Aux écoles buissonnières

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Collectif d'auteurs

Aux écoles buissonnières

Collection Dix de Plume

Editions Maruja Sener


DÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION DIX DE PLUME : - Mensonges et boniments - Psychopathes et Compagnie - Petites Grivoiseries - Nouveaux départs - Chocoplumes - Sous l'arc-en-ciel

*** Image de couverture : montage © Macha Sener Voir crédits photographiques en fin d'ouvrage.

*** ISBN : 978-2-917368-26-8 Copyright © Maruja Sener, Collection « Dix de Plume » 2011

http://dixdeplume.free.fr/ Achevé d'imprimer le 1er septembre 2011 Dépôt légal : 3e trimestre 2011 Droits réservés Textes sous Licence Creative Commons by-nd


TABLE DES MATIÈRES

1/ Nouvelles Le Royaume Silencieux par Marie-H Marathée ................9 Pension des Fleurs par Jacques Païonni ...........................31 La Tradition des Dames par Michèle Desmet ..................41 L'une danse, l'autre pas par Macha Sener .......................65 Fausse note par Ludmila Safyane ...................................113 Exutoire par Ludmila Safyane ........................................119 Redoublement par Ludmila Safyane ..............................123 Communication par Ludmila Safyane ...........................125 Imperceptibles manigances par Anne Courset .............131 Brice par Stéphane Thomas ..............................................141 Mélandrie par Jacques Païonni .........................................155 L'école est finie par Emmanuelle Cart-Tanneur .............163 L'homme qui marchait seul par Pascal Hurbourg ........177 Nébuleuse par Juliette Hampton .....................................189


2/ Poèmes Puits d'amour par Anne Courset ....................................203 En respirant le temps passé par Jacques Païonni ..........205 L'école du cancre par Ludovic Chaptal ..........................207 L'école buissonnière par Jacques Païonni ......................211 L'enfant par Mélanie Biron .............................................213 J'ai vu la petite fille par Guilhem Corot .........................219

LES AUTEURS........................................................ 223

Crédits photographiques ..............................................237


Nouvelles



Le Royaume Silencieux par Marie-H Marathée

Je l’aime depuis toujours. Il m’enrobe, me dorlote et me console. J’aime son odeur subtile et enivrante. J’aime sa réserve et sa pudeur. Il m’accompagne depuis que j’ai ouvert les yeux sur cette terre, fidèle comme une ombre somptueuse, il me sublime. Ma naissance remonte à dix-neuf années, il paraît que j’étais un beau bébé, tout rose et joufflu, plein de vie. Cette vie que l’on m’a donnée et que je ne veux pas partager. Je ne sais ce que pensa ma mère lorsqu’elle posa sur moi son premier regard. Cela ne se voyait pas sur mon visage. En revanche, je sais ce qu’elle en pensa plus tard, quand j'ai eu cinq ans et qu'elle m'a confiée à ma grand-mère. C’était déjà difficile pour une jeune femme de vingt et un ans d’élever seule un enfant, mais dans ces conditions-là, cela devenait impossible ! Ma mère, cet être surprenant qui déconcertait l’univers tout entier, une dose de rêve, une dose de frivolité et un incommensurable besoin d’être aimée 9


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qui la poussait à faire les pires folies. Je pense qu’elle comblait son vide intérieur par tout un tas de fantaisies extraordinaires. Toutefois, elle n’eut pas celle de m’élever. Ma grand-mère, très pragmatique au contraire, fit immédiatement face au problème. Il fallait trouver une solution, elle aimait beaucoup les solutions. D’ailleurs, elle en trouvait pour tout le monde ! Je ne fis pas exception à la règle. C’est ainsi qu’elle m’affubla d’une ardoise dont elle me passa la corde autour du cou. Je n’étais pas très à l’aise avec la sensation rêche de la ficelle sur mon jeune épiderme et au début, ma fragile peau du cou en souffrit énormément. Elle combattait mon mutisme en garnissant généreusement les poches de mon tablier de craies blanches afin que je ne sois jamais à court de munitions. Ainsi, grâce à elle et à son immense compassion pour l’être humain, je pouvais désormais communiquer avec l’extérieur et affronter le monde. Je n’ai jamais eu envie d’affronter le monde. Je n’ai jamais compris pourquoi l’existence avait besoin d’être un combat. Ne sachant pas écrire, je devais dessiner afin de faire partager mes pensées au reste de la planète. Tant bien que mal, j’appris à manier la craie et l’ardoise. Je dois même dire que je devins relativement habile à ce sport. Ce n’est que deux ans plus tard que la véritable nature du problème émergea et que mon existence bascula. Ironiquement, ce n’était 10


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pas moi qui avais le plus besoin d’une ardoise, mais les autres. Ma grand-mère en fut très désappointée. Je ne parlais pas, certes. Mes mots ne se formaient pas sur mes lèvres, ils naissaient à travers mes doigts dans la poussière blanche. Tout le monde avait réduit mon handicap à cette absence de langage. La vérité absolue, celle qui fit couler beaucoup d’encre au sein de la famille, étant donné que personne ne s’en était jamais aperçu, c’est que je n’entendais pas. Je n’entendais pas le monde de la même façon que les autres. Toutefois, personne ne voulut jamais porter une ardoise autour du cou afin de me dessiner ses mots… Dommage, je crois que ça m’aurait amusée. Le médecin tenta de faire entendre raison à ma grand-mère, elle ne pouvait pas me garder ainsi, ardoise autour du cou, jusqu’à la fin des temps. Je devais aller à l’école et m’instruire. Il existait des centres spécialisés qui prenaient en charge les enfants comme moi. C’était un brave homme, je pense qu’il était sincère dans sa démarche. Je n’ai jamais connu mon grand-père… Pourtant, si j’en juge par la photo qui trônait dans l’entrée, juste à côté des clefs de la maison, je pense qu’il aurait approuvé mon départ. Son regard droit et intense, son menton volontaire semblaient vouloir me dire depuis toujours : « Va de l’avant ! Prends ta vie à bras le corps, et 11


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pars affronter le monde ! » Je n’ai jamais eu envie d’affronter le monde. Je crois que le monde ne s’affronte pas, il est juste un berceau. Il est, tout simplement. Pourquoi lutter contre lui ? Moi, je voulais juste le connaître, je voulais me mêler à lui, me dissoudre dans son âme, me fondre dans son corps. Je ne l’entendais pas, cependant je le ressentais, je le respirais, je voulais le vivre et vibrer à son rythme. Aujourd’hui encore, je me rappelle ce matin-là. Un petit matin frais et piquant comme on en trouve à la campagne. Il sentait bon la brume et la terre humide. Les odeurs sont comme les nuages, elles nous survolent un moment, s’étirent vers le ciel élançant leurs formes colorées vers l’infini avant de se dissoudre dans le néant. Elles sont rondes et charnues, fines et longues, régulières ou biscornues, parfois même torturées, roses ou immaculées. Celles de mon enfance étaient âcres, blafardes et poussiéreuses, un parfum tenace de craie mouillée s’accrochait à chacun de mes pas. Heureusement, certaines autres étaient gourmandes, dorées et chaudes, gorgées de suaves saveurs épicées. Je leur disais adieu face au petit matin bonheur qui me poussait dans les bras de la civilisation. Une larme sur la joue de ma grand-mère. Ce matin-là, j’ai entendu son chagrin, il était sec et digne, pourtant il tournoyait dans ses entrailles comme dix mille papillons. J’en ai dessiné un sur l’ardoise avant de la 12


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lui rendre définitivement et j’ai suivi le médecin jusqu’à la vieille voiture noire qui m’attendait à l’entrée du village. Je ne me retourne jamais, je ne sais pas pourquoi. Une voiture ! Je n’en avais jamais vu ! Celle-ci me sembla immense et métallique, vaguement lugubre. Le Dr Joubert me sourit et me fit un signe encourageant de la main. Un papillon vint se poser sur mon cœur, je crois que c’était la première fois qu’on me donnait un sourire. Mon regard étonné dut le surprendre car il me prit par les épaules et me poussa affectueusement à l’intérieur du véhicule qui m’éloignait d’eux pour toujours. Un sourire, je trouvais ça merveilleux ! Un sourire disait les choses sans avoir besoin d’ardoise, il mettait le cœur au bord des lèvres l’espace de quelques secondes. La voiture démarra, j’étais en route vers mon destin, des papillons multicolores plein la tête. * « CÉ…LÉ…NA. » Le hall du centre est désert hormis quelques rares promeneurs pâles et délavés par l’hiver. J’aime bien l’hiver, les gens se calfeutrent chez eux et se replient sur eux-mêmes. Je me dis que peut-être, ils s’appartiennent alors totalement et se réapproprient leur existence. Un parfum de solitude blanche flotte 13


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imperceptiblement entre les murs du centre et sa caresse m’apaise, je peux la sentir en fermant les yeux, elle me frôle de ses doigts translucides. « CÉ…LÉ…NA. » Je sais ce que Luc est en train de dire, il fait des efforts désespérés, presque comiques, qui lui déforment les lèvres. Il se donne beaucoup de mal pour ses élèves, et cela depuis toujours. Depuis ce jour où je suis arrivée avec mes papillons. J’ai posé ma petite valise dans ce hall, incertaine sur la suite à donner à mon existence en filigrane. Il m’a offert le plus éblouissant des sourires et c’était tellement impressionnant que je le lui ai rendu. Le centre m’a mise au monde une seconde fois, il m’a appris les lettres, les mots, les livres. Je chéris ce trésor au cœur de moi-même. Luc essaie de s’introduire dans mon monde et ça m’agace parfois. Je n’aime pas partager mon silence. Je ne fuis pas les autres, je n’essaie pas non plus de rentrer en eux, je prends ce qu’ils me donnent. Un silence c’est personnel, il faut l’écouter pour comprendre. Je suis sourde et j’entends des choses que personne n’entend. J’entends les sourires, j’entends le soleil et j’entends les cœurs qui se brisent dans les corps tristes. La première fois, c’était Christelle. La blonde Christelle, ma compagne de chambre, ma toute 14


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première amie. Elle entend, elle, seulement elle ne peut pas parler. Moi c’est différent, je n’entends ni les mots ni les syllabes, alors les prononcer n’a aucun sens. J’ai choisi de ne pas le faire. Parfois je les imagine, depuis que je connais les lettres, j’ai même pu leur donner un visage. J’aime leurs visages, leurs contours précis, leurs formes rondes ou droites. J’aime les mots. Ils se fondent dans mon silence, l’imprègnent de leur sens et flottent tout autour de moi comme un étendard étincelant. Les mots aiment le silence. C’est étrange n’est-ce pas ? Pourtant, ils se donnent mutuellement la vie, ne pouvant exister l’un sans l’autre. Ils sont indissociables, c’est comme ça. La parole n’est pas la seule façon de faire vibrer des mots, même si elle est la plus accessible au commun des mortels… Chris a toujours eu un faible pour Luc, il lui a tendu la main lorsqu’elle est arrivée et elle était là avant moi, c’est dire ! Lorsque je suis entrée dans cette chambre bleue, elle écrivait, penchée sur le petit bureau dont le bois fatigué est aujourd’hui en piteux état. Elle a levé la tête et je lui ai souri, il fallait bien que je m’entraîne un peu. Elle a froncé ses sourcils blonds au-dessus de ses grands yeux bleus. Elle sentait la vanille tiède. Très vite, nous avons utilisé la bonne vieille technique de l’ardoise, transformée pour l’occasion en tableau immaculé adossé au mur. Chris n’a jamais 15


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cherché à pénétrer mon silence, elle le respectait et je respectais le sien. Ce sont nos solitudes que nous avons partagées. Nos silences, eux, veillaient sur nous. Je me rappelle de mon premier fou-rire, quelle étrange impression ! Un fou rire ! Ça secouait le ventre et ça faisait des gargouillis dans la gorge, quel délice ! C’est à elle que je le dois. Elle a éclairé les années passées en sa compagnie. Moi la rousse et elle la blonde… Jusqu’à ce jour… J’entends des choses que personne d’autre n’entend, je vois aussi des choses que les autres ne voient pas. La lumière dans ses yeux lorsqu’elle s’adressait à Luc, je suis la seule à l’avoir perçue, elle me crevait les yeux. Lui, ne l’a pas vue. Tant d'années à aimer une personne en silence. En silence, mais pas en absence. Je pense qu’elle l’a aimé depuis le premier instant. Et même quand lui, des étoiles plein les prunelles, étalait son bonheur assassin et nous annonçait ses futures noces avec sa belle institutrice. Alors je l’ai entendu, ça a fait un grand bruit, quelque chose d’incroyable. Lorsque je me suis tournée vers elle, ça criait toujours. J’ai commencé à frissonner tandis que ses tripes se broyaient. Ça a crié longtemps… Je n’oublierais jamais le son de la souffrance, celle qui hurle jusqu’au bord de l’âme. Christelle s’est emmurée dans sa solitude et, depuis mon univers silencieux, l’impuissance m'étouffait. Je ne pouvais plus l’atteindre. Personne ne le pouvait. 16


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Souvent je pense à elle et j’envoie des mots doux et glissants à travers l’espace, j’espère qu’ils arriveront à se frayer un chemin jusqu’à elle pour toucher son âme. Je parle le langage du silence à travers le temps, ceux qui savent écouter peuvent comprendre. Après le départ de mon amie, l’écho de sa douleur résonnait dans ma tête et mon silence n’arrivait pas à le faire taire. Alors, je me suis abandonnée à lui. Je me suis jetée dans ses bras afin de me dissoudre dans le calme de son manteau soyeux. Comme je ne savais plus où aller, il était ma seule issue. Peu à peu, il a absorbé les bruits, les déchirures sonores se sont amenuisées et la douleur s’est résorbée lentement. À présent, je connais le son de la souffrance. Le silence ne l’étouffe pas, il l’amplifie. Luc n’a jamais compris la profonde dépression de Chris, ni sa tentative de suicide. Il n'a manifesté aucun chagrin après son départ, parfois je me dis que c’est aux entendants qu’il manque une dimension… « CÉ…LÉ…NA. » Je sais qu’il m’appelle. J’ai appris à lire sur les lèvres, je suis même plus habile qu’il ne le pense puisque deux fois sur cinq, je fais semblant de ne pas entendre. Chris est partie depuis plus de cinq ans, il ne parle jamais d’elle. Est-ce qu’il y pense ? Je l’ignore, cela appartient à son silence, même si celuici est fin comme un voile de soie. Est-ce qu’il pense à 17


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tous les êtres qui ont croisé son chemin et qu’il a aidés à évoluer ? Difficile à dire… Peut-être pense-t-il simplement à son épouse, la jolie Rachel et à ses deux bambins joufflus. Nous sommes dans sa vie, pas dans son intimité, c’est toute la différence. Il nous est intime car il pénètre notre monde, c’est là tout le danger. J’aime Luc parce que c’est un bel être humain, il prend la peine de se pencher sur nous. Est-ce de sa faute si nous sommes si vulnérables ? Probablement pas. J’ai mis mon silence entre lui et moi, un espace qu’il ne franchira jamais, je ne le permettrai pas. Je ne suis intime qu’avec le silence. Il est mon seul amant. Je n’ai pas peur des autres, je crois même que je les aime, j’aime les êtres humains. Ce que je vois lorsque je regarde une personne n’est pas la même chose que vous. Je vois des choses que personne d’autre ne voit. Je vois un être en quatre dimensions. Ça vous fait rire ? Pourtant elle existe, la dimension silencieuse. Comment vous dire ? D’abord, je regarde LA personne. Un visage, un regard, un battement de paupières, un sourire, il se dégage toujours quelque chose. Ça se capte, ça ne s’explique pas. Les êtres que je préfère sont ceux qui ont les plus grands silences. Il apparaît alors comme une jolie bulle translucide autour d’eux, ces personnes-là ont plus de profondeur et moins de surface. Je ne me méfie pas, je suis toujours contente de partager un regard. Je parle d’abord avec les âmes. 18


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Je ne me suis pas méfiée et son regard a plongé directement en moi, déchirant le silence et pulvérisant tous les faux-semblants. Lorsqu’il est entré pour la première fois dans ce hall, pendant un instant mon cœur a cessé de battre. J’ai entendu sa voix, elle était comme une musique, une caresse légère et douce. Les êtres humains ont chacun une odeur particulière, c’est un peu comme une signature, une empreinte, lui sent la forêt, le bois et le miel. C’est onctueux et piquant. Il est allé vers Luc et a échangé avec lui une accolade. Ils se ressemblent tous les deux. Les mêmes longs cils sur un regard d’automne aux nuances chaleureuses, le même sourire qui apporte des étoiles dans les yeux. J’ai dixneuf ans, je ne connais rien de l’amour, j’ai toujours cru que mon silence me protégerait. Il me sourit, j’ai peur, mes entrailles tremblent. Ce qui fait vibrer les adolescentes est un séisme pour moi, un cataclysme d’une ampleur terrifiante. S’il peut pénétrer mon silence, il peut me détruire, me pulvériser, me réduire en poussière. « CÉ…LÉ…NA. » Ce que Luc peut m’agacer parfois, je voudrais juste qu’il me laisse avec moi-même, calfeutrée dans mon silence chéri. Je connais mon prénom qu’est-ce qu’il imagine ? Je ne suis pas analphabète, je suis sourde ! J’adore lire, je passe des heures entières à m’imprégner de mots aux substances et aux saveurs 19


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variées. J’aime la vie, je l’aime trop pour la partager avec quelqu’un. Seul le son de la souffrance a le pouvoir de me crever les tympans. Personne ne sait à quel point notre existence est fragile, à nous les êtres du silence. Je ne me livrerai pas en pâture aux sentiments exacerbés. Je l’ai décidé, je sais qu’ils ne comprendront pas… Ni Luc, ni son frère, ni les autres. Pourtant je pars. Je pars et je ne me retournerai pas. Je laisse derrière moi cette école qui m’a appris à exister, qui m’a donné les armes pour survivre et qui m’a ouverte sur le monde. Cette fois, je vais l’affronter ce monde.

« Incroyable ! »

*

Les yeux du jeune homme pétillent avec excitation tandis qu’il poursuit : « Je n’arrive pas à croire que vous soyez dans mon taxi ! » Je jette un coup d’œil à ma montre, dix minutes de retard… Ça aurait pu être pire… « Quand je vais dire ça à ma femme ! Elle vous adore ! » Parfois, j’aimerais bien couper les écouteurs… Toutefois, la plupart du temps je ne le fais pas, par politesse. La technologie est une chose merveilleuse et redoutable à la fois. Voilà maintenant presque dix 20


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années que j’entends grâce à un petit appareil. Enfin, je veux dire que j’entends, en plus, les mêmes sons que les autres. Eh oui, c’est arrivé un jour, je ne l’aurais pas cru possible. L’argent achète bien des choses… Ce fut une expérience indescriptible, une émotion incommensurable. Je me suis retrouvée brutalement projetée en plein cœur d’un monde grouillant, trépidant et surtout très bruyant ! J’ai longtemps cru que ma tête allait exploser, tout résonnait en moi, des échos, des voix qui me chuchotaient des rugissements à l’oreille. Cependant, ma tête est toujours là. Ma relation privilégiée avec le silence a volé en éclats et il s’est mis à hurler dans tout mon corps. Cela m'a pris du temps pour l’apprivoiser à nouveau. Pourtant, il est revenu. Aujourd’hui, bien que je supporte mieux les ondes sonores, je déconnecte mes écouteurs régulièrement lorsque mon métier me le permet, souvent le soir devant un bon verre ou avant d’aller me coucher. Cela me permet d’écouter les autres sons, ceux qui sont inaudibles. Ainsi je peux l’entendre, lui, et partager un moment en sa compagnie. Il m’apporte toujours une aide précieuse et me permet de conserver un certain équilibre. Je sais que sans lui, je ne serais pas arrivée là où j’en suis aujourd’hui. J’ignore à quel moment l’idée a germé en moi, après mon départ du centre vraisemblablement… Je 21


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ne savais pas dans quelle direction aller alors j’ai pris la seule que je connaissais : les mots. J’ai écrit mon histoire, probablement parce que j’en avais besoin pour survivre. Parce que cela me donnait une légitimité et m’enracinait un peu plus profondément dans l’existence… Je n’imaginais pas que je serais publiée, ni que cela irait aussi vite. Le Royaume Silencieux a caracolé en tête des ventes durant des mois. Tout naturellement, lorsque j’ai fait connaissance avec les sons, j’ai décidé d’apprendre à les reproduire afin de pouvoir échanger quelques mots avec mes lecteurs. Le langage des signes est un outil merveilleux, néanmoins il implique la présence d’un interprète. Je ne voulais plus d’intermédiaire. Cela m’a pris beaucoup de temps et d’énergie, je devrais dire d’acharnement. Pour être honnête, cela m’a pris des années et plus encore. Frustration, colère, émerveillement, désespoir, fierté, la rééducation n’est pas terminée. Pourtant, de gargouillis indistincts en petits sons maladroits et balbutiants, j’ai fini par former des mots avec mes cordes vocales raides et immatures. Le résultat n’est pas parfait, parfois ma voix s’éraille encore et je dois lutter contre les gazouillis intempestifs, toutefois je sais me faire comprendre et les spécialistes euxmêmes sont surpris des progrès accomplis. Je le suis également, seulement j’en connais le prix. Le prix du silence et le prix des larmes. J'ai été assez étonnée de voir à quel point mon histoire passionnait les foules ! Le livre a suscité un tel engouement que ma mère a 22


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même tenté de vendre aux enchères sur Internet la fameuse ardoise de mon enfance ! L’histoire a fait grand bruit, si je puis dire, car une expertise a révélé qu’il s’agissait d’une contrefaçon ! Je ne suis jamais arrivée à communiquer avec cet être étrange et volubile et je peux vous assurer que cela n’a rien à voir avec mes écouteurs ou ma diction… Aujourd’hui encore j’ignore qui est mon père, elle ne me l’a jamais dit. Sa désinvolture face à la question me laisse perplexe. Un jour ou l’autre, ils vont sûrement me découvrir un père caché quelque part et je ferai une nouvelle fois la une des journaux dans la presse people. Bref, il faut bien que tout le monde travaille… — Savez-vous que pendant six mois, elle a passé votre film, Le Royaume Silencieux, en boucle à la maison ? — Hum… Je compatis sincèrement. — Remarquez, je ne m’en plains pas, c’est un chef-d’œuvre ! — Je ne suis pas le metteur en scène, je n’ai fait qu’écrire le livre. — Mais vous êtes tellement belle à l’écran ! — Vraiment ? Merci… En fait, c’est une actrice. — Eh bien, elle vous ressemble tant ! 23


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— Peut-être… — Hélas, je crois que vous êtes déjà arrivée ! Vous voulez bien me signer un petit autographe, pour ma femme ? — Évidemment. Vingt minutes de retard, les impondérables de la circulation… Je me dirige vers le grand hôtel particulier sans me presser, je ne me presse plus depuis au moins cinq ans, c’est un choix de vie. Dans une seconde je vais pousser la porte massive et… — Céléna ! Mon dieu, j’ai cru que vous ne viendriez pas ! — Eh bien, me voici. Sandy Diva s’essuie le front avec un mouchoir et son maquillage coule imperceptiblement. Son Shalimar me saute brutalement aux narines. Elle est au bord de la crise de nerfs, je le lis dans ses yeux et dans son corps. Elle fait un gros effort pour reprendre sa respiration et retrouver son habituel panache. — Céléna, vous êtes toujours d’un calme olympien ! Quel est donc votre secret ? Je suis confrontée à ça tous les jours, les gens lisent et entendent, seulement ils ne comprennent pas les mots… 24


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— Mon secret ? Cela fait vingt ans que je le martèle à la face du monde. Elle est déstabilisée une seconde, puis me balance un sourire éblouissant qui glisse sur moi sans même m’effleurer tant il est fade et vide de sens. — Bien sûr ! Elle me pousse vers le plateau télé sans même prendre le temps de passer par la sacro-sainte séance de maquillage. Ça m’est égal, de toute manière je n’aime pas qu’on tripote mon visage. Je n’ai pas le temps de boire un verre d’eau que déjà le générique est lancé. Je soupire, je n’ai pas préparé l’émission. Je connais les questions par cœur, ce sont toujours les mêmes. Dans la mesure du possible j’évite les apparitions en public, seulement voilà, parfois il y a les incontournables… Sandy Diva en fait partie. — Ce soir chers téléspectateurs, Céléna Parentis, rendue célèbre par son roman autobiographique : Le Royaume Silencieux, est avec nous sur le plateau et elle nous livrera tous ses secrets les plus intimes ! La voix de Sandy est calme et assurée à présent, elle est dans son élément. — Alors Céléna, une vie de silence, ça vous a plutôt réussi non ? J’ai envie de rire. Comment peut-on répondre à une interview qui débute ainsi ? Mon esprit balance 25


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une seconde et je bascule du bon côté. Gardant mon sérieux, je m’adresse à l’auditoire. — C’est une façon de voir les choses en effet. — Diriez-vous que vous êtes une miraculée ? — Une miraculée ? Pourquoi ? Je n’ai pas frôlé la mort, je suis sourde. Sandy commence à triturer son foulard écarlate. — Bien sûr, cela dit ça n’a pas dû être facile tous les jours, non ? Je bascule encore du bon côté… Ou presque. — Évidemment… j’ai dû renoncer à ma carrière de chanteuse… Oups, léger dérapage. Elle s’engouffre dans la brèche de mon humour douteux. — Étonnant, je l’ignorais ! Quelle tragédie pour une enfant sourde ! Stratégiquement, je préfère ne pas répondre. Je m’enrobe dans mon silence, il est suffisamment éloquent pour deux. — À quel moment avez-vous compris que ce rêve serait inaccessible ? Je respire, je dois me concentrer pour rester sérieuse. Il me vient à l’esprit un grand fantasme que je n’ai encore jamais assouvi et dont je rêve parfois. Je me trouve sur un plateau télé, les questions stupides 26


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se succèdent et tout à coup, je décide de passer à la démonstration. J’ôte mes écouteurs et je les observe, drapée bien au chaud dans mon silence. Quel bonheur ! Je suis prête à parier que j’entendrais crier le foulard de Sandy ! Je lui fais face courageusement. — Lorsqu’un enfant grandit dans un monde silencieux Sandy, la musique n’a pas le même sens. — Oui mais, pourquoi le chant alors ? — Écoutez, parlons d’autre chose, vous voulez bien ? — Je comprends, c’est encore douloureux… — Oui, très. — Mis à part les vocalises, qu’est-ce qui vous a le plus manqué ces dernières années ? Qu’est-ce qui m’a le plus manqué ? Tiens, voilà enfin une question qui mérite réflexion. — Je dirais… le risque. — Le risque ? — Oui, le facteur risque. Le silence installe une distance protectrice avec le reste du monde. Petit à petit, cette distance devient quasiment impossible à franchir… Heureusement, le centre où j’ai fait mes études m’a aidé à l’amenuiser, il m’a permis de me construire et d’entrer en interaction avec le monde. Sans lui je serais restée à jamais prisonnière de mon royaume silencieux et je n’aurais pas pu transmettre 27


