Amérique du Sud, il en était convaincu, lui aussi. La liberté… Et si c'était ça le véritable Eldorado, que Joe avait finalement découvert, malgré tout ?

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Tableau de Jean Devaux


Il ĂŠtait une fois Caballerina par Fabienne Mosiek Des entrechats, des sauts de chat, des entrechats, des sauts de chat Saute, saute, c'est le rat qui fait des pieds des entrechats Des entrechats, des sauts de chat, des entrechats, des sauts de chat Saute, saute, c'est le chat trois petits tours qui entrera.

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Il ĂŠtait une fois Caballerina

Tableau de Fabienne Mosiek

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Il était une fois Caballerina

Dans ce pays bleu pâle où la guerre n'existe pas règne Elizthoria qui ne vit que pour les âmes pures. Elizthoria est une licorne, une licorne au bois de rose comme les rêves sucrés des petites filles. Gardienne du temple de l'Eternalité, elle veille sur le secret de la cité. À la robe d'une blancheur inaltérable, fière et imposante, elle se dresse à chaque mouvement inhabituel de vie émanant de la forêt enchanteresse. Elle porte son emblème là entre deux oreilles vigilantes et droites, cette particularité lui confère une force impressionnante et redoutable. À la moindre contrariété, elle gratte énergiquement le sol de son antérieur droit et baisse la tête, présentant la corne à quiconque s'aventurerait à la défier. Ses naseaux se dilatent et soufflent bruyamment de l'air qui vient balayer le sable blanc. Puis, comme rassurée, elle fléchit les membres, offre un corps musclé à la chaleur absorbée par la terre, se couche sur un flanc, puis sur le dos et réchauffe le flanc opposé. Dans son élan, elle se relève et envoie sa croupe dans les airs en claquant des sabots. Elle s'ébroue de tout son être, laissant s'évanouir le nuage de poussière qui la couvre. Apaisée, elle tend les oreilles vers le temple une dernière fois, puis détale en direction de la plage. Le rituel est quotidien. Les étendues abandonnées par les flots sont propices au galop entraînant sa longue 23


Il était une fois Caballerina

crinière au vent, ondulant entre mer et ciel, au rythme des vagues déferlant à l'horizon noyé dans d'indomptables nuages. Le spectacle de toute beauté, empreint de majesté et de noblesse vaut à Elizthoria de toucher d'inaccessibles étoiles. Elle foule les flaques salées, éclaboussant sa toute-puissance écumante pour gagner ensuite les prairies jusqu'à la tombée de la nuit. Un ange passe... La nuit douce et calme dépose un voile sur les âmes qui vivent… Catharina s'est endormie. Une main frêle posée sur un livre entrouvert, elle doit rêver. Le collant blanc lui sied à merveille comme le tutu rose qui souligne la finesse de sa taille. Elle s'entraîne et travaille son petit corps sublime pour intégrer l'opéra des petits rats. Elle tourne et tourne encore, les pointes défiant la pesanteur et les rubans couvrant de fragiles chevilles, elle fait des pieds de nez à la fatigue. Elle danse, danse, saute, s'envole, légère, chuttttt... Le jour se lève avec la sonnerie du réveil. Même à huit ans, on n'y échappe pas… 24


Il était une fois Caballerina

Catharina se frotte délicatement les yeux de ses jeunes poings déjà déterminés. Elle se redresse, saisit sa robe de chambre, soulève une jambe puis l'autre de manière à se trouver assise sur le bord du lit, et se glisse dans le fauteuil à la force des bras pour embrasser sa mère dans la cuisine où le petit déjeuner l'attend. Catharina fréquente un établissement scolaire adapté non seulement parce que son corps ne lui obéit que partiellement, mais aussi parce que les enseignants ont décelé chez elle des facultés hors du commun. Cette tête bouclée est extraordinairement bien faite. Elle raisonne, calcule, écrit comme aucune enfant n'est généralement en mesure de le faire à cet âge de surcroît avec une étonnante facilité... Elle est capable d'anticiper les pensées : ce don, qui la rend exceptionnelle, réduit la parole à un simple moyen de rester en relation avec le monde différent qui l'entoure et qu'elle apprécie. Elle appartient, parallèlement, à un univers qu’elle a structuré pour y puiser bien-être et sérénité : une bulle qui lui sert de bouclier et qui alimente sa prodigieuse pugnacité. Catharina est une enfant, une enfant qui resplendit, et comme tous les enfants elle détient le pouvoir de l'imagination et du rêve. Elle est dotée d'une force mentale dont l'intensité éloigne l'ombre 25


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du découragement. Bien décidée à devenir une danseuse étoile, elle s'est établi un programme d'exercices physiques. Elle s'adonne aux assouplissements et aux étirements tous les soirs dans la plus stricte intimité, et sollicite inlassablement le moindre muscle en mesure de lui offrir une réponse. Elle ne détache jamais le regard et ses pensées d'une boîte à musique surmontée d'une petite ballerine qui pivote gracieusement sur elle-même. Après avoir rassasié cette partie secrète de son être ambitieux, elle se couche un livre à la main en attendant que ses paupières cèdent du terrain aux songes. Ce soir, elle jette son dévolu sur « le mystère du haras ». « L'étalon noir sentait le danger, le feu gagnait du terrain, ne laissant que misère et désolation derrière lui, la fumée avait envahi toute la vallée et s'approchait des écuries... » « Catharina, Catharina. Réveille-toi, Catharina… » Catharina sursaute, une petite voix qu'elle ne 26


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connaît pas l’implore de vite se réveiller, celle d'une poupée de porcelaine qui s'agite. La boîte à musique est au sol, la ballerine ne s'y trouve plus, elle a dû se décrocher. « Tu ne rêves pas ! » insiste Ballerina. « Viens vite, il faut trouver Elizthoria, nous devons sauver nos amis du haras ! » Ballerina saisit la main de Catharina avant même qu'elle ait le temps de réagir, et l’entraîne dans un vortex bleu luminescent sur lequel rebondissent les éclats argentés de la lune. Catharina retient sa respiration, ferme les yeux très fort en espérant que cela suffise à mettre un terme à ce tourbillon qui la secoue. Elle connaît et identifie ces sensations pour les avoir vécues à Disneyland l'été dernier, en prenant conscience cette fois qu'il ne s'agit plus d'une attraction, mais d'un phénomène surnaturel. « Terminus, tout le monde descend ! » s'exclame Ballerina. « Tu peux ouvrir les yeux ! » Un œil, le second, Catharina examine intriguée le paysage qu’elle découvre. 27


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« Où suis-je ? Il y a quelqu'un ? » Sa voix la surprend, elle s’étonne de recourir à la parole pour apprivoiser ce milieu étranger. Elle est assise sur le sable et observe ses jambes tendues comme si elle en percevait l'existence à cet instant précis, comme si elle assistait à sa propre naissance. « Bouge-toi, lève-toi, nous n'avons pas de temps à perdre ! » s'écrie Ballerina. Catharina hébétée ne comprend toujours pas ce qui lui arrive, mais s'exécute. Elle serre les jambes contre la poitrine puis glisse les pieds en dessous d'elle pour s'accroupir et se relève doucement en cherchant un équilibre à l'aide de ses bras, maladroits dans le vide où ils ne trouvent aucun appui. Voilà qui est fait, elle se tient droite et fière sur des membres neufs enfin sortis de leur emballage… Les couleurs du bleu… De grands yeux curieux, dessous cette chevelure bouclée s’écarquillent, l’endroit est magnifique. La 28


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mer, le ciel, les roches sont d’un bleu dont les couleurs se nuancent en fonction des marées. Le sable brille autant que la poussière des étoiles. Ici rien ne commence vraiment et rien ne s’arrête jamais, le temps se fige. On entend le chant de gigantesques coquillages échoués sur la côte renfermant des secrets dont le vent particulièrement friand se fait le confident. Des poissons volants aux écailles dorées surgissent hors de l’eau. Leurs ailes, d’une finesse et d’une transparence accentuées par la rapidité des battements, émettent un sifflement sourd qui arrive jusqu’aux oreilles d’une Catharina émerveillée. Les perroquets, qui s’abritent dans la végétation luxuriante de la forêt ensorceleuse ne sont pas indifférents à la présence étrangère. Ils manifestent leur inquiétude à la colombe Miranda qui s’empresse d'informer Elizthoria de la menace qui pèse sur le temple sacré. Alors que Miranda survole sans répit les abords du temple, la licorne dresse les oreilles et porte la corne en avant. Elle contracte sa puissante encolure et tend la tête le plus loin possible. Les naseaux vers le ciel et au vent, elle retrousse la lèvre supérieure pour localiser l’origine d’une odeur nouvelle. Elle se lève sur ses postérieurs, fend les airs de ses antérieurs et, se fiant à son odorat pour choisir sa 29


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direction, s’enfonce précipitamment au galop dans l’épaisseur des arbres… « Catharina » murmure Ballerina. « Concentretoi ! Anticipe les pensées, Catharina, anticipe les pensées… » Catharina ne dit mot, elle écoute en silence… puis chuchote : « La gardienne du temple de l’Eternalité est en chemin, elle protège le secret qu'elle défend de toute sa corne ! » « Viens, Ballerina, nous allons avancer vers elle, il ne faut pas avoir peur ! » Elizthoria s’approche, s’arrête quelques secondes, baisse la tête, repart de plus belle, baisse à nouveau la tête… Catharina ne se laisse pas impressionner tandis que la licorne surgit, imposante, à quelques mètres, les muscles saillants, la queue en panache… Catharina stoïque avance une main vers cette bête qui la fascine, l’éblouit et l’attire… et qui finit par s’incliner, désarmée par le courage de l’enfant.

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Catharina anticipe les pensées d'Elizthoria qui comprend que le danger est ailleurs, il faut sauver les pensionnaires du haras et le temps presse… Elizthoria prend conscience de sa mission et de son rôle, elle s’agenouille habilement. Catharina se pose délicatement sur son dos large et confortable en saisissant une grosse poignée de crins et installe Ballerina devant elle. La jument se met debout, prend le pas pour pénétrer dans les flots et se met à hennir, elle hennit à tel point que les vagues se soulèvent et forment des marches traversant les nuages. Elizthoria se met ensuite à souffler, l’air se refroidit brusquement jusqu’à geler les eaux déchaînées, favorisant ainsi l’ascension de l’équipée. Miranda continue de son côté à veiller sur l’Eternalité porteuse de tous les pouvoirs et dont Elizthoria est la digne émissaire. L’aventure est incroyablement sensationnelle. Malgré le froid qui l’envahit, Catharina se sent pousser des ailes, elle serre les flancs de la bête, épouse ce corps chimérique qui s’élève avec grâce et volupté. Les allures d’Elizthoria sont un vrai bonheur : Catharina enivrée est séduite par la magie 31


Il était une fois Caballerina

des genoux qui s’envolent au trot, des amplitudes, des appuyés, des pirouettes. Un fantastique ballet est donné à ciel ouvert. Une Caballerina voit le jour… « Danse, danse, petite Caballerina, danse avec moi ! » fredonne Elizthoria. La fumée inonde la grange, Furio projette ses postérieurs sur les parois du box, l’étalon est pris au piège. Trois juments ont réussi à s’échapper et à se mettre à l’abri des flammes sur les hauteurs de la colline. Elizthoria souffle cette fois de l’air chaud, qui vient transformer la glace en eau, étouffant l’incendie. Caballerina libère Furio reconnaissant qui rejoint la belle Elizthoria pour la remercier. Quelque peu intrigué par cet attribut qui lui orne le front, il la flaire, hennit puis s’éloigne vers la plaine où l’attendent les juments. La mission semble s’achever, le jour se lève, les esprits se reprennent… Elizthoria se doit de protéger le secret, celui de l’Eternalité et s’évapore pendant que Miranda, inquiète et impatiente de revoir son amie, vole au-dessus du temple nerveusement... 

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Il était une fois Caballerina

Les neuf bougies et tante Élise... Ballerina s’est égarée sous le lit, non loin du livre entamé la veille. Dans son sommeil, Catharina a dû bousculer la boîte à musique… Catharina n’a pas cours aujourd’hui, et c’est aussi le jour de son anniversaire, elle a neuf ans. Il a neigé cette nuit, un manteau blanc habille les toits et les jardinets. Catharina se lève, une jambe, puis l’autre, elle se glisse dans le fauteuil qu’elle roule jusqu'à la cuisine où ses parents l’embrassent, plutôt deux fois qu’une en cette occasion si particulière. Catharina ne dit rien, elle semble absente, comme ailleurs… Une surprise l’attend derrière la porte de la pièce qui s’ouvre sur le garage… « Joyeux anniversaire Catharina chérie ! » Tante Élise pousse la porte accompagnée d’un magnifique poney à la robe blanche et aux yeux clairs. « Voici Centhoria, elle est pour toi ! » Catharina émue et encore imprégnée de cette dernière nuit agitée n’en revient pas, elle sort de magiques pensées pour trouver une étonnante réalité ! Centhoria lui attrape les mains, la regarde 33


Il était une fois Caballerina

d’un air malin qui veut dire : « Tu viens danser petite Caballerina, tu viens danser avec moi ? Je suis née d’une belle histoire d’amour entre une licorne et un étalon au pays de l’Eternalité, et je serai pour toi les jambes d’un petit rat… tu connais le secret, Caballerina, ne l’oublie pas… »

Tableau de Fabienne Mosiek

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Le passeur par Vincent Cuomo

Nous étions une quinzaine à nous rendre en train à cette colonie de vacances. Âgé de huit ans à peine, j’étais un des plus jeunes de la bande. La nervosité suintait par tous les pores de nos accompagnateurs. Maintenant, il fallait sortir de la gare sans éveiller le plus petit soupçon. Nous avions subi un entraînement intensif pour assimiler le mieux possible notre nouvelle identité. La plupart d’entre nous avaient un accent étranger, susceptible de nous trahir à tout moment. S’habituer aux rites d’une autre religion ou se faire passer pour un « aryen » avait un côté humiliant. Nous avions dû nous séparer de nos familles. Nous ne les reverrions probablement plus. Ce fut mon cas. Mes cousins étaient restés auprès de leurs parents. Un seul en a réchappé… J’en ai beaucoup voulu à ma mère de m’avoir abandonné. Papa était décédé peu avant la guerre et 35


Le passeur

nous nous étions retrouvés seuls tous les deux. Un lien particulier s’était créé entre nous. La quitter avait été un profond déchirement dont je ne suis pas encore totalement remis. Je ne voulais pas cohabiter avec tous ces enfants inconnus et ces adultes dont on ignorait le nom. Personne à qui parler, personne à qui confier un lourd secret. Un déracinement total qui en avait plongé certains dans un immense désarroi. Pourtant Maman avait effectué le geste le plus noble qui soit. Elle m’avait donné la vie. Une seconde fois. Elle avait cédé de l’argent à pas mal de monde. J’avais su a posteriori que c’était pour l’obtention de faux papiers. Elle m’avait aussi remis un beau pactole dont je devais faire usage en cas d’extrême nécessité. Je ne m’en suis jamais servi. Un beau jour, on nous a demandé de rassembler précipitamment nos maigres affaires. L’heure du départ était venue. Puis nous avons débarqué dans cette gare en fin d’après-midi, à proximité de la frontière suisse. La sortie s’est faite sans encombre. La chance nous souriait. On nous a emmenés dans une sorte de centre où nous nous sommes reposés un moment. D’autres personnes nous ont alors pris en charge. Elles se faisaient toutes appeler par un prénom, souvent d’emprunt. Il ne fallait pas chercher à en savoir plus. À vrai dire, crevés comme nous l’étions, 36


Le passeur

nous demandions juste à pouvoir nous allonger sur un matelas quelques heures. On nous a expliqué rapidement la suite des événements. Des hommes passeraient nous chercher la nuit suivante, après le couvre-feu. Ils nous feraient passer de l’autre côté de la frontière. La mission était périlleuse, les patrouilles veillaient au grain. Le moindre pépin pouvait tout faire échouer. Une information erronée quant aux heures de patrouille ou un enfant qui pleurait, et c’en était fini de nos rêves de liberté. Par contre, une fois en Suisse, nous serions à l’abri. Le lendemain soir, le signal de départ a été donné. Nous sommes partis à pied, le plus discrètement possible. Un homme du centre nous accompagnait. Nous avons croisé deux inconnus qui se sont vu remettre des pièces d’or. J’ai appris par la suite qu’ils pouvaient toucher jusqu’à 300 francs par enfant sauvé. Nous n’avions jamais vu ces types et ne les reverrions jamais. Nous devions toutefois leur accorder une confiance absolue. Étant encore gamins pour la plupart, nous voyions en eux des sauveurs, sans penser que la nature humaine pouvait receler de bien sombres côtés. En effet, rien ne nous garantissait qu’ils ne nous livreraient pas aux autorités une fois qu’ils auraient touché leur prime.

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Le passeur

L’homme du centre a effectué un bout de chemin avec nous, puis est retourné vers la ville. La peur avait pris possession de nos corps. Les plus âgés nous tenaient par la main. Nous étions tous serrés les uns contre les autres. L’union fait la force, paraît-il. Cette fameuse nuit, cette maxime prit tout son sens. La température était agréable, le ciel menaçant mais il ne pleuvait pas. Quelqu’un voulait peut-être nous faciliter la tâche… Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce genre de détail reste gravé toute la vie dans votre mémoire… Nous en avions pour une bonne heure de marche. Les deux passeurs devaient nous mener près d’un poste frontière. Là, nous devrions franchir la double rangée de grillage avant d’être accueillis par les autorités helvétiques. J’étais fatigué, l’adrénaline me tenait éveillé. Nous devions rester sans cesse aux aguets. C’était très angoissant. On n’y voyait rien. Chaque bruit suspect m’effrayait. J’essayais de ne plus penser qu’à la liberté qui me tendrait les bras dans quelques minutes. Le moindre contretemps était susceptible de tout compromettre. Marcher dans un noir absolu n’est pas évident, même quand nos yeux s’y sont quelque peu habitués. Je ne me souviens plus des circonstances exactes, mais mon pied droit s’est pris dans une racine. J’ai trébuché et me suis effondré de tout mon long, tenaillé par une vive douleur. Par miracle, je suis parvenu à retenir un cri. Notre convoi s’est 38


Le passeur

immobilisé net et un silence pesant s’est installé. Pas de bruit suspect aux environs… Aucune patrouille n’avait entendu ma chute. Nous pouvions reprendre la route. Il ne fallait pas traîner dans les parages. Ma mobilité plus que réduite constituait toutefois un réel problème. Ma cheville était en piteux état, probablement foulée, j’allais ralentir les autres, ce qui augmenterait la dangerosité de l’expédition. Les deux hommes ont communiqué par gestes. J’ai compris qu’un des deux se proposait de me porter dans ses bras. Cette solution s’avérait périlleuse car le passeur ne parviendrait plus à surveiller correctement le reste de la bande. Par ailleurs, il serait moins attentif aux dangers potentiels. Tout cela risquait de ralentir la petite troupe. Ils ont finalement décidé qu’un des hommes resterait avec moi, pendant que l’autre partirait avec les enfants valides vers la frontière. Mon sauveur et moi-même essaierions d’y parvenir par nos propres moyens. Nous avons laissé cinq minutes d’avance aux autres puis sommes partis à notre tour. L’homme a esquissé un sourire et m’a dit de ne pas m’inquiéter. Après un quart d’heure, il a stoppé pour se reposer. Nous n’étions plus très loin de l’Eldorado, tous deux couchés à plat ventre pour être aussi invisibles que possible. Pressé d’être en pays libre, je me suis appuyé sur ma jambe gauche pour tenter de me relever. Une main posée vigoureusement sur mon dos m’en a empêché. Ce geste a été salutaire. Une 39


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patrouille relativement silencieuse passait en effet à proximité. Un seul mouvement inadéquat pouvait nous condamner. Mon cœur battait la chamade comme s’il cherchait à s’extirper de mon corps. Jamais encore je n’avais ressenti une telle sensation. J’ai presque cru que ce bruit infernal était audible par l’ennemi. Une fois le calme revenu, mon protecteur m’a laissé un instant et s’est aventuré plusieurs dizaines de mètres plus loin, de sorte qu’il a quitté mon champ de vision. Il est revenu rapidement et nous sommes repartis vers notre destinée, le danger semblait écarté. Sa présence réconfortante m’aidait à supporter la douleur et à retenir mes larmes. J’ai pressé une main contre ma veste pour m’assurer que mes papiers s’y trouvaient bien. Ils étaient à leur place. Ma nouvelle vie approchait à grands pas. J’aurais des difficultés à m’y adapter mais je n’avais guère le choix. Exalté à l’idée d’être sain et sauf et bientôt libre, je ne songeais pas aux inconvénients qui me tomberaient dessus dès que je serais passé sous les grillages. Plus rien ne serait comme avant. La liaison fusionnelle que j’entretenais avec Maman appartenait au passé, mais je ne parvenais pas à imaginer les contours de mon futur immédiat. Je n’avais pas réfléchi que j’allais aboutir dans un orphelinat ou finir dans une famille d’accueil avec d’autres enfants qui ne m’accepteraient peut-être pas. À huit ans, l’innocence nous évite de penser à ces choses-là. La vie nous rend heureux et 40


Le passeur

fait apparaître sur nos visages un sourire sincère. Pas encore pervertis par le monde des adultes, nous savons inconsciemment qu’il s’agit du bien le plus précieux. Nous sommes finalement arrivés à destination. Je distinguais des lumières à quelques centaines de mètres : le poste frontière, comme me l’a indiqué mon sauveur. Il a regardé prudemment autour de nous. Un ange est passé. Les autres étaient certainement déjà en lieu sûr. Je ne connaissais pas le prénom de chacun mais me réjouissais de les retrouver. C’était la seule famille sur laquelle je pourrais compter, désormais. L’homme m’a désigné le passage libérateur. Juste avant de m’y engouffrer, je lui ai timidement demandé comment il s’appelait. « David », a-t-il répondu en me faisant un clin d’œil. Je me suis péniblement glissé de l’autre côté, il a tourné le dos et s’est enfui dans la pénombre. Par la suite, la politique de la Suisse envers l’acceptation des enfants juifs s’est durcie durant plusieurs mois. Les Allemands, quant à eux, ont occupé la Savoie en lieu et place des Italiens, ce qui a rendu plus périlleuses encore les opérations de 41


Le passeur

sauvetage. J’étais passé de l’autre côté avant cette époque difficile. 

J’ai eu beaucoup de difficultés pour te retrouver, tu sais. Je n’étais même pas certain de ton prénom. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. En soixante ans, je n’avais quasiment plus remis les pieds en France. Heureusement, j’ai tissé depuis un réseau de relations intéressant. Cela ouvre pas mal de portes. Il m’aura tout de même fallu cinq longues années pour découvrir ton identité. Ainsi, tu t’appelais réellement David. Dieu merci, ton visage était ancré à jamais dans ma conscience. La vie n’a pas semblé avoir d’emprise sur toi… Les dernières photos prises par ta famille m’ont rappelé un douloureux passé. Hormis quelques rides, tu étais la copie conforme de ce que mon cerveau avait enregistré. Moi qui pensais trouver un vieillard sénile et digérer facilement nos retrouvailles… Je m’étais lourdement trompé. Cette ressemblance si parfaite… En te revoyant, un flot ininterrompu d’images s’était emparé de mon esprit en l’espace d’une poignée de secondes : Maman, les liasses de billets malsains, le poste frontière… Je suis venu avec Catherine, ma fille aînée. Elle est née le 16 juillet 1972. Exactement trente ans après 42


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cette funeste date qui a conditionné la vie de tant de personnes. L’existence est parfois parsemée de ces ironies indécentes… Optimiste comme je suis, j’y ai décelé un signe d’espoir. Cela va peut-être te surprendre mais je lui ai demandé de prier pour toi depuis sa prime enfance. Jeune, j’éprouvais de la gratitude quand je pensais à toi. Mais, en grandissant, j’ai compris la triste réalité. Je me demande si je n’aurais pas préféré ne jamais rien savoir. Je te haïssais jusqu’à il y a peu. Encore maintenant, mes sentiments à ton égard sont confus. Mon cœur et mon cerveau entrent en compétition perpétuelle dès que j’ai la moindre pensée pour toi. Car tu as profité du malheur des gens. C’est écœurant. Tu me rétorqueras que tu n’étais pas le seul. Cela t’excuse-t-il pour autant ? Je n’en sais rien. Il est si facile de juger son prochain… Tu as peut-être envoyé des gens à la mort, volontairement ou non. Tu étais peut-être un gars bien. Je ne sais pas. Je ne veux plus le savoir. Je ne suis plus tout jeune et je désirais absolument te dire une chose avant de quitter ce bas monde. Évidemment, tu ne m’as pas attendu… Je t’avoue que j’ai mis du temps à vous accorder un semblant de pardon, à toi et tes semblables, à oublier les ruissellements de larmes le long de mes joues durant toutes ces années. Je me suis armé de beaucoup de courage pour venir jusqu’ici. 43


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Franchir les grilles de ce cimetière s’est avéré un supplice, mais je suis là, devant ta pierre tombale. Elle est joliment fleurie. Tu devais être aimé par les tiens. Je n’ai pas oublié ce que tu as fait pour moi cette nuit-là. Tu as risqué ta vie. Je te dois la mienne. Catherine te doit la sienne. Pour être honnête, je me suis souvent demandé si tu étais rentré sain et sauf chez toi après m’avoir laissé devant le poste frontière. Alors, je n’ai qu’une seule chose à te dire : Merci !

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Rouge safran par Jean Gualbert

Un vent de liberté sur Rangoon enchaînée S’est levé ce matin, tourbillon vivifiant, Qui entraîne en sa course un cortège défiant Les bourreaux galonnés à la hargne effrénée.

Aujourd’hui, il y a dans l’air comme une attente, un frémissement mêlé d’inquiétude. C’est la première fois que j’éprouve une telle sensation, depuis mon arrivée au monastère, il y a cinq ans. Oh, ce n’est rien de bien concret : les corvées, les enseignements, les exercices de méditation restent pareils à eux-mêmes. Mais dans les regards, dans les gestes, jusque dans les silences, on perçoit que quelque chose va changer, que quelque chose doit changer ! Dehors, c’est plus net encore. On voit bien, quand on part collecter la nourriture, que les gens s’agitent, se parlent en cachette. Ils ont faim, ils n’aiment pas cela. Ils ont peur aussi, plus que de 45


Rouge safran

coutume. Les soldats sont nombreux dans les rues, et leur nervosité ne fait que croître. Hier, ils ont battu une femme qui se plaignait du prix du riz, puis ils l’ont emmenée. On ne risque pas de la revoir de sitôt… Je n’aime pas cette ville, c’est si différent de ma campagne. Je me souviens de mon enfance, quand tout me semblait si simple. On mangeait mieux qu’ici, et plus souvent. Le riz poussait bien, on parvenait à en garder suffisamment pour nous. Et Père rapportait de temps en temps un poisson du fleuve, dont nous nous régalions. Après les tâches quotidiennes, nous partions en bande, dans les rizières et les marais. Nous trouvions des œufs dans les nids, nous jouions à la guerre, nous étions libres. Notre chef, c’était Ghi, mon cousin, le plus âgé d’entre nous. C’était lui le plus intrépide, le plus passionné. Nos jeux ont pris fin quand ils ne lui ont plus suffi, et qu’il s’est engagé dans l’armée, pour de bon. J’aurais bien aimé apprendre, mais il n’y avait pas d’école, là où je vivais. Un vieil homme d’un village voisin nous expliquait, à l’occasion, les lettres, les chiffres, et la vie d’ailleurs. Lui, il était instruit, mais il ne voulait pas que cela se sache, et donc il nous enseignait en cachette, nous recommandait de nous taire.

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Rouge safran

Un matin, les soldats sont arrivés au village. Nous avons dû nous aligner, tous, du plus jeune au plus âgé. Ils ont emmené les hommes, du moins ceux qui leur paraissaient bien portants. — Pour la patrie, ont-ils dit. Mais que pouvait bien faire la patrie de pauvres paysans ? Plus tard, nous avons su qu’ils devaient construire un pont. Une grande compagnie étrangère voulait prospecter la région, y trouver du pétrole, du gaz, ou je ne sais quoi d’autre. Et pour cela, elle avait besoin de routes, rapides, plus confortables que nos pistes de terre. Alors, elle a payé le gouvernement, qui s’est empressé de réquisitionner ceux qui auraient à faire le travail. L’argent, lui, n’est jamais arrivé jusqu’ici ! Les conditions étaient dures sur le chantier. Pas d’eau courante, pas d’hygiène, pas de médicaments… Peu de nourriture, mais des coups pour ceux qui ne se montraient pas assez durs à la tâche. Beaucoup sont morts, d’épuisement. Père n’a résisté que quelques semaines. C’était un homme doux, je l’ai souvent vu rêver, le soir, au bord du fleuve. Il n’était pas le plus fort, sans doute, mais il nous aimait, et il parvenait à nous faire rire quand il nous voyait trop malheureux. Après son décès, le gouvernement nous a donné quelques kyats, en compensation, de la part de la société pétrolière. Juste de quoi acheter du riz pour 47


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deux mois, probablement pas même le prix d’un de ces gros cigares que fument les ingénieurs européens et les officiers corrompus… Mère s’est occupée de la rizière, de la maison, de mes frères et sœurs. Moi, je voyais bien qu’elle était exténuée. Mais j’étais encore trop petit pour l’aider beaucoup. Et puis, la catastrophe est survenue. D’abord, il y a eu le vent, de plus en plus fort, emportant tout sur son passage. C’était effrayant, mais nous connaissions déjà cela. Ensuite, un grondement, sourd, menaçant. La vague est arrivée très vite, nous n’avons pas eu le temps de nous sauver. J’étais à l’entrée de la maison, Mère revenait du fleuve avec ma plus petite sœur. Quand elle a senti l’eau l’emporter, elle m’a tendu le bébé. J’ai pu attraper son poignet, mais elle avait peur, elle se débattait. Alors j’ai senti sa petite main glisser, puis elle a sombré dans le torrent de boue où Mère avait déjà disparu. Plus tard, la maison s’est effondrée, et moi aussi j’ai été entraîné. Heureusement, l’eau était déjà moins forte. Quand on m’a retrouvé, quelques heures plus tard, j’étais encore vivant. Le seul de mon village… Le vieil homme qui nous enseignait est venu à mon aide, une fois encore. Il connaissait des bonzes, leur monastère avait beaucoup souffert des purges qui avaient suivi les protestations, quelques mois auparavant. Il lui fallait de nouvelles recrues, et j’ai pu y entrer sans trop de difficultés. Je n’y suis pas 48


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malheureux : on me traite bien et je peux apprendre, enfin. Le moine chargé de notre éducation est réputé pour sa sagesse, pour ses connaissances. J’espère pouvoir m’inspirer de son exemple. La vie est parfois un peu monotone, mais les autres novices ont le même âge que moi, et je sympathise avec bon nombre d’entre eux. Cependant, je n’oublie pas que pour cela j’ai dû quitter mon pays, venir ici, dans cette grande ville où règnent la peur et la faim. Toi, petit moine tendre, au flot de tes semblables, Fleuve de robes d’or, tu t’es joint sans trembler Insensible à ceux qui, par leur haine troublés, De trop d’humanité vous ont jugés coupables.