Le Royaume Silencieux

mon histoire. Apprendre les mots a été la plus belle chose qui me soit arrivée. Sandy triture consciencieusement son foulard. — Vous n’avez jamais franchi complètement cette… distance. — Non. Sandy transpire à présent. — Dans ce cas, parlez-nous de vous. Vous ne vous êtes jamais mariée ? — Eh bien non, je viens de vous dire que je n’ai jamais franchi la fameuse distance ! L’auditoire rit, Sandy aussi. Le vent me fouette le visage tandis que je rentre à pied à mon domicile. Ce qui m’a le plus manqué, c’est lui, son regard et son sourire. Cela m’apparaît soudain comme une évidence. Ça me coupe le souffle. Je l’ai fui il y a presque quinze ans, je lui ai tourné le dos et j’ai quitté le centre pour me jeter dans l’école de la vie. Pourtant, il existe toujours dans mon silence. Il est la première voix humaine que j’ai entendue avant même que la technologie ne rende ce miracle possible. On rencontre énormément de personnes dans une vie, on en croise un nombre incalculable. Elles gravitent autour de nous, nous effleurent, nous touchent parfois, ou passent sans laisser de trace. Seulement voilà, il est des êtres que 28


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l’on rencontre véritablement et cela n’a rien à voir avec la parole ou avec l’ouïe. La rencontre se situe dans la dimension silencieuse et cette dimension transcende le temps et l’espace. Pourquoi m’a-t-il fallu tant d’années pour me retrouver une nouvelle fois devant cet instant ? Probablement parce que je ne regarde jamais en arrière. J’ôte rageusement mes écouteurs, j’ai besoin de mon silence. Parle-moi ! Alors, il m’englobe et me console. J’ai mal dans mon être, quelque chose se brise en moi, une certitude peut-être. Je suis passée à côté, le silence m’a toujours été vital, seulement l’amour est la base même du monde. Je n’ai jamais eu envie d’affronter le monde. Je pense encore que le monde ne s’affronte pas, qu'il se vit. Que me reste-til aujourd'hui ? Une immense richesse intérieure qui ne sait pas se partager. J’ai mal. Puisque je ne regarde jamais en arrière, je dois aller de l’avant, je suis faite comme ça. Dans la nuit, mon silence me caresse d’un effluve épicé et me sourit. Et si l’amour était devant ? Et si c’était le bon moment ? « Cé…lé…na ? » ***

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Pension des Fleurs par Jacques Païonni

Le bâtiment était austère. Cerné. Au fond d’une impasse sans caractère, aux pavés défoncés, aux caniveaux crasseux et aux trottoirs érodés. Les quelques vieux immeubles qui bordaient la rue avaient des façades de plâtre délabré, des volets dézingués et les fenêtres aux vitres sales dissimulaient souvent des rideaux douteux. Le bâtiment était rébarbatif, mais en pierre de taille et dénotait dans cette ruelle infecte au nom pourtant peu adapté de « Impasse des Fleurs ». Je n’avais à la main qu’une petite valise en simili contenant quelques rechanges, et une besace en bandoulière dans laquelle j’avais soigneusement enveloppé mes outils. Le taxi m’avait déposé à l’entrée de la ruelle, s’empressant de déguerpir une fois la course réglée. J’ai franchi la distance qui me séparait de l’école. Intimidé, je me suis approché du portail, impressionnant travail d’ébénisterie, et j’ai tiré la poignée en fer 31


Pension des Fleurs

qui pendait sur la droite. Une cloche a tinté. Par une discrète porte incrustée dans l’ouvrage, est apparu un petit bonhomme chauve, vêtu d’une blouse grise. Il était un peu voûté et dut relever la tête pour me considérer au travers de ses lunettes rondes qu’il portait au bout du nez. Je me suis présenté. — Julio Patina. — Vous avez votre lettre de convocation ? J’ai fouillé mon blouson, la lettre était pliée dans ma poche intérieure. Je la lui ai tendue. Il l’a parcourue avec attention, a reposé son regard noir sur mon visage et s’est écarté : — Entrez. J’ai pénétré dans un large couloir qui traversait le bâtiment et débouchait sur un parc. Le sol était marbré et usé par d’anciennes traces de roues ferrées du temps où les chevaux tiraient les fiacres. L’homme est passé devant moi, a tendu une main tremblotante vers un grand cèdre du Liban et m’a dit : — Passez à droite de cet arbre et marchez jusqu’au pavillon recouvert de lierre. On vous y attend. J’ai traversé le parc qu’une dizaine de pavillons encadraient. Un jardinier taillait des buis en forme cubique, un autre ratissait une allée circulaire. Ils me regardèrent passer sans un mot ni un signe, comme de dociles commis mystifiés. 32


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Parc sans oiseau, sans lumière, sans musique. Seul le crissement de mes pas sur le gravier venait troubler ce silence. En m’approchant du pavillon, j’ai reconnu le style haussmannien de l’architecture. À l’étage, de grandes fenêtres devaient donner sur les dortoirs. J’imaginais la classe en rez-de-chaussée… La porte du pavillon était entrouverte, je suis entré. Cinq garçons que je situais de mon âge et un d’environ vingt-cinq ans attendaient assis sur des banquettes entourant la pièce. Une femme était derrière un bureau. Je ne voyais d’elle que son chignon grisâtre. Elle releva la tête pour me juger et d’un mouvement du menton, m’invita à rejoindre les autres. Les murs étaient recouverts de boiseries et l’odeur de cire ancienne était vaguement écœurante. Personne ne souriait, personne ne me salua. Installé au bout du dernier banc, je ne pus croiser aucun regard. Chacun regardait ses chaussures. Le vol bourdonnant d’une grosse mouche vint rompre le pesant calme de cette journée de fin d’été. Elle cherchait son chemin en butant lourdement sur une vitre, puis repartait vers l’autre côté de la pièce. J’aurais voulu l’aider, lui indiquer la direction de la porte qui restait entrouverte, seul moyen pour elle de sortir de cet endroit sinistre. Peut-être même aurais-je voulu la suivre et m’évader de ce qui me semblait être une prison. 33


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Une porte s’ouvrit d’où un homme en blouse blanche surgit. Il était petit, chauve et mal rasé, ses chaussures vernies brillaient et sa cravate était ornée d’un bijou ostentatoire. En me découvrant, il vint vers moi : — Vous avez une lettre ? Je l’avais gardée à la main et la lui tendis. Il la parcourut… — Patina ? Tu sei il figlio di Emilio ? — Suo nipote. Mio padre è Giovanni. — Giovanni! Come farà ? — È morto. 1 Il tiqua et sans plus de manifestation, se tourna vers mon voisin, lui faisant signe de le suivre. Je n’avais jamais vu cet homme, mais qu’il connaisse ma famille ne m’étonnait pas. Je savais que cette pension suisse était réservée à un club très fermé de clients très particuliers, aisés et discrets. Une heure passa avant qu’il ne me reçoive dans un grand bureau aux meubles rustiques et cirés, aux fauteuils de cuir épais et décoré de tableaux et de bibelots reflétant un certain goût pour l’art ancien. — Quanti anni hai ? — Dix-sept, bientôt dix-huit. À son accent, j’avais deviné qu’il n’était pas italien… — Tu parles français ? 1

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— Vous êtes le fils d’Emilio ? — Son neveu. Mon père est Giovanni. — Giovanni, comment va-t-il ? — Il est mort.


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— J’ai grandi à Nogent, près de Paris. — Je connais, c’est loin de la Sicile. Il parlait lentement avec un fort accent du canton de Neuchâtel. — J’ignorais que ton père avait un fils, je ne savais même pas qu’il était marié. — Mes parents étaient séparés, ma mère est française. Vous le connaissiez bien ? — À peine, j’ai surtout connu ton oncle Emilio. Je m’attendais à ce que ce soit son fils qui vienne ici. — Sampi est mort. Dans le même accident que mon père. Son regard changea, il devint blême. Je savais qu’il ne me poserait pas la question, aussi j’y répondis : — Leur voiture est tombée dans un ravin, au sud de Castelbuono. Il n’y a pas eu de survivants. Un vulgaire accident selon la police. — Tu es le seul héritier ? — C’est pour ça que je suis là. — Bien, tu sais que la formation que nous délivrons dure un an. Nous exigeons le respect d’une discipline sévère. Je suis chargé de forger la future élite, les cadres qui dirigeront les familles dans les années à venir. Sur ces mots, il me remit un dossier et m’accompagna jusqu'au bureau de la femme au chignon. Deux nouveaux venus étaient arrivés, toujours aussi silencieux. Madame Mélanie me tendit une clef. 35


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— Tu as la chambre huit. Le règlement est affiché sur la porte. J’ai découvert l’endroit où j’allais passer les douze prochains mois de ma vie. Un lit en fer le long d’un mur froid, une armoire sentant la naphtaline, une table, une chaise et sur une étagère, quelques livres cornés. La fenêtre donnait sur la nature. J’ai défait ma valise et rangé mes vêtements : un pull, mon pyjama, du linge de rechange. Pas de quoi se pavaner, mais je savais d’avance que c’était la règle. Je me suis attablé et j’ai commencé une lettre pour ma mère. La pauvre se faisait du mauvais sang pour moi. Elle n’avait pas eu le choix. La mort de mon père et surtout celle de Sampi avaient bouleversé l’ordre établi dans la famille. Un avocat avait réglé l’affaire à l’amiable. Je devenais l’héritier d’une affaire dont j’ignorais tout. J’avais vécu tranquille, entre l’école communale et le club de foot de Nogent, couvé par une mère attentive et joyeuse. Chaque année, aux grandes vacances, nous descendions chez mon père, en Sicile. Mes parents n’étaient pas divorcés, juste éloignés l’un de l’autre, mais les vacances les réunissaient pour quelques semaines. Le reste de l’année, papa faisait de rares passages, toujours rapides. Quand je posais des questions, maman esquivait. J’avais tellement de copains dont les parents divorcés 36


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se cherchaient des noises, que je trouvais ma situation plutôt favorable. Et puis quand on est môme, on s’habitue à tout. Les autres pensionnaires restaient distants. Une sorte de règle consistait à ne pas poser de question sur les familles. Nous étions onze dans le groupe, et nous endurions en silence le régime sévère de l’établissement. Basés sur les mathématiques, la gestion, le management, les cours ne nous laissaient pas beaucoup de temps pour nous. Le samedi il y avait maniement des armes. Mon oncle m’avait remis les « outils » de base, un Colt 45, une carabine semiautomatique Winchester, une paire de dagues et un balisong ayant appartenu à mon grand-père. Nous n’avions pas le droit de quitter le pavillon, sauf accompagnés pour nous rendre à la messe du dimanche matin ou à la piscine. Mais ceci restait toujours sous haute surveillance et dans un silence parfait. Les profs n’avaient pas de nom. On devait les appeler Monsieur. L’un d’eux (je le surnommais le musicien car il sifflotait souvent) nous intéressait aux déviances humaines. Il nous faisait répéter des dizaines de fois 'pas de fille, pas d’alcool, pas de tabac, pas de drogue'. En résumé, on ne touche pas à la marchandise. Une femme nous enseignait les langues. Anglais, espagnol, français et italien. À part l’anglais où je 37


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ramais un peu, les autres langues ne me posaient pas de difficulté, je les maîtrisais depuis l’enfance. Ce n’était pas le cas des autres élèves excepté le plus âgé, un Allemand de Bonn qui semblait doué. Du coup, il nous arrivait de nous retrouver en avance sur les autres et de pouvoir prendre l’air dans le parc. C’est ainsi que nous sommes devenus amis. Ce qui signifie que nous échangeâmes quelques mots. Nous avions la même passion pour le foot. Il s’appelait Hans et son destin ressemblait au mien puisqu’il avait été appelé aux affaires à la suite d’un accident d’avion qui avait décimé sa famille. De prof d’histoire il devait se reconvertir en patron d’une unité dont il ignorait tout. Pas de vacances, pas de week-end. J’ai parfois réellement eu envie de m’échapper. Mais la surveillance et les punitions étaient si sévères que je me suis toujours résigné. J’ai pris mon mal en patience, me concentrant sur ma formation et développant mes facultés de manager. Les mois se sont écoulés uniformément. Quand le jour fut venu de boucler ma valise pour retourner vers les miens, j’ai eu un pincement au coeur en quittant ma petite chambre : le lit en fer le long du mur froid, l’armoire sentant la naphtaline, la table, la chaise et sur l’étagère, les quelques livres cornés. J’ai refermé la fenêtre donnant sur la nature. 38


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Je me suis dirigé vers le grand portail. J’ai poussé la petite porte et me suis retourné pour garder une dernière impression du parc, de son silence mélancolique et du pavillon recouvert de lierre. Personne pour m’accompagner, pas d’au revoir, pas de signe d’attachement. Un taxi m’attendait au bout de l’impasse. Les années ont passé, et aujourd’hui je refais le chemin en arrière par la pensée. Je sais pourquoi mon oncle m’avait imposé cette année de rigueur. Grâce à l’enseignement que j’y ai reçu, j’ai pu faire face à la lourde tâche qui m’attendait. Petit à petit j’ai repris les affaires et j’ai continué à les développer dans l’esprit familial des anciennes traditions. La famille s’est agrandie. Deux de mes fils sont également passés par la pension des Fleurs. Aldo et Luigi marchent dans mes traces, ils sont solides et sûrs. Ce sont eux maintenant qui ont la main sur les affaires. Pour moi tout ceci est dépassé. J’occupe mes journées à lire et à écrire dans la paix et le calme. Je conseille parfois, de moins en moins, tout en suivant les évolutions d’un œil expert. J’aurais pu vieillir à l’ombre des citronniers de ma Sicile. Recevoir mes amis pour boire le vin frais en écoutant la musique des cigales. La chance n’a pas souri à ma vieillesse. C’est un destin que je n’ai pas choisi, mais je l’accepte, il fait partie des aléas du métier. 39


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La centrale de Biassono est construite en bordure des Alpes, au nord de Milano. L’air y est sain, les hivers glacials et neigeux. Et même si les étés sont chauds, je ne me plains pas du soleil. C’est une prison morne et ennuyeuse, la discipline y est sévère, y compris pour moi, malgré mes relations privilégiées. J’y passerai les vingt prochaines années de ma vie. J’y occupe une cellule isolée, meublée d’un lit en fer le long d’un mur froid, d’une armoire sentant la naphtaline, d’une table, d’une chaise et, sur une étagère, quelques livres cornés. La fenêtre donne sur la nature... ***

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La Tradition des Dames par Michèle Desmet

Je m’en souviens comme si c’était hier, pourtant, pas mal d'eau a coulé sous les ponts depuis. Je me revois, appuyé contre le mur de la vieille baraque délabrée où officie la mère Thérèse, guérisseuse de son état. Le soleil d’été scintille entre les feuilles des arbres et l’herbe des prés, jaunie par une sécheresse persistante, craque sous le pied. J’ai quinze ans à peine, non, seize… Je tends l’oreille. Inutile de l’avouer : je ne suis pas très fier de moi. Dans la famille, on prétend qu’il me manque une case, la plus importante... J'ai beau savoir que ce n'est pas vrai, cela m'attriste de décevoir Maman. Mais aussi, pourquoi s'obstine-t-on à me pousser là où je ne veux pas aller ? — Ma pauvre Marguerite, c’est bien ennuyeux... — Vous m'inquiétez, mère Thérèse, il est arrivé quelque chose de grave ? Le gamin a fait une bêtise ? 41


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— Non, non, il est calme et bien poli, mais... Il n'est pas doué, c'est ça. Impossible d'en tirer quoi que ce soit. Pour moi, j'y renonce. — Oh, mère Thérèse, s'il vous plaît ! Vous ne voulez pas encore essayer quelques jours ? — Pas la peine, Marguerite, il est complètement inapte. Je sais bien que c'est pénible pour vous, allez... — Non seulement pour moi, mais ma mère, mes tantes... Qu’est-ce qu’elles vont dire ? Elle pousse un profond soupir. — C’est parce que c'est un garçon, voilà, murmure-t-elle. La vieille Thérèse opine, attristée. — Ma pauvre ! Vous ne méritiez pas ça ! Vous qui n’avez rien fait de mal dans votre vie ! J’en ai gros sur la patate... Pourquoi est-ce que c'est tombé sur moi, une malédiction pareille ? Naître garçon dans une famille qui n'a vu arriver que des filles, depuis d'innombrables générations ? Déjà, ma naissance n’avait pas été de tout repos. Il était prévu que Maman accouche à la maison, comme il se devait, entourée des siens, ou plutôt des siennes : Mémé Clémentine, ronde et amène... « Riche en vitamine C, en fer, en calcium et en magnésium, ce fruit est particulièrement recommandé aux femmes, qu'il aide à conserver en bonne santé. » 42


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Tante Rose, au teint de lys... « Outre son évidente beauté qui en fait la reine des fleurs, possède également des vertus thérapeutiques. Certaines variétés contiennent un tanin abondant et ont des propriétés astringentes, toniques et dépuratives. Utilisée surtout en cosmétique pour ses bienfaits sur la peau. » Tante Violette, discrète mais efficace... « Thérapeutique et antiseptique : ses feuilles soulagent les blessures, ses fleurs sont riches en vitamine C, ensemble elles possèdent une action adoucissante dans les affections des voies respiratoires. Les racines et les graines ont une action vomitive et purgative. » Tante Rhubarbe, enfin, au caractère affirmé… « Riche en vitamine K, en calcium, en manganèse et en vitamine C, aurait la propriété de diminuer le cholestérol sanguin. Anti-inflammatoire des muqueuses buccales, elle est également efficace contre la constipation, mais n'est pas recommandée aux personnes souffrant de calculs rénaux, de goutte, d'hémorroïdes ou d'arthrite. Ses feuilles sont toxiques. » D’accord, elle ne s’appelle pas vraiment Rhubarbe parce que l’officier de l’état civil a refusé de l’enregistrer sous ce nom à sa naissance et, à la place l’a affublée du prénom d’Amélie, mais qu’est-ce qu’un acte de naissance, après tout ? Un bout de papier sans signification qu’on jette dans un tiroir et qu’on oublie… On chasse Amélie comme une 43


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mouche (vertus thérapeutiques, zéro), on ne garde que Rhubarbe. Elle est comme ça, ma famille. Spéciale, ô combien ! Toujours est-il qu’à huit mois de grossesse, ma future Maman, toute guillerette, s’était rendue à pied jusqu’au couvent de bonnes sœurs, distant d’une demi-douzaine de kilomètres de l’antre familial. Elle ne rechignait pas à la marche, ma Maman, et ce jourlà pas plus qu’un autre. Pourtant, outre mon poids, déjà conséquent, qui lui plombait le ventre, elle était porteuse d’un lourd panier empli de remèdes confectionnés avec un soin particulier par la Mémé Clémentine, assistée par l’une des Tantes, toutes expertes en la matière... Il faut préciser que la spécialité de ma famille, ce sont les simples, aménagés à toutes les sauces, peutêtre l'aurez-vous déjà compris. En l’occurrence, cette science est exercée avec un art, une maîtrise qui font l’admiration de tous. Ma grand-mère, les Tantes et Maman ne sont pas des rebouteuses quelconques, elles constituent l’aristocratie de l’espèce ; dans la région, on les appelle « les Dames » avec le respect dû à la quasi-perfection dans l’exercice d’un métier. Les bonnes sœurs faisaient volontiers usage de ces produits, non seulement pour soulager leurs petites et grandes misères physiques, mais également 44


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pour le bien-être de leurs parturientes, le couvent ayant vocation d’hôpital, et plus précisément de maternité. Lorsque, essoufflée par le chemin, elle mit pied sur les dalles fraîches du grand couloir habituellement paisible de l’édifice, Maman s'étonna de l’agitation inusitée qui régnait dans ces lieux. Les sœurs, cornettes au vent, tourbillonnaient comme des corneilles, porteuses, celle-ci d’une cuvette, celle-là d’une pile de linge, cette autre d’un broc d’eau chaude… — Ah, ma petite Marguerite, vous voilà ! « Antispasmodique, apaisante, digestive, allie la simplicité à la fraîcheur... » Venez vite nous aider, on n’en sort pas ! s’exclama une vieille religieuse toute haletante, en agrippant ma future mère par le bras. — Mais… Que se passe-t-il ? balbutia Maman, effarée. — Elles accouchent ! Cinq naissances en même temps, on n’a jamais vu ça ! Et nous ne sommes pas bien nombreuses… C’était vrai. Ce vénérable couvent n’abritait qu’une poignée de moniales dont la plupart avaient dépassé l’âge où l’on affronte sans frémir les aléas de la vie. En temps ordinaire, aucun problème, les parturientes ayant la décence d’accoucher chacune à 45


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son tour, bien sagement, à raison de deux ou trois naissances par mois, aux périodes fastes. C’est dire que cette soudaine affluence de nourrissons se présentant ensemble semait la pagaille dans cette paisible institution. Malgré elle, Maman se laissa entraîner vers une petite salle garnie de deux lits blancs, occupés chacun par une créature échevelée, hululant de manière hystérique. Des chambres voisines, au nombre de deux, s’échappaient les mêmes clameurs… Un vacarme à se boucher les oreilles ! Même les femmes réputées raisonnables cédaient à la panique, par effet de mimétisme. Les sœurs infirmières passaient d’un lit à l’autre, chancelant un peu sur leurs vieilles jambes, prononçant des mots d’encouragement que personne n’entendait. — Ah, enfin une paire de bras supplémentaires ! constata avec satisfaction la sœur accoucheuse, une grande haridelle qui se donnait beaucoup de mal pour gérer une situation incontrôlable. Venez ici, Marguerite, tenez-moi ce baquet, le bébé ne va pas tarder, et… Marguerite n’écoutait pas. Décomposée, elle regardait quelques gouttes pourpres se détachant sur un drap blanc. Osons l’aveu : cette belle plante robuste, dure à la peine et ne ménageant pas ses efforts, avait une 46


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faiblesse incompréhensible : elle ne supportait pas la vue du sang. Avec un couinement de souris, elle s’affala sur le sol, ventre en avant contre le carrelage… Et c’est ainsi que je naquis avant la date prévue, sixième nourrisson braillant à pleins poumons, encore plus inattendu que les autres. Pour une arrivée en fanfare, c’était réussi. Reprenant péniblement ses sens, Maman se retrouva couchée dans le dernier lit encore vacant. Dans la même chambre, une autre jeune accouchée, blonde comme les blés, fraîche comme une rose, la contemplait avec une condescendance apitoyée. — C’est votre premier, sans doute ? s’enquit-elle. Vous en faites pas, c’est toujours comme ça. On s’en fait un monde, mais finalement, c’est de la roupie de sansonnet. Vous verrez quand vous en serez à votre quatrième, comme moi ! Comme une lettre à la poste, et sans faire de tralala. Manifestement, cette excellente personne avait oublié les cris stridents qu'elle avait poussés si peu de temps auparavant. Maman ne put s’empêcher de se sentir légèrement froissée qu'on la prît pour une mauviette. — Mais je n'ai pas fait de tralala, c'est la vue du sang qui… 47


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Soudain, prenant conscience des paroles de la femme, elle poussa un cri : « Ça y est ? Le bébé est né ? Elle est là, ma petite fille ? Et dire que je n'ai rien senti ! » — Ben vous alors, on peut dire que vous êtes vernie, ronchonna l’autre. Tomber dans les pommes et se retrouver avec le mouflet tout prêt, c’est du gâteau ! Y en a qui ont toutes les chances, décidément. Alors que d’autres souffrent, souffrent… N’osant pas relever le précédent « roupie de sansonnet », Maman se tint coite. Je mis à profit ce court moment de silence pour manifester ma présence à grandes clameurs. — Comme elle a une voix puissante ! s’extasia Marguerite en se penchant vers le petit berceau en osier proche de son lit. Elle me prit dans ses bras en me chuchotant mille tendresses, tandis que je continuais de hurler à pleins poumons. — Eh bien, quel chahut ! s'écria la sœur accoucheuse en pénétrant dans la chambrette. Ah, vous voilà réveillée, Marguerite, vous nous avez fait peur, vous savez, à tomber en pâmoison comme ça ! Nous n’arrivions plus à vous réveiller ! Et comment va ce petit bonhomme ? Il me semble grand et fort, et... Elle eut à peine le temps de me saisir tandis que Maman, livide, se laissait glisser sur son oreiller. 48


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— Et voilà, elle retombe dans les pommes, commenta l'autre mère avec satisfaction. J'ai toujours dit que ces jeunes avaient du jus de navet dans les veines... — Petit bonhomme ? répéta Maman d'une voix blanche. — Mais oui, Marguerite, c'est un beau garçon ! Le seul garçon de toute la bande, vous imaginez ! Cinq filles et un garçon ! La malédiction avait frappé. — Quel malheur ! prononça Mémé Clémentine d'une voix lugubre. — On n'a jamais vu ça chez nous ! approuva Tante Violette, vêtue de noir de la tête aux pieds. Mémé et les Tantes, au grand complet, entouraient le lit de la parturiente et nous contemplaient, Maman et moi, d'un regard désolé. — Bien sûr, Marguerite, on sait que tu ne l'as pas fait exprès... — Quoique tu aies toujours eu un esprit de contradiction assez aiguisé, il faut dire, malgré tes airs candides… — Enfin, ce qui est fait est fait ! Il va bien falloir le garder, ce mioche. — Au fait, comment allons-nous l'appeler ? Difficile de trouver un beau nom masculin en 49


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herboristerie... — Poireau ? Concombre ? Marguerite eut un sursaut d'horreur. — Je préférerais Saule, murmura-t-elle en me serrant contre elle. « Astringent, fébrifuge, hémostatique, sédatif, tonique, anesthésique, anti-rhumatismal, antispasmodique, possédant les propriétés de l'aspirine sans en avoir les inconvénients... » Maman, pour moi, voulait le meilleur, vous l'aurez compris. — Ce sera Saul pour l'état civil, alors. Très bien, commenta Mémé Clémentine. Et charitablement, elle entreprit de consoler sa fille : « Ne t'inquiète pas, ma petite, ce sont des choses qui arrivent... Tu ne rateras pas ton coup la prochaine fois. » Maman ne répondit pas, mais serra les lèvres. Dans son esprit, il n'y aurait pas de « prochaine fois ». C'est ainsi que je grandis dans ce milieu familial légèrement déroutant. Du saule j'avais l'allure, avec ma haute taille (« le saule blanc peut atteindre 25 mètres ») mes cheveux qui poussaient trop vite et mon amour pour les cours d'eau. J'étais pleureur, aussi... du moins dans les premières années de ma vie. — Quand même, c'est bizarre qu'il soit si blond... 50


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Et ce teint ! On aurait dû l'appeler Endive, remarqua Tante Rhubarbe, mi-figue mi-raisin. — Son père avait les cheveux plutôt clairs, répondit Maman d'une voix hésitante. En fait, elle ne s'en souvenait plus très bien. Dans toutes les familles ordinaires, le père peut avoir une certaine importance, voire une importance certaine. Ce n'était pas le cas chez nous. Ces Dames avaient une tradition observée de génération en génération : pas d’homme à demeure chez elles ! On naissait entre soi, en famille, et on grandissait de même, petite plante cultivée avec soin. Plus tard, on entrait en herboristerie comme en religion, avec bonheur et sans se poser de questions inutiles. Bien sûr, on ne se débarrassait pas du mâle fécondateur avec la cruauté des mantes religieuses ! Du moins ne le faisait-on plus à notre époque... Toutefois, certaines techniques de dissuasion étaient appliquées avec succès, quand un jeune homme amoureux ne voulait visiblement pas comprendre que son rôle était terminé. Ainsi, pour le premier (et dernier) dîner de mon futur papa à la maison, Mémé et les Tantes avaient sorti le grand jeu : la vaste cuisine, vidée de la plupart de ses meubles pour l'occasion, n'était éclairée que 51


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par une chiche ampoule de 40 watts, la vaisselle était ébréchée et les plats plus fades les uns que les autres. En outre, les maîtresses de céans avaient revêtu leurs oripeaux les plus criards et accentué par un maquillage savant la longueur de leurs nez et l'avancée de leurs mentons. Pour faire bonne mesure, Mémé Clémentine avait même ôté son râtelier, ce qui lui conférait un faciès de sorcière plus vrai que nature. À faire frémir ! Las ! Aveuglé par la passion, le pauvre amoureux n'avait rien vu... ou plutôt il n'avait eu d'yeux que pour sa Marguerite, ses bonnes joues roses, ses brillants cheveux noirs, ses dents blanches... Ladite Marguerite commençait à se sentir vaguement émue par cette adoration manifeste, ce qui n'était pas, mais alors pas du tout, prévu au programme. Tante Rhubarbe s'était vue contrainte d'ajouter dans la tasse de leur hôte, en dernière minute, certains ingrédients qui se mélangèrent à la tisane clôturant le repas. « Aux grands maux les grands remèdes ! » se justifia-t-elle par la suite. Papa n'en mourut pas... mais n'osa plus se présenter aux yeux de sa dulcinée. Des pustules verdâtres avaient envahi son visage, ses cheveux tombaient, ses dents branlaient... Quand, au bout de quelques mois, il eut retrouvé une apparence à peu près humaine, il y avait longtemps que Marguerite, toute à la joie de ma 52


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proche naissance, ne pensait plus à lui. Si j'étais né fille, comme il se devait, j'aurais vécu mes années d'école au sein de ma famille, Mémé, Maman et les Tantes me prodiguant leur science héréditaire, en même temps que certains rudiments de calcul et d'orthographe. Après tout, ma voie aurait été toute tracée en cette vie : je serais guérisseuse émérite, comme toutes ces Dames dont la renommée s'était étendue au fil des générations. L'une de mes ancêtres (Quel honneur !) avait même été priée au chevet d'un monarque cloué au lit par une forte crise de sciatique. Elle l’avait guéri par l’application de compresses de racines de noisetier. Mais voilà, j'étais garçon et mon avenir s'annonçait incertain. En attendant d'y voir clair, ma famille m'inscrivit à l'école du village. « Après tout, s'il n'a pas le don, un peu d'instruction ne lui fera pas de mal ! » décréta Mémé Clémentine. Elle avait raison : je n'avais pas le don... J'ai adoré cette école, sa salle de classe aux murs vert pâle, le gros poêle en fonte qui nous réchauffait au long des jours d’hiver, les jeux dans la cour de récréation... C'est là que je me suis épanoui. En un rien de temps, je m'étais débarrassé de mon aspect de saule pleureur pour me montrer sous mon véritable jour : un gamin turbulent, cancre en botanique mais 53


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adorant les mathématiques, et normal. Désespérément normal. — Si la mère Thérèse ne veut plus de toi, qui en voudra ? soupire maman alors que nous prenons le chemin du retour. C'est le troisième apprentissage que tu rates, qu'est-ce que tu vas devenir, mon pauvre garçon ? « Il n'y a qu'une solution envisageable : le remettre à l'école ! » décrète Mémé Clémentine le soir même, après une houleuse délibération familiale. Couché dans mon lit, l'oreille désespérément tendue, je pousse un profond soupir de soulagement. Enfin ! Fini de jouer l'imbécile, ma petite stratégie a porté ses fruits. Adieu les plantes, les infusions, les décoctions, les macérations ! Bonjour les mathématiques... Il faut savoir ce qu'on veut dans la vie, et surtout ce qu'on ne veut pas. Me voilà de nouveau dans ma chère salle de classe, tout près du poêle ventru. L'instituteur ne s'est pas étonné de mon retour inattendu, il m'a simplement proposé de me donner des cours supplémentaires en fin de journée, afin de me remettre à niveau. Avec mes apprentissages calamiteux, j'ai quand même manqué la classe pendant près de six mois, il faut que je mette les bouchées doubles pour réussir mon année. D'ailleurs, je ne suis pas seul à suivre ces cours 54


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de rattrapage... « Tu travailleras avec Aurélie, me dit l'instituteur. Elle vient d'arriver au village avec sa mère et ses frères, vous pourrez vous encourager mutuellement. Heureusement, vous avez tous deux une bonne tête, vous y arriverez. » Aurélie, c'est une brunette aux yeux vifs, au nez fin, au menton légèrement proéminent. Du charme à revendre, mais heureusement, je ne m'intéresse pas encore aux filles, je préfère les joies de l'algèbre et de la géométrie. Il n'empêche qu'elle me plaît bien, Aurélie. L'esprit d'émulation est au rendez-vous, chacun de nous se bat pour la meilleure place. Comme moi, elle n'a pas de père, ou plutôt elle n'en a plus. Devenue veuve, sa mère a décidé de retourner vivre avec ses enfants dans son village natal, où elle avait encore de la famille. — Je le voyais presque jamais, mon père, de toute façon, commente la gamine avec fatalisme. Il était voyageur de commerce, toujours ailleurs qu'à la maison. Pas comique. — C'est comme moi, je vis avec ma mère, la mémé et les tantes, dis-je. Je ne vais quand même pas lui raconter que mon père, je ne l'ai jamais connu et qu'il ne se doute certainement pas de mon existence... Il y a des choses qu'il vaut mieux garder pour soi. 55


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On dit ça… Mais petit à petit, avec une amitié naissante, la confiance s’installe, on se laisse aller à certaines confidences. — Eh bien, mon garçon, que se passe-t-il ? s'enquiert Tante Rhubarbe de sa voix autoritaire. Depuis quelques jours, tu chipotes, tu ne manges plus autant. Tu n’es pas malade, au moins ? Malade, non. Mais tracassé. Une révélation d'Aurélie m'a fait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. C'était il y a une semaine à peu près. Depuis lors, je rumine, je cogite... Elle ne se doute de rien, n'ayant pas perçu mon trouble. Elle est née le même jour que moi ! Dans le même couvent ! Et c'est une fille avec des cheveux noirs, un nez long... Oh là là ! — C'est vrai que tu n'es pas comme d'habitude, qu'est-ce qui t'arrive ? renchérit Maman, perplexe. Maintenant, elles sont toutes à me regarder avec l’attention qu’elles consacreraient à une herbe encore mal connue. — Ce doit être la puberté, tranche Mémé Clémentine, rien de tel qu'une bonne tisane pour te raffermir les racines, mon petit Saule !

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La Tradition des Dames

Mes racines ? Encore faudrait-il savoir où elles sont ! Disons-le tout net, ma conviction est faite : je ne suis pas le fils de ma mère ! Il y a eu erreur lors de cet afflux de naissances, substitution accidentelle ou volontaire... Toujours est-il que c'est Aurélie qui devrait être à ma place à la table familiale. La tête m'en tourne. Maman, Mémé Clémentine, les Tantes... Oui, même Tante Rhubarbe avec son fichu caractère... Je ne veux pas les quitter ! Même si je déteste l'herboristerie. sûr.

Elles me rejetteraient, si elles savaient. J’en suis

Il faut qu'elles ne connaissent jamais la vérité. Donc, il faut qu'Aurélie disparaisse... C.Q.F.D. — Tiens, je me suis dit que, peut-être, tu apprécierais une bonne omelette aux champignons... Les œufs sont de nos poules et j'ai cueilli les champignons au bois. — Oh, c'est gentil, Saul... Elle me jette un regard perplexe. Je ne l'ai pas habituée à de telles attentions.

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La Tradition des Dames

« Voilà le repas du soir tout trouvé ! » s'exclame-telle avec un large sourire. Avec un petit pincement au cœur, je me rends compte que c'est toute la famille qui partagera ce repas : ma mère, mes frères... Tant pis, pas de quartier ! Mais quand même... « L'amanite phalloïde, également appelée calice de la mort, est un champignon vénéneux, hautement toxique, qui ressemble à de nombreuses espèces comestibles... Son ingestion aboutit à la destruction du foie et des reins et, dans la majorité des cas, entraîne la mort. » Je n'y tiens plus. Le panier à peine offert, je me ravise. — Finalement, je ne suis pas sûr d'avoir bien choisi ces champignons... Rends-les-moi et garde les œufs, il vaut mieux ne pas prendre de risques. — De si beaux champignons, Saul, tu es sûr qu'ils pourraient être toxiques ? Enfin, c'est comme tu veux... Je respire. Décidément, on ne s'improvise pas empoisonneur du jour au lendemain, même avec d'excellentes motivations. Fébrilement, je récupère mes champignons, les pousse en vrac dans mon cartable. Tout à l'heure, 58


La Tradition des Dames

après l'école, je les enterrerai dans un coin du jardin, ni vu ni connu. — Qu'est-ce que tu fais, Saule ? Au comble de l'étonnement, Tante Violette me regarde enfouir les boules blanches dans le trou hâtivement creusé. Pris la main dans le sac, je balbutie. — J'avais trouvé... des champignons vénéneux et je les enterre... pour que personne... ne les mange par erreur. Tante Violette se penche, examine attentivement l'arme du crime que j'ai failli commettre. — Voyons, mon garçon ! Ils sont délicieux, ces champignons ! « Agaric sylvicole, ou boule de neige des bois. Dégage une forte odeur d'anis et d'amande. Très bon comestible, mais se méfier de la confusion possible avec l'amanite blanche... » Le soir, dans mon lit, toute honte bue, je l'entends déclarer à la ronde : — Je ne sais pas ce qui arrive à notre Saule, mais il est franchement bizarre ces derniers temps... — Il ne serait pas amoureux, par hasard ? s'interroge Tante Rose, grande romantique devant l'Éternel. Je manque m'étouffer. Amoureux, moi ? Quelle idée absurde ! Et de qui, grands dieux ? Ah Ah ! 59


La Tradition des Dames

— Ce que j'en dis, Saul ? Mais simplement que tu as beaucoup d'imagination ! Aurélie sourit, franchement amusée. Ma grande révélation, que j'ai été incapable de garder pour moi, a fait l'effet d'un pétard mouillé. — Quand même, dis-je, quand on regarde les faits... — Quels faits ? Nous sommes nés le même jour, au même endroit, soit. Comme quatre autres enfants ! — Les sœurs étaient en effervescence, elles ont pu s'emmêler les pinceaux... Mettre un nourrisson dans le mauvais lit. Ça s'est déjà vu, ces choses-là ! — Et l’accoucheuse ? Elle n'aurait pas été capable de se souvenir de quelle mère était né le seul garçon de la bande ? Franchement, Saul ! Là, elle marque un point. Mais je ne suis toujours pas convaincu et ça se voit. — Tu sais quoi ? On va y aller, à ce fichu couvent ! décide Aurélie. Nous sommes plantés au milieu du grand couloir paisible, nous tenant par la main parce que, mine de rien, nous ne nous sentons pas très rassurés. Moi, du moins. Aurélie crâne, plaisante : « T'as vu ce carrelage ? 60


La Tradition des Dames

Elles doivent le nettoyer trois fois par jour au savon noir, pour qu'il brille tant ! Ou alors elles portent éternellement des patins aux pieds ! » — En quoi puis-je vous aider, mes enfants ? Nous sursautons violemment. Derrière nous, une religieuse vient d'apparaître comme une ombre, sans le moindre bruit. Pour un peu, je croirais que le couvent est hanté et que nous avons affaire à un fantôme. J'ai trop d'imagination, je sais. Furtivement, je regarde ses pieds : pas de patins. — Ma Sœur… ma Mère, commence Aurélie avec précaution, Saul et moi avons voulu visiter le lieu de notre naissance, il y a de cela seize ans. — Ah, je vois ! Vous faites partie de ce que nous appelons entre nous la bande des six ! s'exclame la religieuse en souriant de toutes ses rides. Une journée inoubliable, vous pensez ! — Vous étiez là, ma Mère ? — Et comment ! Je courais d'un lit à l'autre, un bébé dans chaque bras. Sœur Lucie, la sage-femme, était dans tous ses états ! Le Seigneur l'a rappelée à Lui, la pauvre chère âme, mais jusqu'à la fin, elle répétait : « Quelle journée ! Non mais, quelle journée j'ai vécue, un enfer ! » Aurélie et moi échangeons un regard dépité. L'accoucheuse ayant rejoint son créateur, qui pourra 61


La Tradition des Dames

nous apporter la certitude que nous attendions ? « Tu es donc Saul, continue la religieuse en me dévisageant, l'un des derniers bébés mis au monde par Sœur Lucie... Mais oui, après cette épreuve, la pauvre n'a plus jamais été la même, elle a cessé d'exercer ses fonctions. Elle n'avait plus confiance en ses capacités, disait-elle, pourtant c'était une accoucheuse hors pair, croyez-moi. Elle aurait pu mettre un bébé au monde les yeux fermés et c'est vrai qu'à la fin, elle ne distinguait plus grand-chose, la malheureuse... » Elle continue de parler, inconsciente du tumulte qui agite mon esprit. L'un des derniers bébés... mais pas le dernier ? Elle n'avait plus confiance en ses capacités... Elle ne distinguait plus grand-chose... « Crotte ! » s'exclame simplement Aurélie, lorsque nous nous retrouvons au-dehors. Nous évitons de nous regarder. Nous n'en avons plus parlé, ni entre nous, ni à personne. Ça valait mieux. Et puis, il n'y avait aucune certitude, n'est-ce pas ? Nos chemins se sont séparés après cette année scolaire, nous avons chacun continué et terminé nos études dans des établissements différents. Toutefois, notre amitié, même si elle s'est relâchée du fait de 62


La Tradition des Dames

l’absence, n'a jamais cessé vraiment. Au fil du temps, nous avons échangé quelques lettres et je conserve précieusement les siennes. Comme le dit Tante Rose, je suis sentimental, au fond. Ces Dames continuent leurs activités et à chaque fois que je leur rends visite, je peux discerner la joie et l’affection qui rayonnent sur leurs visages. Avec l’âge adulte, j’ai rejeté mes chimères d’adolescent et ne puis plus douter de l’amour qu’elles m’ont toujours porté. On est bête, parfois, quand on a seize ans. Il y a quelque temps, j’ai revu Aurélie, par hasard. Durant une brève période, nous avons été très proches, nous laissant emporter par un élan réciproque. Il est bon d’avoir été des amis avant d’être des amants. Hier, j’ai reçu un faire-part mentionnant la naissance d'une petite Gentiane. « Plante haute et robuste, ne fleurissant qu'au bout de dix ans et dont les racines ont de nombreuses vertus thérapeutiques. Fébrifuge, tonique, digestive, elle était considérée par les anciens comme une garantie de longue vie et d'alerte vieillesse... » Songeur, j’évoque les cheveux noirs et brillants d’Aurélie, ses joues roses, ses dents blanches… 63


La Tradition des Dames

Il est temps de rompre la Tradition des Dames.

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L'une danse, l'autre pas par Macha Sener

Deux jeunes filles marchent, bras dessus, bras dessous au bord du fleuve, en ce joli mois de mai. Légères et bondissantes, malgré la préoccupation qu'on lit sur leurs visages. — Tu peux toujours essayer de rattraper les révisions pour le bac ? Si tu l'as, avec un peu de chance, tu pourras peut-être continuer tes études ? — Tu rigoles ! Je n'aurais pas le temps, en un mois... et puis de toute façon mes parents ne pourront pas me payer des études après le bac. Soit c'était l'école de danse avec une note assez bonne pour décrocher une bourse, soit je vais devoir me trouver du travail ! Sophie laisse glisser de grosses larmes le long de ses joues. Une si grosse déception... — C'est vraiment dommage que tu sois tombée dès le début de l'audition ! Moi j'ai fait un faux pas à la fin, et ils m'ont prise quand même, mais je n'aurais 65


L'une danse, l'autre pas

pas dansé mieux que toi, j'en suis sûre... — Tu es trop gentille Angélique. Alors que moi, je n'arrive pas à me réjouir pour toi ! — Ça viendra... Il faut le temps que tu digères... On se prépare à ce concours depuis deux ans, c'est normal que tu sois déçue... — Mouais. Et si on parlait plutôt de ce que ça va donner pour toi ? Tu pars quand ? — D'après la lettre de convocation que j'ai reçue avec les résultats, il faut que je me présente à l'école fin juin au plus tard, mais je peux y aller dès le 15 ! Je vais y aller dès que possible, et tant pis pour le bac. Tous les nouveaux doivent participer à un stage d'adaptation cet été, avant la rentrée de septembre. Tu te rends compte ? Je vais passer deux mois à m'entraîner tous les jours, c'est génial ! — Mouais... C'est génial... Mais le coeur n'y est pas, Sophie n'arrive même pas à faire semblant. Comme le dit Angélique, il lui faudra du temps... * Angélique descend de l'autobus, hésitante. Il y a devant elle le nom joliment calligraphié de la prestigieuse école de danse sur un élégant panneau, 66


L'une danse, l'autre pas

devant une imposante grille de fer forgé. Mais tout autour, il n'y a que des arbres. La route poussiéreuse traverse en ligne droite une forêt dense et parfumée. Aucun autre voyageur ne descend avec elle, seul le chauffeur accompagne Angélique pour prendre ses bagages dans la soute. Puis, rapidement, l'autobus repart, laissant la jeune fille un peu désemparée à côté de ses valises. Elle s'approche de la grille pour chercher où sonner quand la lourde porte s'ouvre d'elle-même. Une limousine s'approche dans un ronronnement feutré. La jeune fille s'écarte pour la laisser passer mais la voiture s'arrête juste à sa hauteur. La vitre descend avec un léger bourdonnement, et le chauffeur demande à Angélique si elle vient assister au stage de l'école de danse. La jeune fille acquiesce, bouche bée. Le chauffeur descend, lui ouvre une des portes de l'imposant véhicule, et lui passe ses bagages pour qu'elle les garde auprès d'elle. Puis il reprend son volant, et manœuvre délicatement la longue et impressionnante voiture pour lui faire faire marche arrière. Angélique essaie de reprendre ses esprits, tout en observant à travers la vitre teintée. La forêt laisse place à un magnifique parc planté d'arbres exotiques, plus impressionnants les uns que les autres. — Est-ce que vous faites la navette toute la journée ? demande-t-elle au chauffeur. 67


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— Non, je connais l'heure d'arrivée des bus, et il n'y en a que trois dans la journée. — Ah ! D'accord... Angélique retourne à la contemplation de la magnifique propriété. Au bout d'un moment qui paraît une éternité, les arbres et pelouses s'espacent, laissant la place à des terrasses, des kiosques à musique, des escaliers bordés de fontaines, des statues de marbre potelées... Angélique est époustouflée : tant de beauté, de calme ! Quels merveilleux moments elle va passer ici ! La limousine glisse souplement jusqu'au bas d'un escalier monumental, et s'arrête dans un léger soupir. Le chauffeur descend pour ouvrir la portière d'Angélique, qui se sent flattée. Tout ce luxe, ces égards, c'est... royal ! Le chauffeur lui montre la grande porte vitrée à double battant qui surplombe les escaliers, et se place derrière elle, portant les bagages. La jeune fille sautille de marche en marche jusqu'aux battants, qu'elle ouvre lentement. Un hall gigantesque apparaît, il y a du marbre partout, de grands miroirs encadrés de dorures ornent les murs, l'image d'Angélique se reflète de tous les côtés. Elle se trouve bien godiche et mal fagotée, dans ce décor de conte de fées. Le chauffeur tire sur une cordelette brodée, et un domestique arrive rapidement. Il prend les bagages des mains du chauffeur de la limousine, avant de faire 68


L'une danse, l'autre pas

signe à Angélique de le suivre. De larges couloirs en boudoirs tapissés de velours, Angélique parvient enfin dans un bureau qu'elle aurait bien imaginé occupé par un ministre. Les meubles de riche marqueterie brillent de mille feux, les tapis moelleux absorbent chaque pas, Angélique a l'impression de s'enfoncer dans de la neige poudreuse. Derrière ce grand bureau, une très belle femme portant des lunettes d'écaille en oeil de chat regarde Angélique s'approcher. Elle a les cheveux gris tirés en arrière dans un chignon bien lisse, elle semble grande et mince, son port est altier, son tailleur de grand prix, toute son allure est impeccable. Angélique se dit qu'il s'agit sans aucun doute d'une ancienne danseuse étoile. L'élégante dame lui tend une main gracile, et d'une voix doucereuse l'invite à prendre place dans un fauteuil empire, trop grand pour être confortable. Angélique est écrasée par tout ce luxe, elle n'est pas à sa place dans ce monde trop beau pour être vrai. — Bonjour, je suis Éléonore de Bargeac, la directrice de cet établissement. Vous êtes ?... — Angélique Dufour. — Ah oui, vous avez été très bien notée lors du concours, je vous en félicite. Avez-vous fait un bon voyage ? — Oh oui, excellent, merci beaucoup. — Bien. Je vois que nous avons prévu de vous 69


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loger dans l'aile ouest, vous avez dû faire très bonne impression à Monsieur Serge, notre maître de ballet. Angélique sent comme une pointe d'acidité dans cette dernière phrase. Mais la dame reprend avec encore plus de douceur et un léger sourire : — Vous n'avez pas été la seule ! Vous partagerez votre chambre avec deux autres jeunes filles qui elles aussi ont été très bien notées. — Super ! laisse échapper Angélique, ravie à l'idée de se faire de nouvelles amies. — Voici le contrat d'admission en deux exemplaires. Signez ici. Madame de Bargeac laisse sa main tendue, afin qu'Angélique lui rende un des deux exemplaires signé, la jeune fille n'ose pas la faire attendre dans cette position délicate alors elle s'exécute, sans même jeter un regard aux lignes serrées écrites sur les nombreux feuillets du contrat. — Le règlement intérieur est très strict, sur des points essentiels comme la ponctualité, l'hygiène et la discrétion, je vous en donne un exemplaire, que je vous demande de lire attentivement. Nous allons avoir le plaisir de vous recevoir ici pour quelques semaines, je suis certaine que vous vous plairez beaucoup dans cette maison. — Oui, moi aussi, bredouille Angélique. — Je vais appeler une domestique pour qu'elle 70


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vous accompagne dans votre chambre. Prenez le temps de ranger vos affaires et de faire un peu de toilette, je comprends que le voyage vous a un peu fatiguée, mais il faudrait que vous soyez présentable pour le dîner. Angélique ne peut réprimer une grimace de gêne, et se tortille un peu, mal à l'aise, dans son fauteuil empire. Elle aurait dû s'habiller un peu mieux, quand même. Mais elle n'a rien de beaucoup plus élégant à se mettre. Elle commence à réfléchir sur ses tenues, plus banales les unes que les autres, qui lui font honte, pour la première fois de sa vie, quand la femme de chambre apparaît comme par enchantement. Angélique la suit dans de grands escaliers de marbre. Au passage, sur différents paliers elle entrevoit de grandes salles aux parquets lustrés, elle entend des pianos parfaitement accordés et des voix impérieuses marteler la cadence. Elle est arrivée dans le monde dont elle a toujours rêvé, elle foule le sol, enfin, de cette merveilleuse école de danse, où elle va vivre ses rêves de petite fille. Elle est sur le tremplin pour devenir un jour, bientôt sans doute, la danseuse étoile qu'elle a toujours su qu'elle deviendrait. Elle est née pour ça. Perdue dans ses rêveries, Angélique dépasse la femme de chambre qui s'est arrêtée et l'attend patiemment devant une porte fermée. Angélique revient dans la réalité, et remarque que toutes les 71


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portes du couloir de cette aile, au dernier étage du château, sont numérotées. Celle-ci porte le numéro 14. Angélique est ravie, ce numéro lui portera bonheur, elle en est certaine. Dans la chambre, trois grands lits sont disposés. À côté de chacun se dressent une belle armoire, et une commode qui sert aussi de table de chevet. La femme de chambre dépose les bagages d'Angélique sur un des lits. Les deux autres ont l'air d'avoir déjà été attribués. Angélique voit des objets personnels sur les autres commodes : brosses à cheveux, épingles et photographies. Pas de bijoux. — La salle de bains est au fond du couloir à droite, elle est partagée par toutes les pensionnaires du couloir. Pensez à bien fermer à clef. Les toilettes sont en face. — Ah, merci. — Vous êtes responsable de vos objets de valeur, c'est à vous d'en assurer la sécurité. Le dîner est à 19 heures dans le grand salon au rez-de-chaussée. — Merci beaucoup. — C'est à vous de faire votre lit, tous les matins. Le réveil est à 7 heures. Vous devez déposer votre linge à laver dans les sacs prévus à cet effet, dans la lingerie, à côté de la salle de bains. J'espère que vous avez pensé à le marquer. — Euh, oui, oui, ma mère a brodé... 72


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Mais la femme de chambre est déjà partie, sans attendre la fin de la phrase d'Angélique. Celle-ci s'assoit lourdement sur son lit, épuisée. Ouf. Maintenant, une chose à la fois, et d'abord un peu de repos avant d'aller se rafraîchir et se changer. Angélique s'allonge, les jambes endolories, et sourit au plafond de tout son bonheur de jeune débutante. Demain, elle va danser ! * Au même moment, Sophie reçoit un appel chez ses parents. Elle a envoyé des dizaines de candidatures, pour autant d'annonces d'emploi les plus variées. Sans aucune qualification ni expérience, on lui a bien fait comprendre qu'il n'y aurait que des emplois dans la vente ou la restauration. Alors elle a postulé partout, pour vendre des chaussures, des petits pains, des vêtements de grande distribution ou des voitures, pour servir des plats chauds, des sandwiches, des canettes ou de la restauration rapide. — Allo ? — C'est toi, Sophie ? Qui peut bien la tutoyer comme ça ? Elle ne reconnaît pas cette voix. — Euh... oui, répond Sophie hésitante. — Je suis André Dupoux, le propriétaire du Bar 73