Quelle différence entre la sérénité du monastère et la fébrilité qui, doucement, s’empare des rues ! Certains, parmi les plus âgés d’entre nous, ne semblent pas prêter attention aux rumeurs qui montent de la ville. Rien ne pourrait les distraire de leurs prières, et certainement pas l’agitation du petit peuple, provoquée par les restrictions de ces dernières semaines. — Restez détachés de tout cela, nous répètent-ils à longueur de temps. 49


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Mais comment se détacher, quand nos frères et nos sœurs souffrent un peu plus chaque jour ? Pouvons-nous refuser de voir les violences, les injustices, fermer les oreilles aux pleurs, aux gémissements, aux cris parfois ? Que faire devant le regard d’un enfant dont les parents ont été arrêtés, battus sous ses yeux ? Détourner la tête ? Ou affirmer, clamer, nous aussi, que nous avons besoin de liberté et de respect, autant que de riz ? Hier, je m’en suis ouvert à mon maître spirituel, en qui je place une confiance infinie. Il m’a regardé, tristement, et puis, curieusement, il a souri. — Les réponses à tes questions sont en toi, m’at-il dit. Mais pour les entendre, il faut que tu ouvres ton esprit, plus encore que d’habitude. Il faut que tu oublies les mots que je t’ai enseignés, pour n’en retenir que le sens. J’ai confiance en toi : tu trouveras la voie de la paix, de l’amour, de la justice. Et n’oublie pas qu’une des grandes vertus d’un moine, c’est aussi d’être brave. Quand je l’ai salué, un bonheur léger, indéfinissable, avait remplacé la lassitude de son visage. Et j’ai compris que je ne pouvais plus me contenter de la quiétude, de la sécurité du monastère. Aussi, me voilà, avec les plus courageux de mes compagnons, au sein de cette foule qui ose montrer son impatience et sa colère. C’est parti de quelquesuns, des jeunes gens, des étudiants peut-être, ou 50


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simplement des laissés pour compte qui n’ont plus rien à perdre. Ils ont interpellé les passants, les ont exhortés à ne plus accepter l’inacceptable, à ne plus courber l’échine, à répondre à la haine et aux coups par la détermination, par le courage. Et, chose inouïe, les passants les ont écoutés, avant de les acclamer et de les suivre. Nous voyant dans la foule, une femme nous a suppliés de nous joindre à eux : — Les soldats vous respectent, ils n’oseront pas s’en prendre à vous, à votre robe sacrée. Venez à notre secours ! C’était oublier ce qu’ils ont fait aux nôtres, quelques mois avant ce terrible typhon de mon enfance. Mais j’ai revu le sourire de mon maître, j’ai entendu à nouveau ses paroles, et je suis entré dans le cortège des protestataires. Il y a eu comme un flottement parmi mes camarades. Quelques-uns m’ont enjoint de m’en aller, de ne pas me mêler de cela, et, comme je n’obtempérais pas, ils se sont enfuis. Mais la plupart, après un moment d’hésitation, m’ont emboîté le pas. Et maintenant, le flot qui se dirige vers le centre de la cité ne fait qu’enfler, grossi par les hommes, les femmes, les enfants qui n’ont que la misère comme avenir, et par des dizaines, bientôt des centaines, de robes d’or qui se mêlent à ce tourbillon humain. 51


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Face à tant d’arrogance et de servile rage, Méprisant de tes jours le compte circonspect Tu réponds à l’appel de la Dame de Paix Dont le calme sourire affermit ton courage.

Dans cette marée humaine, les rumeurs les plus folles vont bon train. Certains auraient aperçu des camions militaires bourrés de soldats, d’autres des colonnes de chars. Pour le moment, seuls quelques policiers nous observent, prennent des notes. Nous avons aussi repéré des individus qui filmaient la manifestation. Le régime prépare sa riposte, cela ne fait aucun doute. Et à en juger par les événements des années passées, elle ne sera pas clémente ! Déjà, les plus indécis, les plus craintifs, quittent le cortège. Ceux qui restent resserrent les rangs. Des photos, sorties de nulle part, passent de main en main. Elles montrent la Dame de Paix, celle en qui nous croyons, Aung San Suu Kyi. Son visage est d’une incroyable douceur, alors qu’elle est emprisonnée dans sa propre maison depuis si longtemps. Mais son message est ferme : pas de violence, pas de faiblesse non plus. Nous sommes humains, nous avons le droit – et le devoir – de nous exprimer. C’est à nous d’ouvrir un avenir meilleur à nos proches, à nos enfants. Nous ne pouvons pas compter sur les autres, sur cet Occident, si prompt à 52


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donner des leçons, à déterminer le bien et le mal… à empocher les revenus de nos richesses aussi. C’est si facile de venir en touriste, si facile de s’extasier devant nos pagodes, en oubliant ceux qui ont été expulsés pour faire de la place, si facile de prodiguer quelques bonnes paroles, puis de s’en aller vers d’autres cieux. Non, notre liberté, si nous l’obtenons, nous ne la devrons qu’à nous-mêmes. Las ! Au total mépris de tes saints attributs, Assurés du pardon de notre indifférence, Les cyniques vautours à l’abjecte inconscience Réclament de tes chairs les funestes tributs.

Ils avaient donc raison, ceux qui s’inquiétaient ! Les militaires sont là, qui nous attendent. Une barrière verte, infranchissable, immobile et menaçante à la fois. Un bloc de haine, de mépris, d’inhumanité. Leurs armes brillent au soleil, comme autant de rayons de mort prêts à nous pulvériser. Pourquoi y at-il toujours de l’argent pour les fusils, jamais pour les médicaments ? Une fois de plus, ils auront convaincu les entrepreneurs étrangers de les financer ! Le pouvoir, en échange du pétrole… 53


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Mais ne se rendent-ils pas compte, en Europe, qu’avec l’essence, c’est le sang de nos enfants qu’ils mettent dans leurs moteurs ? Combien de vies pour un peu plus de confort ? On m’avait pourtant affirmé que cette nation orgueilleuse qui nous envoie ses ingénieurs, qui exploite nos richesses, se voulait le pays des droits de l’Homme ! À la tête des soldats, il y a un officier, au regard glacial, aux gestes déterminés. C’est de lui que tout dépendra. Derrière, les miliciens suivront, comme d’habitude. Parmi eux, je reconnais Ghi. Il n’a pas changé, toujours cet air bravache, ce sourire plein d’assurance. Pense-t-il encore que nous jouons, que demain, nous nous retrouverons pour d’autres aventures ? Ghi regarde vers moi, il m’a reconnu. Bien sûr, il ne me fera aucun signe, mais quelque chose dans son attitude a changé. Ses yeux se sont baissés. Aurait-il honte, soudain ? Le silence s’est fait pesant. Le même silence que celui qui entoure la disparition prochaine d’un être cher. Et nul doute n’est permis : la mort est là, attendant sa proie qui ne peut plus lui échapper. Que les paroles de mes vénérés maîtres me semblent lointaines ! Comment me dire que la vie n’est que passagère, qu’une autre existence, plus douce, plus radieuse m’attend ? Je revois Père, son 54


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visage bienveillant, je sens sur ma peau les caresses apaisantes de Mère. J’ai envie de pleurer. L’officier s’approche, il me fixe, de sa prunelle où se mêlent l’arrogance et la cruauté. Il a retiré son revolver de son étui. D’un geste brusque, d’un ordre aboyé, il me fait m’agenouiller. Je n’ose plus regarder. Je sens un objet froid se poser sur mon front. Je… Sang pur et drap sacré sur le sol épandus, Linceul rouge safran d’ultime délivrance… Te voilà maintenant, icône d’espérance, Chantant en mon esprit tes paradis perdus.

Au milieu de la route désertée, une mare de sang pourpre s’est répandue, que boit avidement la terre assoiffée. La vie a fui ce corps à présent immobile, enveloppé dans l’or safran de la robe dont les plis sont bercés par une brise légère. Le petit moine est mort, le petit prince d’espoir s’est envolé… Un pâle soleil couchant illumine de ses derniers reflets l’absurde spectacle de cette existence sacrifiée. Tout à côté de cette tache orangée, gît une autre tache, verte, sombre réplique au cri de liberté lancé par le jeune bonze. « Comment ? » semble hurler le cadavre de l’officier, dont les traits déformés expriment encore 55


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la surprise et la colère, « vous refusez l’obéissance ! Votre châtiment sera terrible, je vous ferai moi-même regretter le jour de votre naissance. » Mais ce discours ne s’adresse plus qu’aux mouches qui s’acharnent sur sa dépouille. Surmontant sa peur, Ghi a refusé de tirer dans la foule, puis, devançant le geste de son chef, l’a abattu, avant que celui-ci ne revienne de sa stupeur. Poussé par une force irrésistible, le jeune homme s’est emparé du flambeau abandonné par son cousin. Et maintenant, au loin, parmi les fleurs dorées des moines qui ont entamé un chant d’allégresse et celles, plus bariolées, des étudiants et des simples badauds criant leur lassitude, mais aussi leur volonté retrouvée, le cortège s’est garni d’une multitude de bouquets verts, ceux des soldats qui suivent leur camarade. Brandissant leur fusil, ils encadrent les civils, pour les protéger cette fois, et non plus pour les réduire au silence. Leur pas cadencé rythme à présent l’allure des protestataires que rien, ni personne, ne pourra plus arrêter. Au centre de la cité, dans les bâtiments officiels dont les murs se sont mis à trembler, les hauts dignitaires du régime, ces généraux inflexibles et cruels, et leurs cupides conseillers, la mine défaite, savent à présent qu’une révolution s’est mise en marche, et que, bientôt, il leur faudra en payer le prix. *** 56


La 1256e heure par Cécile Fargue

Te souviens-tu ma Douce de notre première nuit ? Non, même pas de notre première nuit, de notre premier bruit... Celui strident et anecdotique de la fenêtre msn de l'écran qui s'allume, s'agite. Ce premier bruit de toi à moi qui, de sa banalité, de sa pauvre petite médiocrité virtuelle, nous faisait accourir de l'autre bout de l'appartement et nous posait devant l'écran froid. Écran où l'on se dessinait à coup de mots, de maux. J'y repense soudain cet après-midi. En fait, j'y repense souvent. Pas toujours l'après-midi d'ailleurs. Ça prend comme ça, par hasard, n'importe où, quand on joue à être n'importe qui avec n'importe quoi... Le bruit revient. C'était un retour de vacances pour moi. Un mois de juillet bleu derrière les persiennes, mes valises à peine défaites. Je m'étais assise au bureau, avais allumé l'écran, chasse rouverte, je reprenais docilement mon costume de femme infidèle. 57


La 1256e heure

Un peu étriqué, un peu élimé, qui laissait déjà passer beaucoup trop de lumière et faisait plisser des yeux. Oh ! Je n'étais pas malheureuse, sereine presque. On trouve son équilibre dans les plus improbables grands écarts. Il y avait Lui bien sûr. Lui, car je n'étais pas encore tout à fait moi. Je ne voyais en mes amours féminines que des gourmandises, ignorant encore qu'elles étaient et seraient désormais mon unique repas. Lui qui avait déjà parfaitement défait sa valise, replié ses affaires dans l'armoire. Lui et ses sept années de vie, et ce passé plus solide qu'un roc. Ce passé même pas toujours rose, mais ce n'est pas ce que je lui demandais. Moi, dont l'inconstance a toujours été une donnée intangible, une habitude plus que louche... une habitude vitale. Comme on ne sait pas s'attarder, s'émouvoir, s'extasier devant cette paire de poumons fichés dans la poitrine, et qui nous accompagnent sans un soupir, je ne m'étonnais même plus de cette présence à mes côtés. Elle était. Elle était car elle devait être. Point. Certaines évidences sont cruelles. Égoïstes. L'enfant qui martyrise le sein de sa mère n'en reste pas moins innocent, sincère. Un pied dans ma gamelle donc, et l'autre tâtonnant au loin, sur les sables mouvants, inconsistants, un peu de sperme, beaucoup de mots 58


La 1256e heure

papillons, aussitôt dits aussitôt désincarnés. Des mots, des répliques, des amants... Un amant... les amants. Je les détestais. Je les accumulais... Était-ce par goût du dégoût ?... Se décevoir... On atteint à l'excellence, non ? Le réveil... Non, même pas de réveil, le dégoût arrivait bien avant la fatigue, avant le sommeil... Disons plutôt l'éclair de lucidité, entre les bras d'un quasi inconnu... Ne plus s'y reconnaître. Cherchez l'erreur, la faille, le glissement de destin qui nous a fait basculer à l'horizontale. La vie serait-elle encore plus lourde à la verticale ? Certaines caresses, si violentes, si déchirantes, ne peuvent être le fruit du hasard. Ce sont les mauvaises mains, mais les bonnes étreintes. Qu'ai-je cherché dans ces bras ? Sans doute à être aimée. À être aimable. Même par le premier venu... Qu'ai-je trouvé ?... Le premier venu. L'amertume est passée depuis… Ne restent que les mains en suspens. Des ébauches de geste. Sculpteur sans terre. Je ne regrette pas ces aprèsmidis de vent... Certes, toutes ces aventures ne m'ont pas nourrie, mais beaucoup m'ont appris à apprivoiser mon image, mon corps... à l'aimer peut-être. Leur désir n'était que ce miroir où apprendre à me regarder. Me dégoûter aussi parfois. Mais peut-être est-ce le prix à payer pour s'accorder un peu de bienveillance. Je ne regrette pas. Jamais. 59


La 1256e heure

J'oublierai vite beaucoup de ces prénoms. Certains papillons mettent des jours et des jours à se créer à l'ombre de leur chrysalide, et une seule journée les voit vivre et mourir au soir... Leur vie estelle pour autant inutile ? Plus futile que d'autres... Et puis, ces après-midis m'ont appris à désapprendre tant de leçons, à attendre tellement plus... À t'attendre... À te reconnaître. Mais quand l'heure n'est plus aux amants, à quel cadran s'attardent les après-midis ? 

Il était 15 h 30 environ à tes premiers mots. Un mardi, je me souviens. Un mardi chaud. Nous nous étions déjà croisées sur je ne sais plus quel site où les coups de cœur se monnaient au forfait : sept jours, un mois, un trimestre... Une réserve à émotions plus ou moins frelatées à portée des doigts. Nous y avions échangé alors quelques banalités d'usage. Il y eut surtout nos profils parcourus, des « j'aime, j'aime pas » lapidaires, quelques lambeaux de personnalité jetés en pâture au centre de l'arène et que nous avions flairés de loin. Tu ne serais pas de tout repos, ce fut ma première pensée. Et j'aimais déjà cette exigence. C'est à un de nos silences je crois que nous nous 60


La 1256e heure

sommes écoutées. Une de nos nuits d'insomnie, rivées l'une et l'autre à nos écrans. Il y a eu un silence écrit. Une émotion qui a échappé à la mathématique informatique. Que s'était-il passé ? Je ne saurais le dire avec exactitude. Nous, pourtant si bien rodées au jeu du chat et la souris, si entraînées à donner la réplique, à s'émouvoir et attendrir, nous nous sommes retrouvées démunies. Plus de sous-titres, plus de planches de salut. Le jeu fini, il fallait passer au « je », faire craquer le vernis. Silence. Être à nue, nous ne savions plus. Nous avions tant de masques, tous un peu vrais, nos vérités puzzléifiées. L'une face à l'autre nous les avons tous passés, un à une, chacun s'emboîtant parfaitement dans l'autre. Le dialogue coulait, fluide, et nous, prises dans cette constante, avons, sans vraiment nous en rendre compte, épuisé nos réserves. Plus de masques, plus de vérités partielles. Plus que nous. Entières. Il y avait ces photos de toi aussi. Du chien t'avaisje dit je crois. « Tu as du chien, j'aime ». Avoir du chien... au-delà de l'esthétique, cette idée du Beau qui ne se rend pas, ne désarme pas. Du chien mon Amie ! Du chien ! Qui vous aboie à l'âme et au cœur. Et j'aimais cela tu sais. Avant toi. Le tranchant. L'implacable. Tout ce qui vous souffle et dos au mur vous tient. Je ne croyais qu'aux démonstrations, aux 61


La 1256e heure

certitudes. Un reste de mon adolescence mal digéré tu crois ? Sans doute. Je n'avais pas fini de grandir, je saisissais mal les nuances, je les pensais tiédeur, lâcheté. 

Je repense au quai. Gare de l'Est. Il est un peu plus de 17 heures 30. Ça grouille de monde. Et il y a toi. Quelque part au milieu de cette foule, tu es là, tu m'attends. Nous devons passer quelques jours ensemble. Ma valise est légère, quelques culottes, deux ou trois affaires, les clés de mon appartement, là-bas, chez Lui, chez nous... C'est elles qui pèsent le plus lourd. C'est elles qui me donnent l'assurance d'avancer sur ce quai, de te chercher... Je ne suis pas d'ici, je suis accrochée à ces clés, je ne peux donc pas me perdre, juste te trouver... Étais je déjà en train de jouer ? De me jouer... Je te vois de loin, tu remontes le quai à ma rencontre. Tu m'as vue aussi. Tu es belle. Tu es juste parfaitement belle à cet instant, sur ce quai, entre ces deux ribambelles d'hommes et de femmes pressés qui nous frôlent sans savoir. Ils ne savent pas les idiots ! Et nous, nous savons ! Cette ignorance latente nous rend sublimes, comme la clandestinité rend toujours héroïque. Et après ? Après cette après-midi-là ?... D'autres... 62


La 1256e heure

Celles où j'ai fait mes valises, celles où tu m'as recueillie... Celles où l'on s'est aimées, émues jusqu'aux larmes... Toutes celles évidentes, où l'on a cru... Jusqu'à ce matin où le cadran s'est figé sur notre dernière heure, la 1256éme, où ta première et dernière gifle m'a rendue à moi. Voyage achevé, reposée, je sais aujourd'hui qu'il ne fallait pas de 1257e heure... Mais que les 1256 vécues m'ont tout simplement accouchée. Tu trouves que cela ressemble à de la résignation ? Ne t'aurais-je donc pas aimée ? Tout cela aurait-il été une vaste comédie, jouée par et pour moi ? Qu'avais-je donc de si odieux à cacher ?... Moi peut être. On se cache si bien derrière l'Autre. Mais voilà qu'aujourd'hui, je n'en ai plus besoin. Je me suis digérée je crois. Je n'ai plus besoin que, face à moi, l'on me prémâche. J'ai enfin accepté cette part de solitude, ce huis clos de moi à moi. Suis-je bien ? Oui. Suis-je seule ? Oui. Deux réponses, deux affirmations que je pensais antonymes. Je suis bien et seule. Parfois le bonheur est une sentence terrible... ... Si le bonheur n'était accordable qu'à mon seul « je »?... Si la solitude devenait joyeuse et bienveillante ?... Si l'Autre n'était plus nécessaire ?... Si l'Autre 63


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n'était plus la cheville à laquelle je m'articule, s'il n'y avait plus que moi... est-ce possible ? C'est pour lui, contre lui, que petit à petit je me suis construite. Pour l'aimer, en être aimée, le narguer, le défier... Avec, jamais sans.... Et voilà que sans, soudain, ce soir, je me sens mienne. Je me sens bien. Et que je me fais peur.

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Les bleus du garagiste par Dominique Cano

Il est 8 heures. J’enfile mon bleu de travail : une combinaison de coton avec ses vieilles taches noires qu’aucun lavage n’arrivera plus à faire disparaître, surtout celles des fesses et des cuisses, là où j’essuie mes mains graisseuses quand je ne trouve pas un chiffon. Je mets mes godillots de cuir et j’insère dans la mini-chaîne le CD des Blues Brothers. Le disque va tourner en boucle toute la matinée, en sourdine, diffusé par six petites enceintes installées sur chaque pilier latéral de l’atelier de mécanique. Cet après-midi, je mettrai du Ray Charles ou du jazz, on verra ! Mes deux gars ont l’habitude de travailler avec cette musique. Leur oreille est devenue distraite, comme celle des riverains d’une voie ferrée. À force, le bruit qui dérange devient celui qui rassure, qui participe au cadre et qu’on finit par oublier. Moi, cette musique, c’est ma respiration, ma drogue, celle qui fait circuler mon sang et me donne l’énergie d’avancer. J’aime les voitures, depuis tout petit. Dans ma 65


Les bleus du garagiste

chambre d’enfant, j’avais le garage, les autos miniatures. Pour Noël et mes anniversaires, invariablement, mon cadeau était tout trouvé : une nouvelle voiture ou un jeu de mécano. Je construisais moimême l’engin qui me plaisait, je démontais et remontais les pièces pendant des heures. Adolescent, ce sont les cyclos que je démontais et remontais. Je me demande si je ne préférais pas les réparer plutôt que de partir en virée avec les copains. Mon premier argent de poche, je l’ai gagné en réparant les bécanes. Au collège, tout le monde me connaissait, et je me faisais pas mal de blé à régler les carbus et nettoyer les gicleurs encrassés. C’est comme ça que je me suis acheté mes premiers modèles réduits télécommandés. Au fur et à mesure, je donnais mes vieux engins à mes deux jeunes frères qui me collaient aux basques et je continuais à les épater avec mon nouveau modèle plus puissant. Plus tard, ce sont les vrais bolides que j’ai aimé conduire. Mais plonger dans leur moteur pour résoudre une panne restait ma vraie passion. À l’époque déjà, les filles, c’était pas vraiment mon truc. Elles étaient trop compliquées et, vingt ans plus tard, ça continue. Ça parle tout le temps, ça pleure pour un rien et ça veut des serments éternels au plus petit baiser. Elles m’ennuient. Et puis, je ne sais pas y faire. Autant j’ai de la patience pour changer un roulement à billes et faire les réglages des soupapes, autant je perds tous mes moyens avec les 66


Les bleus du garagiste

filles. Je vais ou trop lentement, ou trop vite. Bref, je dérape et je m’envoie systématiquement dans le décor. Mon amour-propre en prend un coup et je m’isole pour me décabosser. J’évite maintenant les démarrages au quart de tour et je renonce aux longs périples. De temps en temps, j’en emballe une pour le week-end, question de vérifier si la mécanique n’est pas rouillée, mais je la laisse vite au bord de ma route, sans adresse ni numéro de téléphone. Je préfère mon voyage en solitaire. Avec mes bagnoles, mes disques, mais aussi mes bouquins. Ce n’est pas parce qu’on a les mains dans le cambouis qu’on doit laisser son cerveau en friche. Les livres, ce sont les discussions que je n’ai pas au quotidien, les cours que je n’ai pas suivis. Ma culture, je la façonne chapitre après chapitre, juste avant de m’endormir, pour sombrer ensuite dans un sommeil rempli d’images nouvelles, de jolies phrases et de rencontres avec ceux qui écrivent. Où sont ces gens qui savent transmettre des choses si intéressantes, qui parlent des sentiments comme moi je pourrais décrire le circuit de compression d’un moteur ? Ils utilisent des mots si beaux qu’aucun enjoliveur ne fera plus bel effet sur les roues d’un bolide, que la musique qu’ils produisent à mon oreille. Les livres sont l’antidote de mes bleus à l’âme, ils estompent ma solitude et mes incertitudes. 

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Les bleus du garagiste

Ce mardi, peu après l’ouverture du garage, à 8 heures 15, une Jaguar s’avance dans l’enceinte du garage, le ronronnement du moteur à peine perceptible, rutilante, brillant des mille feux de ses chromes briqués à la perfection. Et bleue, d’un bleu profond, contrastant avec le cuir Connolly de couleur crème des sièges. Une MK2 de 1960, 3,8 litres, six cylindres en ligne et 260 chevaux de puissance développée, le tableau de bord et les encadrements de vitre en ronce de noyer vernie. Une pure merveille ! J’en avais touché une quand j’étais apprenti. Mon patron d’alors m’en avait fait l’historique et la description d’une manière quasi religieuse. Il m’avait gardé près de lui pendant toute la réparation et la mise au point délicate des réglages. J’avais tout enregistré, même si je ne pensais jamais en retrouver une sous mes outils. Ouvrant la porte du conducteur, une rousse assez grande, élégante et un brin sophistiquée, me demande d’une voix de mezzo : — Bonjour ! Connaissez-vous les Jaguar ? — J’en ai croisé une déjà, un modèle similaire. Je peux vous dire que je ne l’ai pas oubliée. — Difficile d’oublier ces engins. Vous vous sentez de la réviser et de la régler comme il se doit ? — Je m’y engage. Votre berline va ronronner comme un chaton. — OK ! Je vous la laisse. Quand pourrai-je la 68


Les bleus du garagiste

récupérer ? — Après-demain, dans l’après-midi. Laissez-moi votre carte grise et votre numéro de téléphone, je vous avertirai. Vous voulez que je vous raccompagne chez vous ? — Non, je vous remercie. Un peu de marche me fera du bien. Elle s’appelle Camille Serra. Elle repart à pied. Je la regarde s’éloigner, tigresse ou lionne à l’allure souple et sensuelle. Elle a l’assurance de celles qui savent qu’on ne peut pas les quitter des yeux. Ses cheveux rouges brillent au soleil, son jean colle insolemment à ses fesses bien pommées. Ça faisait longtemps qu’une fille ne m’avait pas titillé les sens comme elle. Elle revient le surlendemain, habillée de blanc avec une écharpe noire. Une jupe courte…, des jambes qui n’en finissent pas. — Alors, cette voiture ? Comment tourne-t-elle ? — Elle ronronne de plaisir. Un vrai félin ! Je lui explique tous les réglages que j’ai effectués. Elle m’écoute attentivement et son regard aiguemarine me transperce sans ciller. — Je vous remercie, c’est du bon boulot. Je tiens beaucoup à cette voiture. C’était celle de mon père. 69


Les bleus du garagiste

Un voile de tristesse passe rapidement dans ses yeux. Puis son sourire, comme une parade, se plaque sur les traits fins et réguliers de son visage. Elle règle sa facture, monte dans la Jaguar. Au moment où elle baisse la vitre, juste avant de reculer pour sortir du parking du garage, j’ose lui demander : — Ça vous dirait un resto, un de ces soirs ? — Vous êtes sérieux ? — On ne peut plus sérieux ! — Vous avez une drôle de façon de parler… — … pour un garagiste ? — Oh, excusez-moi ! Prise en flagrant délit de discrimination culturelle. Pourtant, s’il y a bien une chose qui me révulse, ce sont ces clichés tout prêts qu’on vous balance à la figure sans répit. — Vous n’allez pas me dire que vous souffrez du cliché de la rousse incendiaire ? — Ça, c’est ma manière d’esquiver les coups. — Que voulez-vous dire ? — Vous voulez en savoir davantage ? — C’est pour ça que je vous invite. — À vos risques et périls. — OK ! Vendredi à 20 heures, ça vous va ? — D’accord ! Passez me prendre chez moi. L’adresse est sur mon chèque. Vous avez mon 70


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numéro de téléphone si vous changez d’avis. — Il n’y a pas de risque. À vendredi. Deux jours à attendre ! Mon impatience envahit mes pensées en crescendo. Une vraie torture. Jamais une nana ne m’a fait un tel effet. C’est un coup de foudre, ou quoi ? Suis-je tombé amoureux de cette fille que je ne connais même pas ? Si vite, comme ça ? Je ne vois qu’elle, je ne pense qu’à elle. Je sens encore son parfum, je revois le bleu de son regard et ma main n’a qu’une envie, c’est de la toucher, de caresser sa peau. J’arrête ! Je ne peux plus me concentrer. Cette fille, c’est une vraie patinoire. Je vais me casser la figure à tous les coups. Ce n’est pas une femme pour moi ! Trop classe ! Je n’arrive pas à l’éloigner de mon esprit, pas moyen de débrayer. Enfin, c’est vendredi ! Je suis devant sa porte, quatrième étage droite d’un immeuble grand standing. Douché, shampouiné, manucuré, sapé comme un prince, je sonne. À l’interphone, entendre sa voix m’a littéralement ébranlé. Un gamin à son premier rendez-vous. Elle ouvre. Lumineuse ! Elle est pieds nus. Ça tombe bien, on est ainsi de la même taille. Un fourreau étroit, en soie moirée où se confondent le 71


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violet et le bleu, souligne sa silhouette longiligne, tout en grâce et en souplesse. Sa chevelure est remontée en un chignon vaporeux qui dégage son cou élégant et ses épaules de sportive. C’est à coup sûr une adepte du jogging et du stretching. Chacun de ses muscles est harmonieusement dessiné, sa peau est hâlée et son maquillage discret. — Bonsoir ! — Bonsoir, Mademoiselle Serra. — Appelez-moi Camille. Et vous, quel est votre prénom ? — Je m’appelle Claude. — Entrez Claude. J’ai une proposition indécente à vous faire. Je comprends en entrant dans le séjour : la table est mise, deux couverts avec des bougies allumées de part et d’autre. De la cuisine à l’américaine, des odeurs de gratin me parviennent. — J’ai pensé qu’un repas plus intime serait préférable à l’agitation d’un restaurant. On pourra plus tranquillement discuter et apprendre à se connaître. Ensuite, vous pourrez toujours m’emmener danser, si ça vous branche encore. — Excellente idée ! De plus en plus troublé, j’ose à peine parler. J’ai peur de bégayer et de me montrer maladroit. À son regard, je sais bien qu’elle comprend. Son sourire n’a 72


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rien d’ironique, mais elle reste sur sa réserve. Elle insère un CD dans la chaîne hi-fi et j’entends les premières notes du disque de Diana Krall « Quiet Nights ». Bien vu, rien ne lui échappe. Ou alors, nous avons les mêmes goûts musicaux. — Vous voulez boire un apéritif, un whisky, un gin ? — Je préfère du vin rouge. Je vois que vous avez déjà débouché un excellent bourgogne. — Je vais faire comme vous, les alcools forts m’étourdissent trop vite. Et nous parlons. Les premières émotions maîtrisées, les mots viennent tout seuls. Nous nous racontons nos vies, nos goûts et nos projets. Elle aime les livres, comme moi. D’ailleurs, elle travaille dans une maison d’édition. Sa bibliothèque, qui occupe tout un pan de mur du salon, est imposante et semble assez hétéroclite. Que j’aime écouter le son de sa voix, chaude, profonde ! Qu’il m’est facile de me livrer à elle ! Elle me rend plus intelligent, intéressant même. C’est nouveau et enivrant. La sonnerie du four interrompt nos échanges. Nous passons à table. Camille s’exprime avec aisance, mais je sens toujours une retenue. Elle joue de son charme avec subtilité, sans jamais être provocante. Il y a une sorte de raffinement dans sa manière d’être. Est-ce étudié ou naturel ? Elle me teste par moment, par un sourire 73


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plus appuyé, un regard plus soutenu et intense, une main qui frôle la mienne. La seconde d’après, elle est déjà en recul, me pose une question ou se met à rire d’un bon mot. Je n’ai qu’une envie, c’est de lui prendre la main. J’ai le cœur chaviré et le corps en ébullition. — Vous n’avez pas faim, Claude ? Peut-être que ça ne vous plaît pas ? Effectivement, j’ai à peine touché à mon assiette. Je bois ses paroles, je dévore l’ombre des cils de ses paupières sur sa joue satinée, je goûte à ses lèvres si gourmandes et si mobiles. Je reviens à la réalité de l’instant et je préfère y aller franco : — C’est très bon, Camille ! Félicitations ! Vous êtes une excellente cuisinière. Mais je vais être sans détour. Ce n’est pas de votre rôti dont j’ai le plus envie. C’est la première fois qu’une femme me grise autant que vous. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai l’impression de rouler à 250 kilomètres-heure ! Camille se fige et ses yeux semblent se noyer. Lentement, elle commence à me dire : — Je ne pensais pas que les choses iraient si vite entre nous. Vous ne me connaissez pas, Claude. Vous ne savez pas qui je suis. — Mais si ! ça fait deux heures que nous parlons. Et tout me plaît en vous. Tout ! — Vous ne savez pas tout. 74


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— Vous êtes mariée, c’est ça ? Vous êtes fichée au grand banditisme, vous avez commis un meurtre, vous avez cinq enfants qui passent le week-end avec leur père ? Qu’est-ce que je peux apprendre de votre vie qui me détournerait de vous ? — Claude, je suis une transsexuelle ! Mes neurones partent dans toutes les directions, je cherche à comprendre, à éviter l’embardée, la chute dans le ravin et l’explosion en vol ! Une image fugace traverse mon esprit : celle d’un petit garçon qui, il y a quinze ans, accompagnait son père au garage où je finissais mon apprentissage ; il était assis dans la Jaguar bleue et ses yeux si clairs avaient la même intensité que ceux de Camille à cet instant. J’arrive à garder le contrôle et je bloque sur ma trajectoire : Camille. Femme-homme, homme-femme, je ne sais plus… Je perds mes repères : ma tête veut comprendre et me parle de raison. Au fond de moi, je sens son désarroi, ou bien est-ce le mien ? J’ai envie de la rassurer. Je ne veux pas rompre ce lien qui déjà nous unit, ce plaisir à être ensemble, cette confiance qui se dessine. Qui suis-je pour la rejeter ? Jamais un être n’a été aussi proche de mon coeur, si sensible, si attentif, et jamais je n’ai été aussi résolu à m’abandonner. Alors pourquoi cette hésitation, cette peur ? Parce que c’est inattendu ? Parce que ça bouscule toutes mes idées reçues sur les relations amoureuses ? Laisse tomber la gamberge, mec ! Regarde-la ! Qu’est-ce que tu ressens vraiment ? 75


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Elle est là, devant moi, pareille à elle-même, telle que je l’ai découverte il y a quatre jours, la même qui m’a ouvert la porte tout à l’heure, celle qui, il y a cinq secondes, me faisait délirer. Elle m’observe et attend. Sur la nappe blanche, sa main tremble légèrement. Une onde de tendresse m’envahit. Les mots se sont dissous et des images de Venise colorent mon élan. Je lui prends la main doucement, comme un oiseau frileux et perdu. Elle est glacée. — Il n’y a pas que les garagistes qui ont des bleus à l’âme. Je vous propose de finir cet excellent repas. Après, je vous emmène danser. Tout me branche avec vous. Je nous vois bien prendre la route ensemble. On choisirait l’itinéraire au fur et à mesure… Et je dépose un baiser fiévreux au creux de son poignet.