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des Damiers. Tu vas avoir dix-huit ans, c'est ça ? — Oui, enfin non, j'ai dix-sept ans et demi. — Tes parents sont d'accord pour que tu travailles ? — Oui, oui, ils sont d'accord. — Et ton bac, alors ? Tu ne veux pas le passer ? Mais de quoi il se mêle, celui-là ? se demande Sophie. — Je passe les épreuves à la fin du mois, mais il faut que je trouve du travail pour cet été. — Et après ? Tu vas étudier quoi ? — Ah, euh, non, je ne vais rien étudier. Enfin, je veux dire, après, je voudrais continuer de travailler. — Ah, d'accord. Bon ben si la place t'intéresse, je t'attends au bar, et on verra ce qu'on peut faire de toi. Tu as l'adresse ? — Oui, oui, je l'ai bien notée, répond Sophie en fouillant fébrilement de sa main libre dans le paquet d'annonces posées à côté du téléphone... Bar des Pommiers, Bar des Grands Chênes, ah le voilà : Bar des Damiers. C'est de l'autre côté de la ville. — Tu peux commencer quand ? — Lundi, si vous voulez. — Alors tu viens lundi à huit heures. Pétantes, hein, ça compte ma petite, la ponctualité ! D'accord ? 74


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— D'accord. À lundi alors monsieur... euh... Dupoux. — Appelle-moi Dédé ! À lundi ma petite Sophie. Bon sang, il ne l'a jamais vue, elle ne le connaît pas, et il l'appelle « sa petite Sophie » ! La jeune fille est déboussolée. Dans quoi va-t-elle mettre les pieds ? Quel bouge infâme l'attend dans ce mauvais quartier ? Qui est ce rustre à peine dégrossi qui veut bien l'embaucher ? Le lundi n'arrive que trop vite. Sophie prend le bus, résignée. Elle pourrait réviser pour l'épreuve de philo du lendemain, mais au lieu de cela, elle doit se présenter pour un poste de serveuse à l'autre bout de la ligne, la vie est vraiment trop injuste. Huit heures dix. Elle est en retard. Sous l'auvent défraîchi, une porte recouverte de publicités pour des jeux de grattage et de tirage est grande ouverte. Sophie s'avance, pleine d'appréhension, et se tord la cheville en posant le pied sur les carreaux disjoints du sol poussiéreux. Évitant la chute de justesse, elle se redresse, cherchant du regard le comptoir ou un repère qui lui indiquerait à qui elle doit se présenter. Le bar est mal éclairé, malgré le soleil d'été qui réchauffe déjà le trottoir d'où elle vient, Sophie ne voit presque rien. Enfin, ses yeux s'habituent peu à peu et elle distingue le comptoir, la caisse derrière laquelle se tient une redoutable matrone à l'imposante poitrine, et au menton qui présente une légère 75


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barbe. Un peu plus loin derrière le bar, un homme en marcel à trous blanc la regarde. Il n'est pas le seul, d'ailleurs, tout le monde la regarde. Il y a déjà des clients attablés, plus souvent devant un verre de rouge que devant un café noir. Sophie a des papillons dans l'estomac qui la chatouillent désagréablement. — Ah, la voilà ! C'est toi Sophie ? tonitrue l'homme en marcel. — Oui, c'est moi, chuchote la jeune fille en s'approchant du bar. — Ben ne sois pas timide comme ça ! Si tu veux travailler ici, il va falloir parler plus fort, hein ! — Oui monsieur, je vais essayer. — Appelle-moi Dédé. Dis donc, t'es un peu en retard, non ? — Oui, excusez-moi, je suis désolée. — Bon, ça va, ça va ! Allez, viens voir la patronne, que je te présente ! Il lui montre la grosse dame assise derrière la caisse, qui regarde Sophie s'approcher de ses yeux délavés. — Alors gamine j'te présente ma bourgeoise, Fernande. C'est elle qui donne la paye, et heureusement qu'elle donne pas les baffes avec, sinon on volerait tous, hein ? dit Dédé en rigolant grassement. — Bonjour madame. 76


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— Appelle-moi Fernande, ou Fifi si tu veux, ma petite, les « mesdames » c'est pas pour les gens comme moi, sourit la caissière. — Ah bon, répond Sophie gauchement. — Bon et avec ça alors ce bac, tu le passes quand ? interroge Dédé en posant ses deux coudes sur le comptoir, plantant son regard droit dans les yeux de Sophie. — Ben... j'ai la philo demain, répond-elle d'une voix tremblante. Mais qu'est-ce que c'est que cet homme qui lui parle comme s'il était quelqu'un de sa famille ? Même ses parents ne lui posent pas autant de questions ! Sophie n'est pas habituée à ce genre d'attentions, même de la part de ses proches. Alors venant d'un parfait étranger, cela la surprend tellement, qu'elle lui répond ! Tout en le regrettant en même temps. — Et après, tu as quoi ? — J'ai encore l'anglais jeudi, et après j'ai fini, répond Sophie en se mordant les lèvres. Elle devrait lui demander de quoi il se mêle, l'envoyer balader, se faire respecter... mais elle n'ose pas. — Bon alors tu sais quoi, ma petite, là maintenant tu vas rentrer chez toi et potasser tes bouquins ! Tu reviendras vendredi matin, et cette fois, tu tâches d'être à l'heure, compris ? — Euh. Oui. Bon, d'accord... Mais alors, ça veut 77


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dire que vous me prenez ? — On va faire un essai. Tu auras ton contrat avec un mois d'essai, comme tout le monde. — Dédé, attends, la petite elle t'a dit au téléphone qu'elle avait besoin de sous pour tout l'été, alors on peut bien lui faire un contrat de deux mois, comme ça elle s'ra tranquille... — Oui, bon, d'accord. Fifi a raison, on va te faire deux mois de contrat, comme ça, ça te donnera le temps aussi d'apprendre le métier. Ça te va ? Qu'estce que t'en dis ? Sophie réfléchit rapidement. Depuis trois semaines qu'elle a commencé à chercher du travail, c'est la première fois qu'on lui répond. La première main tendue, la première et la seule proposition. — D'accord. Je reviens vendredi, alors. — C'est ça, à vendredi ma petite. — Au revoir. Au moment où Sophie va repasser la porte, et sortir de cette atmosphère étouffante, la voix de stentor du gros Dédé retentit derrière elle : — Et vendredi, pense à te chausser autrement, hein ! Pas de talons ici, ma jolie, sinon tu vas te casser les chevilles avant le week-end ! Ce serait dommage avant d'aller danser ! 78


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— Oui, oui, d'accord, répond la jeune fille en ne retournant que son menton, pressée de déguerpir. * Deux semaines ont passé. Tous les nouveaux sont arrivés à l'école de Danse pour participer au stage d'été. Beaucoup de filles, quelques garçons, tous et toutes ambitieux, motivés, et très contents d'avoir réussi le prestigieux concours. Des affinités se sont créées, des clans se sont formés. Angélique essaie de s'adapter à cette nouvelle ambiance, faite de compétition et de travail acharné. Monsieur Serge, le maître de ballet, est un homme charmant. Vraiment charmant. Vraiment charmeur aussi. Il entraîne ses élèves avec autorité, mais son regard de braise séduit les jeunes danseuses bien plus que son talent. Angélique, chaque fois qu'elle le regarde, a le cœur qui palpite et les mains frémissantes. Elle partage sa chambre avec deux autres jeunes danseuses : Julie et Cindy. Jolie brunette, Julie est coquette et timorée, Cindy la plus exubérante, impatiente et délurée. Les deux filles sont arrivées un jour à peine avant Angélique, ne se connaissaient pas avant, mais forment déjà un bloc et ne se quittent jamais. Angélique leur envie cette complicité qui les unit. Elle aussi aimerait avoir des amies. 79


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Pour l'instant, chacun essaie de suivre le rythme des cours, et de faire impression sur le maître de ballet. D'autres professeurs se relaient aussi, et différents chorégraphes dirigent les entraînements, enseignent les enchaînements, mais Monsieur Serge est la personne la plus influente. Après Madame de Bargeac, qui semble avoir un droit de vie ou de mort sur tout le personnel de la maison. Et du personnel, il y en a, beaucoup ! Cuisiniers, chauffeurs, domestiques, femmes de chambre... ils ne se présentent jamais, et ne durent parfois pas longtemps. Anonymes et volatiles. En deux semaines, trois femmes de chambre déjà ont été renvoyées, et aussitôt remplacées. Les cours se succèdent, échauffements, étirements, pointes... échauffements, étirements, pointes... Angélique découvre aussi d'autres techniques d'assouplissement, des exercices de yoga qu'elle n'a jamais appris sous la direction de Mademoiselle Dostoïevskaïa. Elle absorbe de nouvelles méthodes, son corps change, se renforce, s'assouplit, et souffre. Jamais auparavant ses pieds ne lui avaient fait aussi mal. Et ses chaussons s'usent deux fois plus vite qu'au Conservatoire. Mais il faut suivre, et s'accrocher, pour devenir première danseuse, pour sortir du quadrille, pour attirer l'attention du beau Serge... * 80


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Pour Sophie aussi les semaines ont passé. À sa grande surprise, elle a réussi son bac, de justesse. Puis, elle a appris à tenir un plateau, à prendre des commandes, à garder des pourboires. Le gros Dédé la surveille du coin de l'œil, toujours prêt à l'asticoter en rigolant. Il vérifie chaque matin les talons plats de Sophie, lui propose les vieux chaussons de Fernande si elle a mis des chaussures de ville inappropriées pour le service. Il lui fait du café pour son petitdéjeuner. Fernande prépare les tartines, et Sophie a bien du mal à leur expliquer à tous les deux qu'elle ne mange pas une demi-baguette beurrée, trempée dans du café au lait sucré, tous les matins. Malgré la nourriture riche et copieuse, heureusement elle garde encore sa ligne de petite danseuse. Il faut dire que les efforts sont constants. Ses jambes lui font mal, d'être toujours debout, à piétiner entre le bar et la salle, et pire encore aux heures où l'on ouvre le restaurant. Et même si les attentions du patron l'énervent un peu, elle reconnaît qu'avec des talons plus hauts ses pieds déjà éprouvés par la danse l'auraient fait vraiment souffrir depuis longtemps. Les clients sont plutôt gentils avec elle, même quand Sophie leur renverse leur café sur la chemise, ou qu'elle oublie leur monnaie. Ils savent qu'elle débute à peine, ils l'encouragent à demi-mots, et cachent même quelques-unes des bévues de la jeune fille quand le gros Dédé a le dos tourné. Il n'y en a qu'un qui l'embête vraiment : Henri, le 81


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représentant. Enfin, nul ne sait ce qu'il représente, ni ce qu'il vend ou qu'il a vendu, parce qu'il passe l'essentiel de ses journées au bistrot, à s'imbiber d'un rouge poisseux dont personne d'autre ne veut. Tous les autres habitués l'appellent Riton, et on voit bien à leurs yeux venimeux qu'il n'est pas le plus aimé de la bande. Mais aujourd'hui, Riton a invité à sa table tous les piliers du bar. Sophie n'a jamais pris une aussi grosse commande. Prudente, elle a livré les boissons en plusieurs fois, pour ne pas trop charger son plateau. Elle n'est pas encore très à l'aise au maniement de cet ustensile. Riton a raconté des blagues, de plus en plus salaces, qui n'ont fait rire que lui. Et là, entre deux rires bien gras, il apostrophe Sophie : — Ben ma mignonne, faut enlever tout ça ! Ça fait partie de ton métier aussi de nettoyer les tables, tu vas pas la laisser pleine de verres sales comme ça ! Sophie se penche, bien obligée, vers Riton hilare. Quand elle se retourne pour repartir avec son plateau chargé de verres et de bouteilles vides, elle sent le contact d'une main insistante sur sa fesse droite. — Dis-donc, Riton, tu veux me les caresser, mes fesses, à moi aussi ? Tétanisée, Sophie essaie de stabiliser son plateau incertain où les verres et les bouteilles s'entrechoquent. Tombera ? Tombera pas ? 82


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Un silence gêné remplit le bar, les clients n'osent plus regarder dans la direction de Sophie, ni dans celle du patron qui vient de hurler à travers la salle, ni vers Riton cramoisi. La jeune fille respire lentement, immobile, plus rien ne se passe... alors un peu plus calme, elle reprend son chemin avec un plateau stabilisé. — Non, j'te dis ça parce que moi j'veux bien que tu me caresses les miennes, mais la petite, elle est là pour être serveuse, pas putain ! Alors, tu la regardes si tu veux, tu en profites, de loin, parce qu'elle est bien jolie, si t'es sage et que tu le mérites elle te fera peut-être même un sourire, mais j'interdis à tous les pervers de toucher au cul de ma serveuse, c'est clair ? Sophie ne s'y attendait pas, elle a sursauté quand Dédé a repris la parole. Dommage pour les bouteilles et les verres. Tombés. * Angélique enrage. Il ne reste que deux semaines avant la représentation de Noël devant les administrateurs de l'école, et ses pieds ne sont que cloques et brûlures. Tout cela à cause de ces chipies... mais qu'est-ce qui lui a pris d'écouter les conseils de ces deux traîtresses ! Mademoiselle Dostoïevskaïa le 83


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lui avait pourtant dit, elle s'en souvient maintenant : « jaa-mais de coton hydrrrrophile dans vos pointes, mesdemoiselles, jaa-mais ! Ne mettez rrrrien dans vos chaussons, si vous te-nez à bien dan-ser ! » Mais Angélique a cherché des astuces pour soigner ses contusions et ses hématomes. Alors, elle a voulu savoir ce que les autres élèves mettent au bout de leurs pointes afin d'épargner leurs orteils. Et Julie et Cindy se sont empressées de lui donner le conseil de bourrer la pointe de coton. Sans lui préciser qu'il fallait mettre du coton tissé ou cardé, mais surtout pas du coton hydrophile, qui provoque des brûlures. Julie lui a même tendu quelques disques de coton à démaquiller, d'un air innocent, pendant que Cindy étouffait un ricanement... Et maintenant, Angélique peut à peine supporter de monter sur ses pointes ! Alors que les sélections sont en cours pour les différents rôles du spectacle de Noël, et qu'Angélique voudrait – à tout prix – être remarquée, montrer tout son talent, sortir du rang. Elle fulmine, tout en soignant tant bien que mal ses pieds endoloris. Elle coupe les ongles au plus court malgré la douleur causée par le moindre contact, appose ensuite soigneusement crème, pansement, sparadrap, se masse longuement les chevilles. Ce n'est qu'au dernier moment, juste avant de se lever du banc, qu'elle lace ses pointes, avant de rejoindre le quadrille. 84


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Et là, paf, elle les sent. Noooooooooooon ! Monsieur Serge est tendu depuis des jours et des semaines, glacial avec tous les élèves. Il ne fait que des commentaires cassants, avant de reléguer au fond de la salle ceux et celles qui ne satisfont pas son niveau d'exigence. Il cherche ses solistes, il fouille au fond des entrailles de ses danseurs pour trouver les bons sujets, ceux qui pourront montrer aux administrateurs qu'il fait bien son travail de recruteur et de maître de ballet. Sa vie dépend des muscles de ces petits rats, de leur souplesse, de leur endurance, et de leur ambition qui rejoindra la sienne. Il cherche leurs limites, et les trouve. Et c'est maintenant qu'Angélique a ses règles ! Elle sent le sang commencer à couler, tout doucement. Pourvu que rien ne se voie, que la mince culotte fasse barrage à la couleur de ce sang, que ce rouge honteux ne traverse pas son académique. Pourvu que le tissu tienne jusqu'à la fin de la répétition ! Elle ne pense plus qu'à ça, en oublie de se concentrer sur les pas. Pour ne pas écarter les jambes, elle réduit les battements et les jetés... et ne tarde pas à se faire renvoyer sur le banc, sous les insultes courroucées du beau Serge exaspéré. Cindy remporte le rôle de soliste pour le ballet de Noël. Monsieur Serge la flatte, se fendant de ses premiers compliments depuis des semaines, et la prend dans ses bras. Il caresse les joues de la jeune fille, ses épaules, la saisit par la taille, la montre à ses 85


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camarades comme un trophée de grand prix, la serrant contre lui pendant quelques instants. Angélique en est malade d'envie. Et malade tout court. Finalement, elle est presque soulagée de ne pas avoir autant de pression que la première danseuse, et de pouvoir s'épargner un peu pendant quelques jours. Tant pis pour le ballet et la représentation, il y aura d'autres occasions... — Qu'est-ce qui t'arrive, t'es toute verte ! T'es jalouse ? — Pas du tout ! J'ai mes règles, se défend Angélique. — Tes règles ? — Ben oui, mes règles quoi, une fois par mois, c'est pas interdit ? — Mais t'es complètement malade ! Il ne faut pas ! — Comment ça ? interroge Angélique sérieusement interloquée. — Tu ne connais décidément rien à rien ! On n'a pas ses règles quand on est une grande danseuse. — Vous racontez n'importe quoi, c'est biologique, quand on est une femme, danseuse ou pas, une fois par mois on saigne, et c'est comme ça. — Pauvre petite chose qui croit connaître la vie, 86


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pffff, je ne sais pas si tu en vaux la peine, ma pauvre Angélique. — La peine de quoi ? — Qu'on te dise comment on fait pour se débarrasser de ça. — Vous pouvez dire n'importe quoi, de toute façon si c'est comme pour votre conseil du coton dans les pointes, je ne vous suivrais pas. — Bah, d'autres te le diront quand même, alors pourquoi pas vendre la mèche : il suffit ma jolie de prendre la pilule sans s'arrêter, et voilà. — Vous prenez la pilule tout le temps ? — Eh oui, ma chérie, et ça a bien d'autres avantages ! terminent les chipies en gloussant. Angélique réalise qu'elle n'a effectivement jamais vu les poubelles des toilettes rougies depuis son arrivée, à part par ses propres serviettes. De tout cet étage de l'aile ouest, il semblerait bien qu'elle soit la seule à saigner régulièrement. Ce mystère la sidère, et elle se sent bien isolée. Comme une paria sale et malodorante, atteinte d'un mal honteux qu'elle doit cacher. Et de son isolement, elle assiste impuissante au sacre de Cindy, intronisée première danseuse, et nouvelle favorite affichée de Monsieur Serge. * 87


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— Tu prends des vacances à Noël ? — Euh... non, madame Fernande, je préfère travailler si ça vous arrange. — Appelle-moi Fifi. Mais tu ne fais pas la fête avec tes parents ? — Non, mes parents vont passer quelques jours à l'étranger. Mon père est représentant de commerce, il travaille dans différents pays, et ça coûte trop cher quand je les accompagne parce qu'il faut prendre deux chambres d'hôtel, alors je reste ici. Pour Noël, il va présenter de l'épicerie fine et des pâtés de gibier en Allemagne. Chaque fois qu'elle répond aux questions des patrons, Sophie est très contrariée. Les mots semblent sortir tout seuls de sa bouche, elle ne voudrait pas se confier comme ça, ni leur raconter sa vie, elle se trouve indécente, et eux indiscrets, mais c'est plus fort qu'elle, les réponses se forment toutes seules. — Ah ben ça alors, t'es toute seule chez toi à Noël ? reprend Fernande éberluée. — Oui mais bon, j'ai l'habitude, ce n'est pas grave. — Dédé ! Arrive ici ! La petite est toute seule chez elle à Noël. Sophie voudrait mourir, là, tout de suite. De peine, ou de honte, mais surtout, disparaître 88


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immédiatement. Heureusement, Dédé n'en fait pas des tonnes, pour une fois, il reste étonnamment sobre dans sa réaction, et répond doucement : — Ben alors non seulement tu vas travailler avec nous, mais tu vas aussi réveillonner avec nous, et puis voilà. Et il repart derrière son bar. Problème réglé. Sophie est au bord des larmes. C'est trop dur, toutes ces émotions, tout en même temps, elle en a marre. Angélique est trop loin, son amie lui manque, leurs confidences, leurs longues conversations. Ici elle n'a personne à qui parler, à qui se confier, et là, maintenant, elle en a tellement besoin. — Et des amis, tu n'en as pas ? reprend Fernande décidément bien inspirée aujourd'hui. — Si, mais ma meilleure amie n'est pas là. Je l'ai eue au téléphone hier, et elle ne reviendra pas pour Noël, elle reste dans son école. — Une école de quoi ? — Une école de danse, répond Sophie d'une voix brisée. S'enfuir, vite, trouver un trou de souris, partir, avant que l'émotion la submerge... — Et toi, tu n'y vas pas à l'école de danse ? continue Fernande d'une voix de plus en plus douce. — Non, moi j'ai raté le concours, alors c'est 89


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terminé pour moi. — Ah, ma chérie, j'aurais bien aimé pouvoir te dire que si tu veux être danseuse, tu le seras, mais non, je sais que pour ça si on rate l'occasion on ne peut pas vraiment la rattraper après. Par contre, je peux te dire qu'il n'y a pas que la danse dans la vie, et que le plus important c'est d'être soi ! Pas un métier. — Oui, mais moi j'en avais toujours rêvé... — Mais, moi aussi, j'ai rêvé d'être danseuse. L'idée est tellement cocasse que les larmes qui montaient aux paupières de Sophie redescendent aussi vite. Fernande, danseuse ? La jeune fille fixe rêveusement la femme du patron, en essayant d'éviter de regarder vers son corsage opulent, ses bourrelets généreux, son imposante stature... — Et je pense qu'avec mon physique, j'aurais cassé la baraque!... Au sens propre ! éclate de rire la caissière. Alors les vannes s'ouvrent brusquement. Sophie se met à sangloter comme une gamine, devant cette femme qu'elle connaît à peine. Entre deux hoquets, elle lui raconte ses rêves de petite fille, les premiers chaussons, les premiers tutus roses, elle lui raconte les cours de mademoiselle Dostoïevskaïa, la révélation de la Danse, de la musique, des premiers pas. Et puis son amitié avec Angélique, sa presque sœur, sa 90


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confidente, son amie tellement chérie, envers qui malheureusement en ce moment elle ressent une jalousie féroce, qui la ronge. Elle raconte l'indifférence de ses parents, leur obsession pour un confort matériel dont ils ne profiteront jamais, trop occupés qu'ils sont à gagner un peu plus, tout le temps. La bourse qu'elle aurait voulu avoir mais qu'elle a ratée à cause d'une chute, et puis les kilos qu'elle est en train de prendre, et sa vie qui ne ressemble pas à ce qu'elle aurait voulu... Les mots s'entrechoquent, se mélangent, l'histoire perd en cohérence. Sophie s'excuse, elle est vraiment désolée, elle ne veut pas embêter Fernande avec tout ça. Celle-ci lui coupe la parole en murmurant tout bas : — Dis-donc, t'aurais pas tes règles, toi ? — Ben... si, c'est pour ça aussi, des fois ça me fatigue. Vraiment je suis désolée. — Tais-toi. Tu n'as pas à me dire que tu es désolée. Tu n'as pas à l'être. — Mais... — Tais-toi, je te dis. Il faut que tu t'occupes un peu plus de toi, ma petite, et un peu moins des autres. D'abord, c'est normal d'avoir ses règles et d'être fatiguée, et d'avoir moins le moral. Et puis tu as de bonnes raisons de ne pas avoir le moral en ce moment. Ça va passer, et tout va s'arranger, mais pour l'instant tu es triste et tu as raison. 91


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Sophie ne trouve rien à répondre à cela. — Écoute-moi, là tu vas aller poser tes fesses sur cette chaise, et boire un bon chocolat chaud. Et d'une. Et de deux, pour Noël, c'est réglé, tu le passes avec nous. Et pour ta copine Angèle... — Angélique. — Pour ta copine Angélique, si c'est ta meilleure amie comme tu le dis, votre amitié ne changera pas. Jamais. Tu as bien le droit de l'envier de réaliser son rêve, alors que toi tu ne peux pas réaliser le tien, mais peut-être qu'un jour c'est elle qui t'enviera d'avoir une vie qu'elle n'aura pas eue. Tu ne seras pas danseuse, d'accord. Mais tu es une femme, ton corps te le prouve, et ça c'est encore plus glorieux. Alors tant pis pour tes rêves de petite fille, nous en avons toutes fait et il faut bien un jour y renoncer, en tout cas à certains. Danser en fait partie pour toi, mais tu restes un être humain, avec une vie qui t'attend, une vie toute entière, à remplir et à aimer. Bon, allez, reste pas dans mes pattes, va t'asseoir ! Et Fernande se tourne vers son mari, le convoque à nouveau : — Viens là, la petite, il faut s'occuper d'elle un peu aussi. Tu lui fais un chocolat chaud, et c'est toi qui lui mets sur la table, pour une fois, c'est compris ? — Bien, chef ! plaisante le gros Dédé. Et quand il pose la tasse fumante devant Sophie, 92


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il se penche, et lui fait un clin d'oeil en chuchotant : — Pas toujours facile d'être une bonne femme, hein ? Nous les hommes on connaît pas ça. Mais on connaît pas non plus les bébés qui s'agitent dans les ventres, et je ne sais pas si je ne t'envie pas. Tu vois moi dans ma bedaine, y'a que d'la bière, c'est pas vivant... Alors que toi, un jour.... Il lui sourit puis retourne à son bar, alors que Sophie baisse ses yeux encore humides vers son chocolat. * De doux flocons molletonneux tombent lentement sur le parc. Il neige encore, fin février. Angélique admire le paysage magnifique des arbres centenaires décorés par la glace, des fontaines calmes qui semblent recouvertes de coussins moelleux, et des statues aux petits chapeaux blancs. C'est beau, et drôle, et magique, tout à la fois. La jeune fille sourit à ce joli tableau vivant, encadré par la fenêtre juste à côté de sa table de classe. Elle devrait plutôt se concentrer sur son devoir d'anglais, mais la nature hivernale appelle son attention. Bientôt, elle se prend à rêvasser, et laisse courir son imagination... Elle a ce soir un nouveau rendez-vous galant. 93


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Avec Monsieur Serge, bien sûr, « son » Monsieur Serge. Un rendez-vous secret, le troisième depuis le début de la semaine... La première fois, c'était pour parler technique, il lui avait chuchoté pendant une répétition qu'il voulait la voir en privé, pour parler d'entrechats, de glissés et de petits pas. Une fois seuls, pour lui montrer les gestes, il avait manipulé son corps fin et gracieux, lui avait touché les hanches, les jambes, les bras, le menton... il l'avait fait tourner, lentement, l'avait tenue tout contre lui... Angélique écarlate et palpitante avait profité de ces instants rêvés, de cette présence tant désirée. Une revanche sur les mijaurées de sa chambre, qui depuis Noël s'étaient heureusement bien calmées. Après les auditions pour le spectacle de fin d'année auxquelles Angélique avait lamentablement échoué, Cindy avait semblé filer le plus parfait bonheur. Elle était insupportable, d'une arrogance que même Julie avait parfois du mal à encaisser. Chouchoutée par Monsieur Serge qui la prenait en exemple à chaque instant, elle jouissait d'un statut particulier qui la plaçait largement au-dessus de la mêlée. Jusqu'au ballet final présenté aux administrateurs, pendant lequel Cindy avait formidablement dansé, semblant voler dans les airs sans jamais toucher le sol, maîtrisant parfaitement toutes les techniques, et connaissant sans erreur chaque détail de la chorégraphie. Angélique en était dégoûtée. Puis curieusement, pendant la soirée, Cindy avait 94


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disparu. Elle n'était pas là pour profiter de sa gloire et assommer de sa morgue ses camarades pendant le dîner. Alors, on avait supposé qu'elle avait été invitée au repas de gala présidé par Madame de Bargeac, avec les pontes et autres sommités. Les maîtres ne mangeaient jamais dans la même salle que les élèves, et ce soir-là la distinction était encore plus flagrante. On ne mélangeait pas les castes, et les administrateurs bénéficiaient de tous les honneurs. Le lendemain, Cindy avait réapparu, métamorphosée. Au lieu de jeter à la face du monde son exubérance habituelle, elle restait en retrait. Elle était toujours cassante et méprisante, mais sur un ton plus sarcastique, et semblait moins sûre d'elle-même. Pourtant Madame de Bargeac était venue, radieuse, présenter ses félicitations aux élèves, leur dire en longues phrases solennelles que les administrateurs avaient été très contents de voir un spectacle d'une telle qualité, et qu'il fallait persévérer dans cette voie. La directrice semblait en effet ravie de la prestation de chacun et chacune, et cela aurait pu être la consécration de Cindy, première danseuse du ballet. Mais contre toute attente celle-ci ne donnait pas l'impression de vouloir en tirer la moindre gloire et, ce qui avait fait le plus plaisir à Angélique, Cindy ne semblait plus du tout dans les faveurs de Monsieur Serge. La jeune danseuse en parlait d'ailleurs depuis comme de « Môssieur Serge », avec un dédain manifeste. 95


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La compétition tacite entre les élèves avait recommencé. Puisque la favorite n'avait plus les faveurs du maître de ballet, la place était libre et chacune des autres postulantes rêvait de l'occuper. En particulier Angélique, dont l'intérêt pour le directeur de la troupe était à deux facettes : l'une professionnelle, et l'autre beaucoup, beaucoup plus personnelle... Son travail acharné pour sortir du lot des autres danseuses avait dû porter ses fruits, puisque depuis lundi Monsieur Serge la remarquait, enfin. Et elle lui plaisait ! Ah, leur deuxième rendez-vous... avanthier... Angélique est transportée par le souvenir de ces instants si doux. Il lui avait fait des compliments, puis des caresses, l'avait serrée contre son corps. Elle avait pu sentir sa chaleur et sa force, pendant un moment qui ne pouvait qu'être éternel. Et Angélique repense à ce baiser tellement passionné, au moment de la quitter. Est-ce que ce soir...? — Miss Dufour, would you please tell me what's happening? — Uh?... euh... What? — You're in class know, miss Dufour, and supposed to be writing your essay right now! — Yes. Sure. Ur... I'm sorry, Mrs... Ma... Marble.* * — Mademoiselle Dufour, pouvez-vous me dire ce qui se passe ? — Hein, euh, quoi ? — Vous êtes en classe maintenant, mademoiselle Dufour, et supposée être en train d'écrire votre rédaction ! — Oui, bien sûr, je suis désolée, madame Marble.

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C'est vrai ça... le devoir d'anglais ! Angélique essaie de se concentrer sur la page posée sur sa table, mais son esprit vagabonde malgré elle, léger comme les flocons duveteux, libre, amoureux. * Sophie aussi est distraite par de doux sentiments. Pour Antoine. Ah, Antoine... Il est grand, il est beau, il est fort. La première fois qu'elle l'a vu, elle a été conquise immédiatement par son regard noir, son air rebelle, et sa moto. Et puis il a une voix et des mains tellement douces, tellement caressantes... Sophie est heureuse, d'un bonheur absolu. Pourtant, les patrons ont beaucoup changé depuis le début de son idylle avec Antoine. Dédé est exaspéré dès que le jeune homme est dans les parages. Même s'il est toujours aussi gentil avec Sophie, cet Antoine lui est visiblement antipathique. Il est jaloux, sans doute, se dit Sophie. Comme un père un peu trop possessif. Fernande essaie d'apaiser son mari, mais depuis que Sophie sort avec le jeune motard, ils ne cessent de se quereller tous les deux, à voix basse pour que Sophie ne les comprenne pas. On dirait qu'ils se disputent tout le temps, mais en secret. Ce n'est tellement pas dans leurs habitudes, ils sont devenus vraiment bizarres ! Si elle n'était pas sur un petit 97


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nuage sucré, Sophie s'inquiéterait presque. Mais comment pourrait-elle s'inquiéter, alors que son bonheur est là, dans ses bras ? Antoine vient manger tous les midis au Bar des Damiers depuis Noël. Il est connu par la plupart des habitués, même si Sophie ne l'avait jamais vu avant, cette ville est son quartier d'hiver. En été, il habite ailleurs, et reste évasif quand Sophie le questionne à ce sujet. Elle le voit comme un aventurier, un baroudeur, qui sillonne les routes sur sa moto, sans rendre de comptes à personne, un James Dean des temps modernes qui loge à l'hôtel et peut repartir n'importe quand. Dédé rouspète entre ses dents, furieux. — Il faut lui dire ! — Je te dis qu'il faut qu'elle se rende compte toute seule. — Mais on peut pas laisser faire ça. — Elle te croira pas. C'est pas la peine, j'te dis. Fais-moi confiance ! Elle sera sourde et aveugle. — Mais on peut pas laisser faire ça. Après il sera trop tard. On peut pas... — Qu'est-ce que tu veux qu'j'te dise ? Vas-y après tout, et puis tu verras bien ! Mais elle va se fâcher contre toi, elle croira rien de rien de ce que tu lui diras, et elle foncera dans l'piège encore plus vite. T'auras rien gagné. 98


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Sophie n'entend que des bribes de leur conversation. Elle n'écoute pas, de toute façon. Antoine va arriver, elle ne pense qu'à ça. Est-ce qu'ils se verront ce soir ? Est-elle assez bien coiffée, est-elle assez jolie, bien maquillée ? — Salut ma beauté. — Ah, tu es là ! Tu m'as manqué, roucoule Sophie en se permettant un baiser. — Toi aussi tu m'as manqué. — Qu'est-ce que tu veux manger ? — Bah, comme d'habitude, donne-moi le plat du jour, moi je m'en fous. — D'accord, je vais te chercher ça... Et un plat du jour ! lance Sophie à Fernande, en s'éloignant de son amoureux à regret. Lorsqu'ils se voient au bar, Sophie et Antoine essaient de contenir leurs manifestations de tendresse. À peine quelques effleurements, beaucoup de mots gentils, mais peu de contacts. Sophie respecte trop son lieu de travail, ses patrons, les clients, pour pouvoir se laisser aller. Quelques baisers volés de temps en temps, mais le reste c'est pour le soir, quand Antoine vient la chercher après sa longue journée, et qu'il la raccompagne jusqu'à chez elle. En passant par chez lui, évidemment. Les parents de Sophie ne sont pas au courant. Le seraient-ils, que 99


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cela ne changerait rien sans doute. Cette heure du déjeuner, tellement agréable, mais aussi tellement frustrante, fait donc monter la pression d'un cran, rendant Sophie encore plus impatiente de retrouver son amoureux en fin de journée. Le voir sans le toucher est une torture délicieuse qui rend encore plus forte l'émotion de se retrouver le soir, enfin seuls, dans la chambre d'hôtel du jeune homme. — Tiens, voilà. Escalope milanaise avec des spaghettis. — Mmmh, ça a l'air super bon ! — Préparé par Fernande, comme d'habitude. — C'est la meilleure cuisinière du monde, tu lui passeras mes compliments. — Alors ? On se voit ce soir, hein, tu passes me prendre ? — Ah, désolé ma chérie, ce soir j'ai un empêchement. — Oh, mais ça fait trois fois cette semaine, proteste Sophie, désappointée. — Oui, je sais, je sais. Mais j'te l'ai déjà dit, des fois il faut bien que je gagne ma vie ! — Oui, bien sûr, mais bon, c'est pas cool de travailler de nuit. Quand est-ce qu'on va pouvoir se 100


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voir alors ? — Demain. Sûr ! Ne t'inquiète pas ma chérie, demain je vais me libérer, et j'aurai du temps à passer avec toi, c'est promis. — Bon, alors j'attendrai. Après son repas vite expédié, Sophie voit partir déjà l'amour de sa vie avec tristesse. Ne pas le voir jusqu'à demain, ce sera long, tellement long... L'après-midi passe à vitesse d'escargot, et Sophie se prépare à rentrer chez elle en bus, quand Dédé la retient par son manteau. — Attends, attends, attends ! J'te raccompagne. — Ah bon ? Mais, j'habite de l'autre côté de la ville. — Oui, oui, je sais, mais on est encore en hiver, il fait nuit, il fait froid. Et puis de toute façon, c'est comme ça : j'te raccompagne. Sophie jette un regard vers Fernande, qui hausse les épaules puis lui fait signe d'accepter. — Bon d'accord, si vous voulez. Sophie n'était jamais montée dans la voiture du gros Dédé. Pourquoi maintenant, pourquoi aujourd'hui ? Perplexe, elle monte à côté de lui. Il est tendu, nerveux, Sophie sent qu'il est mal à l'aise, et pourtant déterminé. Comme s'il avait une idée fixe en tête. 101


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Au bout d'un court instant, elle remarque que le trajet n'est pas du tout celui du bus. — Où est-ce qu'on va ? demande-t-elle intriguée. — Ne t'inquiète pas, on va faire un petit détour, mais je vais te raccompagner chez toi ensuite, ça ne va pas durer longtemps. Ils n'ont pas encore quitté le quartier des Damiers. La voiture ralentit, avant de tourner très lentement sur la droite. Dédé éteint les phares avant de poursuivre sa route, la voiture glissant discrètement le long du trottoir. À quelques centaines de mètres devant eux, la rue est éclairée par un autre bar, et des boutiques que Sophie identifie rapidement comme des sex-shops. Elle voit des filles à demi nues sur le trottoir, à distance régulière les unes des autres. Des prostituées sans doute. Qu'est-ce qu'elle fait là ? — Monsieur Dupoux... — Attends, attends. Tu vas comprendre, coupe Dédé d'une voix étonnamment douce. Regarde au fond de la rue, là-bas. Tu vois le gars qui vient vers nous ? — Euh... oui, mais je ne vois pas qui c'est, ni ce qu'il fait. — Regarde bien. Tu vois, il connaît toutes les putains. Il leur parle, et prend quelque chose de leur main. Il relève les compteurs. Tu comprends ce que ça veut dire ? 102


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— Pas très bien. Il est quoi, leur souteneur, c'est ça ? Il passe prendre l'argent que les filles ont gagné ? — Oui, c'est exactement ça. C'est leur maquereau, tu vois. Regarde bien. Regarde-LE bien. Regarde qui il est, et ce qu'il fait comme métier. — .. Mais !... — Oui, tu le connais. Enfin, tu crois le connaître, fillette, mais non, tu ne le connais pas si bien que ça. — Il va nous voir ! — Non, ne t'inquiète pas, il est beaucoup trop occupé. Et il n'y a pas de lumière dans la bagnole. Ne t'inquiète pas. — M'sieur Dédé, qu'est-ce que je dois faire ? demande Sophie, complètement paniquée. Dédé remet le moteur en route, repart en marche arrière avant de faire faire demi-tour à la voiture. — Tu fais ce que tu veux ma petite, répond-il enfin tristement. Si tu veux continuer de le voir, et finir sur ce trottoir, personne ne t'en empêchera. Dans quelques jours ou quelques semaines, il changera ses manières, il commencera à te présenter des copains, il te demandera des choses bizarres, fera pression sur toi. Il t'apprendra un nouveau métier, quoi. Mais si tu veux sortir des pattes de ce salaud, tu n'as qu'à dire un mot, un seul, et tu ne le reverras pas. 103


L'une danse, l'autre pas

Sophie réfléchit un court instant. — Je ne veux plus le voir, conclut-elle d'une voix blanche. — Tu as pris la bonne décision. Antoine n'a jamais remis les pieds au bar des Damiers. Sophie n'a pas pleuré aussi longtemps qu'elle aurait cru. Elle a pleuré ce qu'elle savait être une illusion, un homme imaginaire, qui n'existait pas. Mais l'homme qui l'a vraiment touchée, elle ne l'a pas pleuré. Dédé n'a pas expliqué comment il avait fait le ménage dans la vie de la petite serveuse. Elle n'a jamais rien demandé. Personne n'en a jamais reparlé. Et les patrons ont retrouvé les mêmes habitudes qu'avant. Ils parlent haut et fort, ne font plus de messes basses. Quand ils se disputent maintenant, tout le quartier est au courant. * On n'ira pas chercher des œufs en chocolat dans ce grand parc, se dit Angélique en regardant par la fenêtre. Après les émotions du spectacle de Noël, tout a recommencé pour le ballet de Pâques : les sélections, 104


L'une danse, l'autre pas

les dents grinçantes de celles qui ont échoué ; les répétitions, de plus en plus éprouvantes ; les chorégraphies, de plus en plus compliquées. Cette fois-ci, c'est Angélique qui a gagné... Première danseuse, la gloire, enfin ! Régner sur le corps de ballet en public, et sur le lit de Serge en privé. Elle en a profité pendant presque deux mois. Elle pensait que ça durerait. Elle pensait... tellement de choses. Puis les administrateurs de l'école sont arrivés, pour assister à la représentation. Juste après le spectacle, Monsieur Serge, son amant, son amour, son maître, a expliqué à Angélique ce qu'il attendait d'elle. Où elle devait aller, après le dîner. Dans la salle des maîtres, ils seront deux, peutêtre trois. Il faudra porter le costume du tableau final. Être sage et obéissante, montrer ce qu'il sait qu'elle sait faire depuis bientôt deux mois. Angélique a voulu dire non. Serge a été très clair : on ne dit pas non à un membre du conseil d'administration. Cindy n'a pas dit non. Les autres avant elles n'ont pas dit non. Personne n'a jamais dit non. Personne ne pourrait dire non. Pendant le dîner, Angélique a été incapable d'avaler le moindre morceau. Elle était à la place d'honneur, à la table de Madame de Bargeac. Monsieur Serge ne lui a pas adressé un seul regard. Elle s'est sentie piégée, et seule à en pleurer. 105


L'une danse, l'autre pas

Elle s'approche maintenant de la lourde porte en bois sculpté. Mais au dernier moment ses jambes se dérobent, et elle doit s'appuyer au mur un instant. Au lieu de reprendre ses esprits, elle sent au contraire un voile descendre derrière ses paupières, elle claque des dents malgré des bouffées de chaleur, ses bras sont lourds, ses jambes la portent à grand-peine, et surtout ses entrailles se tordent en tous sens, l'obligeant à revoir ses projets. D'un pas pesant, elle fait demitour, et toujours en prenant appui sur la cloison, marche jusqu'aux toilettes des maîtres. Même s'il est interdit pour les élèves d'y aller, soit elle y va, soit elle ruine à jamais les riches tapis du couloir... Angélique n'ose pas se regarder dans le miroir audessus des lavabos. Elle se sent grise et moche, plombée. Son ventre agité de spasmes est difficile à contrôler, à peine a-t-elle pu s'enfermer qu'elle est secouée de vomissements ininterrompus. Terrassée par l'angoisse, elle est obligée de s'asseoir par terre devant la cuvette des toilettes, et voit sortir toute la bile amère que les spasmes l'obligent à vomir. Dans son esprit embrumé et douloureux, derrière ses paupières closes, au bout d'un moment qui lui paraît bien long, elle entend ces mots impérieux : « j'irai pas ! ». Les vomissements s'arrêtent. Enfin un peu de répit. Mais elle a toujours du mal à respirer, sa poitrine comme rétrécie semble vouloir l'étouffer, chaque bouffée d'air est le prix d'un incroyable effort. La voix reprend : « je n'entrerai pas dans cette 106


L'une danse, l'autre pas

pièce ! » Angélique recommence à respirer. Elle en profite pour prendre une grande inspiration, tout l'air que ses poumons peuvent contenir, avant de souffler doucement, un peu apaisée. Mais elle est frigorifiée, alors qu'une sueur brûlante coule en rigoles le long de son dos, sous ses cheveux, sur ses flancs, elle tremble de froid. « Je m'en vais d'ici. Je prends mes cliques, mes claques, et je me barre. Je rentre chez moi ! »... La température d'Angélique commence à se stabiliser. Elle a moins froid, moins chaud, ne claque plus des dents. Avec quelques feuilles de papier toilette, elle sèche sa nuque, puis passe sous ses vêtements pour sécher ses aisselles, et les coulées de sueur qui sont passées entre ses seins. Elle se rajuste, et trouve assez de forces pour s'asseoir sur la cuvette. « OK. Je verrai bien si Serge me vire ou pas... Mais en tout cas, j'y vais pas. » Les jambes fragiles, le cœur encore au bord des lèvres et les tempes battantes, Angélique remonte lentement jusqu'à la chambre 14 où elle s'allonge sur son lit, épuisée. Julie et Cindy ne tardent pas à faire leur apparition, piapiatant et ricanant. Elles regardent Angélique, complètement éberluées. — Mais qu'est-ce que tu fais là ? Môssieur Serge t'a demandé d'aller dans la salle des maîtres ! — Eh bien comme tu vois, je n'y suis pas. — Mais t'es complètement dingue ! Il va te virer ! 107


L'une danse, l'autre pas

Tu dois y aller ! — Pourquoi faire ? — Oh là là, regarde-moi celle-là qui fait l'innocente ! se moque Cindy en poussant sa camarade. — Ouais, elle fait sa sainte Nitouche ! Angélique, sois pas sotte, tu sais bien ce que tu es censée y faire, voyons... — Je. N'irai. Pas. On pourrait la piler sur place, la couvrir de glaçons, lui chatouiller les plantes de pieds, la torturer de mille façons, Angélique sent qu'elle restera allongée sur ce lit, plus rien ne la fera changer d'avis. — Ben ma chérie, tu vas pas finir l'année ici. — Tant mieux, on aura plus de place dans la chambre. — On ne va pas te regretter ! se moquent-elles, tout en se préparant pour rejoindre la chambre des garçons. Cindy refait son maquillage, Julie change de coiffure, elles s'aspergent de parfum, avant de sortir de la chambre, laissant Angélique toujours strictement immobile allongée sur son lit. Pendant le petit-déjeuner, Angélique est convoquée par Monsieur Serge dans le bureau de Madame de Bargeac. Sous le regard glaçant et appuyé du maître de ballet, la directrice tend à la jeune fille une 108


L'une danse, l'autre pas

feuille rose sur laquelle elle peut lire « Renvoyée ». — Mademoiselle, j'ai appris avec stupéfaction que vous aviez beaucoup déçu vos enseignants. — ... — Malgré l'enseignement de très haut niveau que nous vous avons dispensé, vous n'avez pas été à la hauteur, apparemment, de nos espérances. Quel dommage après votre prestation d'hier ! — Vous m'en voyez désolée, madame. — Désolée ou pas, vous ne faites plus partie des pensionnaires de cette maison. — Merci, madame. Au revoir, madame. Angélique prend la feuille rose et sort de la pièce sans regarder en arrière. Elle avait déjà préparé ses affaires, et n'est pas surprise de voir sa valise déjà fermée qui l'attend dans le grand hall de l'entrée. Le chauffeur de la limousine est juste à côté. Il prend la valise et sort, sans un mot. Angélique le suit docilement. * Angélique n'a pas eu le courage de téléphoner à Sophie pour lui annoncer son renvoi de l'école de danse. Elle est rentrée chez ses parents, terriblement déçus de son éviction, pour eux incompréhensible. 109


L'une danse, l'autre pas

Comme elle en a assez d'éviter leurs questions, elle sort prendre l'air, pour réfléchir. Elle passe l'essentiel de ses journées au bord du fleuve, là où elle avait l'habitude de se promener avec Sophie, avant. Quelques jours ont passé, il fait un temps d'été, déjà. Sophie a été prévenue par les parents d'Angélique, et cherche son amie. Elle court en haut, sur le quai, Angélique pleure en bas, près de l'eau noire. — Angélique ! Je suis là, viens vers moi. — Je n'ai rien appris, crie Angélique entre deux sanglots. Je n'ai rien appris ! Ni à danser, ni à aimer, ni à vivre. — Moi, j'ai appris. Je t'expliquerai, je te raconterai. Sophie descend prudemment rejoindre son amie, qui poursuit : — J'ai tout perdu, je ne suis plus rien, plus personne, ils m'ont salie, abîmée, je suis toute cassée, je ne vaux plus rien. — Ce n'est pas vrai. Tu n'as rien perdu, juste une année de ton temps et ça, ce n'est rien du tout. Juste des illusions et ça, c'est tant mieux ! Tu vaux mieux que tous ces cons. — Alors c'est ça que j'ai appris, que la vie est 110


L'une danse, l'autre pas

nulle et que les gens sont tous des cons ! — Non, la vie est formidable, il y a des cons c'est vrai, mais il y a aussi des gens qui valent la peine d'être connus. Tu verras, je t'en présenterai. Et je te raconterai comment il faut se méfier des apparences, comment on peut avoir de bonnes surprises, comment on peut trouver de l'aide là où on s'y attend le moins. Viens, je suis ton amie, ça n'a pas changé. Viens vivre enfin ta vie, celle qui te ressemble, celle qui te convient, viens.... Angélique s'accroche au bras de son amie, et malgré sa tristesse et sa douleur, elle retrouve petit à petit son pas léger et bondissant d'avant... Et la sagesse et l'innocence repartent lentement, bras dessus, bras dessous au bord du fleuve, en ce joli mois de mai...

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Fausse note par Ludmila Safyane

Carmilla Duboeuf est la toute nouvelle prof de lettres du collège Martin Luther King, la petite dernière fraîchement sortie de l’IUFM avant qu’il ne ferme définitivement ses portes. Autant dire qu’elle a pu profiter d’un stage dans les meilleures conditions possibles, d’un enseignement taillé pour les futurs enseignants, et du temps nécessaire pour commencer à apprendre le métier. Elle est extra. Gaie, volontaire, positive. Prof, c’était son rêve depuis toute petite. Ce sacerdoce, comme disent certains, est pour elle un bonheur profond malgré les difficultés. Carmilla Duboeuf réussit l’exploit d’allier un enthousiasme sans faille à une fermeté bienveillante. Comme tous ses collègues, et plus encore de par sa situation de « bleue », elle est souvent confrontée aux écueils classiques du rôle : impolitesse, mépris ou, dans le meilleur des cas, simple ignorance de la part de ces petits « apprenants » qui, la plupart du temps, n’ont pas l’air 113


Fausse note

de souhaiter apprendre grand-chose, tant qu’ils ont le dernier jeu vidéo et les baskets à la mode. Ce mardi-là, les heures au collège avaient semblé plus longues que d’habitude. Carmilla Duboeuf avait expliqué à une centaine de petites personnes en devenir comment marier le passé simple à l’imparfait pour le meilleur et en évitant le pire, comment choisir une tonalité avant d’écrire un texte afin de transmettre la juste émotion, sans en faire trop, et en évitant le registre familier, comment défendre ses idées à l’aide d’arguments et d’exemples parmi les mieux choisis, ou encore comment trouver à la bibliothèque un ouvrage susceptible de ne pas trop vous tomber des mains. Vaste programme ! Carmilla Duboeuf avait aussi, pendant le temps du repas, réconforté une collègue en pleurs qui ne supportait plus les 3èmes 1, discuté un peu avec le vieux gardien à propos de sa retraite prochaine, reboosté une ado croisée au CDI qui était persuadée d’être nulle en tout et à jamais… et rendu mille autres petits services invisibles et nécessaires. Après cette journée remplie de visages, de voix et d’émotions fortes, notre jeune professeur s’était retrouvée seule, chez elle, face à d’autres paroles. Des rédactions. À corriger pour le lendemain. Malgré le temps énorme que ce travail pouvait prendre, Carmilla Duboeuf adorait entrer dans l’intimité et dans l’imaginaire des enfants, espace si souvent hermétique en classe. Elle s’y attela avec sérénité et vers vingt-trois heures, elle 114


Fausse note

arriva enfin, un peu fatiguée tout de même, au dernier texte. Celui de R. Ce gosse lui posait problème, quotidiennement, en classe mais plus largement encore : il était insaisissable. Carmilla Duboeuf sentait que c’était à lui, justement, qu’elle pouvait apporter quelque chose, plus qu’à d’autres qui se débrouilleraient très bien sans elle. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais elle s’était imperceptiblement attachée à R. Il était comme un petit animal sauvage, à fleur de peau, cependant l’intelligence brillait dans ses prunelles. Sa vie familiale était un cauchemar, son échec scolaire une plaie ouverte. R. était vif et perspicace et sa lucidité mettait nombre d’adultes mal à l’aise, ce qui lui valait rejet et punitions. Il pouvait être bien souvent insupportable, mais il semblait parfois, à de rares moments, fragile comme un moineau en plein hiver, encore fallait-il le voir. Le texte que l’enfant avait rédigé était touchant. Carmilla Duboeuf revit son dos voûté sur la feuille blanche, ombre presque immobile dans la salle grise et triste. Concentré, pour une fois, R. ne répondait même plus aux sollicitations des autres « pénibles » de la classe qui pourtant mimaient, pour le faire rire, la dernière danse à la mode. Il n’avait pas même levé le sourcil. Grave, il avait écrit sans s’arrêter, il avait tout balancé, là, sur la copie double à gros carreaux : la solitude de la cité, les tours gris béton déshumanisées, la peur au quotidien, les voisins, les copains 115


Fausse note

qu’on vient chercher dans le froid du petit matin et ça gueule et ça frappe, les mères qui pleurent, les keufs bleu nuit qui aboient plus encore que leurs chiens, la misère des humains, quoi, la misère d’une petite vie vieille de treize années et l’avenir comme un grand mur couvert de tags. Et sur ce mur on aurait pu écrire d’autres choses sans doute, mais si les fleurs, même, n’arrivent plus à y pousser, alors on désespère. R. était tout entier dans ses mots. Carmilla Duboeuf fut émue par leur sincérité et leur justesse malgré le registre familier. N’était-ce pas un peu excessif parfois ? Peut-être… comment savoir ? Il aurait fallu vivre cette vie-là. Cependant, les erreurs de syntaxe, l’absence totale de ponctuation et l’orthographe tellement aléatoire, l’organisation même des idées, comme un écheveau à démêler… tout cela empêchait, objectivement, de mettre une bonne note. Il s’agissait d’un devoir scolaire, pas de poésie moderne et râpeuse, aussi touchante soit-elle. Et un professeur se devait de rester objectif, se disait Carmilla Duboeuf. Et un professeur se devait de juger, de trancher, de mettre une note définitive. Tous la réclamaient : parents, élèves, collègues, supérieurs, inspecteurs… Le système demandait à Carmilla Duboeuf de sanctionner, de chiffrer, d’être juge et partie, d’attribuer un nombre au désespoir de R. Carmilla grognait et s’énervait, seule dans son 116


Fausse note

petit appartement loué pour cette année. Combien aurait-on donné sur vingt à La Joconde, aux Fleurs du Mal, à Turandot ? Monsieur Puccini, votre œuvre est inachevée, il m’est impossible de vous mettre la moyenne ! Quelle absurdité ! La jeune femme passa plus de vingt minutes sur le texte du garçon, corrigeant chaque erreur, pesant chacun des mots qu’elle apposait en rouge dans la marge, consciente de l’effet même de cette couleur agressive, pareille au sang versé par la bonne volonté qu’on assassine. Quelques minutes avant minuit, Carmilla Duboeuf finit par mettre la note, du bout des doigts, une mauvaise note, forcément, mais qu’elle expliquait dans la partie « apréssiacion » que l’élève avait encadrée en haut de la feuille. Elle tentait par ses commentaires bienveillants d’insister sur les progrès, l’effort, la profondeur et la justesse des sentiments évoqués et elle conseillait à R. de ne pas céder au découragement. Mais la note était là. Jugement global. Verdict sans appel. Ce matin-là, les yeux un peu cernés, dans le bruit et l’agitation de cette classe dite « difficile », la jeune femme rendit les copies. La dernière était pour R. Il regarda sa note. Il ne vit pas tous ces petits papillons rouges qui dansaient derrière les grilles bleues de leur cage. Il ne vit que la tache : le chiffre sur son plateau écarlate. La sale note qui salissait son 117


Fausse note

travail, qui salissait ses treize ans de galère, qui le salissait, lui, sa famille, ses copains et tout ce qu’il avait voulu dire, pour la première fois, dans son texte maladroit. L’enfant releva la tête. Il ne pleurerait pas. Il avait compris. Ne rien laisser filtrer, ne rien livrer, plus jamais. Il avait presque l’habitude. Ses yeux devinrent froids et durs. La tache, il n’en voulait pas. Il fallait la rendre à cette femme qui s'agitait sous ses yeux, pareille à un clown dont les gesticulations ne l’amusaient pas. R. se leva, bouscula sa chaise, froissa la copie double à gros carreaux et la jeta au sol. Il attrapa son sac à dos et quitta la salle de classe, lâchant entre ses dents serrées : « Sale pute ! ». S’il devait revenir un jour au collège, ce serait avec une arme bien plus efficace qu’un stylo-bille d’intello débile.