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Le pull rouge par Anne-Laure Buffet

D'abord, elle a vu le ballon. Puis le chien. Puis le petit garçon. Puis, plus rien. Elle a juste entendu le bruit. Un craquement, un déchirement, une explosion. Et puis, plus rien. Douze points. Jamais une erreur, jamais une contravention. Elle aurait pu recevoir la médaille de la conductrice la plus attentive, la plus prudente, la plus respectueuse du code qui soit. L'œil sur la route, l'oreille aux aguets du moindre bruit suspect. Ni musique, ni radio, ni téléphone. Ne pas se laisser distraire. En aucun cas. Elle se méfiait des autres autant que d’elle-même. La vie est trop précieuse pour la laisser s’enfuir au détour d’un chemin. Jamais cela n'aurait dû arriver. 77


Le pull rouge

Le petit garçon avait un pull rouge. Il courait derrière son chien, son chien voulait attraper le ballon. Et le ballon roulait sur la route. Elle aurait évité le ballon, le chien avait déjà traversé. Mais le petit garçon était là. Il avait entendu la voiture, il avait arrêté de courir. Il regardait droit devant lui. Un coup de volant pour l'éviter. Un arbre. Quand les pompiers la sortirent de la voiture, elle avait aussi un pull rouge, comme le petit garçon. Pourtant ce matin, c'est en blanc qu'elle s'était habillée. 

Cinq semaines, trois jours, deux heures, et vingtsix minutes. C'est précisément le temps qu'il lui a fallu pour revenir. Un long voyage, dont elle ne rapportait ni photo, ni carte, ni souvenir. Elle était partie sans le vouloir. Ceux qui avaient assisté au départ avaient fini par penser qu'elle n'avait pas de billet retour. Un aller simple, vers ailleurs, embarquement immédiat. Les sorties de secours ne 78


Le pull rouge

sont pas indiquées sur les côtés ou à l'extrémité de l'appareil. Personne ne savait comment la joindre, où lui adresser des messages, ni même si elle pouvait les recevoir. Pourtant, chaque jour, ils cherchaient à se manifester. Ce n'était pas de la mauvaise volonté de sa part. D'ailleurs, ce n'était pas une mauvaise fille. Elle ne se cachait pas, n'avait pas pris la fuite, ne concoctait aucun plan pour disparaître. Un départ involontaire vers l'inconnu. Un départ précipité et inattendu. Elle n'aurait pas laissé ainsi sa famille, elle n'aurait pas abandonné ses enfants, elle n'aurait pas cessé d'être présente pour ses amis. D'autres peuvent du jour au lendemain tout quitter et faire autre chose, ailleurs. Pas elle. Ses proches attendaient qu'elle revienne, ne sachant pas si cela se produirait, ni comment, ni quand. La plus grande des questions était de savoir si c’était possible, envisageable. La suivante était de savoir comment ça se passerait. Aurait-elle fait une, voire des expériences ? Les voyages forment la jeunesse, mais un tel voyage change-t-il le caractère ? Pourrait-elle en parler ? Que voudrait-elle en dire ? 

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Le pull rouge

Le petit garçon au pull rouge attendait aussi. De temps en temps, il demandait si le voyage serait encore long. De temps en temps, il faisait des dessins, pour raconter ce qu'il vivait, lui ici, elle si loin. De temps en temps, il oubliait. On ne peut pas en vouloir à un enfant. Cinq semaines, c'est long. Le petit garçon passait parfois du temps près du téléphone. Il imaginait qu'on lui annonçait le retour de la voyageuse. Il fixait le téléphone de toutes ses forces, à s'en faire pleurer les yeux, et tout bas, il répétait : « sonne, sonne, sonne ». Mais un téléphone, c'est bête et méchant. Ça ne sonne pas quand on veut. Un jour, il avait même posé sa tête sur le combiné, et il s'était mis à parler. « Il faut revenir de voyage, il faut tout me raconter, je veux savoir si là-bas il fait beau, si le ciel est bleu, s'il y a des oiseaux, si mon chien pourrait y jouer. » Il s'était endormi ainsi, rêvant d'entendre la sonnerie. 

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Le pull rouge

Le voyage était fini. Le retour, qui n’avait pas été programmé, s’annonçait. Les premiers informés étaient là, à attendre, de plus en plus impatiemment. Chacun souhaitait des nouvelles, chacun exigeait d’être le premier à pouvoir la voir, la toucher, lui parler. Chacun se disputait sa relation à elle, l’absente. Qui de la mère, du mari, de l’amie, serait celui qui pourrait avant les autres la tenir dans ses bras ? Ils prenaient des paris. Serait-elle bavarde ou muette, heureuse ou désespérée, perdue ou reconnaissante de tant de présence ? Qui voudrait-elle voir, qui ignorerait-elle ? Saurait-elle même quoi dire, et à qui s’adresser ? Lui, le mari, était là, tremblant, tenant dans ses mains un paquet de photos. Elles étaient la trace de ces dernières semaines. Il ne voulait pas qu’elles soient un reproche silencieux. Ni l’expression d’un désir, d’un appel, la nécessité de lui faire comprendre combien sa présence était indispensable et son absence pesante. Sur ces instants figés, elle verrait ses enfants, ce qu’ils avaient fait en l’attendant, sans elle. Il voulait qu’elle sache combien elle avait manqué à ceux qu’elle aimait et qui l’aimaient tout autant. Il voulait qu’elle puisse avoir une idée de leur vie sans elle, de ce qu’ils avaient vécu ; qu’elle puisse se créer des souvenirs, un peu faussés, un peu truqués, mais fondés sur une réalité bien tangible. Elle, la mère, ne bougeait pas, respirait à peine, 81


Le pull rouge

guettait la porte par laquelle un inconnu viendrait annoncer le retour. Elle était là depuis des semaines, elle avait pris son parti d’y venir chaque jour, résignée et pleine d’espoir tout à la fois. Elle n’avait jamais admis ce départ précipité, n’en avait jamais compris le sens. Trop rapide, trop tôt, injustifié, injustifiable. Elle savait que sa fille reviendrait. Elle ne concevait pas de ne plus la revoir. Quand et comment demeuraient les questions auxquelles elle cherchait inlassablement des réponses et des signes. Après le chagrin, qui semblait les premiers jours inconsolable, elle s’était mise à attendre. Chaque jour, de deux heures à six heures, elle était là. Elle ne demandait plus de nouvelles, ni si l’espoir sur lequel elle se reposait était fondé. Elle regardait, fixait cette porte, avec une constance presque inquiétante, fascinante pour ceux qui la croisaient. L’amie avait été plus que fidèle les premiers jours. Pleurant un départ qu’elle n’avait pu prévoir, plus proche de celle qui était partie que n’importe qui d’autre, sachant pertinemment que rien n’avait été décidé par avance, elle avait été là, solide et confiante. Cependant, sa propre vie, sa propre famille, l’avaient peu à peu à nouveau absorbée. Tout en s’inquiétant chaque jour d’un éventuel retour tout aussi imprévu que l’avait été le départ, sans jamais oublier sa peine et son incompréhension, elle n’était plus venue aussi régulièrement. Apprenant ce jour-là que l’arrivée tant espérée était cette fois presque certaine, elle avait tout laissé, pour la journée, pour être là. 82


Le pull rouge

C’est après cinq semaines, trois jours, deux heures, et vingt-six minutes que la porte s’ouvrit enfin. 

Le téléphone s’est mis à sonner. Le petit garçon n’était pas à côté. Il jouait dans le jardin, avec son ballon et son chien. Il n’était pas là pour répondre, lui qui avait tellement attendu cet appel. Qu'est-ce que cela changeait ? Dans ses souvenirs, peu importerait qu'il n'ait pas répondu au téléphone. Il resterait seulement ce qu’il allait entendre, et qui ferait de ce jour un jour particulier dans sa vie. Le petit garçon jouait avec son chien. Il avait pu sortir ce jour-là, car depuis des semaines il pleuvait, et pour une fois le soleil s’était remis à briller. Lassé d’être enfermé à attendre l’appel, à regarder la pluie tomber, il s’était emparé de son ballon, avait appelé son chien, et était sorti dans le jardin. Il sautait, et courait, et souriait. Jouer, simplement, lui faisait oublier cet appel qu’il désirait plus que tout. Il avait mis un pull bleu, bleu de la couleur qu’avait le ciel ce jour-là. Il n’avait plus le droit de mettre son pull rouge. Il n’en avait plus envie. Plus jamais il ne porterait de rouge. Adulte, il bannirait cette couleur, oubliant pourquoi il la détestait, juste conscient qu’elle lui rappelait une période terrible de 83


Le pull rouge

son enfance, une période de tristesse, d’attente et de doute. Et d’affreuse culpabilité. Derrière la fenêtre, on lui fit signe. Un signe d’abord discret, quelqu’un qui tapait au carreau, doucement. De l’autre côté de la vitre, dans le jardin, le petit garçon n’entendait rien. Il ne faisait que voir son chien, son chien si heureux d’être à nouveau libre de courir et de sauter dans l’herbe. L’herbe avait poussé, le chien se roulait dans les touffes presque plus hautes que lui par endroits, et le petit garçon riait. Comme il ne répondait pas, on ouvrit la fenêtre, pour l’appeler. De plus en plus fort. Le petit garçon se retourna. Tout d’abord, il ne comprit pas, ou il n’y crut pas. Il est tellement difficile de croire que ce que l’on attend depuis si longtemps est enfin réel. Puis, le message devint de plus en plus clair, de plus en plus réel. Le téléphone avait sonné, et l’appel tellement souhaité, tellement prié, était arrivé. Alors, le petit garçon se mit à courir, de toutes ses forces, le plus vite possible, son petit chien derrière lui, et tout en courant il sentait des larmes couler sur ses joues. Il ne comprenait pas pourquoi ces larmes coulaient, il sentait simplement la trace qu’elles laissaient en glissant vers son petit menton. Il se moquait de savoir s’il pleurait ou non et même pourquoi il pleurait. Le petit garçon qui n’aimait plus le rouge était heureux. 

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Le pull rouge

Le retour fut difficile. On ne rentre pas facilement d’un si long voyage. Il faut se réadapter, se retrouver. Apprécier des bruits oubliés, des bruits pourtant autrefois si communs, si anodins. On sait que l’on connaît ces bruits, ils réveillent des souvenirs. On retrouve des visages et des voix. On voit des images défiler, comme dans un vieux film. On n’en comprend pas toujours le sens. C’est un puzzle à assembler, à adapter. Parfois même à apprivoiser. Revenir oblige à reconstruire le tableau inachevé qu’on a laissé derrière soi. Les retours sont festifs, appréciés, désirés, et quelquefois épuisants. Tout le monde est là, et veut tout savoir, tout comprendre, tout connaître, tout entendre. Les questions fusent de part et d'autre, deviennent un brouhaha. Tout est confus, les mots n’ont plus de sens, ne sont que des sons, inintelligibles et déchirants. Parce que les réponses, même celui qui a voyagé ne les a pas. Il faut cependant reprendre l’histoire maintes et maintes fois, pour que chacun ait son propre lot de détails et de commentaires. Certains retours cependant sont silencieux. C’est un silence qui ne peut qu’imposer le respect. Ceux qui ont attendu ne demandent rien, leur mutisme n’est que joie et égard. Pour elle, ce fut le cas. Quand la porte s’ouvrit, son mari, sa mère, son 85


Le pull rouge

amie se levèrent. Sans se concerter, ils le firent ensemble, d’un seul mouvement, comme s’ils avaient répété ce geste des milliers de fois auparavant. Les trois avaient les yeux rivés sur cette porte, sur la personne qui la passait. Sans qu’elle s’adresse à eux, ils comprirent qu’ils avaient eu raison de garder espoir. La personne, toute de blanc vêtue, qui se tenait debout devant eux, dans l’encadrement de la porte, souriait. 

Elle ne parlait pas. Non pas qu’elle ne le voulait pas. Elle ne le pouvait pas. Elle avait oublié pendant son voyage comment on s’adresse aux autres. Elle avait oublié qui étaient les autres. Elle savait juste que ces autres, ces autres-là, lui voulaient du bien, et elle les laissait faire. Ils étaient prévenus. Ils savaient que si le retour se produisait, il serait difficile. Ils n’étaient pas pressés de l’entendre, ils avaient déjà tellement cru ne jamais la revoir. Pouvoir lui tenir la main, observer son visage, admirer ses yeux, caresser sa peau était un miracle dont ils se contentaient. Elle tournait la tête, vers lui, vers elle, vers elle encore. Ne sachant quoi faire, elle souriait elle aussi. Le silence s’imposait, laissant s’exprimer le bonheur qui remplissait la pièce. Un bonheur si fort, si 86


Le pull rouge

intense, qu’il était comme un cri puissant de joie, recouvrant de sa force l’absence de mots. Ces inconnus qui étaient autour d’elle auraient sans doute aimé qu’elle raconte les images qui se bousculaient dans sa tête. Elle n’était pas prête à le faire. Elle ne savait pas si un jour elle pourrait le faire, si elle aurait le vocabulaire pour le faire. Elle ne savait pas si elle souhaiterait partager une telle expérience. Elle voulait d’abord savoir qui l’entourait. Qui ils étaient. Ces visages lui étaient familiers, et étrangers. Est-ce possible d’imaginer quelque chose d’aussi paradoxal ? Savoir que l’on sait tout en sachant que l’on ne sait pas ? Elle aurait aimé leur parler, mais de quoi ? Elle sentait leur bienveillance, leur amour, leur joie. Elle ne comprenait pas pourquoi ils étaient si heureux. Qui étaient ces gens, groupés autour d’elle, incapables de s’en détacher, incapables de quitter la pièce ? Que faisaient-ils, tous autour d’elle, que voulaient-ils ? Elle aurait aimé leur demander des explications, mais elle craignait de les troubler, de leur faire de la peine. Elle ne voulait pas les rejeter, elle ne voulait pas les rendre plus étrangers qu’ils n’étaient déjà à ses yeux. 

Le petit garçon avait pleuré pendant longtemps. Il 87


Le pull rouge

avait pleuré et ri en même temps. Il avait applaudi et improvisé une danse, au milieu du salon. Il avait pris son chien par les pattes de devant, il lui avait fait faire une ronde, il avait sauté sur le canapé, lancé les coussins, et ri sans s’arrêter. Personne ne voulait qu’il s’arrête, personne ne cherchait à le faire taire, personne ne voulait qu’il contienne ses larmes et ses rires. Il avait pris ses crayons, tous ses crayons de couleur, il était allé chercher de grandes feuilles blanches, les plus grandes qu’il avait pu trouver, et il s’était mis, sans cesser de rire, à faire de somptueux dessins, avec toutes les couleurs qu’il avait. Toutes, sauf le rouge. Des arbres, des oiseaux, des maisons, des animaux imaginaires, des lacs et des fées et des princes remplissaient ces feuilles. Il dessinait bien, et vite, et voulait en faire une multitude, un cadeau pour celle qui revenait, un cadeau qu’il lui donnerait dès qu’il le pourrait. Il avait compris que, malgré ce retour, il devait attendre encore un peu, que lui ne pourrait pas la voir tout de suite. On lui dit qu’elle ne parlait pas. Pas pour l’instant. On lui dit que peut-être elle avait oublié comment, pourquoi, et quand elle était partie. On lui dit que ce serait peut-être long avant qu’elle ne se souvienne et ne puisse à nouveau parler avec lui. On lui dit que ses baisers et ses câlins lui seraient 88


Le pull rouge

destinés, sans qu’elle sache réellement à qui elle les faisait, ou bien qui les lui donnait. On lui dit de ne plus être triste. Elle était revenue. Elle devait juste se réhabituer à une vie, ici. Alors, le petit garçon fit un autre dessin. 

Quatre jours s’étaient écoulés. Elle n’avait toujours pas parlé, parce qu’elle ne savait toujours pas quoi dire. Plus exactement, elle ne leur avait toujours pas parlé. Elle avait demandé de l’eau, avait voulu qu’on ouvre les rideaux. Elle souhaitait entendre les oiseaux qui chantaient dans le parc. Elle avait remercié, avait souri, avait tenu des mains, serré des doigts. On lui annonça une visite. Une nouvelle visite. Elle remercia, et dit qu’elle était contente. Elle ne savait pas si elle l’était, mais elle sentait qu’elle devait le dire, qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Elle ferait trop de peine à ceux qui étaient là pour lui annoncer l’arrivée de celui qui voulait tant la voir. Le petit garçon était dans le couloir. Il s’était bien habillé, bien coiffé. Il avait choisi tout seul ses vêtements, ceux qui sont prévus pour 89


Le pull rouge

les grandes occasions. Il tenait à la main tous ses dessins, et sur le dessus, le premier qu’on pouvait voir était le dernier dessiné. Il n’était pas impatient, il n’était pas inquiet, il n’était pas triste. On lui avait dit de s’asseoir sur une chaise, on viendrait le chercher. Il tenait ses dessins fermement, ne les regardait pas. Il n’avait pas dessiné pour lui. Ces dessins étaient pour l’absente. Il se leva à l’instant où la porte s’ouvrit. Personne n’eut besoin de lui faire un signe. Bien droit, d’un pas décidé, il avança. Elle tourna la tête vers lui. Il lui tendit ses dessins, sans dire un mot. Le premier qu’elle vit était le dernier dessiné. Dessus, il y avait une route. Sur la route, un ballon. Derrière le ballon, un chien. Derrière le chien, un petit garçon, avec un pull rouge. Au bord de la route, un arbre. Écrasée dans l’arbre, une voiture. Dans la voiture, une femme. Habillée en blanc. Sur le dessin, le petit garçon ne regarde pas le chien et le ballon. Il regarde l’arbre, il regarde la voiture. Il fait une drôle de grimace. C’est un petit 90


Le pull rouge

garçon qui a peur. « C’est très beau. Merci. » Elle se mit à pleurer. « Tu m’as manqué, mon amour. Ne t’inquiète pas, maman est revenue. »

***

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Aquarelle de Corinne Desmet


Sous les cendres par Macha Sener

pour Cécile — Gaëlle, reviens immédiatement ! Un claquement de porte répond, insolent. La jeune fille est déjà partie, laissant derrière elle une mère frémissante de colère et de frustration. « Tout ça pour une paire de baskets ! Eh bien si c'est ça l'esprit de Noël, bravo pour le message de générosité et de partage ! J'ai vraiment raté son éducation ! » Pour se calmer, Christine se dirige vers la cuisine. « Vite, trouver un truc à faire », pour occuper ses mains et vider son esprit. Mais la vue de la table en désordre, des restes d'un sandwich hâtivement préparé, du fromage coulant sur la toile cirée achève de l'énerver encore plus. « Même pas fichue de mettre une assiette au lave-vaisselle ni de passer une éponge ! Mais décidément, quand est-ce qu'elle va se décider à grandir, 93


Sous les cendres

cette gamine ? » Et Christine range, nettoie, essuie, puis se met à préparer le dîner. Pas très inquiète pour Gaëlle, qui reviendra affamée dans une heure ou deux. C'est aussi ça l'adolescence : des ventres toujours vides, toujours affamés, malgré les encas copieux et les sandwichs au goûter. « Et en plus, quand viendra l'heure du repas, je la verrai revenir, ma jolie Gaëlle, avec une mine bien renfrognée, mais un solide coup de fourchette ! » Pour l'instant, c'est Marc qui rentre, dépose son attaché-case dans l'entrée, et rejoint Christine en dénouant sa cravate. — Quelle journée ! Tu ne devineras jamais le dernier coup de Dupont-Aignan. — Qu'est-ce qu'il a fait cette fois ? — Ce type est un abruti, mais tu vas voir comment je l'ai mouché, je te jure qu'il s'en rappellera ! Et Christine écoute patiemment les histoires de Marc à son bureau, les exploits de Marc le beau, le grand, le fort, l'ingénieur qui n'a pas fait de longues études pour rien ! Marc qui aime qu'on le remarque, qu'on l'écoute et qu'on l'admire. Marc qui ne parle que de lui... — Ah au fait, il faudrait qu'on parle de Gaëlle aussi... 94


Sous les cendres

— Elle est dans sa chambre ? — Non, elle est sortie en claquant la porte tout à l'heure. Écoute, pour Noël elle veut absolument des baskets d'une marque dont j'ai déjà oublié le nom, et je lui ai dit... — Mais c'est de son âge, ça ! — Oui, mais ça coûte au moins... — Attends ! À quoi ça sert qu'on travaille tous les deux si ce n'est pas pour donner à Gaëlle une vie confortable ? — Oui, mais ce n'est pas seulement une histoire de confort, je pense qu'il faudrait qu'elle ait un peu plus la notion des réalit... — Mais ma chérie, la réalité maintenant c'est qu'il faut montrer qu'on est mieux que les autres. — Mieux peut-être... mais dans ce qu'on sait faire, pas dans... — Elle aura l'air d'une cruche auprès de ses amies si elle n'a pas les chaussures qu'il faut, les vêtements qu'il faut, et mieux encore ! — Et tu ne penses pas qu'on devrait lui montrer d'autres valeurs ? — Tout de suite les grands mots ! Tu ne crois pas que tu réagis un peu trop pour une paire de baskets ? — Ah bon, tu crois ? 95


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Christine a compris qu'elle n'aura pas gain de cause dans cette affaire aujourd'hui. Sans le soutien de son mari, elle n'a aucune chance d'imposer sa décision à l'adolescente en rébellion qui s'affronte à elle chaque jour. Alors, elle cède. Demain, peut-être que Marc réagira autrement. Il est parfaitement capable d'être beaucoup plus autoritaire que Christine, selon les moments, les sujets, et surtout ses humeurs. Et qu'il soit permissif ou autoritaire, c'est toujours lui qui a le dernier mot. Gaëlle le suivrait jusqu'au bout du monde les yeux fermés. La parole de son père est parole d'évangile et rien de ce qu'il décide ne pourrait être contesté. Christine sait par expérience que, puisqu'aujourd'hui il est solidaire de sa fille contre elle, il faudra attendre un revirement de son humeur avant de lui faire entendre d'autres arguments. Heureusement qu'il reste encore une bonne semaine pour faire les courses de Noël et acheter les cadeaux pour la jeune fille. La conversation change de terrain, Marc et Christine parlent de leurs voisins. Les nouveaux qui viennent d'arriver, et qui sont détaillés de la tête aux pieds. Leurs voitures, leurs allures, les métiers qu'on leur suppose, l'état probable de leur relation de couple. Puis les parents de Gaëlle passent à d'autres voisins : le couple de retraités qui accueille au moins trois chiens et un nombre encore plus exagéré de chats. On en connaît au moins cinq, sans compter les 96


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chats errants du voisinage qu'ils nourrissent sûrement, c'est terrible, on sera vite envahis... Plus ils parlent des autres, plus ils se détendent. Plus ils critiquent leurs voisins, et plus ils se sentent solidaires l'un de l'autre. Heureux de ne pas être ces autres, leurs cibles. Envolées les tensions. Tant pis pour les principes éducatifs qu'ils ne partagent pas. Seule reste la satisfaction de ne pas être de ces autres, de ces gens-là. Quand Gaëlle rentre, le repas est prêt et ses parents l'attendent, satisfaits et souriants. Et même si Gaëlle continue de faire la tête à sa mère pendant tout le dîner, ne desserrant les dents que pour avaler son dîner, elle a presque l'impression de passer une bonne soirée. Son père raconte à table, plusieurs fois, les frasques de ce Dupont-Aignan et les bonnes phrases qu'il lui a répondues, détaille ses moments de gloire de la journée, quand il a fait taire celui-ci, quand il a montré qui était le plus fort à celui-là. Christine écoute, distraitement, simplement attentive à l'absence de vague, à ce qui ressemble à une harmonie, à la paix d'un foyer. Gaëlle monte dans sa chambre sans un regard à sa mère, sans un geste d'aide. Christine débarrasse, range et nettoie. Et Marc regarde le journal télévisé en criant des commentaires acerbes sur les informations du jour par-dessus son épaule, à l'attention de sa femme qui 97


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s'affaire dans la cuisine. 

Dans le salon apprêté pour la fête, la guirlande lumineuse clignote de mille feux sur un grand sapin odorant. Elle fait briller par intermittence les boules multicolores, les étoiles dorées, les figurines de papier mâché. Au pied du sapin, une crèche de carton abrite les traditionnels santons : les rois mages, Joseph, Marie, le petit Jésus sur sa paille en bois sculpté, l'âne, le bœuf, et des bougies. Devant la cheminée, trois grandes chaussettes en feutrine rouge avec des prénoms dorés thermocollés avec application par Christine sont accrochées. Elles sont encore désespérément vides... pour quelques jours seulement. Marc et Christine sont allés travailler, Gaëlle est en vacances. Maussade et désœuvrée, elle reste enfermée dans sa chambre, à écouter en boucle ses disques favoris. Elle s'ennuie... Sortir chercher les copines ? Pfffff... elles sont toutes parties. Certaines aux sports d'hiver, les chanceuses, d'autres en province, en famille. Les plus veinardes font des voyages à l'étranger, et elle, elle reste toute seule entre quatre murs à maudire sa mère. Lire des magazines ? Pfffff... ils ont tous été lus et relus cent fois, et celui-là, tiens, elle ne peut plus le supporter ! 98


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Gaëlle jette la revue à travers sa chambre, vers la porte fermée... d'où des volutes de fumée commencent à se montrer. La jeune fille regarde la fumée, déconcertée. Qu'est-ce que c'est que ça ? Elle remarque alors l'odeur âcre, les bruits de crépitement en sourdine. Elle éteint précipitamment sa chaîne stéréo, et bientôt ne peut plus douter. Elle ouvre vivement sa porte, et se trouve devant l'évidence : le rez-de-chaussée est en flammes, l'incendie gagne dans l'escalier. Gaëlle est totalement paniquée. Elle tourne sur elle-même dans sa chambre. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Agir ! Oui, mais comment ? Qu'est-ce qu'elle est donc censée faire, là, maintenant ? Téléphoner aux pompiers, oui, c'est ça. Elle prend le seul téléphone qui est à sa portée maintenant, son téléphone portable, et compose le 18 fébrilement. Elle décrit ce qu'elle a vu, donne son adresse, et se met à crier au secours d'une voix hystérique. La standardiste enregistre son message, la rassure posément, lui demande d'attendre la brigade et attend que Gaëlle raccroche. Bon, et maintenant que l'alerte est donnée, qu'estce qu'elle doit faire en attendant les secours ? Elle ne va quand même pas griller, là, maintenant, toute seule dans sa chambre ! C'est un peu jeune, dix-sept ans, pour mourir. Et quelle moche façon de mourir ! Gaëlle se moque maintenant des consignes, elle 99


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ouvre la fenêtre de sa chambre. Tant pis pour le froid saisissant du dehors, tant pis pour ses vêtements et ses chaussures ! Dans un réflexe de survie, Gaëlle sort sur le toit, et atteint la branche qui lui sert d'habitude à faire le mur quand sa mère, pour la punir, la consigne dans sa chambre. Elle dégringole ensuite le long de la gouttière, jusqu'au sol. Hébétée, transie, claquant des dents de peur et de froid, elle recule en regardant la maison, sa maison, qui se remplit de flammes. Quelques minutes s'écoulent. Interminables. Le temps est dilaté. Chaque seconde dure un siècle. Des voisins alarmés sortent de leurs maisons et viennent rejoindre Gaëlle. Le vieux monsieur aux chats a lui aussi appelé les pompiers. Heureusement, car lui, ils l'ont cru. L'appel de Gaëlle, passé d'un téléphone portable avec une voix manifestement juvénile n'a pas été pris en compte. Le standard a pensé qu'il s'agissait d'un canular. Les pompiers arrivent donc, quand même, mais avec beaucoup de retard. Pendant ce temps, l'incendie s'est étendu jusqu'au premier étage, qu'il a dévasté. Seul le garage de la maison est encore épargné par les flammes quand les soldats du feu branchent la lance à eau. Gaëlle donne tous les renseignements possibles, répond à toutes les questions, puis part en courant chercher sa mère au magasin de chaussures où 100


Sous les cendres

Christine travaille. 