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Exutoire par Ludmila Safyane

Il était environ une heure trente du matin lorsque des riverains commencèrent sérieusement à s’inquiéter. Sous les étoiles scintillantes, profitant de la douceur de la nuit d’été, on se rassembla sur le terreplein, face au portail fermé du collège Victor Hugo. Là où, pendant l’année scolaire, les gosses braillaient et s’agitaient en attendant qu’on leur ouvre les portes du savoir, maintenant, les voisins regroupés chuchotaient anxieusement en observant la lueur étrange qui émanait du bâtiment. Les bruits avaient commencé bien avant minuit puis s’étaient estompés avant de reprendre de plus belle. Certains avaient remarqué des allées et venues suspectes un peu plus tôt dans la soirée. On s’interrogeait. On supputait. Des délinquants, jeunes forcément, étaient-ils arrivés en bande des quartiers voisins ? Avaient-ils profité d’une défaillance de l’alarme ? De l’absence du gardien ? On médisait. Le mois de juin venait tout juste de finir et l’établissement était déjà à l’abandon, livré à la jungle urbaine et estivale ? Personne ne savait rien. 119


Exutoire

Chacun avait pourtant son mot à dire. De temps à autre on entendait le fracas d’une bouteille ou d’un verre qu’on brisait, le bruit d’une table qu’on renversait, d’une chaise qu’on fracassait contre un mur, et puis des chants, des cris, des rires ! Étaient-ils dangereux, violents, armés peut-être ? C’était effrayant. Dans ces moments de folie, les bonnes gens terrifiés se regardaient en silence. Au bout d’un moment, l’un des riverains, plus courageux que les autres, ou un peu plus désireux de rejoindre rapidement ses pénates, réagit vigoureusement. Il composa le 17. Les policiers, après avoir forcé une serrure, entrèrent dans l’établissement scolaire. Ce qu’ils y découvrirent dépassait l’imagination d’un représentant de l’ordre : la grande salle de réunion avait été totalement vidée de son contenu de chaises et de tables. Au sol, des bouteilles vides, des mégots, des emballages de chips et quelques dessous féminins trempouillaient gaiement dans une flaque visqueuse d’un rouge sombre. L’air était surchargé d’odeurs douteuses. Dans un vacarme assourdissant, une troupe d’énergumènes dansait, comme en transe. Sur les côtés, cachés derrière des postiches jaunes, rouges ou verts, des individus perturbés taguaient consciencieusement les murs en hurlant des airs de reggae. Une créature en bas résilles et veste léopard s’approcha des policiers, leur souhaita la bienvenue, leur proposa une bière et un câlin. 120


Exutoire

Fallait-il appeler les renforts ou bien l’hôpital psychiatrique ? Tout ce petit monde fut embarqué au commissariat pour dégrisement et interrogatoire. Quelques heures plus tard on promit de tout remettre en ordre, d’être bien sages à l’avenir et de ne plus recommencer. Il n’y eut pas de dépôt de plainte ni de fuite dans la presse. Pourtant, dans le quartier, on se souviendrait longtemps de la petite fête de fin d’année du personnel du collège Victor Hugo.

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Redoublement par Ludmila Safyane

La première fois que le phénomène se produisit, tout le monde, élèves, professeurs, parents, administrateurs, fut dérouté et sceptique. Puis on s’y habitua peu à peu. Depuis, année après année, des scientifiques renommés étudient en vain cette bizarrerie dont l’explication échappe à tous. Des politiques espèrent un jour la maîtriser et lui trouver d’autres applications, mais pour l’instant, ce fait, qui se répète chaque été, est simplement inscrit au nombre des actions pédagogiques officielles du pays. La première fois que cela fut observé, ce fut en juillet de l'année où le redoublement avait été supprimé, jugé trop onéreux par la société et totalement inefficace par les spécialistes. Bien sûr, aucun autre dispositif n’avait été prévu, pour des raisons de manque d’étude sérieuse dans ce domaine et de rentabilité nulle du système scolaire. 123


Redoublement

Et cet été-là, les plus mauvais élèves, sereins jusqu’alors, constatèrent avec horreur le phénomène nouveau. Pour eux, et pour eux seuls, le matin qui succéda au vendredi 2 juillet ne fut pas, comme il aurait dû l’être, le samedi 3 juillet, premier jour de vacances plus ou moins méritées. Par une étrange distorsion de ce mystère que l’on appelle le temps, ils se réveillèrent le lundi 7 septembre de l’année précédente, date de la rentrée scolaire qu’ils seraient condamnés à revivre tant qu’ils n’auraient pas le niveau.

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Communication par Ludmila Safyane

Êtes-vous, lecteur, de ceux qui pensent que le bien-être et l’épanouissement personnel sont de belles fleurs trop fragiles pour pouvoir pousser dans les collèges de notre vieux pays ? Vous avez tort. Je peux vous le prouver. Moi qui vous parle, il n’y a pas si longtemps, j’étais très différente. Je me souviens parfaitement du jour qui a transformé ma misérable existence. Le jour où j’ai appris que je n’étais pas complètement transparente, que je pouvais, moi aussi avoir un ami. Le jour où Joachim, un garçon de 3ème B, s’est assis près de moi et m’a parlé pour la première fois. C’était pendant le cours de français de Monsieur Farfafouille. Ce bon Monsieur Farfafouille, un drôle de professeur à l’ancienne, poussiéreux et arthritique, excédé par les bavardages incessants du garçon, lui avait ordonné de changer de place. Et celui-ci s’était retrouvé au fond de la classe, juste à ma droite. Je me 125


Communication

souviens encore de l’échange ahurissant entre l’antique schnock à lunettes et celui qui allait devenir mon meilleur ami : — Ainsi, vous ne trouverez plus personne à qui parler, Brousset, et sans interlocuteur digne de ce nom, peut-être cesserez-vous de jacasser bruyamment comme vous le faites depuis la rentrée ! (nous étions fin septembre) Souvenez-vous du cours sur la communication. Émetteur ! Destinataire ! Pour dialoguer, il faut être deux. — Je peux essayer le monologue alors, M’sieur ? Le prof avait étouffé un juron mais était passé outre et avait poursuivi la leçon. Tout cela n’était pas très gentil pour moi. L’expression : « interlocuteur digne de ce nom », surtout, m’avait blessée. Je n’étais donc pas un « destinataire » valable. Quel manque de psychologie pour un pédagogue ! Certes, à l’époque, j’étais excessivement réservée, je le reconnais. Personne n’entendait jamais le son de ma voix et l’on avait tendance à m’ignorer superbement. Du plus lointain de ma mémoire, il en avait toujours été ainsi. Je m’étais murée très tôt dans ce mutisme maladif qui me rongeait de l’intérieur. Mais je ne pensais pas souffrir de solitude. Je ne me posais même pas ce genre de questions. Je me croyais heureuse. Jusqu’à ce que Joachim vienne s’asseoir près de moi. C’est lui qui parla le premier. Il était un bavard incorrigible, Monsieur Farfafouille avait raison, et 126


Communication

n’ayant personne d’autre sous la main, il lui fallut se contenter de ma modeste personne. Lors d’un devoir de grammaire, Joachim me demanda rêveusement la réponse à un exercice. Ou peut-être lisait-il simplement la question à mi-voix ? Ou peut-être s’essayait-il vraiment au monologue ? En tout cas, il fut très surpris de m’entendre lui chuchoter : « nature - proposition - subordonnée - conjonctive - fonction - complétive ». Peu formée dans l’art de la conversation, j’avais en revanche acquis une solide culture, tant en littérature qu’en étude de la langue française, et le savoir que je renfermais dépassait de loin les maigres bagages de cet écolier médiocre. Le moment de stupéfaction passé, Joachim comprit rapidement l’usage qu’il pourrait faire de moi. Je pus admirer à de nombreuses reprises, à partir de ce jour, son esprit à la fois incroyablement ouvert – il fut mon ami, c’est inimaginable – et résolument pragmatique – il se servit de moi, je n’en fus pas dupe. Ensuite nous nous parlâmes régulièrement. Si nos relations se limitèrent à ces moments furtifs où je lui soufflais des citations d’auteurs célèbres, où je lui épelais les mots difficiles dans les dictées, où je l’aidais en grammaire ou en conjugaison, notre amitié, j’ose le croire, fut cependant sincère et profonde. Une ou deux fois, Joachim me murmura son désarroi d’adolescent. Exprima-t-il jamais sa souffrance d’être un « cancre » ? Le fut-il vraiment ? Peu à peu, je le vis s’épanouir. Ses notes remontaient en flèche. Par une alchimie qui me dépasse encore 127


Communication

aujourd’hui, je le vis reprendre goût au travail. Et je le vis s’éloigner de moi. Et même s’il en vint à snober mon aide devenue inutile, ce dont je souffris beaucoup, je l’avoue, je me targue aujourd’hui d’être pour quelque chose dans sa réussite scolaire et sociale. Car, il a réussi, comme on dit. Mon Joachim est devenu Joachim Brousset. Le grand Joachim Brousset. J’en éprouve une fierté de mère, même si je l’ai appris un peu par hasard, lorsque des élèves ont eu à étudier l’un de ses livres. J’ai entendu son nom, prononcé par Mademoiselle Guillard, une petite nouvelle très dynamique. Je n’en revenais pas. Mon Joachim ! Vous vous rendez compte ? Lui. Un écrivain célèbre ? Quant à moi ?… Quelle importance ? Je suis restée au collège, voilà tout. Je savais avant lui que je pouvais être utile, mais avec Joachim ce fut différent, plus profond. Je sais maintenant que je peux, que nous pouvons tous, transformer, transfigurer, métamorphoser la vie de ceux qui nous entourent. Parfois sans le vouloir. Sans le savoir même. Ce que j’ai appris aussi, et cela vous semblera sans doute un peu fou, c’est que l’on peut entendre ma voix. Oui. J’en doutais avant de connaître Joachim. Cette rencontre est le miracle qui a changé mon existence. Car depuis, je parle à tous ceux qui me font l’honneur de venir vers moi, sans a priori, même si je dois dire qu’ils sont peu nombreux. Rares sont les êtres capables de me comprendre. Beaucoup font semblant de ne rien avoir entendu. Tous ne sont pas prêts à voir leur conception du 128


Communication

monde totalement bouleversée. Question d’ouverture d’esprit. Vous-même, d’ailleurs, tout lecteur que vous êtes, attentif à la parole de l’autre lointain, absent ou même mort depuis des siècles, vous, lecteur, pourriez-vous seulement accepter l’idée d’entendre la voix et les souvenirs de l’armoire à dictionnaires de la salle 114, hein, le pourriez-vous ?

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Imperceptibles manigances par Anne Courset

Madeleine se mit à ranger méticuleusement son secrétaire en vue du déménagement prochain. Elle pensa que c’était la dernière fois qu’elle faisait des cartons et triait une quantité de vieilles choses. Elle était à un tournant de sa vie, le plus triste qui soit, laissant derrière elle de nombreux souvenirs encore très vivaces. Ses enfants étaient partis depuis une dizaine d’années. Elle avait continué à habiter cette grande maison, résonnant des cavalcades des garçons, engagés dans une bataille sans merci, et des disputes des filles, revendiquant une poupée ou un objet leur appartenant. Mélanie, son aînée, était en Chine. Elle faisait partie d’une association et s’occupait d’enfants orphelins. Ses poupées ne la préoccupaient plus depuis longtemps. Madeleine les mit dans une caisse pour la paroisse. Christel lui téléphonait de temps à autre et lui racontait ses revers amoureux avec beaucoup 131


Imperceptibles manigances

d’humour et de fatalisme. De nos jours, les hommes étaient peu enclins à s’engager sur le plan sentimental. À dire vrai, les femmes se comportaient comme eux, libres, indépendantes, voulant mener leur carrière. Pourtant, sa deuxième fille semblait être désireuse de fonder un foyer et d’avoir au moins trois enfants. En attendant elle travaillait en s’ennuyant dans un bureau. Les garçons poursuivaient encore leurs études universitaires, l’un aux États-Unis dans la biochimie, l’autre au Canada dans l’informatique. Le clan familial s’était reconstitué pour l’enterrement de Jacques, son second mari, il y avait quelques mois. Madeleine s’était sentie épaulée et entourée durant quelques jours. Après la disparition de Jacques, elle avait mis la maison en vente. Elle venait d’extraire d’un tiroir un paquet de vieilles lettres à l’écriture pâlie. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et ouvrit la première. Elle ne se souvenait plus de cette écriture ni du motif de ces pages. Elle se fit un thé et s’installa confortablement, les feuillets à la main et les lunettes sur le nez. Au bout d'un court instant, elle poussa un cri de surprise. La mémoire lui revenait. Cela remontait aux années d’internat chez les sœurs, et Caroline, en ce temps-là, était sa meilleure amie, du moins c’est ce qu’elle avait cru à l’époque. Elle relut attentivement la missive provenant des États-Unis tout en se remémorant un tas de petites choses remontant à ce 132


Imperceptibles manigances

temps-là. Par exemple, le fait que son amie vouait un culte à la couleur turquoise, teinte lumineuse que prenaient ses yeux à certains moments et selon l’humeur ambiante. « Chère Madeleine, J’ai souvent pensé à toi tout au long de ces années où nous vécûmes séparées dans l’ignorance l’une de l’autre. Les amies d’enfance restent parfois des confidentes privilégiées. De mon point de vue, j’ai tenu ce rôle en toute amitié et avec une sincérité profonde. Pourtant, dans ma tête, tourne encore un manège obsédant... Te souviens-tu de nos facéties jubilatoires de collégiennes ? Saisies d’une aversion commune, nous avions badigeonné la chaise du professeur de mathématiques de fluide glacial. Finalement, ce fut cette cruche de « Gribouille » qui écopa d’une matinée de colle. Sublime fut notre délectation de n’être point montrées du doigt pour cet épisode ! Inventives et téméraires, nous allâmes plusieurs fois au cinéma alors que, sur le registre des sorties, nous avions inscrit un rendez-vous médical ! Il est vrai que la vie recluse de pensionnaire ne suffisait pas à nourrir nos fantasmes d’adolescentes. Malgré la mixité des classes dans les autres établissements scolaires laïques, notre institution religieuse pour jeunes filles s’en tenait à cet ostracisme. 133


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La simple évocation de la gent masculine nous donnait des frissons d’excitation. En cours d’année, nous manifestâmes une passion soudaine pour la langue russe qui était enseignée au lycée. Une dérogation pouvait être accordée aux élèves désireuses d’apprendre les caractères cyrilliques. Devant notre obstination et notre engouement, un courrier faisant état de notre souhait, fut envoyé à nos parents respectifs. Pour ma part, je fus convoquée aussitôt au parloir. Mon père se dressa devant moi, froid et intraitable. J’eus droit à un discours sur les effets pervers du communisme. Ce fut donc un refus catégorique et rédhibitoire. J’enrageai à en devenir écarlate. As-tu gardé de tes incursions dans le monde mixte un souvenir agréable, ayant eu l’avantage de pouvoir te familiariser simultanément avec les consonances slaves et les jeunes gens ? Je me rendais, pour ma part, à ma leçon de piano quand je te croisai, allant pour la première fois à ce cours tant désiré. Le rythme monocorde du métronome me fut rapidement insupportable. Je prétextai une migraine, apanage féminin, et me retirai au dortoir. J’y versai quelques larmes de désespoir, ulcérée devant l’injustice qui m’était faite. Contemplant les rideaux blancs entourant mon lit, je projetai une évasion digne des prisonniers de la Santé, en échafaudant un système de corde faite de draps accrochés à la fenêtre. L’inconvénient était que 134


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l’opération ne pouvait être que nécessitait maints préparatifs savants. d’en abandonner l’idée, redoutant paternelle d’un placement dans un spécialisé en « fortes têtes ».

nocturne et J’eus tôt fait la décision établissement

Pour autant, je fus assez fière pour ne pas quémander quoi que ce soit, ni auprès de mon géniteur, ni à ton égard, brûlant tout de même de découvrir le comportement et l’anatomie du sexe opposé. Tu m’apparus dès lors nimbée d’une aura que seule je discernai. Une jalousie maladive s’empara de moi. Toujours est-il que, durant tout ce temps, nous restâmes l’une pour l’autre des amies intimes. Je dissimulais mon aigreur, ma convoitise, mes petits larcins pratiqués à ton encontre. De la sorte, j’accumulais plusieurs pièces de lingerie et autres colifichets dérobés dans ton placard. Tu t’étonnais parfois de ne pouvoir mettre la main dessus. Je t’assurais perfidement de ma méconnaissance. Pendant les vacances, j’arborais tes fanfreluches avec volupté, imitant ta prestance. Ton col en dentelle ivoire fit merveille sur la robe bordeaux réservée aux cérémonies familiales. Nos chères mères avaient l’habitude de passer tardivement dans les dortoirs, éteignant une veilleuse, fermant un rideau entrouvert. Souvent, je m’amusais à épier la mère gardienne en train de se déshabiller en ombre chinoise. Sa cornette était réellement fantasmagorique. Je me figurais alors un avion des 135


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années héroïques de l’Aéropostale piquant du nez vers la mer ! J’avais en ce temps-là une imagination débordante. S’ensuivaient les couches superposées de linges exigées par la règle. Me venait en tête la mue d’une chrysalide. Puis je m’endormais en rêvant que j’étais un papillon multicolore épris de liberté. Un soir, je surpris deux élèves en grande conversation dans la même alcôve. Envieuse de leur intimité, je projetai un traquenard. Le lendemain matin, j’arrachai presque tous les cordons retenant les rideaux de l’une d’elles, en me promettant de tirer dessus lors du passage de la surveillante. Tout marcha comme sur des roulettes, les rideaux se détachèrent, s’amoncelant sur le lit des coupables. Celles-ci furent renvoyées séance tenante pour conduite indécente. Elles passèrent le reste de la nuit dans des cabinets de « contrition » où un prie-Dieu offrait un confort relatif. On ne revit jamais ces jeunes dévoyées. Plus tard, je fus promue responsable de classe. Nous étions en terminale, l’année du bac. Peu de sorties, beaucoup d’études et de contrôles meublaient notre emploi du temps. Je travaillais avec acharnement, ne songeant plus à mes tours. Tu me fis part, un jour, de ta surprise à propos des objets et vêtements qui ne disparaissaient plus. Je jouai l’innocence parfaite. Mais tout cela n’est rien au regard de l’arcane que j’aspire à te dévoiler. Je ne voudrais pas te chagriner en faisant allusion à Raymond. Oui, il s’agit bien de 136


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lui et de lui seul. Vous vous êtes rencontrés, je crois, au cours de russe. Tu occultas alors votre penchant réciproque jusqu’au jour où tu m’annonças tes fiançailles. J’ai cru à ce moment-là que j’allais t’étrangler. Mais je me donnai un air séraphin pour accueillir, avec un semblant de joie, cette nouvelle. Je fus conviée à ta réception familiale. À cette occasion, je rivalisai en beauté avec toi, mon ennemie préférée. Je mis alors au point une stratégie digne de Machiavel. Après des agapes solennelles, nous sortîmes jouer à cache-cache. Je m’arrangeai pour me dissimuler aux côtés de Raymond dans une soupente. Grisés par le vin, nous fîmes davantage connaissance et plus encore. Cela se passa dans une fièvre commune et nous jurâmes le silence. Mais j’exerçai intentionnellement une emprise sur lui et nous eûmes une liaison tumultueuse et passionnée. Il ne pouvait se passer de moi. À ton mariage, je fus ton témoin sans ressentir le moindre remords. Nous eûmes même, ce jour-là, ton mari et moi, un aparté rocambolesque dont je t’épargne les détails. Toujours est-il que j’avais subtilisé ce que tu croyais posséder : ton mari et son amour. Ta naïveté fit le reste. Notre relation clandestine permit à Raymond de moins ressentir les liens pesants du mariage. Mais, après quelques années de folle passion affectée, je finis par me lasser de ce jeu cynique. Afin de provoquer la rupture entre nous, je lui susurrai un soir à l’oreille que tu avais quelques doutes sur sa fidélité et qu’il valait mieux prendre nos 137


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distances. Il en fut si malheureux qu’il tomba gravement malade. Je me suis réjouie à l’époque de te savoir veuve, jeune et jolie. J’imaginais que nous allions renouer. Je convolai bientôt en justes noces avec un richissime Californien, magnat de la presse people. De par mon éloignement, nous avons fini par nous perdre de vue. Plus d’une fois, j’eus envie de reprendre contact avec toi mais le courage me manqua. C’est maintenant chose faite. Si tes sentiments à mon égard sont inaltérés, n’hésite pas à me rendre visite. Peut-être seras-tu conquise par l’American way of life ? Andrew, mon mari, est si irrésistible… Bien à toi, ton amie de toujours, Caroline ». Madeleine replia les feuilles recouvertes d’une écriture fine et serrée. Elle n’avait jamais répondu à Caroline, jugeant que c’était peine perdue. Elle ne pouvait plus lui faire confiance, et de là à prendre sa revanche… Ce n’était guère dans sa mentalité. Avec le temps, elle avait oublié peu à peu sa peine. Aucune nouvelle ne lui avait été donnée par la suite. Elle était devenue méfiante. On avait dit d'elle qu’elle était hautaine et distante. Ses pensées se détournèrent pour contempler les roses qu’elle avait cueillies et qui déjà, se fanaient. De temps à autre, un pétale se détachait et voletait au ralenti pour se poser avec douceur sur le plancher fraîchement ciré. 138


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Elle remit le ruban turquoise autour des lettres anciennes, se promettant de les relire une à une quand elle aurait du temps. Les bûches craquaient dans la cheminée. De fortes rafales de vent plaquaient la pluie sur les vitres en tambourinant. Dégustant son thé, elle ferma les yeux pour humer intensément les effluves parfumés de la bergamote. Brusquement, la sonnerie du téléphone la fit sursauter. Lorsqu’elle décrocha, une voix lointaine résonna faiblement : — Madeleine, te souviens-tu de moi ? Je suis Caroline, ta meilleure amie…

***

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Brice par Stéphane Thomas

Je me souviens de cette nuit-là. J’étais plus excitée encore qu’un soir de Noël, ce soir magique où l’on guette le moindre bruit en se posant mille questions – et si le Père Noël m'avait oubliée ? – et si je n’avais pas été assez sage ? Ce soir-là aussi j’avais eu beaucoup de mal à m’endormir. J’imaginais tant de choses, j’avais surtout très peur. Peur de l’inconnu : la grande école ! On m’avait si souvent dit, « quand tu seras grande ». Ça y était enfin. J’étais grande… Peutêtre pas encore tout à fait assez grande pour conduire la voiture de Maman ni pour préparer de délicieux gâteaux au chocolat ou coudre des robes de princesses, mais j’allais enfin pouvoir faire toutes ces choses dont je mourais d’envie, ces joies pourtant simples qui ne sont accessibles qu’aux grands. Maman m’avait dit qu’à la grande école il y avait aussi des élèves de onze ans, et même douze ! Des plus grands que mon cousin ! C’était un matin de septembre. J’étais réveillée 141


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depuis longtemps quand Maman est entrée dans ma chambre. Elle aussi était pour le moins fébrile ! « Dépêche-toi, il ne faut pas être en retard le premier jour ! » Pourtant, aussi impatiente qu’elle, jamais je n’avais avalé mes deux tartines de confiture d’abricot aussi vite, ni bu mon chocolat d’un trait alors qu’il était encore brûlant. Elle m’avait confectionné tout spécialement une jupe écossaise et acheté un polo blanc, ainsi qu’une paire de sandales vernies. « Que tu es jolie ! » répétait-elle sans cesse. « Oui, c’est toi la plus belle ! » Pour l’occasion, elle avait revêtu une élégante robe noire avec différents motifs brodés, dont un magnifique papillon qui semblait prendre son envol vers un destin inconnu. Tout un symbole. Très vite, ce fut l’heure de partir. J’étais enfin grande, mais pas aussi grande que Maman. Étais-je aussi belle ? Après avoir marché d’un pas rapide sous un soleil rassurant, nous sommes arrivées presque essoufflées devant la grille de l’École Fengarol. Il y avait des dizaines, des centaines d’enfants ! Certains jouaient avec insouciance, d’autres serraient machinalement la main protectrice de leur maman. Là-bas, deux garçons se battaient, indifférents aux réprobations de leurs mères impuissantes. Soudain une sonnerie a retenti. Le concierge, ponctuel et consciencieux comme un bedeau, secouait avec conviction la chaîne de la cloche quasi centenaire de l’école. Elle en avait vu des élèves ! Elle aurait tant de choses à raconter si elle pouvait parler ! Il était huit heures trente. 142