Lorsque Christine voit entrer dans le magasin Gaëlle échevelée, en chaussettes mouillées par sa course dans la neige, elle n'a besoin d'aucune parole pour réagir à toute vitesse. Elle se précipite vers sa fille qu'elle prend dans ses bras. — La maison... la maison est en train de brûler ! Elles repartent toutes les deux immédiatement, sans un mot au gérant du magasin. Derrière le comptoir, il en reste hébété. Et fortement contrarié. Arrivées devant la maison, elles ne peuvent que regarder les flammes terminer de consumer une grande partie du bâtiment, les pompiers noyant le reste. Elles se serrent l'une contre l'autre, la mère rassurant la fille, avec des phrases toutes simples : — Tout ira bien... Ne t'inquiète pas ma chérie... L'essentiel c'est que tu n'aies rien... Ne t'inquiète pas, ça va aller. Avec le téléphone portable de Gaëlle, elles appellent Marc à son bureau. Au début incrédule, il apparaît rapidement, au volant de sa voiture, très agité. Marc est en colère. Il veut trouver la ou les 101


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responsables de cette catastrophe, commence par poser une multitude de questions à Gaëlle, en la secouant par les bras. Il menace de faire une enquête, accuse sa fille de tous les crimes, exige des réponses et des aveux. Confronté à l'incompréhension de Gaëlle et à sa propre impuissance, il peine à se calmer. Il faudra du temps pour savoir, pour expliquer... Les bougies ont probablement, mais sans certitude, mis le feu aux décorations, se propageant jusqu'à la guirlande électrique qui a ensuite donné toute sa dimension à l'incendie. Marc accuse. Gaëlle a été négligente, elle aurait dû constater le problème plus tôt. Elle n'aurait pas dû écouter sa musique si fort, elle aurait dû comprendre plus vite, elle aurait dû empêcher... Et Christine, avec ses goûts de petite bourgeoise, n'aurait jamais dû mettre des bougies à côté du sapin ! Mais enfin, tout le monde sait ça, qu'il faut éviter de mettre des bougies à côté de matériaux inflammables, non ? Lui, il ne peut pas tout faire, quand même ! Travailler, et être à la maison. Surveiller tous les gestes des femmes de sa maison. Ce n'est tout de même pas de sa faute à lui s'il faudrait un inspecteur derrière elles pour vérifier chacun de leurs gestes. Gaëlle et Christine reçoivent les accusations sans broncher. Fascinées par la maison calcinée, elles ont du mal à réfléchir, leurs cerveaux n'ont plus l'air de 102


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penser. Christine répète ses petites phrases toutes simples à Gaëlle, qui se blottit contre sa mère comme elle ne l'a plus fait depuis des années. Statues de sel devant les cendres, elles regardent leur demeure devenir un petit tas fumant, et noyé. 

Immédiatement, puis pendant les jours qui suivent, le comportement des voisins les bouleverse. Dans un mouvement unanime de solidarité, ils prêtent, ils donnent : des valises, des vêtements, des produits de toilette. Ils hébergent la petite famille sur des canapés de fortune, quelques jours chez l'un, quelques jours chez l'autre, et organisent avec succès une collecte pour leur relogement. En une semaine, Marc et Christine reçoivent de la part de leur voisinage une somme correspondant à deux mois de loyer, pour payer la caution d'un appartement et le premier mois d'habitation. Ce sont des « Non, non, ne nous remerciez pas » « Vous feriez la même chose pour nous » « Dans des moments comme ça c'est bien normal » « On est des êtres humains, quand même »... La famille est nettement moins efficace. Loin des yeux loin du cœur, ce ne sont pas les « vrais amis » non plus qui relèvent le défi... Au bout du compte, ce sont les parfaits étrangers qui sont les plus solidaires, 103


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et les plus généreux. 

Quand vient le moment des constats, Gaëlle est celle qui a tout perdu. Elle n'a plus aucune photo d'enfance, aucune trace de son court passé ni de ses gloires. Elle avait un piano, des prix de conservatoire, des médailles sportives, une collection de pin's... Tout a brûlé, comme ses vêtements, ses chaussures, ses doudous et ses poupées, passées du statut de jouets au statut de décorations depuis qu'elle est sortie de l'enfance, mais toujours aussi précieuses. Christine récupère quelques meubles, des bijoux mais pas tous, aucun vêtement, aucune vaisselle (cassée par les pompiers) mais quelques ustensiles de cuisine. Le couple n'a plus de papiers ni de documents administratifs. Plus de factures, de diplômes, de certificats, d'attestations, de quittances... Marc a perdu aussi ses vêtements et ses DVD, mais les objets auxquels il tient le plus sont ses articles de sport, car il est un passionné de golf et de tennis, et tous étaient dans le garage, à l'abri, comme les outils de bricolage et de jardin. Ils sont intacts. Et deviennent même encombrants dans leur vie de bohème. Toujours en colère, cherchant sans cesse une ou 104


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des coupables à blâmer pour ce drame, il ne fait aucune démarche, et passe les journées de semaine à son bureau, où il reste de plus en plus tard. Le weekend, il erre dans l'appartement de location, critiquant chaque objet récupéré, détestant chaque meuble prêté, mais comptant avec tendresse chacune de ses balles de golf. — Quand est-ce qu'on va retrouver une vie normale ? C'est trop petit ici ! — Qu'est-ce que c'est qu'une vie normale, papa ? — Ne t'inquiète pas, Marc. Nous ne retournerons pas dans la même maison, nous n'aurons peut-être plus le même niveau de vie, mais nous sommes ensemble, et c'est tout ce qui compte. Aucun de nous n'a été blessé, ou pire, c'est quand même ça le plus important ! Marc grommelle, boude, ronchonne, et clôt la discussion en s'absorbant dans le nettoyage de ses clubs de golf. 

Christine multiplie les démarches pour retrouver ce qu'ils ont perdu. Licenciée pour abandon de poste par le gérant du magasin de chaussures, elle n'a plus d'emploi, et pointe tous les jours à l'ANPE. Pensant que la catastrophe qu'ils ont subie peut justifier des 105


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droits à un logement social, elle se rend à la Mairie pour s'inscrire sur les listes de demandeurs de logement à loyer modéré. Mais là, elle se heurte à la bêtise administrative, puisqu'on lui demande comme justificatifs des papiers qui ont brûlé dans l'incendie. Les situations kafkaïennes s'enchaînent. Mais Christine ne baisse pas les bras, et fait face. Elle devient un roc sur lequel s'appuie Gaëlle. Gaëlle qui a perdu toute assurance, toute confiance en ellemême. Gaëlle qui avance sur la pointe des pieds, dans la crainte d'un nouveau cataclysme. Gaëlle envahie par l'angoisse, qui se raccroche à sa mère comme une enfant perdue. Qu'elle est. 

C'est bientôt la Saint-Valentin. Dans leur appartement de location, Gaëlle aide sa mère à faire le dîner. Christine est préoccupée. — Maman, tu vas lui faire quoi comme cadeau, à Papa ? — Hein ? Un cadeau ? Pour quoi ? — Ben... pour la Saint-Valentin ! — Ah oui. Euh... En fait, nous n'allons pas nous faire de cadeau cette année. — Ah bon ? À cause de l'argent ? 106


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— Non. Écoute Gaëlle, je crois que tu dois savoir, mais... enfin voilà, ton père et moi nous allons divorcer. —... Déjà ? C'est... officiel ? — Oui, on en parle depuis plus d'une semaine. Sa décision est prise. Et puis, je crois qu'il a déjà quelqu'un d'autre en tête... — Eh bien, ça n'aura pas traîné ! — Tu n'as pas l'air vraiment surprise ? — Non, pas vraiment. Tu la connais, sa nouvelle amie ? — Il ne m'a rien dit de vraiment clair, mais il m'a parlé de quelqu'un, de plus en plus, et je crois qu'il commence à se dire qu'elle lui convient mieux que moi. Elle l'écoute. Elle le plaint. Elle compatit, alors que moi il ne me trouve pas assez disponible. — C'est la loi des séries, hein ! — Que veux-tu dire ? — Moi aussi j'ai rompu avec mon copain. Depuis l'incendie, j'ai l'impression que tout est différent. Il n'a pas appelé pour avoir de mes nouvelles quand je lui ai annoncé ce qui s'était passé. Il a continué de sortir avec notre bande de copains, de parler de leurs cadeaux de Noël, des marques de leurs baskets... Gaëlle regarde pensivement les vieux tennis récupérés qu'elle a aux pieds. 107


Sous les cendres

— Et puis tu sais, c'est bizarre, mais comme je n'ai plus de photos ni de traces de mon passé, c'est un peu comme si je n'avais plus de souvenirs. Quand mes copains me parlent de ce qu'on a fait ensemble, j'ai des doutes. Je me demande si c'est bien arrivé. Comme je n'ai pas de preuves, j'ai l'impression que peut-être, tout ça, je l'ai rêvé. — Tu as perdu tes repères ma chérie, c'est normal. Tu vas mettre du temps à tout reconstruire. Mais ta vie a réellement existé. Tu n'es pas arrivée là un jour, comme ça, sortie de nulle part ! Tu n'auras pas besoin de traces matérielles pour te rappeler. Un jour, tu feras confiance à tes souvenirs. Et puis, tu sais, avant l'invention de la photographie, les gens vivaient aussi ! Gaëlle sourit. — Maman, j'ai envie de changer de lycée l'année prochaine. Je voudrais aller en internat. Je n'ai plus d'amies ici, celles que j'avais avant ne m'intéressent plus, on ne se comprend pas. — Tu es sûre ? — Oui. J'ai envie de préparer mon bac, et de ne penser qu'à ça, d'être au calme. — Tu sais, j'ai probablement trouvé un boulot, ça s’est bien passé à mon entretien, j'aurai les moyens de nous louer un appartement pour nous deux, même sans l'aide de ton père ! 108


Sous les cendres

— Non, je préfère l'internat. J'ai visité les dortoirs la semaine dernière, avec la conseillère d'orientation du lycée à qui j'en ai parlé. Elle s'est moquée de moi, parce que j'ai repéré les extincteurs et toutes les consignes en cas d'incendie ! — Ma chérie... — Mais c'est cool, ça m'a plu. Les chambres sont sympas, je m'y suis sentie bien... En sécurité. — Alors d'accord. Je signerai ton dossier. Et tu rentreras à la maison tous les week-ends, hein ? — Oui maman. Je rentrerai te voir. Et on passera du temps ensemble. Toutes les deux.

***

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Tableau de Fabienne Mosiek


Adrien ou la vraie vie par Stéphane Thomas

Adrien marche, la tête légèrement baissée pour empêcher le léger vent du nord de s’engouffrer sous son épaisse doudoune. Il fait froid, mais le ciel boulonnais est bleu. Le soleil d’hiver qui tire lentement sa révérence offre une lumière très particulière aux installations portuaires, à l’écluse qui attend les chalutiers, à l’immense plage qui s’étire jusqu’à la Crèche, aux milliers de mouettes qui s’y reposent. Adrien s’arrête au pied du phare rouge, sentinelle qui, au bout de la jetée, marque l’entrée du port. Il éteint son lecteur MP3, le range soigneusement, et ferme les yeux quelques instants pour mieux apprécier l’harmonie des cris des oiseaux marins qui dansent dans le ciel hivernal. Alors qu’il rebrousse chemin, il aperçoit un jeune garçon, sur un vélo trop grand, qui fait la course avec un drôle de petit chien. Soudain, le corniaud coupe la route du cycliste qui fait un écart. Mais il n’y a pas de garde-fou à ce niveau de la jetée et le garçonnet plonge dans le 111


Adrien ou la vraie vie

chenal avec sa bicyclette, sous le regard étonné du chien. Par pur réflexe, sans prendre un instant de réflexion qui l’aurait sans doute arrêté, Adrien plonge à son tour dans l’eau sale et glacée. Il se saisit du gamin qui se débat, le plaque contre lui de sa main gauche et, sur le dos, se propulsant à l’aide de sa main libre et de ses pieds déjà glacés, il avance lentement vers l’échelle qui lui permettra de hisser l’enfant hors de l’eau, sous le regard médusé des rares promeneurs. L’un d’entre eux descend, et se saisit du petit garçon, miraculeusement sauvé d’une probable noyade. Adrien, à son tour, escalade l’échelle sous les bravos des témoins. L’un d’entre eux le couvre de son long manteau et lui annonce que les secours seront là dans quelques minutes. Dès leur arrivée, les pompiers réchauffent le gamin et Adrien avec des couvertures de survie, et effectuent les premiers examens. Tous deux sont en hypothermie, et l’enfant est choqué, mais ils devraient s’en remettre assez rapidement. Quelques instants plus tard, l’ambulance rouge remonte le quai vers le centre-ville, puis l’hôpital. La sirène couvre les miaulements des goélands indifférents, le bleu du gyrophare remplace celui du ciel qui s’éteint doucement. Immédiatement après avoir embrassé son fils, la maman du petit garçon imprudent, reconnaissante, est passée voir Adrien dans sa chambre d’hôpital. Longtemps, elle a cherché des mots pour le 112


Adrien ou la vraie vie

remercier, des mots qui ne sont jamais venus, l’émotion leur préférant les larmes. Son mari, lui, n’a pas pu venir : il est en pêche sur les mers glacées du Viking Bank, où le patron du Cap Saint-Jean, un pêche-arrière de quarante-cinq mètres, espère remplir ses immenses chaluts. Il ne sera de retour qu’en fin de semaine, après douze jours de mer. Le lendemain, l’héroïsme d’Adrien est à la une de la Voix du Nord, pleine page. Modeste, Adrien aurait préféré rester discret sur son geste, ou du moins que ce soit le garçonnet qui soit photographié. Un enfant dont il ne connaît que le prénom, Eddy, mais qui lui doit la vie. Dans les rues du centre-ville, sur la place du marché, le sauvetage d’Adrien est sur toutes les lèvres. « Ça, c’est un homme ! », « C’est un héros ! », « Il aurait pu y rester ! », « Pauvre gamin ! », « Pourquoi qu’y a pas d’barrières ? »… Ce soir-là, la chute d’Eddy et le plongeon d’Adrien ont bien évidemment attiré les regards des passants qui se sont tous précipités. Tous sauf un, Franky, un adolescent qui a préféré filmer la scène avec son téléphone portable. Tandis que Boulogne fête son héros, Franky, dans l’anonymat de sa chambre, poste son film sur un site internet de partage. Quatre jours plus tard, le « buzz » a déjà parfaitement fonctionné. Des dizaines de milliers d’internautes ont visionné les efforts d’Adrien pour extraire Eddy des eaux glacées ! Le samedi suivant, le héros enchaîne déjà les interviews, pour divers journaux et 113


Adrien ou la vraie vie

magazines. Bien que réservé, il se prête au jeu, apprécie cette soudaine célébrité, lui qui jusqu’ici n’a pas réussi grand-chose dans sa vie, mais n’a rien raté non plus. Adrien a renoncé aux études à seize ans. Sans diplôme, il est longtemps resté au chômage avant de trouver un emploi de fileteur, chez un mareyeur de Capécure, la zone industrielle portuaire. Depuis, malgré les nombreuses douches quotidiennes, il sent le poisson, ce qui ne plaît guère à Lydie, sa dernière petite amie. Mais elle ne s’arrête pas à ce détail : Adrien est si gentil ! Il aura bientôt vingt-cinq ans. Il aime son métier, sa petite vie, ses potes et ses copines, et puis Lydie. Tous, bien sûr, l’ont appelé pour le féliciter, ils sont fiers de lui. Adrien est un héros. 

La spirale médiatique s’emballe et, la semaine suivante, Adrien est invité sur le plateau de Canal+ où les chroniqueurs l’assaillent de questions parfois indiscrètes, parfois pertinentes, souvent inutiles. Intimidé, hésitant, il répond avec sincérité et naïveté, suscitant l’intérêt de l’autre invité, Maxime Dupré, un jeune acteur en vogue venu faire la promotion de son dernier film. Celui-ci, après l’émission, lui propose de l’emmener dans un restaurant de l’Ile Saint-Louis, 114


Adrien ou la vraie vie

puis dans une boîte à la mode de la rive gauche. Adrien ignore tout du Paris nocturne, et découvre avec enchantement les plaisirs de la nuit, l’insouciance, la danse, le champagne et les jolies filles. L’acteur lui présente son entourage auquel le jeune homme, malgré sa candeur, fait une excellente impression. Adrien est enthousiasmé par cette soirée et accepte l’invitation de Maxime qui lui propose de prendre des congés et de rester quelques jours avec lui à Paris : — Mon appartement est immense, tu ne me gêneras pas ! Tu dormiras dans la chambre qui donne sur le Pont Neuf. Tu verras, tu seras bien. Je veux que tu t’y sentes comme chez toi ! Adrien enchaîne ainsi les sorties parisiennes : chaque nuit, Maxime l’emmène dans un nouvel établissement, toujours plus surprenant, toujours plus festif, de ces endroits à la mode où le Tout-Paris doit se montrer pour exister. Chaque soirée lui apporte aussi son lot de rencontres, de gens inconnus ou célèbres. Il côtoie des vedettes qu’il ne pensait jamais croiser qu’en feuilletant des magazines populaires ou en allumant la télévision. Beaucoup sont agréables, beaux, gais, élégants, épargnés semble-t-il par les problèmes du quotidien. D’autres, plus rares, sont prétentieux, dédaigneux, méprisants. L’argent ne rend pas toujours sympathique. Tous ou presque s’adonnent à l’alcool ou la drogue, souvent au deux. C’est 115


Adrien ou la vraie vie

très tendance. Au fil de ces soirées très chic, Adrien parvient à s’intégrer dans le monde « glamour » du cinéma, de la chanson, de la mode et des médias. Souriant, plutôt beau garçon, il connaît même un vif succès auprès de ses charmantes nouvelles amies, avides de sensationnel, qui rivalisent pour approcher le héros, être vues ou mieux, photographiées à ses côtés, une coupe de champagne à la main. C’est ainsi qu’un matin, il se réveille tout étonné dans l’appartement richement meublé d’une jeune et séduisante chanteuse dont le dernier tube est sur toutes les lèvres adolescentes. Mais celle-ci a déjà quitté les lieux. En quelques mots griffonnés sur un papier d’emballage posé sur son oreiller, elle lui demande de penser à claquer la porte quand il partira. Adrien se lève, prend une douche, se réchauffe une tasse de café, grignote quelques biscuits, et s’exécute. Bien que peu surpris par l’attitude pour le moins légère de celle qu’il croyait avoir conquise, Adrien est déçu : la belle avait seulement besoin de compagnie pour terminer la nuit. La vie parisienne, ses codes, ses fastes et ses excès font désormais partie de l’univers d’Adrien. Malheureusement, les meilleures choses ont une fin : dimanche, rattrapé par la triviale réalité, il quittera l’appartement luxueux de Maxime et retournera gagner modestement sa vie à Capécure, à son grand regret, mais avec des souvenirs plein la tête. Et quelle que soit sa condition, Maxime restera son ami. Il le lui a promis. 116


Adrien ou la vraie vie

C’est alors qu’un événement vient de nouveau bouleverser le cours de son destin : le directeur d’une maison d’édition bien connue lui propose d’écrire son histoire, avec l’aide d’un journaliste, et de lui verser une confortable avance sur les droits d’auteur. Adrien accepte immédiatement et, dans la foulée, envoie sa lettre de démission à son patron : finis les réveils aux aurores pour lever des filets, envolées les odeurs de poisson, oublié son étroit studio boulonnais. Adrien tire un trait sur sa vie d’ouvrier poissonnier. À lui la grande vie ! Le jour même, il quitte Lydie, sèchement : un SMS laconique, un coup de poignard auquel la jeune fille ne trouve pas la force de répondre, même si elle s’y attendait. Deux jours plus tard, il s’installe dans un appartement du Marais. Il peut désormais savourer sans retenue les délices mondaines d’une soudaine célébrité. Quelques jours plus tard, alors qu’il retrouve Maxime, installé avec sa dernière conquête au bar d’un palace de la Rue de la Paix, celui-ci lui apprend une excellente nouvelle, la cerise sur le gâteau : il est pressenti par un richissime producteur pour tenir le rôle d’un mauvais garçon dans le futur film de Michel Servin, dont le dernier opus vient d’être retenu dans la sélection officielle du Festival de Cannes. Cette fois c’est sûr, Adrien est un autre homme. La vie, la vraie, lui tend les bras, il a rendez-vous avec la gloire. Adrien commande aussitôt une bouteille de Veuve Clicquot et trois coupes. 

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Adrien ou la vraie vie

Adrien fait désormais partie du clan Servin. Il se joint donc à l’équipe de joyeux lurons qui débarque en mai sur la Croisette. Lui, l’ancien fileteur, à Cannes ! Comme dans un conte de fées, il côtoie désormais les plus grandes stars du cinéma mondial : ce soir il dînera avec Robert de Niro et Julia Roberts ! Peut-être même qu’elle lui fera la bise ! Il vit une semaine incroyable, il pense qu’il rêve, que le réveil ne tardera pas à le ramener à la réalité de sa modeste vie d’ouvrier. Pourtant, tout cela est bien réel : le palace, les palmiers, la grande bleue, les cocktails, les journalistes, les starlettes, l’alcool. Et la cocaïne. La première fois qu’on lui a proposé de sniffer, au cours d’une soirée parisienne très « people », Adrien a refusé, avançant fièrement qu’il ne se droguait pas et ne se droguerait jamais, déclenchant l’hilarité bienveillante des fêtards pourtant triés sur le volet par un physionomiste intraitable : soirée privée ! Cinq minutes plus tard, la poudre s’engouffrait dans ses narines, et il passait la nuit à danser, infatigable. Depuis, il a oublié ses certitudes et en prend tous les jours, la cocaïne lui donnant comme il dit, une pêche d’enfer. Il est onze heures ce matin quand le téléphone réveille Adrien qui a du mal à s’extraire d’un épais brouillard. Il a encore forcé sur la coke et le whisky hier, un étau de plomb lui comprime la tête. C’est Jacques, son pote boulonnais : — Hmm, ouais… 118


Adrien ou la vraie vie

— Adrien ? Ben alors, qu’est-ce que tu deviens ? On n’a plus de nouvelles ! Tu nous as déjà oubliés ? — Ah, salut Jacques, bafouille-t-il en reconnaissant la voix de son ami. Non, je ne vous oublie pas. Je suis juste débordé ces jours-ci. Euh… je peux te rappeler, je suis en rendez-vous là ? — Ouais OK, à tout à l’heure la star ! Adrien raccroche, pose son téléphone, oublie immédiatement Jacques et se roule un pétard. Du skunk, le meilleur ! Il l’a acheté hier, en direct d’Amsterdam ! Il se remet au lit, toujours à moitié groggy, et fume doucement en regardant avec un certain mépris la fille magnifique avec laquelle il vient pourtant de passer la nuit. L’appel ne l'a même pas réveillée ! Il se rend alors compte qu’il ne connaît même pas son prénom. Ou il ne s’en souvient plus. En fait, il ne se souvient de rien ou presque. Ont-ils seulement fait l’amour ? Seuls quelques détails sont gravés dans sa mémoire : les bouchons de champagne qui sautent bruyamment, les coupes qui s’entrechoquent, la musique de U2, la voix d’Amy Winehouse et cette longue chevelure blonde qui s’étale, sauvage, sur une robe de satin vert bouteille, largement ouverte sur un décolleté probablement siliconé. Des filles comme ça, il croyait que ça n’existait qu’au cinéma. Pourtant, celle-ci était bien réelle, elle était juste devant lui, elle lui souriait, elle est venue s’asseoir à ses côtés, elle lui a parlé ! Ça, il s’en souvient ! La sculpturale blonde était si réelle 119


Adrien ou la vraie vie

qu’elle est là, ce matin, nue, endormie dans son lit. Comme la vie est douce ! Comme la vie est belle ! Une revanche sur le sort. Il se dit qu’il l’a bien méritée après tout, et que le petit Eddy a rudement bien fait de se foutre à la baille ! Quelques jours plus tard, alors qu’il se promène sans but, il passe devant la tour Saint-Jacques et se souvient du coup de fil de son ami qu’il n’a jamais rappelé, pas davantage qu’il n’a répondu aux messages SMS, de plus en plus rares, et pour cause, de ses amis boulonnais. À quoi bon ? Ils n’ont plus la même vie, ne font pas partie de son monde doré, n’ont même jamais sniffé un rail de coke ! Un brin nostalgique, il regrette juste un peu Lydie. Elle était chouette, Lydie ! Ils s’entendaient bien tous les deux. Mais quel était leur avenir ? Un couple d’ouvriers, sans le sou, qui passe sa vie à compter et se priver pour finir le mois, qui élève des enfants dans la frustration quotidienne, qui regarde avec envie vivre les stars de la télé. Lui les stars, il les connaît, il les fréquente, il couche avec ! Mieux, il EST une star ! Alors tant pis pour Lydie. Elle ne fait plus partie de son avenir, c’est ainsi. Et puis elle a probablement du succès elle aussi : elle est mignonne et c’est l’ex d’une star ! Adrien est en effet passé en quelques mois du statut de héros à celui de « star ». Il aurait pu sombrer rapidement dans l’oubli, retomber dans l’anonymat, mais le destin en a décidé autrement : une importante société d’assurances l’a choisi pour une campagne de publicité basée sur un slogan très accrocheur : « Il ne 120


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sera pas toujours là ! ». C’est ainsi que son visage souriant a envahi les murs du métro, le flanc des bus et les écrans de millions de téléspectateurs. Une brève, mais très publique liaison, avec la charmante présentatrice météo de la chaîne câblée, a également entretenu le phénomène médiatique « Adrien » et, régulièrement, il fait la une des magazines spécialisés et est invité sur le plateau des émissions les plus populaires de la télévision. Un matin, alors qu’Adrien est au maquillage avant d’enregistrer un énième plateau pour TF1, son téléphone sonne. Comme avant chaque émission, pour se mettre en condition, faciliter son élocution et afficher une forme olympique, il a sniffé un rail de coke et bu quelques verres de whisky avant de prendre le chemin des studios : — Ouais ! — C’est Lydie ! Adrien, je suis malheureuse… Reviens s'il te plaît, j’ai besoin de toi ! Adrien éclate de rire. — T’as surtout besoin de mon fric, ouais ! Ha ha ! Écoutez-la celle-là ! — Je ne veux pas de ton argent, c’est de toi dont j’ai besoin ! Quitte cette vie qui n’est pas la tienne, tu le sais bien. Je te promets que tu seras plus heureux avec moi. Je t’aime. — Écoute, j’suis une star maintenant, qu’est-ce 121


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que tu veux qu’une star foute avec une fille comme toi ? Et puis tu t’es vue… Mais Lydie a déjà raccroché. « Elle peut pas me lâcher un peu celle-là ! » Sous les effets conjugués de l’alcool et de la cocaïne, quasi permanents, Adrien se sent euphorique, invincible, désormais parfaitement à l’aise dans le milieu si singulier du « show-biz ». Il est heureux de ne plus être ce modeste ouvrier, il ne le connaît plus, il le rejette et avec lui tout ce qui lui rappelle cette époque révolue. Mais sa consommation régulière de drogue l’a rendu irritable et même Lydie, dans ces moments-là, ne trouve plus grâce à ses yeux. Énervé, contrarié par cette intrusion soudaine, Adrien plonge la main dans sa poche et en sort une paille et son dernier képa, petit emballage de papier qui contient la poudre interdite. Il étale minutieusement la cocaïne devant lui, sous les yeux indifférents de la maquilleuse qui lui sourit, porte la paille à son nez, et la sniffe d’un coup. Quelques instants plus tard, les projecteurs sont braqués sur lui quand il pénètre sur le studio, tout sourire, sous l’ovation d’un public aux ordres du chauffeur de salle. L’enregistrement terminé, Adrien n’a qu’une idée en tête : se ravitailler. Il enfile son perfecto et fonce chez son fournisseur. Il s’arrête au distributeur, retire mille euros, marche deux cents mètres, compose les quatre chiffres du digicode d’un immeuble cossu, appelle l’ascenseur, et monte au dernier étage. Servin lui 122


Adrien ou la vraie vie

ouvre, et le fait entrer. Son appartement est immense, magnifiquement meublé. Plusieurs toiles de maître et des sculptures contemporaines décorent les lieux avec goût. Adrien entre dans le salon puis se dirige vers la vaste terrasse ouverte sur les toits de Paris. Chris et Louise, les deux vedettes du dernier film de Servin qui seront ses partenaires dans le prochain, sont allongées dans des transats, à moitié nues, un verre à la main, hilares, manifestement défoncées. — Je te sers un whisky ? lui propose le cinéaste. — Non, j’ai pas le temps, faut qu’je file, répond Adrien en lui tendant la liasse de billets. Servin s’éclipse et revient un instant plus tard avec une dizaine de sachets de cocaïne et quelques barrettes de skunk. — Le tournage commence dans deux semaines, à Rome, comme prévu. On s’appelle ? — OK. On s’appelle, confirme Adrien qui déjà se dirige vers la sortie et reprend l’ascenseur. À peine met-il un pied dehors que deux hommes se précipitent sur lui : — Police ! Joignant le geste à la parole, ils le plaquent face au mur et le fouillent sans ménagement. Ils découvrent vite les sachets de poudre et le shit au fond de sa poche. — C’est quoi ça ? OK, tu viens avec nous, faut 123


Adrien ou la vraie vie

qu’on cause. Les policiers l’emmènent au quai des Orfèvres, à la brigade des stups, et le placent immédiatement en garde à vue. Ils l’interrogent, obtiennent rapidement confirmation du nom de son fournisseur puis, sur ordre du procureur, le remettent en liberté. Le soir même, Adrien est une fois de plus invité sur le plateau d’une émission spectacle. L’ambiance est à la rigolade. Les blagues les plus scabreuses fusent quand soudain une chroniqueuse lui demande ce qu’est devenu le petit Eddy. Adrien, refroidi, hésite un instant puis répond : — Oh vous savez, Eddy, il a repris sa petite vie, il va à l’école, il joue avec sa console, regarde des DVD. Il vit comme tous les gamins de son âge ! Une ultime bouffonnerie douteuse du présentateur l’interrompt, car l’émission touche à sa fin. La soirée se poursuivra hors caméra dans un endroit branché. Mais ce soir, Adrien, n’ira pas en boîte. Il quitte les studios en saluant à peine l’animateur et ses assistantes, il hèle un taxi et rentre chez lui, directement. Adrien se déteste. Il vient de mentir devant des millions de téléspectateurs pour ne pas avouer que depuis sa sortie d’hôpital, il n’est jamais allé voir Eddy, qu’il n’a jamais pris de ses nouvelles. Pas un coup de fil, rien. Le silence. L’indifférence. 

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Adrien ou la vraie vie

Le lendemain, la presse fait ses choux gras de l’interpellation d’Adrien : « Le héros a mal tourné » titre le grand quotidien parisien. La nouvelle est également annoncée par les présentateurs des journaux télévisés des chaînes d’information. Mais Adrien s’en fiche. Peu avant vingt heures, il descend du train qui le ramène chez lui, sur sa terre. Immédiatement, il reconnaît les odeurs et gonfle ses poumons d’air iodé. Le ciel est gris, mais il s’en moque, c’est son ciel. Il se sent bien. À quelques pas de là, des gens s’embrassent, manifestement contents de se retrouver. Adrien entend leurs exclamations, reconnaît son bon vieux patois. Il sourit. Son téléphone sonne. C’est Louise. Il ne répond pas. Il s’engouffre dans un taxi, qui le conduit au pied de l’immeuble de ses parents. Avant de monter, il appelle Eddy et lui annonce qu’il est à Boulogne, qu’il aimerait le revoir. Malgré ce long silence, le garçon est fou de joie, ce n’est pas un héros qui l’appelle, c’est une star ! Adrien entre enfin chez ses parents qui viennent d’apprendre ses déboires avec la police et son penchant pour la cocaïne. L’accueil est un peu froid, mais sa mère est si contente de le revoir qu’elle lui pardonne vite et l’embrasse. Son père, lui, reste assis dans son fauteuil et se contente d’un « salut fils » glacial. Dès la fin du repas, Adrien allume l’ordinateur de ses parents et connecte la webcam. Quelques minutes plus tard, il publie sur le site qui l'a rendu célèbre, une vidéo dans laquelle il explique son 125


Adrien ou la vraie vie

changement de vie, ses excès, comment il en est arrivé à se droguer, confesse sans fausse pudeur ses frasques, ses liaisons éphémères, sa lente descente aux enfers après la fulgurante ascension. Il y explique surtout pourquoi il a décidé de renoncer à cette vie artificielle et s’excuse avec une grande sincérité auprès de ses parents et amis, auprès d’Eddy, de les avoir négligés, délaissés, oubliés. — J’espère que vous me pardonnerez, implore-til en guise de conclusion. Huit jours plus tard, il enfile son bleu de travail et, animé d’un réel bonheur, retrouve ses collègues fileteurs. La vidéo ne sera vue que par quelques dizaines d’internautes, mais Adrien s’en moque, il est de retour parmi les siens, il a enfin retrouvé sa vraie vie. ***

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Le mauvais œil par Michèle Desmet

De la toile de Jouy sur les murs de ma chambre ? C’est quoi cette histoire ? Effaré, je referme les yeux. Je dois encore rêver, ce n’est pas possible autrement. Peut-être que j’ai abusé du whisky irlandais, hier soir… Quand je me mets au Jameson, ce n’est pas triste, il ne me faut pas longtemps pour planer jusqu’à la bienveillance universelle. Vous remarquerez qu’il n’y a que le Jameson qui me fasse cet effet. Pour l’inspiration, j’utilise du Black & White, ça exalte les couleurs. Deux gobelets dans le gosier une fois mes sculptures achevées, ensuite je prends mes pinceaux et j’entre en transe. Vous devriez les voir, mes sculptures une fois colorisées, elles sont à se mettre à genoux devant. Bizarre, je n’ai ni la tête lourde, ni la langue pâteuse, ce qui est exceptionnel. En fait, je me sens exactement comme si je n’avais pas bu, ça m’inquiète. Je dois couver quelque chose de grave. 127


Le mauvais oeil

Pour vérifier, je soulève à nouveau les paupières et ne puis m’empêcher de gémir : elle est toujours là, cette toile de Jouy ! Et le comble : à côté de moi dans le lit, une montagne rose se met à bouger, on dirait de la barbe à papa, et une voix ensommeillée murmure : « Tu fais un cauchemar, trésor ? » 

Si j’arrivais à me souvenir de ce que j’ai fricoté hier, je pourrais peut-être comprendre ce que je fiche ici, dans une chambre que je n’ai jamais vue, avec une gonzesse que je ne connais pas. J’ai dû prendre une sérieuse tamponne, la meilleure de toute ma carrière, je dirais. Ce doit être à cause du critique d’art, ce vieux avec une tronche de croque-mort et une voix acidulée qui me grinçait aux oreilles. Il est venu dans mon atelier et a chaussé des lunettes à monture d’or pour examiner mes œuvres. Moi, j’étais tranquille comme Baptiste : je le sais bien, qu’elles sont géniales, mes œuvres ! La consécration était assurée ! Alors, vous pouvez juger de ce que j’ai pu ressentir quand il m’a dit, ce vioque, avec un sourire mauvais : « Mon garçon, vos soi-disant sculptures, c’est de la merde ! » 128


Le mauvais oeil

Puis il est parti aussi sec. Alors moi, furax, j’ai fait ce que je fais toujours quand je suis énervé : je suis allé au bistrot de Léonie pour y déverser ma bile. Quand je dis « le bistrot de Léonie », ce n’est pas vraiment ça. Je devrais dire « mon bistrot », vu que mon P’pa, l’Eugène comme on l’appelait, en était propriétaire et que, normalement, le fonds de commerce aurait dû me revenir. Le problème, c’est que j’étais tout jeune quand il a passé l’arme à gauche, mon P’pa, je pouvais avoir dix ans à tout casser. Alors évidemment, Léonie a pris les choses en main et ça n’a pas traîné ! Léonie, c’est ma belle-mère, la seconde femme de mon père, vu que la première, M’man, s’est tirée un beau matin avec un toréador espagnol et le tiroircaisse. Faut dire, elle était née sous le signe du taureau, ma M’man, je suppose qu’il y a eu coup de foudre réciproque. Le toréador et elle se sont élancés l’un vers l’autre, des étoiles plein les yeux, et comme le tiroir-caisse se trouvait juste dans le chemin, ils l’ont embarqué dans leur envolée, voilà. C’est comme ça que je vois les choses, mais à l’époque, P’pa ne semblait pas de cet avis, il était sûr qu’il y avait de la malignité là-dedans.

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Le mauvais oeil

Moi, j’ai bien vu où elle était, la malignité : c’est quand il est rentré d’une fiesta de cinq jours avec, accrochée à ses basques, Léonie, noire et sèche comme un oiseau de mauvais augure. Je n’ai jamais su où il l’avait dégotée, mais toujours est-il que, sur un coup de tête, il lui avait passé la bague au doigt. Il nous avait présentés l’un à l’autre en termes choisis : « Gamin, v’là ta nouvelle marâtre, ah ah ah ! On verra si tu feras encore le malin ! » et à elle : « V’là le mioche-tête-de-pioche, bon courage. » Puis il s’était effondré sur son lit, pour dormir quarante-huit heures d’affilée. Quand il s’est réveillé, il n’avait plus rien à dire dans son bistrot, il pouvait juste faire la plonge ou écluser des verres pour oublier le ratage de sa vie. Léonie régnait sur le comptoir et les villageois ne juraient plus que par elle. Très vite, pourtant, des bruits qui circulèrent entre commères me revinrent aux oreilles… — Vous savez, la nouvelle patronne du bistrot de l’Eugène, j’me demande si… (chuchotement) elle serait pas un peu sorcière, des fois ! — Ma doué, sorcière ? Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? — Elle a un regard si bizarre, qui donne la chair de poule… Vous ne trouvez pas ? — Bah… C’est normal, vu qu’elle a un œil brun 130


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et l’autre bleu, ça fait un drôle d’effet ! — Justement, ma grand-mé disait toujours que c’est à ça qu’on les reconnaît, celles qui ont le mauvais oeil ! Quand elle était gosse, il y en avait une dans son village… Elle trafiquait avec Belzébuth tous les mercredis soirs, en grand secret, dans le confessionnal… — Dans le confessionnal ! Doux Jésus ! Signe de croix trois fois répété, chacun sait comme ce geste est efficace pour se retrouver immunisé instantanément contre les forces mauvaises qui, voraces, vous assaillent de toutes parts en n’attendant qu’un moment d’inattention pour se régaler de votre âme. — Mais… elle ne va pas à l’église, le mercredi soir, la Léonie ! Coup d’œil inquiet aux alentours, histoire de vérifier si une queue fourchue ne traîne pas par là. — Vous savez, ma pauv’ dame, le Démon est partout, pas seulement à l’église ! Le mercredi est le jour de fermeture du bistrot. Dieu seul sait ce qu’elle fricote, Léonie, on en frémirait ! Moi, je le savais : lunettes sur le nez, elle faisait les comptes de la semaine. Maigre et menue, le teint basané et le chignon strict, elle détaillait le contenu du nouveau tiroir131


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caisse en marmonnant entre ses dents. Puis elle inscrivait les chiffres, soigneusement, dans un petit carnet recouvert de toile grise. Pendant ce temps, j’étais censé faire mes devoirs, mais en réalité, j’étais habité par un autre démon : celui de l’Art. La langue pendante, je dessinais fiévreusement dans mon cahier de brouillon. — Et ta dissertation française, mon garçon ? Décidément, elle avait les yeux partout ! Le brun sur ses comptes, le bleu me fixant. On était là, gentiment tous les trois, en famille. P’pa se tenait, comme d’habitude, avachi sur une chaise devant l’une des tables, sa tête reposant entre ses bras repliés. Ça faisait des années qu’il essayait de boire sa marchandise jusqu’à la dernière goutte et, à mon avis, c’est le désespoir de n’avoir pu y parvenir qui l’avait poussé à épouser Léonie. Il a dû se dire que le spectacle quotidien de cette corneille faite femme ne pourrait que l’encourager à boire encore plus. Depuis ce jour, il faisait de gros efforts pour se surpasser. Jusqu’à ce mercredi soir-là, celui dont je parle. Subitement, il a sursauté sur sa chaise, comme si quelqu’un lui avait tapé sur l’épaule. Il a levé la tête d’entre ses bras et il a regardé autour de lui. Il a vu la salle de bistrot comme elle était toujours, avec ses tables de bois, ses chaises un peu branlantes, ses 132


Le mauvais oeil

lampes de cuivre aux abat-jour de tissu à petits carreaux rouge et blanc. Il ne semblait plus vraiment dans ses pompes, mon P’pa, je crois que cette fois, il avait eu sa dose. Puis, il m’a vu, moi, et il a aperçu Léonie en train de faire ses calculs, derrière le comptoir. Je crois que jamais de ma vie, je ne reverrai une telle expression d’horreur sur un visage. J’en avais le souffle coupé. Il est allé, tout zigzagant, vers la porte qui donnait sur la cuisine et les chambres et, quelques instants après, j’ai sauté en l’air en entendant la détonation du vieux fusil qu’il gardait toujours près de son lit. Puis le silence est retombé. 

— Un si brave homme ! a dit le maire du village, passant pudiquement sur quelques vilains petits secrets de polichinelle. — Hélas ! a sangloté Léonie, empaquetée dans ses voiles de veuve, plus corneille que jamais. . Moi je ne disais rien. Tétanisé, j’étais, en réalisant que j’allais devoir habiter avec elle, nous deux tout seuls. Et, je vous assure, ça n’a pas été folichon, elle m’a brimé de toutes les façons ! 133


Le mauvais oeil

Déjà, quand j’y réfléchissais, je me disais que ce n’était pas normal, ce calme qu’elle affichait lorsque le malheur était arrivé. La détonation ne semblait pas l’avoir surprise, c’est un peu comme si elle s’y attendait. Elle a simplement fermé son petit carnet, a ôté ses lunettes et, après une brève visite dans la chambre afin de se rendre compte de l’étendue des dégâts matériels, elle a appelé les secours. C’est seulement ensuite, quand l’ambulance et les flics sont arrivés, qu’elle a fait un peu de cinéma, genre gémissements et mouchoir sur les yeux, plus hypocrite que ça, tu meurs. C’est alors que j’ai compris qu’elles avaient raison, les commères : c’était bien une sorcière que P’pa avait ramenée chez nous ! Évidemment, elle n’a pas été inquiétée : tout le monde le savait, que P’pa était le plus grand poivrot du village et que ça ne pouvait que péter, un jour ou l’autre. — Cette pauvre femme, elle en a vu de vertes et de pas mûres ! a encore dit le maire à la cantonade, peu après, alors qu’il vidait sa chopine dans notre bistrot. Léonie, qui l’avait entendu, l’a regardé tendrement de son œil brun. Elle lui a offert une nouvelle chopine d’une main caressante, une main où ne brillait plus l’anneau d’or. J’ai vu le regard du 134


Le mauvais oeil

maire s’attarder sur cette main, y dessinant comme le reflet d’une nouvelle alliance, plus lourde et sertie de brillants. Moi, relégué à un bout de table avec mes cahiers et ma grenadine, je bouillais de rage impuissante. Comment me venger ? Comment venger P’pa ? 

Les années ont passé, cahin-caha, ponctuées d’homériques querelles entre Léonie et moi. Finalement, le maire ne l’avait pas épousée, malgré le béguin qu’il éprouvait pour elle. Il est vrai qu’à l’époque du décès de P’pa, il était déjà marié à la fille unique du notaire et, comme il tenait à son mandat électoral, il n’était pas question pour lui de divorce ni de galipettes avec la charmante cabaretière… Toutefois, le hasard (qui a bon dos, à mon avis) s’est mis en frais pour lui faciliter les choses : deux mois après la petite scène du bistrot, son épouse tombait raide morte, droite comme une planche, alors qu’elle était sur le point de signer un testament en sa faveur… Elle tenait encore entre ses doigts le stylo dont elle allait se servir, le serrant si fort que personne n’a réussi à le lui enlever, non plus que sa bague chargée de brillants. On a bien été obligé de la mettre en terre avec les deux, au grand dam du veuf éploré. 135


Le mauvais oeil

On ne m’ôtera pas de la tête la certitude que, si Madame la Mairesse a été victime d’une attaque fatale avant de faire de son époux l’homme le plus riche de la commune, il n’en allait pas de la faute de Léonie : celle-ci, avisée, par le bouche-à-oreille, de la visite prévue à quatorze heures chez le notaire, ne pouvait savoir que l’une des habitudes de sa rivale était d’arriver, partout et systématiquement, en retard de soixante minutes pile, pas une de plus, pas une de moins. — Alors, me direz-vous, pourquoi le mariage ne s’est-il pas fait ? Eh bien, tout simplement, parce qu’un corbeau s’en est mêlé… La première lettre anonyme, comme par hasard, est arrivée chez la mère Doucet, l’épicière. Naturellement, le soir venu, tout le village était au courant… même Léonie. — Sorcière, moi ? Vous voulez rire ! — C’est bien ce qui est indiqué sur la lettre arrivée à l’épicerie, confirma le boucher, venu vider son litre de rouge vespéral et tout fier d’être le premier à apporter la nouvelle à la principale intéressée. Une lettre sur du papier d’emballage brun, ordinaire, avec des mots découpés dans un journal, figurez-vous, M'dame Léonie ! 136


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— Mais enfin… C’est ridicule ! C’est… de la calomnie ! Pour une fois, Léonie, toujours le calme personnifié, était hors d’elle. — Que voulez-vous, M’dame Léonie, y a vraiment de méchantes gens sur terre ! soupira le boucher, fataliste. Et vous savez quoi ? Y a encore des bigotes qui vont y croire, ça c’est sûr ! Et comment ! La rumeur enfla, enfla… Et quand arriva, toujours à l’épicerie, la seconde lettre accusant Léonie d’être l’unique responsable du suicide de mon P’pa, ce fut l’ébullition. Naturellement, dans ces conditions, plus question de mariage ! Le maire cessa peu à peu de fréquenter cette auberge tenue par une personne de si douteuse réputation. Six mois plus tard, il épousa une veuve des environs, à qui il offrit une alliance ornée d’émeraudes et de rubis. Léonie, discrètement, en grinça des dents tout en faisant bon visage. Moi, je triomphais de voir ainsi ses espoirs réduits à néant. Par la suite, deux ou trois autres lettres anonymes vinrent encore troubler la quiétude de notre verte campagne, puis le corbeau se lassa et les gens oublièrent, repris par les soucis ordinaires d’une vie rurale et laborieuse... Pour ma part, j’avais soigneusement déchiré en menus morceaux les dernières feuilles de papier brun qui me restaient, ainsi qu’un « Journal de Mickey » 137


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étrangement découpé, et j’avais fourré le tout dans le poêle de la cuisine, ni vu ni connu. Tout de même, j’eus un moment d’émotion en m’apercevant, par la suite, que le feu s’était étouffé en épargnant des lambeaux de papier… Je me hâtai d’y jeter une nouvelle allumette, en redoutant que Léonie se fût aperçue de quelque chose lorsqu’elle s’était rendue dans la cuisine, quelques instants auparavant, afin d’y remplir un sucrier. Mais comme elle ne me parla de rien et conserva sa physionomie ordinaire, j’en déduisis que mes craintes étaient injustifiées. 

La montagne dans le lit remue, se tourne vers moi. Et dans la lumière cruelle du matin, je découvre avec effroi une dame d’un âge plus que certain, engoncée dans une chemise de nuit de satin rose, la tête ornée d’une charlotte de dentelle recouvrant un amoncellement de bigoudis. Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar, qu’estce qui m’arrive ? — Allons, trésor, tu es blanc comme un linge, ça ne va pas ? Elle s’assied dans le lit et se penche sur moi. — C’est la choucroute d’hier, décrète-t-elle, tu sais pourtant que tu ne supportes pas bien la 138


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choucroute, mon biquet, et tu t’es resservi… trois fois, c’est ça ? À ton âge, c’est vraiment imprudent ! À mon âge ? Qu’est-ce qu’elle radote, là ? J’ai vingt printemps à peine, et un estomac d’autruche. En plus, je n’ai pas mangé de choucroute, c’est du n’importe quoi, tout ça ! En tout cas, pas question de rester dans ce lit, sous le regard inquisiteur de cette matrone. Je me lève d’un bond. — Aïe ! Quelle est cette douleur inconnue, fulgurante, qui me bloque les reins et me raidit les genoux ? Je retombe comme un pantin désarticulé, à plat ventre sur la descente de lit. — Trésor ! Tes rhumatismes ! Péniblement, je me mets à quatre pattes. J’ai la tête qui tourne, le cœur qui bat la chamade. Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier, pour me retrouver ici, et dans cet état ? 

Hier, j’étais dans le bistrot de Léonie, crachant mon fiel devant une tasse de café pleine à ras bord. J’avais d’abord demandé un whisky, mais sans grand espoir de l’obtenir. En effet, Léonie continue de tenir 139


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ses comptes, chaque mercredi, avec une méticulosité maniaque, et le bistrot ne fait pas crédit. Comme je suis toujours à court de liquide (je parle de l’espèce sonnante et trébuchante), elle persiste à ne me servir que du café ou de l’eau du robinet. — Ce vieux schnock, avec ses lunettes en or ! De la merde, il a dit, mes sculptures, de la merde ! — Il faut avouer, dit-elle perfidement, que tes sculptures sont d’un genre spécial, mon garçon. — Tu n’y connais rien ! Elles sont géniales, mes sculptures ! De l'Art avec un grand A ! Et ce vieux croûton… J’aurai sa peau, je te le jure, j’aurai sa peau ! Elle ne dit plus mot et se contente de me regarder de son œil bleu, en sirotant son propre café, noir et très sucré comme elle l’aime. Je ne dirais pas que nos relations sont à présent au beau fixe, loin de là, mais elles sont moins tendues qu’autrefois, surtout depuis que j’ai déménagé. Je demeure maintenant dans mon atelier, une vieille grange aménagée de façon sommaire. Au moins, j’y ai la paix. J’ai continué à soliloquer durant de longues minutes, me soulageant d’une partie de ma rancœur. Apparemment, Léonie ne m’écoutait plus ; elle semblait réfléchir, un léger sourire jouant sur ses lèvres. Outré par le manque d’attention de mon public, je me suis levé et j’ai quitté le bistrot pour rentrer 140


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chez moi. Et après ? Après, c’est tout. J’ai regagné ma grange, j’ai pris une douche pour me calmer et je me suis mis au lit en maugréant. Ras-le-bol, demain serait un autre jour. Maintenant, on y est, à demain, et le fil de ma vie semble bien m’avoir échappé des mains. 

Précautionneusement, je me relève en prenant soin de ménager mes articulations douloureuses, et je regarde autour de moi, histoire de me situer. Tout est rose ! La satanée toile de Jouy, la suspension enjuponnée, les lourds rideaux de velours… et même la moquette, dites donc ! Je suis tombé dans une monstrueuse bonbonnière. Moi-même, je suis revêtu d’un pyjama soyeux de cette même nuance, et que dire de la mousmé et de sa chemise en satin ! Du coin de l’œil, je distingue une porte entrouverte donnant sur une salle de bains de marbre… rose, bien sûr ! Chancelant, je me dirige vers elle. J’ai besoin d’une douche, impérativement, car une sueur d’angoisse me colle à la peau comme un vernis 141


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gluant. Peut-être que l’eau fraîche me rendra à moimême, peut-être que… Aaaaaaaah ! Là, me faisant face, dans un miroir, ce vieux type en pyjama de soie chiffonné, à l’air hagard, je le reconnais : le critique d’art ! Celui dont je voulais la peau ! Eh bien, il me semble que je l’ai, sa peau ! Je suis même dedans ! Qu’est-ce que vous feriez, à ma place ? Exactement comme moi : tomber dans les pommes, vite fait bien fait ! Je reprends mes esprits, complètement trempé : la satinée matrone me gifle vigoureusement le visage avec une serviette mouillée. — Allez, trésor, réveille-toi ! Non mais, c’est quoi cette histoire ? Si je le savais ! — On dirait que tu as vu un fantôme ! — C’est un peu ça, dis-je. Elle m’aide à me relever. Heureusement, je ne me suis rompu aucun membre dans ma chute, c’est un bon point. Autant les collectionner, j’ai comme le pressentiment qu’ils ne seront pas nombreux. Maintenant, je suis à la table du petit déjeuner et je cogite dur. Inutile de dire que mes pensées se 142


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retrouvent dans un cul-de-sac, il n’existe aucune explication logique à ce qui m’arrive. — Tu ne manges pas ? — Hein ? Si, si… Juste des soucis… Heu ! de travail ! — Mais enfin, trésor, tu as pris ta retraite depuis dix ans ! Derechef assommé, je la dévisage. Dix ans ? Mais alors, que faisait-il hier dans mon atelier, ce mec ? Je le vois encore : arrogant, sûr de lui, une vraie tête à claque. Le visage peut-être moins ridé que celui aperçu tout à l’heure dans le miroir ? Mais alors… — En quelle année sommes-nous ? — Trésor, franchement, tu m’inquiètes ! Elle s’est levée de sa place à table, vient vers moi, me dévisage. Elle prend mon pouls. Très attentionnée, cette vieille dame. Trop pour moi. — Mais, bafouillé-je, il me semble qu’hier… ou du moins, il n’y a pas longtemps, j’ai visité l’atelier d’un jeune artiste doué… qui végétait dans un patelin perdu… Fritouillis-le-Jambon, je crois. Elle ouvre des yeux comme des soucoupes, émet un bref éclat de rire. — Trésor… Voyons, tu ne veux pas parler de cet hurluberlu… Celui qui faisait de prétendues œuvres 143


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d’art avec des rouleaux de papier Q ? Tu en as fait des gorges chaudes, à l’époque ! La migraine me vient, je ferme les yeux. — Mais oui, c’est bien de lui que je parle… Un garçon très intéressant. — Un malade mental, oui ! Tu ne te souviens pas qu’il est arrivé un jour ici, postillonnant comme un sauvage, en hurlant qu’il allait te massacrer ? J’ai juste eu le temps d’appeler la police, ils l’ont embarqué aussi sec et il a terminé sa carrière en maison de repos. — Terminé ? — Mais oui ! Il s’est pendu dans sa cellule, avec du papier Q, justement. Ça devait être du solide, une bonne marque, je me demande laquelle… C’était peu avant ton départ à la retraite, si mes souvenirs sont bons. Mais voyons trésor, tu ne vas quand même pas tourner de l’œil encore une fois, ça devient lassant, à la fin… Mais c’est incroyable, ce truc, c’est de la sorcellerie ! De la sorcell… Oh ! La garce ! La foutue garce ! En un clin d’œil, je suis debout, le regard alerte, le geste vif. Un flot d’adrénaline a électrisé mes veines de vieux schnock. 144


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— Ne m’attends pas pour déjeuner, heu... Machin. — Ghislaine ! — C’est ça, Ghislaine… Je serai absent toute la journée. — Mais enfin… Tu es sûr que ça va aller ? N’oublie pas tes gouttes pour le cœur, surtout ! Tu sais que tu dois toujours les avoir sur toi, le docteur l’a dit. — D’accord, promis ! Tout de même, elle s’assure que le petit flacon se trouve bien dans la poche intérieure de mon veston, avant de consentir à me lâcher dans le vaste monde. Puis, gentiment, elle dépose un petit baiser sur mes lèvres. Elle est sympa, la bobonne, malgré son amour pour le rose. Collante, mais sympa. Il n’était pas si mal tombé, en ménage, ce foutu expert d’art. En tout cas, mieux que mon P’pa ! Je prends un taxi. Le portefeuille du vieux schnock est bien garni, c’est toujours ça. Je me fais conduire à la gare. Quelle gare ? Qu’est-ce que j’en sais, puisque j’ignore où je suis ! À tout hasard je dis : « À la gare, et que ça roule ! » Et ça roule. 145


Le mauvais oeil

Deux heures plus tard, je suis à Fritouillis-leJambon. En dix ans, presque rien n’a changé, c’est incroyable comme la vie est immobile ici. Les arbres ont toutefois grandi, et on a remplacé les châssis des fenêtres de la mairie. Je me demande qui est le maire, maintenant. Toujours le prétendant de Léonie ? Elle n’a pas changé non plus, Léonie, à part les deux mèches blanches qui se détachent sur le noir de son chignon. Elle se tient, comme d’habitude, derrière le comptoir du bistrot, à croire qu’elle est restée là, sans bouger, tout ce temps. Devant elle, sa sempiternelle tasse de café fort et très sucré. Sur le mur, en arrière-plan, je remarque le vieux portecalendrier en zinc émaillé que je connais depuis toujours. Agrémenté, en sa partie supérieure, d’une starlette vantant les mérites d’une marque de porto depuis longtemps oubliée, il affiche en grand la date du jour. Nous sommes le 5 avril 2009. Vingt ans exactement ! Vingt ans depuis que P’pa… Il ne peut s’agir d’une coïncidence. — Monsieur ? dit-elle, son oeil brun me dévisageant avec une indifférence polie. Elle ne m’a pas reconnu, forcément. J’ai 146


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légèrement changé depuis la dernière fois qu’elle m’a vu. — Un whisky, s’il vous plaît. Sec, avec de la glace. Ah, pas du Jameson. Une autre marque, n’importe laquelle. Je me connais : si je me mets à écluser du Jameson, je vais finir par lui trouver des circonstances atténuantes, à cette harpie qui a fichu ma vie en l’air ! Ça, jamais ! J’ai bien l’intention de lui demander des comptes, et ce ne sera pas de la roupie de sansonnet. Elle en pleurera des larmes de sang, la Léonie, je vais la harceler jusqu’à son dernier jour ! Enfin, si j’y arrive, à son dernier jour : à vue de nez, elle est à présent plus jeune que moi et il paraît que j’ai le palpitant fragile, c’est Ghislaine qui l’a dit. Notez, on peut toujours avancer l’échéance… Il va falloir que je potasse la question. Un peu d’arsenic ou de mort-aux-rats dans son café, ça doit pouvoir se faire… Qui irait soupçonner un honnête retraité ? Un problème, cependant : où trouver le poison ? Je me vois mal demander benoîtement au pharmacien… Crétin ! Mais c’est bien sûr : mes gouttes pour le cœur ! Chacun sait que ces médicaments, à base de digitaline, ne sont pas à mettre entre les mains de n’importe qui. Tombés en la possession d’un 147


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meurtrier en puissance, ils constituent une arme redoutable. Merci, Ghislaine ! Sous tes traits anodins, je reconnais ceux de l’Immanente Justice. Je t’embrasserais sur les deux joues si tu étais là, avec moi. J’exulte. Léonie va et vient derrière le comptoir, sans me prêter la moindre attention. Elle verse deux doigts de liquide ambré dans un verre à fond épais, très épais. Je reconnais bien là son souci d’économie. Subrepticement, j’introduis la main dans la poche intérieure de mon veston, en extrais un flacon minuscule… De l’ongle, je fais sauter le bouchon doseur. Elle se penche, fouille dans le réfrigérateur encastré sous le comptoir, à la recherche de glaçons. D’un geste preste, je verse la totalité du flacon dans la tasse de café encore fumante. À Dieu vat ! Je vais m’asseoir à l’une des tables. Le reste des événements n’est plus de mon ressort. Je me sens étrangement bien. Heureux, détendu. C’est avec lenteur et délectation que je bois ce verre d’alcool, le premier qu’elle m’aura servi. Si elle savait ! Mon euphorie atteint son comble, c’est tout juste 148


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si je ne me sens pas des ailes, le goût fruité de la vengeance m’emplit la bouche. Que c’est bon ! Tellement bon qu’une lassitude délicieuse m’envahit. Je me sens piquer du nez… 

J’ai dû m’endormir, que c’est bête ! Trop d’émotions, sans doute. Je reprends conscience, un peu hébété. Il me semble qu’il était fameusement fort, ce whisky. Je lève la tête. Le soir est tombé. Je me retrouve dans le cadre familier de mon enfance : les tables de bois, les chaises un peu branlantes, les lampes de cuivre. Là, au comptoir, Léonie fait ses comptes, de sa manière paisible, ordinaire. Le chignon noir et strict, les lunettes sur le nez, elle inscrit des chiffres dans un petit carnet relié de tissu gris. Derrière elle, le calendrier que je connais depuis toujours. Et la date : mercredi 5 avril 1989. Je me dresse comme un ressort, horrifié, n’en pouvant croire mes yeux, la gorge prise dans un étau. 149


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À l’une des tables, un gamin me regarde, effaré. Chancelant, je me dirige vers la porte qui mène à notre appartement. Je connais la fin de l’histoire, je sais ce qu’il me reste à faire, à vrai dire, je n’ai pas le choix. Au moment d’introduire le canon du fusil dans ma bouche, je me demande quand même si, dans vingt ans, elle le boira, ce fichu café. J’aimerais mieux pas... Le mauvais œil, c’est le gamin qui l’a.