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Pétantes. Nous sommes tous entrés dans la grande cour de l’établissement. La directrice, une grande femme aux cheveux bruns serrés dans un étrange chignon, très sûre d’elle, s’est avancée, des papiers à la main. « Bonjour », a-t-elle dit sèchement. Immédiatement, j’ai été convaincue que cette femme était méchante. Elle me rappelait la marâtre de Cendrillon. Je serrais un peu plus fort la main de Maman… Sa voix était caverneuse et monocorde, son visage émacié, ses yeux perçants. Chacun leur tour, à l’appel de leur nom, les élèves venaient, hésitants ou sûrs d’eux, se placer face à leur maître ou leur maîtresse, en rang par deux. « Classe de Mademoiselle de Villiers… » Tandis qu’elle égrenait les noms des élèves de ma classe, j’ai réalisé que je n’avais plus aucune envie de cette grande école, juste envie de retourner dans l’école maternelle où je m’amusais tant, juste envie de rentrer à la maison pour jouer avec mes poupées. « Rivalet Marlène ». À cet instant, j’ai senti glisser la main de Maman. Elle s’est penchée vers moi et m’a embrassée avec une grande tendresse. « Vas-y ma chérie ! ». J’ai juste eu le temps de voir perler une petite larme aux coins de ses jolis yeux. Je me souviens que j’étais la dernière à avoir été appelée. Je ne savais pas à ce moment ce qu’était l’ordre alphabétique. Je me suis avancée, doucement, et je me suis rangée à côté du petit garçon qui avait été appelé juste avant moi. Je ne connaissais aucun 143


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des autres enfants. Pour des raisons pratiques qui m’échappaient totalement à l’époque, Maman m’avait inscrite dans une école maternelle près de son travail. Cette année-là, j’allais à l’école du village, construite à deux pas de l’église, en face de la mairie. Mademoiselle de Villiers, d’une voix douce, nous a alors demandé de nous tenir par la main, et de la suivre dans la classe. Le petit garçon sans même me regarder, m’a tendu la main. Je lui ai donné doucement la mienne, et nous avons suivi les autres dans la classe. C’était un petit blondinet aux yeux bleus comme la mer, ou peut-être comme un ciel sans nuage. Il était beau comme les princes des dessins animés. C’était le seul enfant blond de la classe. La salle de classe était immense ! Il y avait trois rangées de grandes tables reliées chacune à deux chaises par un tube métallique. En haut à droite, les tables étaient percées d’un trou pour y mettre l’encrier. En bas, une rainure attendait les crayons. Sur le mur, à droite, il y avait des images d’animaux : un raton laveur, un pélican, un insecte horrible et un gros lézard tout aussi répugnant. Au fond, la maîtresse avait affiché les travaux d’anciens élèves, des devises illustrées que bien sûr je ne pouvais pas encore lire. Derrière son bureau, un grand tableau vert, sur lequel la maîtresse avait écrit la date, d’une parfaite écriture toute ronde, occupait presque tout le mur. « Asseyez-vous où vous voulez, dit la maîtresse d’une voix douce, mais ferme, et en silence s'il vous 144


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plaît ! » Sans savoir comment, je m’étais retrouvée assise au premier rang de la rangée centrale, à la gauche d’une fille. Elle était grosse, elle était laide, et je la détestais. Je la détestais parce que je voulais m’asseoir à côté de mon cavalier, de mon chevalier servant. Mais le blondinet s’était précipité au fond de la classe et avait rejoint un autre garçon, son copain de toujours. Pour le voir, il aurait fallu que je me retourne. Et jamais je n’aurais osé. La maîtresse nous a alors expliqué que, désormais, il n’était plus question de quitter sa place sans demander l’autorisation, qu’il ne fallait pas bavarder, qu’il y avait la récréation pour jouer et se défouler. J’étais grande, je devais accepter les règles des grands. Mais j’étais si loin du petit garçon. Je découvrais cet étrange sentiment qu’est la frustration. Pendant la première récréation, j’étais restée seule près d’un arbre, trop timide pour aller jouer avec les autres. Quand la cloche a sonné, comme ses collègues, Mademoiselle de Villiers s’est placée sous le préau et nous a fait signe de nous ranger, deux par deux, comme le matin. Obéissants, nous avons donc repris notre place dans le rang et il est venu tout naturellement se mettre à côté de moi. J’ai pris sa main, lui ai fait un sourire. « Comment tu t’appelles ? », ai-je osé. « Brice ». « Moi je m’appelle Marlène ». Comme il était beau ! Cette première journée m’a semblé longue, si 145


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longue ! Sans perdre de temps, nous avions commencé à apprendre à écrire des lettres : le A, le E, le I, mais aussi quelques consonnes : le L, le N avec deux jambes, le M avec trois jambes. C’était facile, je les connaissais déjà presque toutes, car je savais écrire mon prénom, que j’apposais fièrement sur mes dessins et collages à l’école maternelle. Maman m’attendait à la sortie, je l’ai sentie rassurée quand je l’ai enfin rejointe. Tout s’était bien passé. Immédiatement, elle m’a harcelée de questions sur le déroulement de la classe, la maîtresse, les autres enfants. Elle voulait savoir s’ils avaient été gentils avec moi, si j’avais bien travaillé, si j’étais contente de ma première journée à la grande école. Je n’ai pas été très prolixe. Je n’avais pas envie de parler. Juste envie d’un bon gros goûter. Je me souviens que ce soir-là, j’avais longuement pensé à Brice avant de m’endormir. Il ne m’avait dit qu’un mot, son prénom, m’avait à peine regardée, avait passé les récréations à courir et crier avec ses copains, mais j’avais l’impression qu’il était mon ami. Je me demandais ce qu’il faisait à ce moment-là, s’il avait lui aussi dû raconter sa journée à sa Maman, s’il pensait à moi. Non, bien sûr, il pensait plutôt à ses copains, ou dormait déjà, paisiblement, avec son gros chat tigré qui ronronnait près de lui. Pourquoi me préfère-t-il son chat ? Non, Brice n’avait pas de chat, et ses copains ne comptent pas tant pour lui. C’est à moi qu’il pense ! 146


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Le lendemain matin, j’étais très pressée de retourner à l’école. J’avais avalé mon petit déjeuner en un éclair. J’avais envie de le voir, de tenir sa main avant d’entrer en classe. J’aimais tellement ces trop brefs instants. Les jours avaient passé, et Brice ne m’avait toujours pas adressé la parole. J’écoutais la maîtresse avec attention, et je m’appliquais pour bien écrire et lire sans hésiter mes premières phrases. J’apprenais mes leçons par cœur, je voulais être la meilleure. Pour qu’il me remarque enfin. Maman était ravie que je sois une aussi bonne élève. Elle ignorait tout de mes motivations. Elle me pensait sans doute intelligente et appliquée. Je me souviens aussi de ces mercredis et de ces longs week-ends où il n’y avait pas d’école. Comme toujours, il fallait rester à la maison, faire des courses, partir en promenade, ou pire, aller chez Mamie. Elle était gentille Mamie, et elle faisait de délicieuses crêpes au miel et des tartes de toutes les couleurs que je dévorais avec gourmandise. Elle nous donnait en cachette, à moi et ma petite sœur, des bonbons à la menthe en répétant chaque fois que « chut, il ne faut surtout pas le dire à Maman ». Je l’aimais bien Mamie. Mais elle regardait toujours la télé. Des feuilletons où il ne se passait rien, où les gens parlaient, criaient ou pleuraient sans que je comprenne pourquoi. Alors je m’ennuyais chez Mamie. Surtout depuis la rentrée. De longues semaines s’étaient déjà écoulées, et Brice n’avait jamais encore joué avec moi. J’en avais 147


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assez de rester isolée, de me contenter de le regarder, de l’entendre s’esclaffer avec ses amis, et je n’avais aucune envie de jouer avec les autres filles, encore moins avec ma grosse voisine. Un matin, je me suis lancée et je lui ai proposé de s'amuser avec moi. Mais il a éclaté de rire et m’a opposé un argument incontestable : j’étais une fille ! Alors, chaque matin, chaque après-midi, je continuais à passer les récréations seule, à l’ombre de mon arbre. Je me souviens que les garnements, un matin, avaient décidé, allez savoir pourquoi, de tirer les cheveux des filles. L’une après l’autre, ils attrapaient les chevelures nouées en tresses ou en queue de cheval. Brice s’est soudain approché de moi, a saisi d’un geste rapide mes longs cheveux noirs et a tiré très fort avant de se sauver en riant. J’avais hurlé tant il m’avait fait mal. Mais j’étais si contente… Un soir d’octobre, après la classe, l’institutrice avait demandé à s’entretenir avec Maman. Elle s’inquiétait de mon comportement. J’étais une très bonne élève, attentive et concentrée, mais je passais les récréations seule, le regard triste, adossée à un arbre. Je n’avais pas de copine, ce n’était pas normal. Elle se demandait s’il y avait des problèmes à la maison, avec mon père par exemple ou ma petite sœur, enfin bref, s’il y avait une explication à ce repliement sur moi. De quoi se mêlait-elle ? Maman m’en avait longuement parlé le soir même. Je n’ai jamais eu de papa, ma petite sœur était adorable, Maman me chérissait. J’avais tout pour être une 148


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petite fille épanouie et rieuse. C’était incompréhensible. Que se passait-il ? Dix fois, cent fois, elle m’a demandé ce qui n’allait pas. Dix fois, cent fois, je lui ai répondu que tout allait bien. Et puis je me suis mise à pleurer. Je ne savais pas que c’était mal de rester appuyée à mon arbre à la récréation. Je ne savais pas qu’on était obligé de jouer, obligé d’avoir des copines, obligé de faire comme les autres. Ce soir-là, j’ai réalisé que j’étais amoureuse. Voilà ce qui n’allait pas. Jamais je n’aurais cru que c’était mal, que ça inquiéterait ma Maîtresse et ferait de la peine à Maman. Pourtant, pour rien au monde je ne lui aurais avoué. C’était mon secret. Même Brice ne le savait pas ! J’étais triste et heureuse à la fois. C’était donc ça l’amour dont j’entendais si souvent parler, l’amour qui anime les princesses et les chevaliers, l’amour qui unit les personnages des histoires que Maman me racontait chaque soir avant de m’embrasser et d’éteindre la lumière ? Je ne comprenais pas pourquoi on me reprochait d’aimer ce petit garçon. J’étais grande, c’était normal que je sois amoureuse. Non ? Je me souviens de ce funeste vendredi soir. Mademoiselle de Villiers nous a annoncé que c’était la Toussaint, que nous étions en vacances, que nous pourrions nous reposer, et que nous la retrouverions dans deux semaines. Je n’en croyais pas mes oreilles. Deux semaines sans voir Brice ! Une éternité ! Cette terrible nouvelle est tombée comme un couperet et je 149


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me suis mise à sangloter tandis que je sortais en courant de la classe. Affolée, Maman m’a de nouveau questionnée. Pour la première fois, je lui ai menti, prétextant que je venais de tomber et m’étais fait mal au poignet en essayant de me rattraper. Elle n’a pas insisté, a vérifié rapidement, en bougeant ma main de droite à gauche, puis de bas en haut, que mon poignet n’était pas cassé – j’aurais hurlé – mais j’ai bien vu qu’elle n’était pas dupe. « Ce n’est rien, m’a-telle dit, viens, je t’ai préparé un gâteau aux amandes. Tu vas te régaler et vite oublier tout ça ». Mais le meilleur des gâteaux ne pouvait rien pour moi. J’étais submergée par la tristesse. Les journées étaient interminables. Je les comptais, ce qui avait pour conséquence de les rendre encore plus longues. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Je savais compter jusqu’à cent et j’avais appris les jours de la semaine. Je savais donc précisément combien de jours il me fallait encore attendre avant de retrouver enfin mon école, ma grosse voisine, ma maîtresse, et surtout Brice. Seul Brice m’intéressait, le reste n’était que routine. Maman travaillait pendant les vacances. Elle avait de la chance, elle. Ce fut donc chez Mamie que je passai cette douloureuse période. Le temps semblait s’arrêter dès que je franchissais le seuil de sa maison. Les minutes devenaient des heures, les heures des jours. Après avoir découvert l’amour et la frustration, je découvrais l’ennui. Finalement, c’est nul d’être grande. 150


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C’était le premier lundi de novembre. J’étais si contente en me levant qu’enfin le jour de la rentrée soit arrivé ! J’étais si contente de franchir à nouveau le portail en fer forgé de l’école, si contente que le concierge fasse son apparition et que la cloche sonne enfin ! Mais Brice n’était pas là. Je le cherchais des yeux, mais j’ai rapidement dû me rendre à l’évidence. J’étais très triste, très déçue, mais je me suis rassurée en me disant qu’il était sans doute un peu malade et qu’il serait là demain. Une journée de plus à attendre. Décidément je n’avais pas de chance. Alors je me suis dit qu’il était triste aussi de ne pas pouvoir me voir. Jamais une récréation ne m’a semblé aussi longue. Appuyée contre mon arbre, je n’avais personne à regarder parmi ces enfants qui s’ébattaient avec frénésie comme des abeilles dans une ruche. J’avais envie d’un gros gâteau au miel, envie de le partager avec lui. Envie d’être avec lui, tout simplement. Et puis il y a eu ce tragique mardi. Brice n’était toujours pas là. Poussée par un mélange de curiosité et de tristesse, j’avais surmonté ma timidité et je m’étais approchée de la maîtresse pour lui demander pourquoi Brice était absent. Elle m’avait alors annoncé que son papa avait changé de travail. Qu’il avait dû s'en aller très loin, dans un autre pays, et que bien sûr toute la famille était partie. Même le chat ? Je me souviens que je n’avais pas réalisé immédiatement que je ne le verrais plus. Plus jamais. Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit-là. Pas davantage que les suivantes. J’avais l’impression que mes larmes ne s’arrêteraient 151


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jamais de couler. La journée, je réussissais à faire semblant. Il m’arrivait même de rire. Maman ne devait pas savoir que j’étais triste. Je devais garder mon secret. Là-bas, au bout du monde, Brice m’attendait, j’en étais sûre. Ou peut-être m’avait-il déjà oubliée. Je me remettais à sangloter. Je me souviens, oui, maintenant, je me souviens très bien. Brice… Mon amour. Tu es là, allongé sur le dos, le regard bleu perdu dans la plénitude de cet instant magique où la chambre est envahie par un flot de tendresse. J’ai posé ma tête sur ton épaule, et j’ai pris ta main. Mon pied caresse doucement les tiens. J’avais totalement occulté ce petit garçon. Je le croyais sorti de ma mémoire, mais il était toujours là. Il attendait le bon moment pour ressurgir. Comment ai-je pu l’oublier ? Il était mon premier amour ! Je le pensais échappé de mon cerveau, à tel point qu’une fois devenue femme, il me semblait impossible, inconcevable, de tomber amoureuse d’un homme comme toi. Mais quand je vois nos corps enlacés, le mariage parfait de ta peau si claire et de la mienne si foncée, je me dis tout simplement que les sentiments n’ont pas de couleur. Je ne te vois pas comme un homme blanc, je ne vois que l’homme que j’aime, l’homme qui me rend heureuse.

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Je me souviens. Parfaitement désormais. Le soleil plonge dans la mer des Caraïbes, et déjà Vieux-Fort s’endort, à la lumière rassurante de son phare qui veille sur la Guadeloupe. Où qu’il soit, peut-être que Brice te ressemble.

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Mélandrie par Jacques Païonni

Villerupt, Lorraine 1957. J’allais bientôt avoir 10 ans. Mon père était maçon, il travaillait pour l’usine, comme presque tous les hommes de la cité. Ma mère faisait quelques heures de ménage pour les familles aisées de la haute ville, de l’autre côté de la rivière. Nous n’étions pas riches, mais nous ne manquions de rien, ni d’amour ni de pain. C’était une cité de petites maisons accolées, toutes pareilles, aux façades en briques rouges avec la porte d’entrée surélevée de trois marches, ouvrant sur le trottoir. Les mêmes maisons nous faisaient face, de l’autre côté d’une rue pavée où nous pouvions jouer sans risque, car les voitures étaient rares. Au centre de cette rue, les rails d’un chemin de fer conduisaient vers l’usine. Deux ou trois fois par jour un lent convoi interminable formé de wagons de 155


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marchandises, transportait du charbon ou des blocs de minerai vers la fonderie de l’usine. Nous y étions tellement habitués que nous n’arrêtions pas nos jeux à son passage. Pour nous rendre à l’école, nous traversions la rivière sur une passerelle, ce qui nous évitait de rejoindre la route. Nous passions le long des jardins, car chaque maison avait son potager sur l’arrière. Un sentier nous conduisait vers l’église. L’école était juste à côté. Tablier bleu pour les filles, blouse grise pour les garçons. Nous formions un petit groupe traînant nos gros cartables, marchant en silence le matin, quand le froid nous enveloppait et que nous n’étions pas encore bien éveillés. Les filles prenaient à gauche, nous les garçons, allions en face. À peine installé dans la classe, mon supplice commençait : la dictée ! Ah si mon porte-plume avait pu écrire seul. Si par magie les mots s’étaient inscrits sur la feuille sans cette douleur de la main, sans ces angoisses de l’orthographe, ces verbes à conjuguer et ces compléments à accorder… J’avais beau lire et relire mes phrases, les fautes s’accumulaient, jamais les mêmes, toujours là à me narguer. Pourtant monsieur Dabout, l’instituteur, se donnait du mal. Il s’arrêtait à ma hauteur en 156


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prononçant les mots « le train s’al…longeait crachant la fumée… » Rien à faire, je n’avais que des ennemies. Passé cette première heure, nous passions au calcul. Je revivais. Problèmes vite bâclés, je pouvais m’évader et rêver en regardant dehors par la grande fenêtre. La monotonie de cette triste situation aurait pu durer longtemps. Après tout mon avenir était écrit ; comme tous les gars de ce village de Lorraine, ma destinée était de quitter un jour l’école pour entrer à l’usine comme apprenti. Monsieur Dabout savait-il ce qu’il faisait ? Il était onze heures vingt, juste avant la fin de la classe. Nous commencions à avoir faim et nous agiter en lorgnant la pendule quand il nous demanda ce service inhabituel: « cet après-midi, pour la leçon de choses, il faudrait que vous apportiez des fleurs. Pas n’importe lesquelles. Si vous pouvez trouver des Mélandries blanches vous aurez une bonne note » Personne n’avait jamais entendu ce nom. On s’est regardé en riant et on a filé comme un essaim vers le chemin. J’y ai retrouvé ma grande sœur. — Tu connais une fleur qui s’appelle la Mélandrie blanche ? Elle a haussé les épaules. Ses copines ont éclaté de rire et se sont moquées de moi. J’ai bougonné et les ai laissées partir devant. Les fleurs foisonnaient sur les talus et forcément, si l’instituteur nous 157


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demandait cette Mélandrie blanche c’est qu’elle était à portée de nos mains. Je connaissais le bouton d’or, la marguerite ou le liseron des prés, elles ne manquaient pas. Je savais où trouver le sainfoin et les queues-de-lièvres, je n’avais pas la moindre idée de l’aspect qu’avait cette Mélandrie… Arrivé à la maison, au lieu de me précipiter à table, je suis allé dans la chambre de mes parents prendre le gros dictionnaire. Il était un peu amoché, coins pliés, dos décollé et couleur passée. Les pages étaient jaunies. Il faut dire qu’il datait d’avant la guerre, mon père l’avait reçu en prix pour son certificat d’études. M… Mel… Mélandrie blanche Un dessin douteux la représentait. J’avais déjà vu cette fleur quelque part… le long du chemin du Val-du-Leu. Celui qui monte à travers bois vers le cimetière. Un endroit infréquentable. Le vieux Luigi, notre voisin, nous le décrivait comme les portes de l’enfer, lieu maudit où se déroulaient des tas d’histoires de loups et de revenants. J’ai mangé sans appétit ! 158


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J’avais la trouille, mais je savais que je devais le faire. Dès le repas terminé, au lieu d’aller jouer avec les autres, j’ai demandé à Gérard, un copain plus jeune que moi, mais qui me dépassait d’une tête, de m’accompagner. — Pour aller où ? — Tu verras, je sais où se trouvent les fleurs que monsieur Dabout a demandées. Nous sommes partis d’un bon pas, forts de la certitude de ramener un trésor. Après l’église nous avons obliqué à droite, vers la colline en longeant le mur de l’usine et nous nous sommes éloignés de la ville. Un beau ciel bleu à peine entrecoupé de petits nuages permettait au soleil de répandre une douce lumière sur le pays. Mains dans les poches je sifflotais pour me donner du courage. Gérard traînait des pieds en voyant la direction que nous prenions. — Tu es sûr que c’est par là ? — Mais oui, magne-toi ! Le chemin était cabossé d’ornières profondes encore humides de la dernière pluie. Nous devions faire attention où nous mettions nos pieds. À l’approche du bois, Gérard a fait demi-tour, me laissant seul avec les ombres. Il ne voulait pas être en retard pour l’école. J’ai bien compris qu’il avait la trouille, mais comme je l’avais aussi, je n’ai pu que le laisser déguerpir en serrant les poings. 159


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Je savais que les loups ne sortaient pas le jour, je me suis rassuré avec ça ! Sauf qu’après quelques pas sous les arbres je me suis demandé d’où ils ne sortaient pas ; des bois bien sûr ! Quelques frissons plus loin, j’ai repéré une forme qui avançait derrière les buissons. Je me suis figé, la forme aussi. Je me suis rendu compte à quel point j’étais nul de prendre tous ces risques d’être dévoré pour quelques fleurs et une bonne note. Je savais aussi grâce à Luigi qu’il ne faut jamais fuir et tourner le dos au loup ! J’ai fait face en restant silencieux. La forme a redressé la tête en se découvrant. J’ai beaucoup mieux respiré, c’était un daim qui m’a examiné, surpris de ma présence en ces lieux et qui a déguerpi au petit trot. Ça m’a rassuré. J’ai ramassé un gros bâton et j’ai repris mon chemin, constatant que finalement ce bois n’était pas si sauvage. J’y ai croisé monsieur Cantot qui cherchait des champignons et qui m’a regardé passer avec surprise. Je suis sorti du bois. Il me restait à affronter le cimetière. Pas question d’y pénétrer, mais déjà, le fait d’en longer le mur me fichait les chocottes. Heureusement, je n’avais pas à aller bien loin, j’ai tout de suite repéré les fleurs blanches sur le talus. Je m’y suis précipité et j’ai rapidement arraché de grandes brassées de Mélandrie. C’est une fois bien chargé de 160


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mon butin, qu’en me redressant j’ai découvert ces quatre croix en fer qui dépassaient du mur et me guettaient. J’ai détalé ! Je suis redescendu en traversant le bois à cent à l’heure, serrant fort mon trésor contre ma poitrine. J’étais en nage quand je suis parvenu à l’école. La cloche avait sonné depuis longtemps, les cours avaient repris. Je suis entré dans la classe, angoissé d’être en retard et certain que ma mine ébouriffée allait provoquer quolibets et railleries de mes camarades… je suis resté planté sur le seuil. Monsieur Dabout était dans une allée. Il s’est retourné et quand il m’a vu, débraillé, en sueur, serrant un gros bouquet dans mes bras, un sourire a illuminé son visage. Voilà, ceci n’est pas un grand évènement. Personne ne pourrait croire que cette demi-heure de retard en classe a changé ma vie… Et pourtant… Mon orthographe ne s’est pas améliorée, et malgré les prononciations appuyées du maître d’école, j’ai continué à faire dix à douze fautes dans mes dictées. Mais monsieur Dabout ne m’a plus jamais considéré de la même façon. S’il se désolait que je ne 161


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puisse pas comprendre pourquoi il faut deux L ici et un là, s’il me mettait des zéros avec tristesse, s’il disait que je ne serais jamais un littéraire… Il m’a encouragé à continuer dans mes passions. Marcher dans les bois sans peur du loup, éviter les cimetières et observer les fleurs sauvages. Il ne savait pas qu’un jour il me suffirait de parler pour que les mots s’inscrivent sur la page et que des petits traits rouges signaleraient les fautes automatiquement… C’est à lui que je dédie mon trentième roman !