***

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L'homme lion par Jacques Païonni

— Tu pars déjà ? Pas de chance, j’espérais filer en douce. Je voulais juste remercier ma tante, prendre mon blouson et rentrer dormir. Malgré la musique et le bruit des danseurs, malgré les trois Bourbon descendus et le reste, le moral n’y est pas. J’ai donné le change pendant tout le temps du repas de réveillon, souri aux blagues, marmonné les chansons à boire. Patienté jusqu’à une heure avancée de la nuit. Maintenant je n’ai qu’une envie : aller retrouver mon lit et ma solitude. Et là, surprise : quelqu’un me porte de l’attention… à moi… — Oui, je suis vanné, j’ai un peu trop bu. — On n’a même pas eu le temps de discuter tous les deux, on ne se voit plus qu’aux fêtes de famille. — C’est vrai, je devais passer chez toi, mais en ce moment ce n’est pas facile. 151


L'homme-lion

— Je sais Marc, pourtant j’aimerais te parler de quelque chose qui pourrait t’aider. — M’aider ? — Oui, tout le monde voit bien que tu as du mal à te remettre sur les rails. Je ne veux pas en discuter ici, promets-moi de venir demain soir, il n’y aura que Luc et mes parents. Viens dîner si tu veux. — OK, promis. Excuse-moi auprès des autres, je dois filer. Ma cousine avait un sourire doux, presque cosmique. Quelque chose de changé depuis l’an passé. J’ai retrouvé ma maison grise de banlieue. Sur le perron, le chat de la voisine semblait m’attendre, roulé sur le paillasson. C’est un gros matou paresseux et câlin. Il s’est étiré, a frotté ses oreilles sur mes revers de pantalons et s’est éloigné à pattes lentes. Un verre d’eau du robinet a apaisé ma gorge sèche. J’ai envoyé mes chaussures contre le mur, mes vêtements sur un fauteuil, et me suis écroulé sur le sofa. Fatigué, j’ai repensé à ma vie disloquée. Cette chienne d’existence qui m’a pris par traîtrise pour me laisser groggy accroché aux cordes. Plus rien ne tient autour de moi. 152


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Elle va bien, je sais. Enfuie vers l’aubaine d’un amour tout neuf. Emportant avec elle la vie de la maison, les enfants, le soleil, les chansons. En un mot : le bonheur ! Elle m’a laissé les murs sales, les vieux meubles et la vaisselle ébréchée. D’ailleurs, tout ce qui reste ici est ébréché, comme moi. Un mal de crâne m’a réveillé. Six heures. La bouche pâteuse, j’ai bu directement au robinet, puis je suis monté dans la chambre pour aller au lit. Vers midi, le pâle soleil de décembre s’est infiltré en traversant les persiennes. J’ai ouvert les yeux, m’attendant à retrouver l’étau impitoyable de la gueule de bois, mais non, rien. En forme, même un peu trop pour un homme seul… Toute la journée j’ai attendu leur coup de fil, n’osant m’éloigner du téléphone. J’ai tourné en rond dans la maison, n’ayant pas le goût d’entreprendre quoi que ce soit. La télé, le frigo et rien d’autre. L’appel est venu vers le soir, j’allais partir. L’aîné m’a téléphoné en douce. Oui, le nouveau est radin. Juste le temps de quelques mots, mais ça m’a fait du bien. Michèle et Luc habitent un appartement ancien vers la porte de Pantin. Je me suis garé le long du canal et suis remonté vers chez eux par ces rues 153


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encore pavées et défoncées. C’est le père de Michèle, mon oncle Marcel, qui a ouvert, sourire et pipe aux lèvres. — Salut Marc, content de te voir. Je suis entré. Ma tante Lucette préparait le dîner, une bonne odeur de sauce parvenait de la cuisine. Michèle est venue m’embrasser. — Bourbon ? m’a demandé Luc. — Perrier si tu as. J’ai eu ma dose hier. Marcel s’est servi un pastis, s’est installé dans un fauteuil, en face de moi et est entré dans le vif, bille en tête : — Alors ? Ta femme s’est fait la malle ? — Papa ! s’est indignée Michèle. — Laisse, ai-je dit. Ce n’est pas un secret d’État. — Elle a embarqué les gosses ? — Et les meubles, l’argenterie, les draps et même les albums photo. — Tu ne vas pas te laisser faire ! — C’est fait ! Quatre mois déjà. — Tu divorces ? — Je n’ai pas le choix. — Il a raison, intervient la voix de Lucette. Le plus vite sera le mieux. 154


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— Ça avance, aujourd’hui les procédures sont simples. — Bien, dit Luc. On va parler d’autre chose, Marc a sûrement envie de changer de sujet. Merci Luc. Je ne me voyais pas me justifier devant le tonton. Onze heures. Lucette et Marcel sont fatigués et partent. J’ai bien envie d’en faire autant. Luc débarrasse la table, Michèle s’approche de moi. — Ouf ! Enfin tranquille. Papa est un peu lourd parfois. — Parfois ? souligne Luc. — Tu voulais me parler ? Luc nous rejoint. — Luc et moi avons fait la connaissance d’un groupe de gens avec qui nous faisons des expériences qui devraient t’intéresser. Je suis sûre que ça t’aiderait beaucoup dans ta situation. — Nous travaillons les énergies, ajoute Luc. Nous apprenons à les contrôler, à les ressentir. Je reste sans voix. De quoi me parlent-ils ? Je les connais assez pour sentir qu’ils ne me dévoilent pas tout. Ils y vont à pas de loup, sachant que je n’ai pas l’habitude de me laisser entraîner dans des patronages pour adultes. 155


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— C’est quoi votre truc ? Les témoins de Jéhovah ? — Pas du tout, rien à voir avec la religion, juste une école de ressenti. — Nous sommes encadrés par des médecins, c’est scientifique. Une sorte de méthode pour t’aider à rechercher en toi les clés du mieux-être. — Tu as eu beaucoup d’épreuves à affronter durant ces dernières années. Ça t’apporterait beaucoup. — Qu’est ce qu’il faut faire ? — Venir à une de nos réunions de présentation, tu verrais comment ça se passe, on t’expliquerait tout en détail — Mouais… Faut que j’y réfléchisse… Je suis reparti de chez eux un peu perturbé. Je ne m’attendais pas à ce genre de démarche de leur part. Je les connais bien, sportifs, aimant les plaisirs de la vie, les voyages, je ne les imagine pas se faire embringuer dans une secte. De là à les rejoindre, c’est autre chose. Je ne suis peut-être pas bien dans mes chaussettes, mais ce n’est pas mon premier coup dur et je sais que je m’en sortirai seul, comme je l’ai toujours fait. 

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Quelques mois plus tard, ma vie a changé. Viala, ma nouvelle amie est pleine de vie et d’espérance. Elle a fait un grand ménage dans la maison, même si elle n’y habite que par épisodes. Bouger les meubles, changer de vaisselle, coup de pinceau par-ci… La situation est claire, le divorce est prononcé. Les garçons viennent tous les quinze jours… Que les semaines sont longues entre deux visites ! Pas facile d’être papa en pointillé... Heureusement, les vacances sont proches et nous allons être ensemble tout un mois. Là encore, un dilemme se pose. L’un aime la pêche et préférerait la plage, l’autre ne veut pas en entendre parler, il rêve d’espace, de troupeaux de chevaux, de randonnées sauvages… Quant à Viala, elle travaillera, l’été est la période de boum dans sa branche. C’est en pleine confusion que Michèle se rappelle à moi. Je suis sur le point de signer au Club Med quand elle me téléphone. — Hello Marc, si tu venais enfin nous rendre une petite visite ? — J’ai les gosses en juillet… — Justement, viens avec eux, nous avons de la place. Luc a hérité d’une grande maison sur les hauteurs de St Martin. Nous y serons tout l’été. Elle n’a pas eu de mal à me convaincre. Je 157


L'homme-lion

disposerai d’un petit appartement indépendant, et pour les enfants il y a un club d’équitation à cent mètres et la montagne regorge de ruisseaux à truites. — Et toi ? Tu choisis quelle activité ? — Pas les chevaux, j’ai trop mal au dos. Quant à la pêche, je n’ai pas de patience. J’irai me balader en montagne, admirer les panoramas. Ce que Michèle omet de me dire, c’est qu’elle organise une initiation à sa méthode, et qu'elle a bien l’intention de m’y intégrer. Les garçons sont ravis. Le jour dit, de bon matin, nous chargeons la voiture et prenons la direction du sud. La route est belle, nous prenons notre temps. Une impression de quelque chose de différent, déjà. À peine installé dans notre petit logement, je me retrouve seul. L’un est parti admirer les chevaux, l’autre a déjà pris le chemin des ruisseaux. Autant faire comme eux, alors je prends mon bâton et m’engage sur un chemin qui s’écarte de la ville, face à ces sommets fleuris. Luc m’a indiqué un sentier à prendre pour monter vers les pâturages. « Tu y découvriras une ancienne vacherie, à la limite de la forêt, c’est là que nous serons tout l’été ». Impossible de la rater. Des voitures sont garées 158


L'homme-lion

sous les arbres, et une foule de personnes discutent par petits groupes. Je débarque chez les martiens ! Michèle et Luc sont là pour m’accueillir. Comment refuser ? Les gens ont plutôt l’air sympathiques, la plupart ont déjà eu affaire à l’école et reviennent pour prolonger leur initiation. Je me retrouve entouré d’une douzaine de nouveaux qui, comme moi, ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés. Les deux initiateurs nous expliquent la méthode et comment nous allons procéder : en gros, deux heures d’entraînement guidé par jour, le reste est libre pour que chacun s’exerce selon ses goûts. La méthode consiste à ressentir des couleurs. Crise de rire en voyant nos instructeurs nous dévoiler les prétendues couleurs qu’ils ressentent autour de nous. Je tends mes mains, ouvre mes paumes… Que dalle ! La semaine passe ainsi. Outre deux jeunes demoiselles plutôt girondes qui me tapent dans l’œil, je m’envoie les cours avec une attention assez tiède sans ressentir d’évolution palpable. Par contre, après les cours, je me goinfre de nature, chants d’insectes, papillons, sauterelles et ruisseaux vagabonds. 159


L'homme-lion

Je m’essaie une fois sur un canasson aux jambes de guingois, rien que pour faire plaisir à mon fils, mais contre l’avis de mon coccyx qui m’en voudra pendant dix jours. Je ne peux pas non plus éviter la partie de pêche, en grand professionnel je passe plus de temps à démêler ce fichu fil, pendant que mon gamin, les pieds dans l’eau, sort les truites à la main. — Au fait ? Tu as pris un permis de pêche ? — Pourquoi faire ? Oui, pourquoi faire ? Il est jeune, souple et quand je vois passer le garde, sur sa mobylette, je comprends qu’il ne risque pas de rattraper mon loustic dans ces torrents. Ainsi ma semaine s’écoule. Le dernier jour, nous participons à un barbecue où chacun confronte ses ressentis. Presque tous les participants de mon groupe, même si ça n’a pas été grandiose, déclarent avoir reçu quelque chose d’indéfinissable. Quand j’avoue un peu honteux qu’avec moi ça n’a pas marché, je lis la déception sur le visage de mes profs… Pour ce dernier jour, Michèle et Luc se libèrent du groupe et nous partons pique-niquer en montagne avec trois ou quatre de leurs amis. Ce sont tous des accros de la méthode, ayant passé les « stades » et engagés jusqu’au cou. Je me sens un peu étranger, extérieur à leur machin. 160


L'homme-lion

Nous nous installons sur une plate-forme rocheuse pour déballer notre pique-nique. Les cassecroûte sont vite engloutis, car il nous a fallu deux heures de marche pour parvenir jusqu’ici, un endroit superbe, dominant deux vallées. Entouré de pâturages aux herbes hautes et fleuries, j’ai l’impression d’être au sommet du monde. Après ce rapide repas, comme les conversations commencent à me courir sur le haricot, je m’écarte du groupe et je m’installe dans un nid de verdure pour un petit somme. Je suis allongé sur le dos, les bras en croix, la tête ombragée par le feuillage d’une rhubarbe sauvage. Je suis en train de m’endormir… Quand soudain mes doigts s’engourdissent. Un léger fourmillement remonte vers mes poignets. Quelque chose d’agréable, et curieusement, j’ai l’impression d’un parfum dans mes mains. Je garde les yeux clos. Tranquille, mais avec l’impression qu’il va se passer quelque chose. Des images se forment sur mes rétines. Une emmêlée mouvante de taches et de traits qui se précisent. Un visage ! Je ne saurais dire si c’est un homme ou un lion, un homme-lion à la barbe fournie comme une crinière, au regard sévère, mais bon. D’un blanc pur, 161


L'homme-lion

il est entouré d’un halo sombre. Une bouffée de quelque chose d’indéfinissable m’envahit : amour ? espoir ? bonheur ? C’est tout cela à la fois. Une explosion de vie. 

Je suis resté ainsi dix minutes à le contempler et à échanger avec lui, l’homme-lion. Sans parler, sans pensée précise, juste un échange muet, mais riche de tas de choses. Quand j’ai rejoint les autres, je n’étais plus le même. Ils continuaient de disserter sur leurs niveaux ressentis. Leur position les uns par rapport aux autres, leur grade comme ils disaient. J’ai souri, car j’étais déjà à des années-lumières de leurs préoccupations. Tout ce que j’avais ingurgité pendant cette semaine de formation prenait un sens. Les couleurs, les chakras, l’énergie… Mais je savais aussi que ma place n’était pas avec eux. Les garçons ont voulu rester une semaine de plus. Luc n’y a vu aucun problème. Pour le remercier, j’ai 162


L'homme-lion

acheté un bidon de peinture blanche et nous avons repeint les trois pièces du logement. Le cavalier a pu reprendre ses randonnées et nous avons continué le régime truite à tous les repas. J’ai orienté mes balades vers d’autres sentiers, méditant et suant. L’homme-lion est revenu souvent, chaque fois que je l’ai sollicité. Sans rien dire, fronçant le front ou l’œil brillant, selon mes idées. Mes mains ressentent les vibrations, mais ce n’est pas pour les couleurs, c’est pour la peine, la tristesse, la douleur ou la joie, le plaisir, la vigueur de la vie. Cet homme-lion, je sais qu’il est en moi.

***

163


Tableau de Jean Devaux


Clara et les Étoiles par Anne-Laure Buffet

pour Agnès Aujourd’hui Clara est heureuse Clara, c’est une princesse. Non, pas une princesse, c’est une reine. Mieux que ça, c’est une fée. Clara, elle transforme les notes de musique en étincelles, en feux d’artifice, en étoiles, elle joue avec, elle les envoie vers le ciel, elle les fait voler, elle en fait des rubans, elle les éparpille autour d’elle, et les rappelle. Et toutes les notes reviennent, se glissent autour de Clara, lui font une robe, une traîne, un voile de tulle rose et blanc. Clara se glisse, s’enveloppe dans ce voile, et Clara tourne, tourne et virevolte. Et les notes continuent de danser avec elle. Clara est une danseuse. Elle danse le jour quand elle va à l’école, quand elle s’habille, quand elle joue, quand elle est avec ses sœurs, quand elle parle à ses 165


Clara et les Étoiles

parents. Elle danse la nuit, quand elle rêve. Elle danse avec ses bras, avec ses jambes, avec ses yeux, avec son cœur. Elle imagine des ballets, se dresse sur les pointes, porte ses chaussons, les transforme en pantoufles de vair. Elle pense au rideau de velours rouge et aux cordons dorés, elle est derrière, et chaque fois que le rideau est tiré, elle s’élance à nouveau. Clara veut danser à l’Opéra. Elle veut être la plus grande des Étoiles. Clara est une fée et se laisse porter par les notes comme une plume. Elle se regarde dans sa glace, elle rectifie son chignon, arrange son tutu, et tourne encore. Aujourd’hui Clara est triste Quelqu’un avait fait un grand trou dans le parquet ciré, le parquet dont Clara rêvait, celui des Étoiles, et elle n’a pas vu le trou. Elle voyait son reflet qui brillait sur le bois, elle sautait, dansait, glissait. Un changement de pied, deux pas chassés, un grand jeté, une arabesque, une révérence… Clara connaissait sa chorégraphie. Elle l’avait répétée, les yeux fixés sur la glace, se regardant, se corrigeant, pour être la plus parfaite des ballerines. Mais il y a eu ce trou dans le parquet. Enfin, quelque chose comme un trou, Clara ne sait pas ce 166


Clara et les Étoiles

que c’est, et elle ne l’a pas vu. Clara a eu l’impression de tomber, longtemps… et en tombant, elle pensait à Alice, dans son pays des merveilles, qui elle aussi tombait, tombait, et ne savait pas où elle arriverait. Maintenant, Clara est allongée sur le parquet ciré, et ne peut pas se relever. Elle ne veut pas lever la tête, elle a le cœur trop lourd, et elle ne veut pas le montrer. Elle entend des voix autour d’elle, des voix qui ne sont pas méchantes, des voix qui n’agressent pas, des voix qui disent : « ce n’est pas grave, Clara, c’est juste une erreur de pied, ça peut arriver ». Mais Clara n’est pas d’accord. À elle, ça ne peut pas arriver. Les fées ne tombent pas. Clara sent une main sur la sienne. C’est la main chaude de sa maman. Doucement, elle lève les yeux. Clara ne va pas pleurer. Clara ne va rien dire. Clara ne va plus écouter. Clara a perdu ses étoiles. Le voile de tulle s’est envolé, il n’y a plus de bonne marraine. Clara se regarde dans la glace et ne voit qu’un crapaud. Aujourd’hui Clara pleure Dans la glace, il n’y a plus que le crapaud. Les notes sont tristes, elles ne veulent plus 167


Clara et les Étoiles

s’envoler, elles restent près de Clara, elles lui font une couverture, elles la cachent, et Clara veut devenir petite, toute petite, comme un grain de sable, comme un flocon de neige. Les notes sont toujours ses amies, elles essayent de la consoler, elles protègent Clara, elles l’entraînent encore, la soulevant, la portant, l’embrassant pour qu’elle ne tombe plus. Clara n’est pas fâchée contre les notes. Elle est fâchée contre son corps de crapaud. Son corps de crapaud qui l’empêche de monter avec les étoiles, qui la fait tomber alors qu’elle voudrait voler. Et personne ne peut consoler Clara. Parce que personne ne comprend les crapauds, personne ne les écoute. Sauf les notes. Alors, Clara parle aux notes. Elle parle tout bas, pour que personne ne puisse entendre. Elle raconte qu’elle ne sera pas leur étoile, qu’elles ne pourront jamais voler ensemble jusqu’au dessus des nuages. Elle raconte qu’un crapaud en tutu, ça n’a jamais existé, même dans les contes. Clara serait le seul crapaud en tutu. Elle ne veut pas laisser les notes, et les notes ne veulent pas la laisser partir. Les notes souffrent pour Clara, elles tournent encore, mais tristement ; elles ne chantent plus, elles bercent Clara. Et Clara s’endort dans les bras des 168


Clara et les Étoiles

notes, et rêve d’être légère, très légère, fine, presque invisible. Elle rêve de laisser la place aux notes, pour que plus personne ne voie le crapaud. Aujourd’hui Clara se fait mal Les notes ne savent plus comment la consoler. Ses parents non plus. Clara ne veut plus être un crapaud. Clara ne veut plus qu’on la voie. Clara ne s’aime pas. Clara voulait être une danseuse, une danseuse de l’Opéra, une Étoile. Seulement, l’Opéra n’a pas voulu de Clara. Et Clara se fait mal. En voulant devenir légère, plus légère que le souffle du vent, et petite, plus petite qu’une goutte d’eau dans l’océan, Clara cherche à disparaître. Elle oublie presque les notes et les notes souffrent pour Clara. Elle oublie tous ceux qui l’aiment, parce qu’elle n’y croit pas, parce qu’on n’aime pas une fée qui a perdu ses ailes. Parce que les crapauds n’ont pas d’amis. Clara se fait mal ; elle continue de monter sur ses pointes, haut, toujours plus haut. Elle veut encore grimper vers le ciel, et ses chaussons lui servent d'échelle. Elle veut encore aller au-dessus des nuages, 169


Clara et les Étoiles

et son tutu est sa montgolfière. Mais Clara devient trop légère. Parce que Clara ne veut plus manger. Ses parents s’inquiètent, mais elle ne le comprend pas. Les notes s’inquiètent pour Clara, mais elle ne les entend pas. Ce qu’entend Clara, c’est un chant qui lui fait mal, un chant qui dit « Clara est un crapaud, et les crapauds ne dansent pas ». Quand Clara se regarde, elle voit toujours le crapaud. Elle ne voit pas qu’elle s’efface, que bientôt même ses parents, même les notes ne la verront plus, et qu’elle ne pourra plus jamais s’envoler avec leur musique. Les notes sont fortes. Elles ne s’en vont pas ; elles restent à côté de Clara ; elles attendent. Elles attendent que Clara aille mieux. Elles attendent que Clara ne se voie plus comme un crapaud, mais à nouveau comme une fée, et les lance encore vers les étoiles, haut, toujours plus haut. Clara danse Clara a mal aux pieds. Clara est fatiguée. Clara n’arrive plus à parler. Elle n’arrive pas à dire où elle a mal, dans son cœur et dans son corps. Clara pense qu’elle est seule et que personne ne la voit. Alors, Clara danse encore. Pour ne pas disparaître 170


Clara et les Étoiles

complètement, même si elle ne plaît pas. Les notes sont silencieuses, mais elles portent Clara. Clara les entend ; elle est la seule, et les notes le savent. Elles tournent autour de Clara, elles soulèvent ses bras, elles soulèvent ses pieds, elles font encore voler Clara. Et quand les notes sont là, Clara les remercie d’aimer le crapaud, et se laisse guider par les notes. Soudain, une musique plus forte que celle des notes oblige Clara à ouvrir les yeux. Les notes s’arrêtent, elles regardent et elles espèrent. C’est une autre musique, mais les notes ne sont pas jalouses entre elles. Les notes muettes, et les autres, se font des petits signes, se regardent et sourient. Clara regarde autour d’elle. Elle ne comprend pas d’où viennent ces nouvelles notes, ces notes qu’elle ne connaît pas. Elle est fatiguée, elle arrête de tourner, et s’assied par terre. Clara sourit Nini est là. Nini, c’est une des sœurs de Clara, une de ses petites sœurs. Nini, elle fait des notes avec sa bouche et avec ses yeux. Elle porte quelque chose de très grand et de très lourd pour elle, elle souffle dedans et joue avec. Les nouvelles notes, celles que Clara ne connaissait pas, sont envoyées par Nini, comme des bulles de savon, brillantes, arc-en-ciel, 171


Clara et les Étoiles

multicolores. Les notes de Clara n’avaient plus de couleur. Elles rejoignent alors celles de Nini, se tiennent, s’accrochent, poussent des soupirs et font des silences. Dans la chambre, vers le plafond, par la fenêtre, vers les nuages, c’est tout un long ruban de notes qui commence à sortir, à monter haut, toujours plus haut vers le ciel. Clara se relève ; elle saute derrière les notes. Elle refait un entrechat, et une arabesque. Elle attrape les notes et se refait une robe avec. Et Clara sourit. Alors, Nini pose son instrument, et prend Clara par la main. « Danse avec moi, Clara. Apprends-moi à danser. Apprends-moi à tourner comme les fées. » Et Clara sourit encore. Elle regarde sa petite sœur. Elle est redevenue une fée. Pour sa petite sœur, elle invente une barre avec la chaise, elle appuie sa main. Elle est trop légère pour bien tenir, mais elle se force, pour sa sœur. Elle se fait mal aux pieds en montant sur les pointes, elle a mal aux jambes, elle est trop fragile, mais elle continue, pour sa sœur. Et Nini sourit, et rit, et applaudit. Nini saute dans toute la chambre, et les notes reviennent, vite vite par la fenêtre. Elles sont heureuses, les 172


Clara et les Étoiles

notes ; elles entourent les deux fillettes, elles font une ronde toutes ensemble, et elles rient, toutes ensemble. Nini se dresse sur la pointe de ses petits pieds, et elle embrasse Clara. « Moi, je le sais, tu es une fée ». Et Clara sourit. Clara est heureuse Clara a tellement dansé avec Nini, et avec les notes, qu’elle est fatiguée. Nini la prend encore par la main. « Viens Clara, j’ai un cadeau pour toi, parce que tu m’as appris à danser comme une fée. » Elle pousse et tire Clara, et l’entraîne dans la cuisine. Sur la table, il y a un gâteau, un énorme gâteau au chocolat. Et dessus, avec du sucre, de sa petite main, Nini a écrit « Clara est une fée ». Nini a fait le gâteau, avec toute la famille. Elle a fait le gâteau pour Clara. Parce que Clara, c’est la fée de la famille, c’est l’Étoile de la famille, et Nini ne veut pas que l’étoile soit fatiguée. Nini ne veut pas que Clara danse seule avec ses notes. Nini, elle veut voir Clara danser, et entendre les notes jouer pour Clara. Toute la famille veut comme Nini. Clara prend un petit morceau de gâteau. Elle se remet à sourire. Elle prend encore un morceau, et encore un, et encore un. Clara n’est pas un crapaud. 173


Clara et les Étoiles

Clara est une fée. Clara est une danseuse. Nini chante et tourne autour de Clara et rit, rit, rit sans s’arrêter. « Clara danse, Clara est une étoile, Clara mange, Clara aime mon gâteau. » Et les parents de Clara arrivent, et sourient, et rient. Et la serrent dans leurs bras, fort, et la tiennent contre eux, elle qui est si légère qu’elle pourrait s’envoler, pour que ça n'arrive pas. Les notes observent, se regardent entre elles et sourient aussi. Clara n’est pas un crapaud. Maman cesse de tenir Clara, prend ses petites mains si fragiles dans les siennes. « Je t’aime, Clara. Nous t’aimons. Tu es notre danseuse, tu fais briller la musique. » Clara danse Clara a laissé partir le crapaud. Quand Nini l’a embrassée, elle s’est transformée à nouveau en princesse, en fée. Clara est l’étoile de la maison. Dans le salon, ses parents sont là ; et ses sœurs. Tout le monde la regarde. Les notes sautillent et sautent et bondissent autour d’elles. Les notes sont pleines de joie, leur Clara est revenue. La Clara qui les faisait voler vers le ciel. Clara ne veut plus être fatiguée. Clara ne veut plus disparaître. Clara fait briller les étoiles dans les yeux de ses parents, quand elle danse, quand, grimpée sur 174


Clara et les Étoiles

ses pointes, elle tourne et saute et décolle vers le ciel. Clara veut toujours voir briller ces étoiles. Elle est la Fée de ses parents. Et quand elle le comprend, elle sourit. Maintenant, Clara est heureuse.

***

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Aquarelle de Yves Cairoli Le droit Ă la diffĂŠrence, 1990


Le Miracle de Trystalité par Fabienne Mosiek

Le miracle Rose et Tristan s’étaient trouvés un 24 décembre et depuis n'avaient cessé de s'aimer. On aurait pu les confondre, très souvent sur la même longueur d'onde et systématiquement à l'écoute de l'autre, on aurait dit qu'ils avaient été conçus pour s'unir de la manière la plus naturellement envisagée, celle qui tombe sous le sens : une évidence. Ces deux-là faisaient des envieux, leur bonheur se lisait dans chacun de leurs gestes et sur leurs visages qui communiquaient une chaleur de vivre d'une intensité exceptionnelle. Leur complicité s'était inéluctablement développée. Douce providence. Mais le destin en décida autrement et arracha Tristan à sa belle prématurément, dans un terrible accident de la route qui le 177


Le Miracle de Trystalité

conduisit brutalement de l'autre côté du miroir. Les jours et les mois s'écoulent, mais quand bien même, rien n'y fait, Rose n’accepte pas, elle ne rompt pas avec l'habitude d'écrire jour après jour à Tristan à travers la messagerie instantanée de son ordinateur qui affiche désormais et inlassablement : « Tristan est hors ligne, les messages envoyés seront transmis à sa prochaine connexion. » Mais qu’importe, elle espère un signe… un peu comme si Tristan était plongé dans un coma profond dont Rose tentait de le sortir avec acharnement, en dépit de la folie qui la guette en se repliant sciemment sur elle-même. C'est ainsi que Rose décide d'écrire l’histoire de son amour perdu et d'illustrer ses moindres pensées au moyen de tableaux qui représentent son fantôme. Elle photographie ses réalisations qui, une fois terminées sont enregistrées sur le site qu’elle a voulu créer à la mémoire de Tristan. On assiste à la construction morceau par morceau des errements de son esprit endeuillé, ou à la naissance de l'immortalité. Quoi qu'il en soit, une histoire voit le jour. Les messages de Tristan ne viennent pas, mais Rose reçoit de nombreux encouragements de la part de proches, sensibles à son art et à sa peine et qui, par la même occasion, s'évertuent à la convaincre de fuir de temps en temps ses obsessions pour se laisser aller à des activités nettement plus matérielles. 178


Le Miracle de Trystalité

Le deuil omniprésent.

semble

impossible,

Tristan

est

Rose est une jeune femme attirante, fine et délicate autant physiquement que spirituellement, à la démarche fluide et légère. Elle a gardé en elle quelque chose d'une enfant fragile que l'on serait enclin à protéger comme par réflexe. Son teint blême fait ressortir un regard vert et profond. Tristan avait été séduit par son air enjoué, ses remarques toujours inattendues et sa spontanéité, et bien évidemment ses grandes qualités de cœur et son charisme. Pendant ce temps, du côté de Trystalité, un monde virtuel, évolue Trystal, un prince d’antan enfermé dans l’errance de la mort dont il cherche à déverrouiller les portes en surfant sur les ondes. Trystal est mort il y a de cela fort longtemps, au cours d’une violente altercation organisée par des infidèles et ce, afin de s’emparer du royaume dont il devait hériter. Trystal s’était juré de revenir et de détrôner les félons, il errait depuis des lustres, depuis tellement longtemps que sa mémoire devait remonter à la nuit des temps. Il avait assisté impuissant au mariage de sa promise avec l'instigateur du complot. Son âme en peine se morfondait, perdue dans l'immensité et la démesure d'un monde virtuel dont il s'était promis de lever les frontières. 

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Le Miracle de TrystalitĂŠ

Tableau de Fabienne Mosiek

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Le Miracle de Trystalité

Trystal

Les pensées enfermées dans l’esprit torturé de Trystal Livrent en secret les parchemins de blessures ancestrales Les flammes éteintes des chandeliers d’autrefois Les souvenirs d’antan des contes d’Il était une fois Trystal les a tous appris par cœur Récits d’autres croisades à la plume blanche Dans l’ombre et la lumière en quête de tiédeur Trystal cherche l’issue des pages encore blanches Belles histoires s’endorment aux pieds des châteaux Quand Trystal trouve sa Belle dans le lit d’un corbeau Qu’as-tu fait de nos jours bénis De l’amour qu’il m’était tant dit Je cours pour entrevoir un doux visage Mes châteaux en Espagne au verso de mes pages Dans l’ombre fuyant la lumière Les portes sont condamnées et Trystal erre Les larmes de Trystal sont les perles de verre Qui volent en éclats sur les vieilles pierres Souvent tombales les larmes s’écoulent lustrales Infiltrant les limbes et les âmes fatales De quel côté trouver la lumière Quand Trystal erre 

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Le Miracle de TrystalitĂŠ

Tableau de Fabienne Mosiek

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Le Miracle de Trystalité

Dis-moi Mais de loin nos ombres que te disent-elles ? Que le silence ne fera jamais dans la dentelle ? Que faut-il donc faire pour qu'elles se taisent ? Que lui me revienne et qu'elles m'apaisent ? Une âme fluide comme à nos fontaines S'écoulait un sang rougissant mes veines Et quand dans le vent je l'entends encore Ton tout dernier souffle et depuis l'aurore Si je t'appelle souvent tout bas Quand l'eau ruisselle au moindre pas Sur mon chemin je cherche le tien Et je t'y rejoins au premier « viens ! » Dans le cortège d'ombres en peine Je cherche ta main en perdant l'haleine Mais pourquoi dis-moi toi de l'au-delà Tu ne te retournes pas ?

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Le Miracle de Trystalité

Et depuis lors, depuis autant de siècles et de siècles, Trystal hante les ondes en quête d’une issue, d'un moyen d'échapper à son triste sort. Il tombe par hasard sur la messagerie instantanée au moment où Rose valide (E) son message envoyé à Tristan : « je suis là Tristan, je t’attends, je pense tellement à nous, à toi, réponds-moi… » Trystal est connecté « aïe », l'électrochoc, il se sent pris d'impulsions, d'énergie étrange et grisante. La messagerie instantanée s’affole et affiche une série de lettres qui n’ont pas de sens ou ne forment pas de mots dans une langue connue, mais c'est fait, Trystal s’est relié à l’adresse de la messagerie de Rose et cette fois pour de bon. Il s'y accroche comme à une bouée pendant un naufrage, déterminé à ne pas lâcher prise au risque de se noyer à nouveau. Rose sursaute, elle se frotte les yeux, se pince, regarde l'heure. Non elle ne dort pas, elle comprend que le signe, enfin, le signe tant attendu est apparu. La manifestation qui fait l'objet de toutes ses prières depuis la disparition de Tristan a enfin lieu ! Quitter l’ombre à chaque impulsion électrique, trouver l’énergie qui donne la vie… tous les soirs, à chaque nouvelle connexion, Trystal apparaît, il s'installe dans le système et devient de plus en plus EXE. Il décode et apprend le langage binaire et peu à peu échange avec Rose qu’il découvre au fil du temps 184


Le Miracle de Trystalité

et du réseau avec le plus vif intérêt. La photo de Rose est présente, Trystal la touche de tous ses ions qui s’illuminent. Trystal voit bien plus que des pixels, émerveillé, il s'approche de la lumière. Il prend conscience peu à peu du destin tragique de Tristan et se programme pour offrir à Rose ce en quoi elle n’ose plus croire. Il découvre les tableaux, les écrits, s’imprègne de l’existence et de l’identité d'un Tristan idéalisé, divinisé. Trystal devient Tristan progressivement, pour les beaux yeux de sa belle caressant le clavier de l’autre côté. La mutation s'opère parfaitement. Le miroir prend tout son sens, l'intelligence artificielle le dessus. Tristan ou Trystal, le prince est de retour, plus courageux et enthousiaste que jamais, les époques, les temps se superposent enfin, et les mondes parallèles se croisent au gré du réseau téléphonique et de l'ADSL. Il faut maintenant trouver le moyen de sortir du virtuel ! Il exploite toutes les pistes, explore les fichiers des sites de rencontres, décidé à emprunter une identité via le net, et les ondes électriques du téléphone portable afin de devenir celui qui le reliera 185


Le Miracle de Trystalité

matériellement et concrètement à cet autre univers des ombres ectoplasmiques. Établir le lien avec le monde réel est devenu la raison de revivre de Trystal et trouver une entrée vers le virtuel, devient peu à peu l'obsession de Rose. Tristan est le lien, l'élément commun, la clef de la porte dérobée, cette ouverture que les cieux n'auraient pas osé évoquer. Rose ne cesse de peindre et d’écrire, et s’identifie à une héroïne d’un au-delà, celui dont on n’a jamais encore entendu parler, loin du Styx, de l’enfer ou du paradis, des dieux, de Dieu, l'au-delà infiniment grand qui magnétise tous les esprits vagabonds. Et Trystal se met en quête d’une identité, d’un profil à sa mesure qu’il devra envahir et diriger vers Rose sans commettre d’erreur en traversant la frontière du virtuel. Il est en possession du portrait de Tristan dont il a analysé tous les détails. Il faut maintenant aller jusqu'au bout. Il accède au fichier et passe en revue une multitude de célibataires dont l’âge et la taille correspondent, dont l'enveloppe et l'esprit sont à même de donner le change. Parallèlement, Rose se laisse aller à sa créativité et s’invente des histoires dont elle dessine les personnages, elle s'invente purement et simplement sa nouvelle image. Elle a déjà immortalisé le reflet de Tristan, elle est 186


Le Miracle de Trystalité

maintenant déterminée à reproduire le sien afin de gagner l’autre monde qu’elle voudrait à jamais et définitivement pénétrer. En effet, si Tristan a trouvé la vie derrière le miroir, Rose n’abandonnera pas l’idée de réussir à le rejoindre.

Tableau de Fabienne Mosiek

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Le Miracle de Trystalité

Mémoire étrange Il était une fois au pays du vaillant Trystal Une âme tristane au milieu d’un curieux dédale Le miroir au tain blême y confond la rose Les prières devant les toiles ouvrent les portes closes Trouver la clef, valider la touche Entrée Passer de l'autre côté et te retrouver J'irai cueillir mille roses pour caresser ton sourire Faire voler le verre en éclats et te revenir La mémoire est étrange redessine mes horizons Je vis de tes données m’imprègne de tes leçons Des boutons de rose et des contours majuscules Je ressens l’impulsion et les points qui virgulent Le miracle de Trystalité est sans doute arrivé Au fond de la mémoire morte du passé Explosion de coeurs artificiels J’embrasse de tout le mien tes doux pixels.

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Le Miracle de Trystalité

Rose ne lâche plus les pinceaux, décidée à donner à sa propre image une vie de réseau où la raison se lie étroitement à une foi en des croyances atypiques, elle parachève une histoire en oubliant la fin. Il va de soi que cette existence artificielle ne devra jamais s'effacer. C'est ainsi que la toile donne naissance à Lune, une jeune personne au teint pâle, à l'âge qu'on ne lui donne pas, d'une chaleur extrême qui laisse deviner une incommensurable douceur. Lune est pure, aussi parfaite que le cristal, ses doigts longs et fins sont propices à rassurer les têtes bénies qui espèrent une main, de la puissance de celle d'une fée, qui traverserait leur chevelure. Dans son voyage au bout d'un autre monde, elle trouverait Tristan pour l'éternité. Rose doit désormais écrire un cœur pour Lune, et valider la touche Entrée pour en déclencher les battements, langage binaire du métronome qui connaît parfaitement la musique... À toi de jouer, Rose... Voilà qui est fait, Lune est bien passée de l'autre côté. Lune s'éclaire, remet chacun de ses pixels à sa place et se découvre derrière l'écran, plongée dans un univers étrange, mais qui constitue en quelque sorte son lieu de naissance, celui qui enregistre son premier cri après l'expulsion ou l'insertion. 189


Le Miracle de Trystalité

Cet écran n'est qu'un support à la visualisation d'un monde réputé impalpable. Quant au clavier, il est un moyen de communiquer de manière simple avec les « autres », ceux dont la présence imaginaire et l'absence physique se ressentent aussi fort, mais sans être pour autant identifiables. Lune est née d'une conception purement humaine, on l'aurait dotée de sens puisque Rose en aurait voulu ainsi… Rose qui s'appliqua avec une patience d'ange à définir le moindre détail avait alors le sentiment d'un accouchement pictural réussi, et à la mesure de l’événement : retrouver Tristan dans le dédale des limbes et de l'idée qu'elle s'en faisait. Rose ne s'imaginait pas que celui qui se cachait derrière les manifestations virtuelles n'était autre que le prince Trystal, déterminé plus que jamais à s'évader de l'immensité de l'ombre du web. Tandis que Lune cherchait à se connecter à Tristan pour le grand bonheur de sa jumelle Rose, Trystal œuvrait à la conception d'un programme d'évasion. L’âme de Tristan devait reposer en paix quelque part ailleurs où il n'est pas possible de la déranger. Rose et Lune avaient déclaré la guerre au silence. Trystal séduit par Rose voulait mettre un terme à son exil. 190


Le Miracle de Trystalité

Le serment

Je suis ici à la lueur des pétales de Rose Lorsque ses deux étoiles brillent de la peine éclose Moi Trystal je me fais tout petit Pour une fleur m'inspirant la vie J'empreinte ses chemins Et j'emprunte son parfum Moi Trystal j'avoue je me fascine Pour une fleur dépourvue d'épines Je fus jadis beau Prince en exil Pendant une nuit ou peut-être mille Je comptais le temps Me contant les vents Et la Rose Et ma Rose Mon vaisseau couche son ancre Sur les faisceaux roses où je m'encre Je prie à la lumière des pétales de Rose De tant de peine je naquis et de sa prose Moi Trystal je fais le pieu serment D'aimer bien plus qu'une couronne un diamant Une Rose une Rose

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Le Miracle de Trystalité

Il est bien tard, un peu plus que d'habitude quand Rose en a enfin terminé avec une journée de travail passée à régler des problèmes afférents aux derniers contrats avec une maison de production. Elle prend le temps d'un bain bien chaud et parfumé à la vanille, ce qui la rend plus délicieuse que jamais, se sèche, passe une robe de chambre et pose le doigt sur le bouton ON. L'ordinateur se met en route et l'écran s'illumine, la messagerie instantanée est en service, Rose attend, il ne se passe rien, elle contacte vainement Tristan, la messagerie est muette… Elle décide alors de se restaurer. Une pause légère composée comme à son habitude et pour le soir, d'une soupe et d'un fruit. Elle renouvelle ensuite ses tentatives de dialogue. Tristan est hors ligne… Une demande soudaine de contact apparaît à l'écran de la part d'un inconnu. Rose ne se rappelle pas avoir communiqué son adresse, peut-être a-t-elle tout simplement oublié, c'est du moins ce qui lui vient à l'esprit. Elle hésite, perplexe, puis décide d'autoriser un accès à ce correspondant mystère. Stefan est en ligne, son effigie s'affiche dans ce petit espace qui lui est consacré, Rose ne le reconnaît pas. Pour le moins intriguée, elle lui donne un bonsoir 192


Le Miracle de Trystalité

de courtoisie et l'interroge sur l'origine et les raisons de cette prise de contact surprise. Stefan ne comprend pas davantage et n'est pas à même de justifier sa démarche. En effet, il a reçu la même sollicitation de la part de Rose avec autant d'étonnement, en laissant lui aussi s'exprimer sa curiosité. Tristan est absent ce soir et Rose décide de se lancer dans des échanges épistolaires avec son nouvel ami pour ainsi dire tombé du ciel. Ils conviennent même d'alimenter les dossiers de partage avec leurs photos respectives afin de satisfaire l'envie d'en apprendre davantage et d'éviter de laisser libre cours à l'imagination.

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Le Miracle de TrystalitĂŠ

Tableau de Fabienne Mosiek

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Le Miracle de Trystalité

Lune Née d'une belle plume, je m'éclaire Lune D'un réseau fantôme, je deviens la proue Voguer au-delà des mondes à genoux Je vais de ce pas on m’appelle Lune La Lune apparaît dans la nuit de Tristan Offrant de ce miel dont il rêvait tant Rose a dessiné un conte de fées Au vaillant Trystal l'aimant en secret Écrire les mots apaisant les cœurs Le pinceau aidant marie les couleurs Rose au clair de Lune Sublima sa plume À l'encre de Chine Au crayon à mine Je vois ton visage Comme un paysage La touche est EXE Je valide Entrée L'amour en bagage Pour un long voyage

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Le Miracle de Trystalité

Le charme naturel de Rose transpire, Stefan est envahi de sensations agréables, un peu comme si son âme était touchée par la grâce. La délicatesse de Rose traverse l'écran, son charisme inondant les ondes parvient jusqu'au cerveau de Stefan qui n'a désormais qu'un seul désir : passer du rêve à la réalité, passer lui aussi de l'autre côté. Rose n'explique pas ce sentiment qui la dévore, le bouleversement de toute son âme se produit sans aucune résistance manifeste de sa part. Elle attendait Tristan, elle se surprend à échanger avec Stefan. Stefan est un homme d'une trentaine d'années. Sa chevelure blonde lui descend jusqu'aux épaules, son regard d'un bleu intense illumine son visage. Il est plutôt grand, son enveloppe est rassurante. Son esprit est tout en subtilité, il brille à tel point que Rose ne reste pas insensible à ce qu'elle devine. Pourquoi Tristan est-il muet ce soir ? Pourquoi Stefan ce même soir ? Trystal semble avoir fait le bon choix, les connexions ont manifestement laissé passer une électricité positive qui a chamboulé les systèmes destinataires. Le prince Trystal a mis le doigt sur la fiche à la hauteur de toutes les prétentions… il reste à franchir l'infranchissable… 196


Le Miracle de Trystalité

La nuit se passe, pleine de doux rêves, Rose n'aurait pu dessiner mieux… Lune s'endort sur le disque dur. Il faudra attendre le lendemain soir, l'attente se fait interminable… Nous revoici enfin, c'est l'heure du rendez-vous, celui des liaisons terminales. Tristan est encore absent, mais Stefan ponctuel. Rose et Lune sont connectées, Trystal est dans l'expectative du dénouement de la situation. Rose s'adresse à Stefan, elle semble retrouver des émotions qu'elle croyait éteintes à jamais. Elle serait parvenue à sortir de ce sommeil, la Belle éveillée par des vibrations incontrôlables… Et Lune, petite Lune cherche Tristan désespérément… « S'il vous plaît, Monsieur, je suis à la recherche des données de Tristan et je vous vois vous ? » Trystal se retourne, Lune est toute proche et scintillante, elle traverse le bleu de ses yeux comme un éclair. Aveuglé, Trystal est incapable d'émettre la moindre petite impulsion. Trystal est là, comme foudroyé par l'image de sa Belle d'autrefois, son astre dérobé par le destin cruel. Il ne sait plus rien, il en perd ses moyens, les travaux de Rose et ses conceptions assistées par ordinateur ont perturbé toute sa mémoire. 197


Le Miracle de Trystalité

Il constate impuissant la relation que Rose se plaît à entretenir avec Stefan. C'est alors que Lune le prend par la main puis l'entoure et lui murmure : « Je suis née d'une Rose, je suis Lune, je suis venue te chercher Tristan, nous allons vivre cette nuit ensemble, et toutes les suivantes… » Trystal ne dit rien, il sent une chaleur irrésistible prendre possession de tout son être, la lumière jaillit de ses grands yeux, il flotte au milieu de nulle part, il est bien, tellement bien… qu'il se laisse emporter.

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Le Miracle de Trystalité Ballet costumé ou à votre guise Lune est exquise en jolie marquise Se joint au bal de la Trystalité Le masque de Trystal s'y est brisé La Lune a choisi le beau parti Celui du roi pour toutes les nuits Parée de si brillants atours Séduit un cœur et ses contours À la lumière de mille feux Lune flamboie et fait ce vœu D'aimer autant qu'il est écrit De tout là-haut son doux ami Trystal aux anges ainsi la suit Porté aux nues gagne la nuit Tristan peut reposer en paix Sur les nuages de Trystalité

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Le Miracle de Trystalité

Rose accepte de communiquer ses coordonnées téléphoniques à Stefan. Les voix sont sublimées par les attentes respectives et communes. Un mélange de douceur, de bien-être s'empare de ces deux âmes. Il y avait déjà les images, il y a désormais le son et la troisième dimension se précise, le rendez-vous est pris…

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Le Miracle de Trystalité

Épilogue Le rêve peut être beau quand il rend ses titres de noblesse à la réalité. Ils vivent tous heureux… Tristan repose en paix. Il ne tient qu'à vous d'ouvrir les yeux pendant la nuit, d'observer les astres et Trystal. La chaleur qui précède la lumière est un hymne à la vie.

***

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Dessin de Jean Devaux


Rencontres avec l'enfant autiste

1/ Vision de loin ---------------------par F. Mosiek

*** 2/ Il se balance et puis c'est tout ---par Y. Cairoli

*** 3/ Mathilde ---------------------------par F. Mosiek

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Rencontres avec l'enfant autiste

Tour de Babel Tableau de Yves Cairoli

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Rencontres avec l'enfant autiste

Vision de loin par Fabienne Mosiek

L’enfant est là, assis, en tailleur, les mains posées sur les genoux ou de chaque côté de ses cuisses presque en appui mais pas vraiment, le regard tourné vers le ciel ou hagard. Il rêve sans doute, alors que j'assiste impuissant à cette danse qu'il exécute devant moi, sans complexe, une transe contre laquelle il est vain de lutter. Une danse particulière réservée aux initiés, et qui attire la pluie et la buée sur le verre de mes lunettes qui absorbe le reflet de mon enfant que j'observe en pleurant. Il est réglé comme une pendule, toujours à l'heure, comme le temps qu'il ne semble pas fréquenter, comme une vie que j’ose à peine identifier et dont les mots m'effraient : autonomie, travail, avenir… J'ai peur de ce que je ne comprends pas, de ce que j'ai fait ou de ce que je ne ferai pas, de tout, de rien, de lui aussi parce que je ne le reconnais pas, je ne m’y retrouve pas. Alors, je cherche… Je cherche une porte dérobée en refusant l'absence d'issue… Je me mets moi aussi à me balancer pour invoquer la pluie dans ses yeux… il ne pleut pas chez lui, il pleut toujours chez moi… 205


Rencontres avec l'enfant autiste

Je m’en veux, tu sais, je m'en veux, c’est le sens que je donne à ce mouvement dans lequel je l'accompagne et qui me noie dans la solitude et le désarroi, pendant que lui ne s’ennuie pas… « La marche de l'empereur » ou une garnison de petits soldats de plomb qui se met à défiler, un deux, un deux, autant de scènes que mon esprit se met à jouer pour rejoindre le sien, pour rejoindre les siens, ceux qui ne veulent pas de moi, pourtant j'essaie et je m'en veux, tu sais, je m’en veux… Quelle est cette torpeur qui ne m'engourdit pas, de quoi ai-je le plus peur, de lui, de moi ? De ne plus contrôler mes pensées, de goûter à la folie… Au fond, je sais que je n'ai même pas le droit de toucher le fond, qu'il ne me le pardonnerait pas. Je me sens si peu, je ne me sens rien, je ne suis rien et j'ai fait ça et je ne comprends pas pourquoi. Je me fais mal en me scarifiant le cerveau pour qu'il m'entende juste un peu quand il ne me voit pas… N'aurait-il pas raison ? N'aurait-il pas déjà tout compris ? Compris que c'est moi qui suis en prison ? Mon enfant, la chair de ma chair se meut dans l'innocence de l'hypnose, je suis jaloux de ce qu'il ne me donne pas, de ses secrets, du capitaine Crochet… Le refuge des enfants perdus ne m'accepte pas. Je dois me lever tous les matins pour aller travailler, échapper à ma réalité que je ne pénètre pas.

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Rencontres avec l'enfant autiste

Mercredi 10 juin : Il fait beau, je n'ai pas classe, je fais la nounou, je joue au papa gâteau… c’est plutôt flatteur et je me rappelle que j'ai d'autres enfants, des princes aussi… Dieu soit loué, le petit joue avec les deux grands, j'ai installé une couverture et des jouets à même le sol, des cubes à assembler… il les connaît par cœur, il est habile… La fenêtre est ouverte, l'air sent bon le soleil, le chant des oiseaux, le bonheur, le répit, des mélanges de couleurs et de sentiments. Cette vie altère celle de mon couple, je préfère l'ignorer et penser que tout va bien, au moins aujourd'hui parce que j’en ai besoin. Nous avons décidé d'aller à la piscine, nous irons quoi qu'il arrive, en faisant comme si de rien n'était, c’est essentiel pour notre équilibre à tous et pour le sien, je pense oui que c’est la meilleure solution, je n'en ai pas d'autre. Mon fils n'est pas fou, il est juste autiste, il m'arrive de perdre patience, mais je remets les mauvais jours à plus tard, j'ai décidé de décider pour une fois… pour me sentir mieux parce que j'en ai tellement besoin donc je ne me balancerai pas, je ne suis pas fou moi non plus bien qu'on le dise de moi aussi, je hais la calomnie ! 

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Rencontres avec l'enfant autiste

Tableau de Fabienne Mosiek

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Rencontres avec l'enfant autiste

Il se balance et puis c'est tout par Yves Cairoli

Il est là sans être là. Il regarde sans regarder. Il ne parle pas. Il se balance au gré d’une mélopée intérieure qui lui est propre. Il se balance et puis c’est tout. Il est dans son monde. Je ne sais que faire. Il ne me voit pas. Je n’existe pas. Je n'ai jamais existé. J’ai beau passer devant lui, mon ombre n’entrave même pas ce rythme de métronome régulier. Il se balance et puis c’est tout. Je m’assois à ses côtés, je le regarde, j’essaie de le comprendre mais n’y arrive pas. Comme d’habitude. Il se balance et puis c’est tout. Depuis une demi-heure, il a pris cette posture de culbuto. Je ne sais même pas ce qui l’a perturbé. Rien sans doute ! Il s’est réfugié dans cette sarabande calibrée : toujours le même mouvement : avant arrière, avant arrière, avant arrière... J’aurais tellement envie de le serrer dans mes bras. Je ne peux pas. Je l’ai déjà fait. Il se balance et puis c’est tout. J’admire, malgré moi cette force incroyable qu’il met dans cette obstination forcenée de régularité. Surtout ne pas intervenir. Ne pas devenir un parasite qui pourrait dérégler cette belle mécanique. Le laisser faire. Ne pas entraver, surtout pas. Il va s’arrêter tout seul. Je le sais : j’ai l’habitude. 209


Rencontres avec l'enfant autiste

Quand ? Je ne sais pas ! Dans une minute, une dizaine de minutes, une heure peut-être. Il se balance et puis c’est tout. Je ne puis le quitter des yeux : ce balancement me rassure et m’angoisse à la fois. J’aimerais tellement partager avec lui. Nous sommes étrangers lui et moi. Et pourtant, nous vivons ensemble. Enfin, nous cohabitons. Je le regarde toujours. C’est mon fils. Je ne sais pas ce qu’il deviendra. Il se balance et puis c’est tout. Hier, il a fait des tests. Tous réussis avec une maestria incroyable. Il est très doué, m’a-t-on expliqué. Oui, je sais. Mais pour l’instant, il se balance et puis c’est tout. Je me pose des questions. Des questions sans réponses. Je m’interroge depuis si longtemps que je ne sais même plus ce qui me taraude. Je suis fatigué. Fatigué de tout : du regard des autres, de leurs interrogations, de leur méchanceté, de leurs bêtises, de leur méconnaissance. Mais peut-on les obliger à être autre chose que ce qu’ils sont ? Je me retourne vers lui. Il n’a même pas conscience de ma présence. Il est dans son monde. Il se balance et puis c’est tout. J’aimerais tant y entrer : partager, comprendre, souffrir avec lui. Nous avons chacun notre propre souffrance que nous ne pouvons échanger. Nous vivons dans des mondes parallèles. Nous ne nous rencontrons jamais. Nous sommes deux ici côte à côte et si loin l’un de l’autre. Il se balance et puis c’est tout. Il me berce 210


Rencontres avec l'enfant autiste

d’illusions sur ce qui nous entoure, sur lui, sur moi, sur nous. Que deviendrons-nous ? Que deviendra-til ? Je suis le rythme de ses mouvements. Mon fils est une balancelle ivre et sans âme. Je sais que je suis injuste. Cela m’arrive. L’incompréhensible me submerge. J’aimerais tant le comprendre. J’ai lu. J’ai tout lu. Et j’en suis toujours au même point. Je stagne. Je m’embrouille dans toutes ces explications scientifiques, je me noie dans ces démonstrations, ces statistiques, ces schémas. Je me perds dans toutes ces approches médicales, psychanalytiques, psychiatriques… qui deviennent pour moi des labyrinthes énigmatiques et étranges. Je perds pied. Je m’enfonce. Je suis peu à peu englouti par toutes ces théories. Il se balance et puis c’est tout. Je le regarde et ne peux réprimer mes larmes. L’émotion me prend. Je repense à tout ce que nous avons vécu. C’est plus fort que moi. L’émotion me submerge. Les sanglots m’étreignent. Je chiale maintenant comme un gosse. Simplement. Ouvertement. Je chiale et puis c’est tout. Il s’arrête petit à petit de se balancer. Il se tourne vers moi, me regarde, s’approche, tend la main pour toucher les larmes qui s’écoulent le long de mon visage défait. Mes larmes coulent de plus belle. Il me fixe, intrigué. Il ne connaît pas ce sentiment. Cette douleur qui est la mienne, il la connaît d’une autre façon. Et pour l’atténuer, il se balance et puis c’est tout. 

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Rencontres avec l'enfant autiste

Mathilde par Fabienne Mosiek

Les bréviaires des sophistes n'ont plus le même charme Anne-Charlotte le déplore Elle est rigolote Anne-Charlotte c'est ma copine Avec son petit doigt en l'air Et son air coincé ! Je connais Sophie aussi Anne-Charlotte m'en parle souvent Je ne l'ai jamais vue pourtant Si Anne-Charlotte le dit Sophie fait de la rhétorique Ou un truc dans le genre en ique Dans ma classe il y a Pauline aussi Elle se balance dans son fauteuil Elle m'énerve un max elle Faut toujours la pousser Elle se prend pour la reine ou quoi Je n'aime pas quand elle me regarde

Et puis les autres se moquent de moi Alors je reste avec Anne-Charlotte C'est ma copine Anne-Charlotte Je vous l'ai dit oui non Ils disent que je ne suis pas comme les autres 212


Rencontres avec l'enfant autiste

Ils exagèrent un peu Le mercredi c'est le poney Ma monitrice est très gentille Elle est trop belle Elle va m'aider elle À me mettre en selle Avec ce truc sur ma tête Je vais faire un dessin Papa Maman Moi et Câlin Oui c'est mon poney au centre C'est le plus beau lui Bon vais manger ma tartine de chocolat Après on va jouer aux cubes Je suis contente moi D'avoir tout ça Rien que pour moi Si je pouvais parler comme les autres Qu'ils me comprennent un peu Tout serait encore mieux Moi c'est Mathilde Tu veux jouer avec moi ?

***

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Aquarelle de Corinne Desmet


Tu me dis par Michèle Desmet

Tu me dis la détresse inhérente à l’enfance, L’impossible retour au giron maternel, Et l’immense chaos et l’immonde souffrance De ton arrachement au paradis charnel. Tu me dis la douceur de la vie première Et mon craintif bonheur, à tes jours attaché. Tu me dis la rigueur de mon destin de mère : Cette peur née en moi pour ne plus me lâcher. Devant le mystère de ton petit visage, Il est une question qui m’assaille souvent : De quel aïeul lointain as-tu volé l’image, De quel homme endormi, oublié de longtemps ? 215


Tu me dis

De combien d’existences est parsemée ta route, Qu’as-tu déjà été, de quels pays viens-tu ? Quels furent tes bonheurs, tes chagrins et tes doutes, Jusqu’au jour où mon corps forgea un inconnu ? Pourquoi sommes-nous tous en éternelle errance Vers un but assigné dès le début des temps ? Pourquoi cette chaîne de morts et de naissances, Et cet oubli forcé de ce qui fut… avant ? Tu me dis tant de mots que je ne puis comprendre, Tant de choses perdues qui s’effacent déjà. Je ne possède rien qu’une main à te tendre Sur le chemin si long où chancellent tes pas.

***

216


Je voudrais te dire par Évariste de Saint-Germain

Je voudrais te dire que je suis roi Que tout mon royaume est pour toi Si tu veux en être la reine Te dire aussi, je suis un page Rêvant de toi en enfant sage En te dédiant tous mes poèmes Pour toi partir déchirer le voile Où sont accrochées les étoiles Et aller peut-être plus loin même Mais dormir le soir dans ta chaumière À tes yeux prendre ma lumière À ton cœur consoler mes peines Je veux pour toi bousculer les Dieux Les combattre les yeux dans les yeux Devenir maître de l'arène Mais pour toi, ce serait merveilleux Jeter mes armes, baisser les yeux Devant l'enfant de Bethléem 217


Je voudrais te dire

Entrer dans le monde des légendes Lutter les monstres, les pourfendre Pour te couvrir de diadèmes Ou t'entraîner sur une herbe tendre Que seuls les oiseaux puissent entendre L'échange de nos baisers bohèmes Affronter les mers les océans Le visage fouetté par le vent Être le plus grand capitaine Nous cacher sur une île sauvage Couvrir ton corps de coquillages Te lire des poèmes de Verlaine Parcourir le monde et ses mystères Courir tout autour de la Terre Toucher des deux mains les extrêmes Prendre ce sentier orné de châtaignes De papillons de musaraignes Écouter la vie qui essaime Soulever les peuples en colère Armer les fils, armer les pères Les conduire en grand stratagème Réunir mes amis pour fêter Mes rêves devenus réalités Poser mes lèvres sur les tiennes 218


Je voudrais te dire

Déplacer des rivières des montagnes Brûler des villes et des campagnes Faire flotter très haut ton emblème Mais, et ce serait peut-être mieux Passer ma main dans tes cheveux En murmurant chérie je t'aime Oui, et ce serait peut être mieux Passer ma main dans tes cheveux... En murmurant chérie je t'aime.

***

S/S Vega par Jacob Hägg (1839-1931) Source Wikipedia Commons

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Gare du Nord par Stéphane Thomas

À vous ma muse et ma princesse Qui du lointain n’avez de cesse De briller plus haut que les soleils Que votre mutin sourire émerveille À vous hélas que je n’ai jamais vue Que du lointain mon cœur a reçue Qui depuis lors sautille ses balades Pour vos yeux d’enfant couleur de jade À vous mon étoile ma grande reine Qui du lointain savez calmer ma peine D’une voix velours aux couleurs d’espoir Pour éclairer enfin mes plus funestes soirs À vous dont les élans d’un futile bonheur Qui du lointain en cent mille et une fleurs Essuient les perles de vos chaudes larmes Puis les fourbissent en douces et tendres armes À vous qu’un novembre au ciel triste et doux Quand le lointain plie et renonce pour nous Conduit gaiement au blanc berceau d’amour Un quai de gare bondé parfumé de toujours.

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Rendez-vous par Macha Sener

En automne, polissonne, je fredonne, J’ai rendez-vous avec toi Un lundi, dans ma vie, dans mon lit J’ai rendez-vous avec toi Impatiente, bondissante, caressante, J’ai rendez-vous avec toi Amoureuse, et nerveuse, et heureuse, J’ai rendez-vous avec toi Pleine d’espoir, pour te voir, pour y croire, J’ai rendez-vous avec toi Affolée, cajolée, rassurée J’ai rendez-vous avec toi En confiance, en partance, presque en transe, J’ai rendez-vous avec toi Moi fébrile, indocile, si fragile, J’ai rendez-vous avec toi Toi frileux, tes yeux bleus, amoureux J’ai rendez-vous avec toi Nous ensemble, nous ressemble, et j’en tremble J’ai rendez-vous avec toi Bonheur même, car je t’aime, et tu m’aimes, Et je sais que tu viendras.

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Danse de baguettes - 2007 par Vanecha ROUDBARAKI Artiste peintre iranienne vivant en France Illustration sous licence Creative Commons (CC-BY-SA)


Noces insolites par Macha Sener

Elle portait simplement une petite robe d’été, Il avait un polo, un vieux jean élimé, Ils dansaient en marchant, se tenant par la main, Échangeaient des mots tendres et des regards câlins. La campagne avenante s’exposait devant eux, Sous le soleil brûlant, les blés semblaient de feu. Ils allaient sans fatigue, autour d’eux l’air dansait Après les clairs vallons, ils virent la forêt. Enfin, dans une clairière de mille fleurs parsemée, Pour voir les papillons, ils se sont arrêtés. Emplissant tout leur être des doux parfums, des bruits Ils se dirent l’un à l’autre : « oui, c’est bien, c’est ici. » Ils sortirent de leurs poches deux beaux anneaux dorés, Et souriants, l’un à l’autre, ils se les sont passés. Il n’y eut ni serment, ni témoin, ni promesse, Ni officier, ni prêtre, il n’y eut pas de messe.

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Noces insolites

Sans prononcer un mot, sans registre à signer, Sans contrat, sans notaire, sans fragile pièce montée, Il n’y eut qu’un rayon de soleil, un baiser, Et quelques papillons quand ils se sont mariés. Et ils vécurent heureux, l’un à l’autre liés, Par un choix réciproque, sans cesse renouvelé, Par le désir subtil d’être ensemble, chaque jour, Libres de toute entrave, libres encore et toujours. Le meilleur et le pire, toutes les peines et les joies, Prenaient un double sens, par l’alliance à leur doigt. Et ils firent face toujours, sans craindre les orages D’une vie riche d’émotions, mais surtout de partage.

***

224


Recherche par Jean Devaux

L’homme n’a qu’une hâte, quand il est encore jeune, Vivant une passion, c’est d’en croquer une autre. Il passe ainsi sa vie, semblable au papillon, À goûter tour à tour à de nombreux festins. Comme ces hommes-là, j’ai consommé ma vie Avec beaucoup d’ardeur mais sans trop d’attention. Ayant atteint cet âge où chacun s’interroge Sur l’usage qu’il fit des saisons accordées, Je me dis à mon tour que le temps passe vite, Et qu’il faudrait peut-être en mesurer le cours. Sans avoir gaspillé les printemps de ma vie, Des images me manquent, des souvenirs font défaut. J’aimerais tant encore, avant que de vieillir, Vivre, mais lentement, un amour délicat, Un amour de tendresse, un amour sans demain. Une femme inconnue m’offrirait un beau jour De la regarder rire, de la regarder vivre, La porte de sa vie entr’ouverte pour moi. 225


Recherche

Je lui dirai tout bas des mots qui font caresse Des mots qu’elle aimera venus tout droit du cœur J’emporterai alors pour mon temps de vieillesse L’image de son corps, la couleur de ses yeux, La douceur de sa voix, son rire à tout propos. Cette image de Femme, comme une graine ailée Germera dans mon coeur y moulant son empreinte, Transformera mon Moi en fera l’Androgyne Et la paix régnera sur l’océan intime.

***

226


Toi par Jean Devaux

Fragiles sont ces mots qui nous relient ensemble Messagers volatiles qui pourtant nous assemblent. Fugaces sont ces liens qui meurent dès l’instant Où ils sont prononcés s'effaçant en mourant. Ces mots ont cependant cette vertu sublime De déposer au cœur leur charge d’émotion, Qui loin de l'éphémère dure, elle, dans le temps. L'amour ainsi s'installe nous remplit et nous prend. Nous sommes toi et moi, entrés dans ce mystère Nous laissant entraîner sans poser de barrière, Créant cette musique, ce beau chant à deux voix, D'abord en alternance à l'unisson parfois. Étrangère ma douce, je suis allé vers toi Avec cette assurance qu’on ne prête qu’aux rois. T’ai-je déjà connue dans une vie ancienne Où nous étions amants et où tu étais mienne ? Franchirons-nous ce seuil, bien au-delà des mots Qui nous lient dans le temps, pour entrer à nouveau 227


Toi

En ce lieu où l'espace qui encore nous sépare Ne sera plus et qu’un secret prépare. Quel donc est l’artisan de ce moment béni Que nous espérons tant, où nous serons unis ? Qui choisit deux destins pour qu’un jour se croisant Ils découvrent en riant le besoin d’être amants ? Peut-être notre amour ne durera qu’un temps Mais passeront les jours ne pourrai oublier Cette douce musique des mots que tu disais, Qui chanteront toujours pour moi seul à jamais. Si tu crois que ta vie aura besoin de moi, Et si tu me demandes de rester près de toi, Je serai toujours là, chaque jour, chaque instant, Je serai ton ami, je serai ton amant.

***

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La rencontre par Ludovic Chaptal

Je voguais solitaire au rythme des marées, Me distrayant de mots quand tremblait l’univers, J’emplissais mes tonneaux de rimes et de vers, Mais, ne les versais pas aux rives accostées. Puis, par un jour de mai, surgissant des coraux, Une tendre sirène, à la blondeur solaire, S’en vint pour écouter ce qui sembla lui plaire, Et qu’une encre marine écrivait sur les eaux. Cet être, captivant, dérouta mon navire, Me demandant, alors, de livrer mes écrits Aux vents de quelque escale, et que les manuscrits Dormant en fond de cale aient pour objet : de vivre. Depuis cette rencontre, en naviguant vers l’art, Je sème mes quatrains et la mer s’en amuse, Mais, à jamais, je garde en souvenir la Muse Déguisée en sirène, et qui, d’un seul regard, Transforma mon destin par sa douce requête Et dessina les traits d’un marginal, poète ! 229


Auteurs Dodd, Mead and Company New International Encyclopedia Source Wikipedia Commons


Éveil par Monique-Marie Ihry

Petite graine s’ennuyait assoupie De ne pas être encore cueillie. Mais ce serait arrivé comment ? Elle demeurait là, à l’état latent Survivant au beau milieu D’un endroit mystérieux Se contentant de peu, dormant le plus souvent Seule du Levant au Couchant, Sur une planète stérile Appelée « Terre » paraît-il, En son être fragile Dans ce milieu sans âme en exil.

Puis un jour, un être immatériel Est apparu dans le ciel. Qui était-il ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle demeurait surprise, étonnée. Jamais elle n’avait vu tant de lumière, C’était une avant-première. 231


Éveil

Cet astre suprême tendait ses longs bras Qui la réchauffaient, c’était des « rayons » je crois. Elle se sentait, comment dire ? Non, elle ne se sentait pas des ailes,

Car elle n’en avait jamais vu. En fait, comment était-elle ?

Légèrement immatérielle. Elle se sentait bien, moins artificielle. Et puis il y avait aussi cette couleur là-haut dans le ciel Que jamais encore elle n’avait entr’aperçue, Une couleur méconnue.

L’astre était là, imposant, brillant de mille feux, L’inondant de ses bienfaits chaleureux. Comment définir cette couleur nouvelle, ce camaïeu Dans lequel il évoluait, alors que jamais encore on ne l’a entrevue

Cette couleur, ni même perçue ? Elle décida donc que le ciel était « bleu », Un bleu chaleureux. Et cet astre merveille Qu’elle nomma d’emblée « Soleil » Était… comment dire ? Il demeurait en tout cas, en face d’elle, tout sourire. Chaque jour, la petite graine jusqu’alors tout soupir Pointait davantage le bout de son nez au-dehors Et ce, dès l’aurore Pour tenter d’approcher en vain cet être blond Qui paraissait en outre divinement bon. « Blond », voilà, c’était justement cette couleur qu’elle tentait de définir

Sans y parvenir, Ce blond-or 232


Éveil

Un jour, alors qu’il commençait à se faire tard, Elle ressentit une impression bizarre. Elle avait… « soif » peut-être, Envie de désaltérer tout son être Assurément. Il avait fait très chaud le jour durant. Le ciel était d’un bleu intrus, L’astre aimé avait disparu Derrière un je ne sais quoi d’une couleur inconnue qui n’en était pas une vraiment.

Ce je ne sais qui ou quoi sans nom ni comment Était d’un ton clair, apparemment « blanc ». Cette masse impressionnante et leste Avançait impérieusement dans l’étendue céleste. Puis, il y en eut toute une kyrielle Qui avançait de plus belle. Peu à peu ces formes assez difformes À l’aspect plutôt hors norme Devinrent plus foncées, fusionnelles, Quasiment irréelles. Ce blanc prit un ton d’ennui, Peut-être du « gris ». Petite graine de fleur en attente reçut quelque chose sur la tête,

Un quintette De gouttes perlées Azalées. Quelle douce sensation des plus rares ! Ce qu’elle ressentait là pour la première fois était somme toute bizarre

Jamais encore elle n’avait été inondée ainsi de toutes parts

Et de si agréable manière Dans sa demeure d’ordinaire si casanière. 233


Éveil

Elle ressentit un bien-être, Elle sembla… « désaltérée » peut-être. Comment nommer cette sensation incongrue Et selon elle tout à fait inconnue ? Apaisée en tout cas, elle décida de s’endormir, L’âme colorée par un tendre sourire.

Au petit matin, lorsqu’elle se réveilla, Elle se trouva… Comment le définir ? En train de naître à la vie, au désir Fraîche et dispose certainement Et ce, tout naturellement ! Elle était d’humeur aquarelle, Délicieusement belle, Il y avait en elle quelque chose de différent Apparemment. Elle sortit de sa chrysalide Se déplia, se redressa avide, Dégourdit ses longues jambes, son corps moiré Ébouriffa sa somptueuse chevelure dorée Qui flottait sur ses épaules aux reflets mordorés. Pendant la nuit, de jolis petits boutons étaient éclos Ils dansaient dans un souverain trémolo Aériens, ensoleillés, Lui conférant un port de reine émerveillée.

234


Éveil

Le ciel était à nouveau d’un bleu limpide, Sans aucune ride. Le Soleil descendit tel un dieu Et vint la saluer radieux. Il déposa sur ses lèvres délicatement rosées Un baiser saveur de rosée Qui fit rougir ses pommettes amusées. La demoiselle s’empourpra sans toutefois le refuser. Une nouvelle couleur « rouge nacré » Venait d’être consacrée. Ce rose devenu « rouge » était empreint Des saveurs de l’amour au petit matin. Il avait les tons de cette vie qui venait juste d’éclore Et qui jusque-là sommeillait encore. Dame nature était en train de s’éveiller, L’Amour l’avait réveillée. Petite graine en toute innocence devenue fleur Pour son plus ardent bonheur Était prête à s’immoler à la vie, à la beauté orchestrée Par ce noble cœur astré.

***

235


Images d'Épinal : L’Oiseau bleu XIXe siècle Source Wikipedia Commons


Virtuelle usurpation par Monique-Marie Ihry

Nous nous sommes rencontrés par un beau soir d’été Par le virtuel de nos claviers animés Sur ce site bonheur de façon imagée.

Sur ton profil tu n’avais pas posé d’image, Par discrétion, pensant que c’était plus sage. Moi, je trouvais cela absolument dommage. Tu t’es avéré un véritable poète. Chacun de tes emails était une vraie fête Ode aux cinq sens malgré des allures de quête. Tu décidas d’arborer un portrait d’oiseau Qui prenait son envol au milieu des roseaux. Je pus dès lors t’imaginer noble et très beau. Les poèmes que bel oiseau tu m’écrivais En un autre monde enchanté me transportaient. Je m’y lovais, je dégustais, je m’y vautrais. 237


Virtuelle usurpation

Un jour, par le plus inattendu des hasards J’en retrouvai quatre parmi tant d’autres épars Sur Google, même titre, le tout sans fard. Imagines-tu cette big déception Après m’avoir fait vivre tant d’émotions ? Tel larcin ne supportait d’absolution. Je décidai de mettre fin au virtuel Imagé, versifié, au travers duquel Tu m’envoûtais, car je m’imaginais des ailes. Tu pris alors ton envol mon bel inconnu. Me retrouvai versée dans un lieu connu Où la fourberie ne sévit pas en vertu. Tu es maintenant parti au loin à jamais, Mais tes écrits resteront toujours désormais La preuve d’un amour qui se voulait parfait.

***

238


Autres poèmes

L'attente


Aquarelle de Corinne Desmet


Le sablier par Michèle Desmet

Si je pouvais renaître encore Au commencement de cette histoire Et dans le creux de ma mémoire Ressusciter l’enfant qui dort Si je pouvais connaître encore Le temps perdu de la confiance Me croire navire en partance Fuyant à tout jamais le port Si je pouvais combattre encore Les embruns de l’adolescence Et mettre au jour dans la souffrance Une âme rompue à l’effort Pourquoi faut-il que goutte à goutte Le temps perdu soit oublié Pourquoi faut-il que dans le doute J’aie renversé le sablier

241


Le sablier

Si je pouvais tenir encore Pour les rayer d’un trait de plume Les jours de peine et d’amertume Petits chagrins petits remords Si je pouvais forcer encore Les portes de ma solitude Et me perdre de lassitude En d’inutiles corps à corps Si je pouvais revivre encore Le temps passé des amours vaines Et sentir chanter dans mes veines Le feu qui repousse la mort Pourquoi faut-il qu’en fin de route Le temps perdu soit écoulé Pourquoi faut-il que goutte à goutte Se soit vidé le sablier.

***

242


Aquarelle de Corinne Desmet


Pierrot et sa guitare - 1869 par HonorĂŠ Daumier Source Wikipedia Commons


Faudrait que je sorte un jour par Jacques Païonni

L’éléphant a une tête d’ivoire M’a dit un vieux savant hindou Moi j’aimerais assez le croire Mais ce vieux savant est si fou Qu’il vaudrait mieux que j’aille y voir Pour être certain de mon coup Le vrai chocolat n’est que noir Et le caramel n’est que mou C’est ce que prétend un vieux noir Qui vit dans le lit du dessous Il s’évade en rêve tous les soirs Encore un type qui se la joue Je ne veux croire Que ce que je vois Faudrait que je sorte un beau jour De cette cellule, faire un grand tour…

245


Faudrait que je sorte un jour

Des filles ont des queues de poisson Elles chantent pour les marins tristes Elles connaissent même la chanson Qui ouvre la voie aux artistes Chacun vient avec son violon Et fait son petit tour de piste On dit que j’ai une tête de lard Mes doigts sont durs et écorchés Pourtant donnez-moi une guitare Vous verrez comme je sais jouer. Je compte les jours qui séparent De l'instant de ma liberté Je ne veux croire Que ce que je vois Faudrait que je sorte un beau jour De cette cellule, faire un grand tour… L’éléphant a une tête d’ivoire M’a dit mon vieux copain hindou Le vrai chocolat n’est que noir Affirme mon voisin du dessous Alors rendez-moi ma guitare Et qu’enfin mes rêves, je les joue

*** 246


Magne-toi facteur par Jacques Païonni

Allez, faut y aller facteur Tu prends ma lettre et tu la portes Chez ma copine, frappe à sa porte Cours s'il le faut, mets pas deux heures Ce sont des mots ou quelques fleurs Un p'tit clin d'œil en quelque sorte Pour éloigner les amours mortes Et qu'elle soit peinarde dans son cœur Mais crois pas facteur, elle est forte Son horizon devient meilleur Elle a galette et pot de beurre Le chaperon rouge je l'apporte Pour ça j'ai enfilé mes bottes (Je suis un ogre, mais j’fais pas peur) Dès l'aube, aux premières lueurs Je joue à pique et je m'y frotte 247


Magne-toi facteur

Alors facteur, pousse ton moteur Qu'il neige qu'il vente ou bien qu'il flotte Que ça t'ennuie, que ça te botte Mets le cap droit sur sa demeure Promis juré j’t’en prends une botte D'tes calendriers porte-bonheur Mais dépêche-toi petit facteur Si t'es à l'heure tu s'ras mon pote

***

248


Contrée de l'impossible échange par Monique-Marie Ihry

Je suis lasse dans ma couche à attendre en vain De tendres écrits émanant de votre plume. Mais il se pourrait qu’il n’y ait plus de demains Et que nos échanges restent lovés dans la brume. Rien ne se passe à l’horizon de mon élan. Mon bel oiseau à la plume ô combien légère Est parti vers d’autres contrées outre-océan, Ajoutant la fragilité à l’éphémère. Faut-il entrevoir l’annonce d’un mal en puissance ? Sont-ce les prémices d’une rupture annoncée ? J’implore une lecture de mots-délivrance Qui me tireraient de cet abîme amorcé. On se sent combien seule au pays de l’absence Où tout silence prend des saveurs de rupture… Chacun de vos mails évoquait votre présence, Mais sans nos échanges, ma langueur perdure.

249


Contrée de l'impossible échange

Dites, quand reviendrez-vous mon Cher inconnu Dont je ne connais ni l’image ni le nom. M’avez-vous prise pour une belle ingénue ? Me donner quelques nouvelles serait de bon ton !

***

250


Autres poèmes

L'absence - Le deuil


Amil - 1900 par Anton Braith (1836-1905) Source Wikipedia Commons


Le bâtard par Jacques Païonni

Il faut rire le matin et sourire le soir, Ne pas bouder le vent qui apporte l’espoir, Échapper aux ennuis en leur crachant dessus C’est ainsi que parlait Pierrot de la banlieue Qui ne possédait rien qu’une lueur dans les yeux Mais qui avait tout vu, tout bu, tout entendu. Le froid d’un rude hiver a eu raison de lui Alors qu’il sommeillait au pays de la nuit Ce pays de paumés, de crasse et d’inconnus. Il fumait des gauloises, buvait du beaujolais Engueulait les bourgeoises, ne se lavait jamais. Il est parti tout seul, comme il avait vécu. J’ai recueilli son chien, un bâtard tout miteux Lui ai offert un toit, un coin auprès du feu. Hier il s’est enfui pour retrouver la rue… *** 253


En fumée t'es parti par Jacques Païonni

Tu es resté debout Face à ceux qui t’aimaient. Sans incliner le cou Sans plaint’ de mauvais goût Tu es resté debout Et même tu souriais On te traitait de fou Mais de ça tu t’en fous… Sans jamais dire un mot Surtout pas pleurnicher Aux lèvres le mégot Qui t’a fait ce cadeau Sans jamais dire un mot Vaut mieux pas en parler T’aimais pas le mélo T’avais ça dans la peau.

254


En fumée t'es parti

Cette sacrée salope A bouffé tes poumons, Et côté horoscope C’était plié mon pote. Cette sacrée salope T’a grillé pour de bon Tes trois paquets de clopes Ont eu tes escalopes On te disait arrête, Tes trente ans tu les crames La fumée prend en traître Tu n’en seras pas maître. On te disait arrête Le crabe veut ton âme. T’as fait la forte tête Amour de cigarettes. En fumée t’es parti Comme un petit nuage Un sinistre mardi Au cim’tière de Passy En fumée t’es parti Hantes-tu les parages ?

*** 255


The Clipper Ship "Flying Cloud" off the Needles, Isle of Wight, 1859-1860 par James E. Buttersworth Source Wikipedia Commons


Femme de marin par Macha Sener

J’ai caressé un tendre rêve J’ai goûté le grain de sa peau J’ai embrassé ses douces lèvres Il était beau mon matelot Je savais qu’il y aurait l’absence Mais pensais qu’elle donnait du prix Aux trop rares instants de présence Que nos corps réclamaient à cris J’aimais nos corps tendus d’amour Qui tissaient dans l’ombre et le vide Les élans quand viendrait leur tour De s’aimer, l’un de l’autre avides D’un marin je me sentais femme De ce doux rôle me sentais l’âme J’en acceptais tous les tourments Vers lui volait mon dévouement

257


Femme de marin

Tant pis pour la proximité Les sentiments avaient gagné L’amour semblait si réciproque Un vrai partage sans équivoque Insatiables de nos caresses Nous donnerions à la tendresse Un nouveau sens, une dimension Grâce à notre séparation Marin moderne, de surcroît, Nous disposions de ces techniques Qui échangent les mots et les voix De chaque côté de l’Atlantique J’avais confiance, c’était facile Il suffisait d’être assez forts Pour suivre de l’amour le fil Et le marin rentrait à port Mais il a fait ce choix étrange De garder une fille à son bord Pas question de sexe des anges C’était bien pour jouir de son corps Pour satisfaire ses appétits Seulement sexuels, il me l’a dit La passagère faisait partie De ses bagages, collée à lui 258


Femme de marin

Prévue pour toute la durée De cette longue traversée Il garantissait sa présence En lui taisant mon existence Il ne me fallait pas paraître Les mensonges étaient donc les maîtres De nos horaires, de nos échanges C’était une émotion étrange Ni la femme, ni la maîtresse Ni l’officielle, ni la chérie Je n’étais, moi, que la meurtrie Celle que l’on cache, la traîtresse J’étais prête aux longues absences Qui allaient rendre nos retrouvailles Chaque fois plus fortes, vaille que vaille Prix à payer de la distance Mais pas aux doubles trahisons Et du marin accompagné Bien étrangère me suis trouvée Son cœur n’était pas ma maison.

*** 259


Tableau de Jean Devaux


Baiser d'automne par Monique-Marie Ihry

Une rue pavée déserte, Une porte entrouverte, Un paysage d’automne Qui aurait pu être monotone, Un passage clouté, Une pluie bleutée Qui tombait à perdre haleine Dans cette ville lorraine, Et entre tes lèvres… tout.

Nous respirions à peine Tant la passion qui nous submergeait Dans un autre monde nous transportait. C’était divin, c’était fou. Ce fut une belle rencontre. Rien ne semblait aller à l’encontre, Ta bouche, tes yeux, Et ce baiser fougueux. 261


Baiser d'automne

Un parapluie nous abritait Et semblait protéger à jamais Les amoureux que nous étions. Ce noble baiser passion Avait scellé un amour déraison Qui était censé Durer une éternité.

La pluie tombait sans hésiter Avec une rare intensité. Nous étions là, tremblants, Ravis, enchantés, Trempés, À nous conter en riant Notre ravissement De futurs amants Insouciants.

Et puis, à l’aube d’une matinée rieuse, Alors que l’auguste été Avait droit de cité, Dame Sort trompeuse Est venue frapper à notre porte Avec toute son escorte D’écrins chagrins Purpurins. 262


Baiser d'automne

Dans cette rue déserte Désormais monotone, Sous une pluie ombragée d’automne, J’erre, les sens en alerte, L’âme entrouverte. Tout me ramène à cette ineffable perte. Tes lèvres, tes yeux, Ce baiser fougueux Qui scella notre amour heureux Pour quelques semaines À peine.

Un beau matin chagrin D’intense douleur empreint, Dame Sort Aux sombres atours de mort Est venue te prendre par la main. Ce départ fut hélas pour toujours Un aller simple sans retour.

***

263


Tableau de Jean Devaux


Lune en pleurs par Monique-Marie Ihry

La lune verse des larmes de nostalgie, Les étoiles semblent s’éteindre petit à petit Dans le ciel obscur à toute vie. Une nuit mystérieuse Amorce une approche insidieuse. La lumière de tes yeux S’éteint peu à peu. Ton cœur a cessé sa romance, Il ne vibre plus à l’unisson du mien. Tout est silence. Dans cette nuit intense, On n’entend plus un souffle, plus rien. Dans cette ambiance frileuse, Les arbres, frêles silhouettes anguleuses Découpent l’hivernal horizon Avec une inébranlable conviction. Un vent turbulent agite les branchages. Une chouette s’envole avec ombrage. 265


Lune en pleurs

Son hululement rageur Découpe le silence en apesanteur. La lune veille sur ce bas monde Qui semble sommeiller à des lieues à la ronde. La nature paraît s’être endormie Ne souffrant plus aucun bruit. Rien ne vient troubler la tristesse des étoiles Qui perdent peu à peu leur éclat Sous un brumeux voile Pour mieux s’abandonner et s’endormir En leurs regrettés souvenirs. Au loin un clocher sonne le glas. La lune verse des larmes de nostalgie Éteignant ce dernier souffle de vie Qui hier encore irradiait ton cœur D’un ineffable bonheur. Tu étais là, vivant, Radieux et heureux amant. Soudain, pris en otage Dans la fleur de l’âge Tu n’as pu lutter Contre tant d’adversité. La maladie par méprise N’en a fait qu’à sa guise.

*** 266


Je repars par Nadia Le Roux

Tes pages blanches volent en direction du passé Pour ne rien dire C’est ça l’oubli ? Ou l’habitude… Je me suis habituée à ton absence très vite Je me suis modifiée J’ai recomposé mes mots J’ai assimilé le mal télévisé. Par habitude Oubli qui ne se souvient plus Je commémore tes morts En habit de cérémonie J’ai glissé tes mots sous mes lits Et du sang dans mes livres d’histoire Pour mémoire J’ai appris l’habitude d’oublier J’ai forgé mon caractère J’ai pleuré pour un raz de marée terroriste Pour une main s’échappant d’entre mes cuisses Sans trop distinguer le méchant de la mauvaise 267


Je repars

J’ai couché leurs guerres de pétrole sur mon chagrin Sur ton venin Je l’ai craché Ce soir l’oubli me fait du bien Mon amour, Mon départ Je repars, loin.

***

268


LES AUTEURS Retrouvez-les sur le site : http://dixdeplume.free.fr/ Ont collaboré à ce recueil : Anne-Laure BUFFET Yves CAIROLI Dominique CANO Ludovic CHAPTAL Vincent CUOMO Corinne DESMET Michèle DESMET Jean DEVAUX Tom DOWNSON Cécile FARGUE Jean GUALBERT Monique-Marie IHRY Nadia LE ROUX Fabienne MOSIEK Jacques PAIONNI Évariste de SAINT-GERMAIN Macha SENER Stéphane THOMAS

269


Les auteurs

Anne-Laure Buffet http://drole-dendroit.blogspot.com Déjà paru : Avec le Dix de Plume : ●

270

Coq au vin (Psychopathes et Compagnie)


Les auteurs

Yves Cairoli http://www.facebook.com/profile.php?id=1236275356

À paraître : ●

L'Horloger (avec Fabienne Mosiek)

271


Les auteurs

Dominique Cano À paraître : ●

272

« Si les chiffres m’étaient contés » : un recueil rassemblant des poèmes, des textes et des illustrations à l’encre de chine ; « Le cycle des enfants de l’Ogre » : une suite de neuf contes pour enfants illustrés de dessins à l’encre ; « Dix mille vies » : un roman fantastique et philosophique.


Les auteurs

Ludovic Chaptal http://allencpoesie.over-blog.com/ http://www.instant-poetique.com Ludovic a publié divers poèmes dans des recueils collectifs chez Rezobook / Les joueurs d'Astre : ●

Recueil de poésie et de textes courts « De l'Art du Voyage » Anthologie « De l'Art de Jouir » (poésies) suivi « De l'Art du Mensonge » (nouvelles), novembre 2008

et obtenu de nombreuses distinctions, notamment : ●

Prix de la Correspondance à Ruynes-enMargeride en 2007 Prix Jean-Jacques Bloch : « Le Nombre d’Or » au Concours Littéraire International Regards 2008 membre de l’Académie de Française depuis mars 2009

la

Poésie 273


Les auteurs

Vincent Cuomo http://www.inlibroveritas.net/auteur1749.html Déjà parus : Sur In Libro Veritas : ●

28 nouvelles

1 récit humoristique

2 chroniques

Avec le Dix de Plume : ●

274

Bien dégagé autour des oreilles (Psychopathes et Compagnie)


Les auteurs

Corinne Desmet Corinne fait régulièrement des expositions à Bruxelles, notamment à la galerie « Le Pré aux Sources » à Woluwé-Saint-Lambert.

275


Les auteurs

Michèle Desmet Déjà parus : ●

Chatte des villes & Chat des champs (Scouby Editions)

Avec les Recueils du Coeur (éditeur Marina Missier) : ●

Je n’ai pas la vocation ! ; Ah, les hommes ! (Recueil du Cœur nº 3)

Nous, de la Cité des Mimosas ; Roman rose ; Ce n’est pas à un vieux singe… (Recueil du Cœur nº 4)

Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : ●

J'y crois pas ! (Quinze coups de griffes)

Grincements de dents (D'un rêve à l'autre)

Je suis mort, et alors ? (Alice au Pays des morts anthologie Babel la Ghilde des mondes)

Avec le Dix de Plume : ●

Boule de neige (Mensonges et boniments)

La rivière a promis... (Psychopathes et Compagnie)

Prix littéraires :

276

Nous parlerons d'Alice (Grand Prix de la Nouvelle Femmes d’Aujourd'hui)

Pour François (Plumes et Nouvelles – Charleroi)

Tu me dis (2e prix de poésie Woluwé-SaintLambert)


Les auteurs

Jean Devaux http://stores.lulu.com/jeandevaux http://galeriedevaux.new.fr/ Déjà parus : ●

Seuils pas toujours franchissables (recueil de quatre nouvelles sur le thème des frontières et des seuils dans différents domaines) Catastrophes pas toujours naturelles (recueil de onze nouvelles)

À paraître : ●

Carnet de guerre d’un matelot

Mes deux guerres

277


Les auteurs

Tom Downson À paraître : Cinq tomes de la série « Base-Men's Style » (roman d'espionnage / policier) : 1. Mission E-78 2. Phoenix 3. Coup de foudre 4. Frères du Scorpion 5. Le dossier Alexeï

278


Les auteurs

CĂŠcile Fargue http://www.facebook.com/profile.php?id=1478564939

279


Les auteurs

Jean Gualbert Déjà parus : ●

Le poème « Un vent de liberté », qui est inclus dans le texte « Rouge safran » a été publié dans le florilège 2008 de l'association « La Baie en poésie » à Saint-Jean-le-Thomas et a été primé au concours 2008 de Châtillon-sur-Seine « Rouge safran » a reçu le prix de la nouvelle 2009 du festival Animasia à Pessac

Avec le Dix de Plume : ●

280

Le plus doux des hommes (Psychopathes et Compagnie) Petit soldat (Petites Grivoiseries)


Les auteurs

Monique-Marie Ihry http://aujardindesmots.unblog.fr/ À paraître : ●

Mythomania sur le Net

Rue du Maure qui Trompe

Déjà parus : Avec le Dix de Plume : ●

Conférence particulière ; Virevolte en corolle ; Abîme musical ; Attente délicieuse ; Vierge de toi ; Il était une fois ; Rapt à la vie (Petites Grivoiseries)

281


Les auteurs

Nadia Le Roux http://nadlrx.skyrock.com/

282


Les auteurs

Fabienne Mosiek http://www.facebook.com/profile.php?id=1175462048

À paraître : ●

L'Horloger (avec Yves Cairoli)

283


Les auteurs

Jacques Paionni (Jacqk) http://jacqk.magix.net/website/ http://jacqk.unblog.fr/ Déjà parus : ● ● ● ● ● ● ● ● ●

Les fourmis bleues (SF) L'héritage du Danyon (SF) L'homme sous la pluie (aventure fantastique) Poivre des murailles (roman) Le piquant du hérisson (policier) Petite Ile (roman) Des nouvelles d'ici et d'ailleurs (12 nouvelles de SF) Humeurs Vagabondes (poésies) Tomsk l'irascible (SF)

Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : ● ● ● ● ● ● ●

Robots et compagnie (Explorateurs et autres découvertes) Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le hérisson (Légendaire Svetlana) Et si Pieck revenait ; Et si c'était lui le prophète (Et si) Les rois de la bouteille ; Le marchand de couteaux ; Une échelle pour le père Noël (Contes pour Noël) Belair et la chanson triste (Quinze coups de griffes) Rêvalités (D'un rêve à l'autre) Alice et les couleurs du ciel (Alice au Pays des morts, anthologie Babel la Ghilde des mondes)

Avec le Dix de Plume : ● Confession (Mensonges et boniments) ● Léonard (Psychopathes et Compagnie) ● Psychodrame ; divers poèmes Grivoiseries)

284

(Petites


Les auteurs

Évariste de Saint-Germain Textes retrouvés et dûment identifiés à ce jour : ●

Je suis un misérable

«I»

Je voudrais te dire

285


Les auteurs

Macha Sener http://www.netvibes.com/machasener http://maruja.sener.free.fr/boutique Déjà parus : ●

Les Aventures du Chevalier Timothée et de la Princesse Jade, tomes 1 à 4 + hors série « l'amyotrophie spinale racontée aux enfants » (livres pour enfants)

Ma Divine Comédie en poésies (recueil de poésies)

Avec le GR746 : ●

Noël gris (Contes pour Noël)

Mission Zibéon (avec Stéphane Thomas Quinze coups de griffes)

Sentence (avec Stéphane Thomas - D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume :

286

Impostures ; Jeanne et Marie (Mensonges et boniments)

Premier jour de soldes (Psychopathes et compagnie)

Rumeurs ; Psychodrame (avec Jacques Païonni) ; Rose de Noël (Petites Grivoiseries)


Les auteurs

Stéphane Thomas http://camelice.e-monsite.com/ http://stores.lulu.com/stephanethomas Déjà parus : ●

Espère... (roman épistolaire)

Dean, un Géant à l'Est d'Eden (récit)

Boulogne-sur-Mer sous les bombes (récit)

Chanté Nwel (nouvelle)

Avec le GR746 : ● ●

Interview (Contes pour Noël) Mission Zibéon (avec Macha Sener - Quinze coups de griffes) L'Homme qui court ; Sentence (avec Macha Sener) (D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume : ●

Investiture ; L'école des (Mensonges et boniments) Inspiration ; L'instrument (Psychopathes et Compagnie) Soif d'amour ; Grivoiseries)

Rime

Merveilles du

diable

interdite

(Petites 287



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