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L'école est finie par Emmanuelle Cart-Tanneur

Dimanche 12 février Trop nul, ce devoir. « Décrivez, en argumentant, ce que vous avez ressenti lors d'un événement particulier de votre vie. » Pff. Ça me soûle. Qu'est-ce qu'elle veut que je raconte, Marchand ? Il m'est jamais rien arrivé de particulier, à moi. On n'est pas dans un film. Il se passe jamais rien, ici. Je vais quand même pas lui raconter la dernière fois où Kamel m'a fait goûter son pétard, ni quand mon frère s'est fait tabasser par une bande de l'autre cité. T'façon le français je m'en fiche. Les maths aussi. Tout me soûle, en fait, dans ce collège pourri. Tout, sauf la musique. Le violon, ça fait sept ans que j'en joue. Bon, je le dis pas trop, parce que le violon, ça craint. C'est pas 163


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la basse ou la batterie, quoi, comme Dylan et Kevin qui la ramènent tout le temps avec ça, même s'ils ne prennent pas de cours, eux, et que la musique c'est juste une façon de draguer qui marche pas mal avec les filles – enfin, sauf avec le violon. C'est ma mère qui m'avait inscrit, en CP, parce qu'il paraît que j'avais dit que j'avais envie. Je ne m'en souviens pas, mais la prof a tout de suite dit à ma mère que j'étais super doué alors bon, ça m'avait flatté, pour une fois que j'étais super bon en quelque chose, alors j'ai continué. Et puis bon, je le dis pas trop, mais j'adore ça, en fait. Ça me repose. C'est beau – pas comme tout le reste. Du coup, je touche pas mal en musique. La prof, Marion, elle le sait pas, pour le violon. Mais elle voit bien que j'ai pas besoin de bosser pour ramasser de bonnes notes. C'est vrai que le solfège avec elle, ça me gave, mais bon, au moins j'ai pas d'efforts à faire et de devoirs à rendre comme cette rédac' débile. Marion, elle m'a à la bonne. Moi, j'aime pas trop ça, parce que parfois, ça se voit un peu trop et les autres me traitent de fayot. Heureusement que je suis pas un crack dans les autres matières, ça compense, et j'ai à peu près la paix. N'empêche que je vois bien que Dylan, Kevin, et tous ceux qui traînent avec eux, ils me prennent pas au sérieux, et je rame pas mal pour essayer de leur montrer que je ne suis pas ce qu'ils croient, juste un petit gosse, alors qu'eux sont des mecs. 164


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Faudrait que je m'y mette, à cette rédac'. Pfff. * Lundi 13 février Il y avait la grève des transports, aujourd'hui encore. J'ai mis plus de deux heures à traverser Paris. Il va falloir que je paie les heures supplémentaires de l'auxiliaire de vie de Maxime et je ne sais pas comment je vais faire ce mois-ci. J'avais mis de côté juste de quoi régler son séjour au Centre pour les vacances de Pâques, mais je crois que je vais devoir annuler. Partir quelques jours lui aurait fait du bien. Et à moi aussi. Tant pis. Ce collège est si loin d'ici... Il aurait fallu que je demande ma mutation à l'époque où c'était encore possible. Maintenant, tout est organisé à Sarcelles pour Maxime et je n'aurai pas le courage de tout recommencer ailleurs. Tant pis pour moi et pour ceux qui me disent que de toute façon, il ne s'en rendrait même pas compte. Moi, je sais que si. C'est vrai qu'il donne tellement l'impression de ne rien ressentir, maintenant, qu'il n'y a plus que moi pour savoir qu'il ressent, comme tous les gosses : de la joie, la tristesse, de l'impatience, de la colère. Même si c'est un gosse de vingt-huit ans. 165


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Ces dernières années, c'est vrai, il n'y a plus beaucoup de joie dans ses yeux. Il faut dire que je n'arrive plus à lui faire croire que la vie peut être belle pour lui aussi. Comment le pourrais-je alors que je n'y crois plus moi-même ? J'ai l'impression que j'atteins mes limites. J'ai rendez-vous avec la directrice de la Cotorep la semaine prochaine. J'ai reçu un courrier qui me disait que ma demande de placement avait été acceptée. Je ne sais plus si je dois m'en réjouir ou en pleurer. Heureusement qu'il me reste la musique. Une passion depuis toujours, bien avant que j'en fasse mon métier. Mon piano, c'est ma vie. C'est lui qui me sauve les jours où je me dis que me pencher un peu trop à la fenêtre serait une solution possible. Il finit toujours par accrocher mon regard. Alors je le rejoins, mes doigts se posent sur les touches, et j'oublie tout, l'espace d'un instant. Il est désaccordé, depuis le temps, mais je ne peux pas m'en séparer. Et puis, Maxime aime l'entendre. Aucune de ses colères ou de ses angoisses ne résiste à une sonate de Brahms. La musique, c'est aussi un sacerdoce, quand on l'enseigne. Surtout à des quatrièmes de Lycée Pro. Je ne comprends pas ce paradoxe : ils n'ont 166


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souvent plus que cette passion, ces gosses, la musique. Il faut les voir discuter des heures entre eux d'instruments ou de concerts. Et pourtant ils semblent hermétiques à mes cours. Évidemment, je ne leur parle pas de la musique qu'ils connaissent... mais la musique n'est-elle pas un langage universel ? Au début de ma carrière, j'y croyais. Il faut bien reconnaître que les enfants étaient moins durs qu'aujourd'hui. Les cours de musique étaient souvent un défouloir pour eux, mais ils étaient joyeux, vivants. Et j'étais respectée. J'ai noué, à l'époque, des liens avec certains de mes élèves, souvent ceux qui prenaient des cours de musique à l'extérieur ; nous avions une passion commune, et nous étions heureux de la partager. Je suis restée en contact avec deux ou trois d'entre eux, quelques années après leur passage au lycée, et puis, comme tout le monde, ils ont disparu. Je n'arrive plus à créer de lien avec mes élèves aujourd'hui. Je ne sais plus comment les intéresser. J'ai tenté les chansons de Renaud, des Beatles ; j'ai même acheté des partitions de chansons que j'avais cru comprendre qu'ils appréciaient, je les ai travaillées chez moi, mais c'est à peine s'ils m'ont écoutée quand j'ai voulu les leur proposer en cours. Ils ne s'intéressent plus à rien. Il y a juste un gamin, le petit David, qui se 167


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distingue. Pas seulement par ses notes excellentes en solfège. Je l'ai entendu chanter : une voix sublime, juste, naturellement placée, avec cette grâce des voix qui n'ont pas encore mué. Il faudrait que je lui propose d'entrer à la chorale du collège. Il aurait fallu. Parce que je crois que, ça aussi, je vais arrêter de m'en occuper. C'est trop de travail, de temps passé loin de Maxime, et pour trop peu de satisfaction. Je suis fatiguée. Pourvu que la grève ne soit pas reconduite demain. * Mercredi 15 février Trop cool ! Kevin et Dylan vont à un concert de Metal samedi et j'ai le droit d'y aller aussi ! Bon, j'ai dit à ma mère que je dormais chez Cyril, t'façon ça l'intéresse pas, le truc génial c'est que les mecs m'ont dit que je pouvais venir avec eux si ma Maman voulait bien que je sorte... là, je crois que c'était une vanne de leur part, mais je me suis pas démonté, j'ai dit que j'avais pas besoin de demander à ma mère, et ils ont eu l'air surpris mais tant pis, ou tant mieux, je vais y aller, à ce concert ! 168


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Ça sera l'occase de leur montrer qui je suis. Ça va déchirer, j'en suis sûr. Faudrait que j'apporte un truc qui les épaterait. Tiens, après les cours je passerai voir Kamel, si ça se trouve il pourra me refiler un peu de bonne. Je me suis planté en rédac', mais je le savais. Aucune importance t'façon. Si jamais j'arrive à entrer dans leur bande, alors là ça va être trop cool. Je sais que j'ai encore quelques étapes à franchir, mais je le sens bien. Ils vont voir qui je suis. Et enfin les heures passées dans ce collège pourri seront un peu plus marrantes. On a eu Marion en dernière heure, on s'est trop poilés. Dylan avait mis un chewing-gum dans la serrure de la salle de musique, et la prof a mis dix minutes avant de réussir à ouvrir la porte. Ce marrage ! Après c'est Kevin qui s'est déchaîné sur la batterie planquée dans la réserve au fond de la salle, là où, pas de bol, Marion l'avait enfermé pour le punir de faire le cirque pendant le cours. On n'entendait plus que lui, et elle, elle essayait de placer son baratin, sur j'sais plus quel chanteur anglais ou quoi qu'on connaît pas, on était morts de rire. Elle a fini par le libérer et lui a dit de sortir. Elle avait plus de voix tellement elle avait crié ! Une prof de musique sans voix, moi ça m'éclate ! Bon, là faut que je rentre, j'ai mon cours de violon. 169


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Mais je passe voir Kamel avant. J'ai trop hâte d'être samedi ! * Jeudi 16 février Maxime m'a craché dessus hier soir. J'ai bien vu qu'il était contrarié en rentrant. Je n'aurais pas dû perdre ce temps à la librairie musicale pour chercher de nouvelles partitions pour mes cours. Il m'en a voulu de rentrer tard. Il devient de plus en plus agressif. Le plus difficile est que je suis incapable de lui faire comprendre que je fais de mon mieux. Le croirait-il ? En serait-il seulement capable ? Je ne sais plus. Il a encore grossi et j'ai de plus en plus de mal à le porter pour ses transferts. Les repas durent des heures. Et il dort mal. Je suis sa mère, mais je n'ai plus l'âge ni la force de veiller sur lui comme quand il était petit. Je sais que certains disent dans mon dos que je vais m'en débarrasser. Je tremble de rage et de honte quand j'entends dire cela. Comment une mère pourrait-elle donc abandonner son enfant à d'autres mains, avouer son impuissance, sans souffrir le martyre au fond de son cœur ? 170


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J'ai le sens du devoir. Je l'ai toujours eu. Quand le père de Maxime m'a quittée, j'ai tout assumé. J'ai abandonné mes ambitions de concertiste et suis entrée à l'Éducation Nationale. J'ai refusé toute aide. J'en ai longtemps été fière. Et puis peu à peu, la fierté a perdu du terrain, et s'est rendue devant la lassitude et l'épuisement. Mon seul orgueil a alors été de ne pas le dire. Jusqu'à peu encore. J'ai le sens du devoir, mais pas celui du sacrifice. Je ne peux plus continuer. Je ne peux plus vivre avec lui. C'est trop dur. Mais j'ignore totalement comment je vais vivre sans lui. La directrice de la Cotorep m'a dit que je passerais en priorité pour les demandes de placement en foyer, étant donné l'âge de Maxime, à condition que je fournisse des certificats médicaux personnels qui prouvent mon épuisement. Entre mes problèmes de dos, de fatigue chronique et de dépression, ils n'auront qu'à piocher dans mes ordonnances pour trouver tous les justificatifs qu'il leur faudra. Je n'ai pas encore trouvé le courage d'annoncer tout cela à Maxime. Mais peut-être le sent-il déjà. 171


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Demain, je lui parlerai. * Vendredi 17 février J'ai trop les boules. Dylan m'a dit que pour le concert, c'était une vanne son invitation, y'avait plus de place. Il a ajouté que c'était pas un truc pour les gosses. Je me suis énervé et il a fini par me dire qu'il me laissait jusqu'à ce soir pour voir si « j'en avais ». Pfff. Ça craint son truc. Je vois pas ce que je vais pouvoir inventer d'ici ce soir. En plus on n'a plus qu'un cours cet aprèm, et c'est musique, avec Marion. Vu comme elle m'a à la bonne, je risque pas, moi, de me faire enfermer dans la réserve. Faudrait que je trouve un truc marrant, juste un peu risqué quoi, que les mecs voient que j'ai pas peur, mais là, j'ai pas d'idée. Ça serait con parce que j'ai vu Kamel hier soir, et il m'en a donné plein. Je vais quand même pas me la fumer tout seul. Ça servirait à rien. J'en ai marre de ce collège de racailles, vivement que je passe au lycée et que je change d'air. Je sens bien que tout ce que je fais, c'est pas pour moi, mais pour eux, alors que je les admire même pas. Pas du tout, même. * 172


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Samedi 18 février C'était trop génial, ce concert ! Kevin et Dylan étaient comme des dingues, et à la fin on a fumé, et ils m'ont même dit que j'étais « cool, comme mec ». Wow ! Depuis le temps que j'attendais qu'ils s'en rendent compte, c'est pas trop tôt ! Faut dire que j'avais mis le paquet pour faire mes preuves. L'idée m'est venue entre midi et deux à la sortie de la cantine. Je passais devant la salle de musique quand j'ai vu que la fenêtre était restée ouverte. Impossible de ne pas saisir l'occasion ! Je me suis glissé dans la pièce, j'ai trouvé les craies dans le tiroir du bureau, et là je me suis lâché sur le tableau. Parce que oui, aussi, je l'ai pas dit, mais je suis pas mauvais en dessin – enfin, en caricatures surtout. Alors j'ai fait la tête de Marion en super gros, avec les cheveux ébouriffés, les yeux vitreux et la bouche qui bave, et j'ai écrit au-dessus « Marion = Mongole ». Trop marrant ! J'étais super excité à l'idée de la réaction de mes potes en entrant en cours juste après. Je me suis faufilé pour sortir de la salle et j'ai attendu impatiemment l'heure du cours. Ça a été un truc de ouf. Au fur et à mesure qu'ils entraient dans la salle, les élèves poussaient des cris dès qu'ils voyaient le tableau et hurlaient de rire, et 173


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tout le monde disait « mais qui a dessiné ça ?? » et quand Dylan l'a vu et s'est tourné vers moi, je lui ai fait un clin d'œil. Il m'a répondu en tendant le pouce en l'air vers moi et j'ai compris que j'avais gagné mon ticket pour le concert ! Une que ça a pas fait marrer, c'est Marion. Quand elle est entrée, elle a vu qu'on était tous super excités, et elle a commencé par essayer de nous dire de nous taire, et puis elle a regardé le tableau et là, ça a fait drôle, un peu, elle a poussé un cri bizarre et puis elle a lâché son cartable et elle est sortie de la salle en courant. Des filles ont dit qu'elle pleurait. Moi, j'ai rien vu. Bah, c'est le week-end, elle a qu'à se reposer. En tout cas, moi, je viens de rentrer du concert, et je suis encore en plein trip. C'était trop bien ! * Lundi 20 février C'est en arrivant au collège ce matin que j'ai vu qu'il y avait un truc pas normal. Tout le monde était dehors, ça s'agitait dans tous les sens, Kevin et Dylan hurlaient « on n'a pas cours !! », et puis j'ai vu des filles qui me regardaient d'un air bizarre. Un pion est venu nous dire qu'on n'aurait plus musique jusqu'à la fin de l'année, parce que Madame 174


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Marion avait été hospitalisée. « Elle a eu un accident ? » j'ai dit. « Non, elle est en maison de repos » a répondu le pion. Et il a ajouté : « Je serais vous, je ne serais pas fier ». Je me suis retourné pour voir à qui il parlait, on était plusieurs mais je l'ai bien vu, c'est à moi que s'est adressé son regard trop dur. Quoi ? C'est quand même pas ma faute si elle a craqué ! * Lundi 27 février Je ne suis pas allé en cours aujourd'hui. J'ai trop mal au cœur depuis une semaine. Envie de vomir, sans savoir pourquoi. Peut-être que c'est les autres, qui ne m'ont plus lâché quand ils ont su pour Marion, je n'ai pas supporté qu'ils m'en parlent tout le temps, « C'est grâce à toi qu'elle a foutu le camp », « T'es notre héros », « Tu veux pas faire pareil pour Marchand ? »... J'ai fait celui qui rigole, mais à l'intérieur j'avais comme une boule, un truc qui m'étouffait, et hier j'ai dit à ma mère que je me sentais pas bien. C'est ça, la honte ? Le remords ? * Mardi 28 février Je me sens mal. J'ai essayé de jouer un peu, mais rien à faire. Mes doigts sont muets. 175


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Samedi 4 mars Madame Marion est à Saint-Paul. J'ai entendu ma mère en parler au téléphone. C'est à huit stations de métro. Je ne l'ai jamais pris seul, mais cela ne doit pas me faire peur. Je suis un dur... Il faudra juste que je fasse attention à mon violon. * Lundi 13 mars Je suis retourné en cours. Je leur ai dit, à tous, que je ne voulais pas parler de tout ça. Ils ont compris. Les leçons de violon que je prends dans la chambre à Saint-Paul, elles resteront notre secret, à moi et à la plus chouette prof que j'aie jamais rencontrée.

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L'homme qui marchait seul par Pascal Hurbourg

Ludovic, sept ans, échappe à la surveillance de ses parents et disparaît en forêt. Malgré toute l’énergie déployée par la gendarmerie, malgré toutes les battues, rien n’y fait, Ludovic est introuvable et jour après jour tout le monde s’attend au pire. Pourtant, sept jours plus tard, Ludovic réapparaît à l’endroit même où il avait disparu. Il est en pleine santé, semble n’avoir subi aucune violence. Il ne souffre d’aucun traumatisme, ses vêtements sont propres alors qu’il a disparu pendant sept jours, plus étrange encore, il a même pris un peu de poids, signe qu’il a été bien traité et que quelqu’un s’est occupé de lui. Mais qui, et pourquoi ? Ludovic est comme frappé d’amnésie, il n’a aucun souvenir de ces sept derniers jours. Lorsque les psychologues l’interrogent, tout ce qu’il répond est « j’ai vu l’homme qui marche seul ». Les jours, les semaines, les mois passent et petit à petit cette histoire tombe dans l’oubli. Ludovic et sa 177


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famille ont déménagé, pas à cause de la disparition. Non. Le papa de Ludovic a miraculeusement retrouvé un emploi après des années de galère et la vie a pris un nouveau départ. Ludovic est un petit garçon comme les autres, il est peut-être juste un peu plus solitaire que la plupart des enfants de son âge, mais c’est tout. Sa seule vraie différence, c’est la marche. Il marche tout le temps, chaque occasion est bonne. Il refuse qu’on le dépose à l’école en voiture, puis plus tard, il refusera de prendre les transports, arguant du fait que vingt minutes à pied ce n'est vraiment rien. Au début, ses parents se sont inquiétés, ils avaient peur que Ludovic disparaisse de nouveau, mais ils n’osaient pas le dire. Alors ils ont laissé faire, plutôt que de lui transmettre leur angoisse. * Les années se sont écoulées, paisibles. Ludovic vient de terminer ses études, il a vingt-trois ans et vit encore chez ses parents. Il continue de marcher, mais bizarrement il ne s’est plus jamais rendu dans une forêt depuis ses sept ans. Sans doute, au début ses parents ont-ils fait en sorte d’éviter la proximité des bois, mais même ensuite, devenu adolescent puis adulte, Ludovic n’a jamais éprouvé le besoin de 178


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marcher en forêt. Ses randonnées à lui, il les fait en ville, au milieu des gaz d’échappement et de la pollution. Ça ne le dérange pas, c’est son univers. Son uni-vert comme il se plaît à dire lorsqu’il parle des jardins municipaux qu’il fréquente. Les seuls espaces qui échappent encore un peu à la ville. * Le 07/07/07, Ludovic fête ses 43 ans. Seul. Ses parents sont décédés l’année dernière dans leur sommeil. Arrêt respiratoire, a diagnostiqué le légiste. Ils se sont mis au lit, puis ont cessé de respirer sans qu’aucune cause apparente puisse être trouvée. Ils se sont éteints, comme une bougie qu’on souffle. Il y a eu une enquête de police, l’affaire de la disparition de Ludovic est ressortie puis de nouveau retombée dans l’oubli. Il n’y avait rien à trouver, mort naturelle. Quelque chose a changé pourtant. Le jour de son anniversaire, Ludovic est retourné pour la première fois depuis ses sept ans sur les lieux de sa disparition. Il a pris une grande inspiration et s’est lancé sur les chemins. Pour la première fois depuis son enfance, il marchait en forêt. Il n’est pas resté longtemps cette fois-là, à peine une heure. Mais cette heure semble avoir tout changé. Ludovic déménage et quitte son uni-vert 179


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pour venir habiter à côté de « sa » forêt comme il l’appelle maintenant. Lentement il l’apprivoise. Dès qu’il a un moment de libre, il chausse ses randos et part sur les chemins. Une heure, puis deux, puis trois, il commence à connaître tous les chemins, les sentiers les plus incertains, les plus petites bosses, la moindre mare d’eau. Il est toujours seul et pourtant il ne se sent pas seul lorsqu’il marche. Ludovic ne sait comment exprimer ce qu’il ressent, mais c’est comme si un ami invisible était avec lui. Parfois il sent comme une présence à ses côtés. Il n’en parle à personne, et d’ailleurs à qui pourrait-il en parler ? Il n’a pas de famille, il vit seul. Il est indifférent à ses collègues de travail et il ne partage rien de sa vie privée avec eux. Il est cordial, mais sans plus. Il passe pour quelqu’un de secret auprès de ceux qui le connaissent un peu, mais sans être antipathique. C’est même le contraire, la plupart du temps on le trouve gentil, agréable, juste un peu renfermé. Il est enfant unique et le décès récent de ses parents explique sans doute cette distance que Ludovic prend avec les autres. Quel que soit le temps, Ludovic marche. Toujours vêtu de noir, une casquette qui semble vissée sur sa tête. Il marche d’un bon pas, sans jamais ralentir ou presque. Lorsqu’il croise quelqu’un, il salue parfois d’un signe de tête ou d’un simple 180


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bonjour. Plus rarement, il s’arrête mais c’est à chaque fois pour prévenir d’un danger ou signaler une curiosité. — Faites attention du côté de la route aux brûlés, il y a des arbres sur le point de tomber. — Si vous voulez voir des biches, allez vers le carrefour de l’horloge du notaire. — Faites le tour par la marche à l’eau, avec les pluies d’hier le chemin des graves est impraticable. — Les premiers muguets sont sur le point de fleurir, vous devriez aller en cueillir, c’est juste après le chemin de l’homme couché, un peu en contrebas. Il lui arrive aussi d’offrir les fruits de ses cueillettes : des cerises, des fraises des bois, des châtaignes selon la saison. Mais il réserve toujours ses cadeaux aux enfants et il demande aux parents s’il peut les leur offrir. Jamais il ne rencontre d’hostilité et le sourire des enfants semble être sa plus grande récompense. C’est venu tout doucement. D’abord les weekends : Ludovic partait de plus en plus tôt le matin et rentrait à la nuit tombée. Il marchait pratiquement douze heures par jour et même plus, sans jamais s’arrêter, sans jamais changer de rythme, toujours du même pas ferme et assuré. Puis un jour Ludovic a quitté son travail, bizarrement personne ne s’est posé de question. Alors, il 181


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s’est mis à marcher tous les jours. Levé à l’aube, rentré au coucher du soleil. Jours après jours, semaines après semaines, mois après mois et même la nuit, de plus en plus souvent. Un matin, se regardant dans le miroir de sa salle de bains, Ludovic s’aperçut qu’un changement physique s’opérait en lui : sa peau devenait translucide, il pouvait voir le réseau veineux et toutes ses ramifications sous sa peau, ce phénomène s’est accentué, de plus en plus vite. Il ne faisait aucun doute qu’il devenait invisible. Tout autre que lui se serait posé des questions, mais pour Ludovic, c’était une évidence, bientôt le jour serait venu. * Ludovic est prêt pour son rendez-vous. Il sait que le jour est venu de mettre fin à toute cette histoire, ou plutôt que c’est un commencement. Il y a quelques jours, il a par hasard (mais est-ce un hasard ?) découvert un nouveau chemin, mais sans oser encore s’y aventurer. Il n’était pas prêt. Pourtant, depuis le temps qu’il parcourt la forêt, il aurait dû le trouver depuis longtemps, il lui semble les connaître tous et même les plus improbables, ceux qui ont été oubliés depuis des générations et qui ne sont plus qu'un fil presque invisible. Ludovic enfin se lance, et il doit se rendre à l’évidence, c’est bien un nouveau chemin qui s’ouvre devant lui, et ce qui le frappe c’est 182


L'homme qui marchait seul

le silence qui règne alentour ainsi que l’atmosphère qui se dégage du lieu. Ce n’est pas un vulgaire sentier envahi d’herbes, de ronces, de branches. Non, c’est une allée majestueuse bordée de troncs déchiquetés, sans écorce, avec quelques branches qui pointent vers le ciel comme des doigts accusateurs. Tous ces arbres sont morts et malgré cela ils ont en même temps une allure empreinte de force et de beauté. Ces arbres sont les plus beaux qu’il lui ait été donné de voir. Ils tirent leur beauté de la laideur de la mort, ils sont comme des… Ludovic ne trouve pas les mots, mais inconsciemment dans son esprit il entrevoit ce qu’est en réalité ce chemin. Le chemin des arbres morts, c’est le cimetière des éléphants transposé dans le monde végétal. C’est l’endroit où tous les arbres se retrouvent pour mourir. C’est une idée folle : comment des arbres pourraient-ils se mouvoir ainsi ? Et puis des arbres morts, Ludovic en a déjà vu. Non, c’est autre chose. Quelque chose de mystique, une sorte de passage vers un ailleurs. — Bonjour Ludovic. Plus surpris qu’effrayé par cette voix inconnue, Ludovic se retourne lentement et se retrouve face à un homme sans âge qui le dévisage en souriant. — Oui, je sais, tu dois te poser mille questions et surtout te demander qui est ce vieil homme que tu n'as jamais vu et qui connaît ton prénom. N’est-ce 183


L'homme qui marchait seul

pas ? — Oui, c’est tout à fait ça, répond Ludovic, souriant à son tour au vieil homme qui semble tenir debout par on ne sait quel miracle tellement il a l’air âgé. Qui êtes-vous ? — Je suis celui que tu appelais « l’homme qui marche seul », t’en rappelles-tu ? Cette annonce renvoie brutalement Ludovic quarante ans en arrière, ce fameux jour, lorsqu’il disparut pendant sept jours entiers. D’un seul coup tout se met en place, comme si on venait de lui donner la pièce manquante du puzzle de sa vie. Rien de ce qui lui est arrivé ce jour-là, ni de tout le reste de sa vie depuis, n’a été accidentel. Tout a toujours été programmé pour cet instant précis. Sa rencontre avec celui qui sept jours durant lui a révélé qui il était. Cette rencontre qui a façonné ce qu’il est devenu et ce que sera sa vie désormais. Il est celui qui a été choisi, il le sait au plus profond de lui. — Ce sont les arbres qui t’ont choisi, cela a toujours été depuis des millénaires, comme j’ai été choisi moi aussi il y a très longtemps de cela. Bien avant que tu naisses. Ne me demande pas comment. Je ne le sais pas. Tout ce que je sais c’est que les arbres ont toujours eu besoin d’un « homme qui marche seul », car sans lui la forêt ne peut survivre. — Mais comment est-ce possible ? tente de demander Ludovic. 184


L'homme qui marchait seul

— S'il te plaît Ludovic, écoute-moi. Je n’ai plus beaucoup de temps maintenant que tu as trouvé le chemin des arbres morts. Oui, je vois dans tes yeux que c’est ainsi que tu l’as baptisé et c’est bien son nom : « Le chemin des arbres morts ». Il est temps pour moi de prendre ce chemin et de m’en aller. Ça aussi, tu l’as deviné, ou plus exactement cela te revient en mémoire. Je t’ai raconté tout cela la première fois que nous nous sommes rencontrés, et je t’ai appris tout ce que tu avais à savoir en attendant d’être prêt. En fait je n’ai rien à te dire de plus, car tout est en toi et toutes les questions que tu te poses ont leur réponse. Simplement avant de partir, de rejoindre le cimetière des éléphants − oui tu vois même ça les arbres me l’ont dit − je voulais te revoir une dernière fois et te dire au revoir. C’est un passage de témoin, en quelque sorte. Le regard du vieil homme est d’une infinie tristesse et il semble réellement aller de plus en plus mal. Ludovic comprend alors que les minutes sont comptées et qu’il doit laisser parler « l’homme qui marche seul » avant de lui dire au revoir, car il sait qu’un jour lui aussi il sera ce vieil homme et qu’il devra passer son chemin. Le vieil homme s’assoit au pied de ce qui a été un chêne et reprend. — Ici, ça sera très bien. Ludovic, nos routes vont bientôt se séparer et tu seras à ton tour « l’homme qui marche seul », le gardien des arbres et de la forêt. Comme tu l’as sans doute deviné, le chemin des 185


L'homme qui marchait seul

arbres morts est le cimetière des hommes qui marchent seuls et chaque arbre ici est l’âme de l’un d’entre nous. Comme tu peux le constater, nous sommes nombreux, et comme il n’y a qu’un homme qui marche seul à la fois cela te laisse entrevoir depuis quand nous existons. Des milliers d’années et peut-être plus, on ne peut pas savoir car nous ne venons ici que deux fois au cours de notre vie et jamais aucun d’entre nous n’a pu compter combien nous étions. D’ailleurs quelle importance ? Une seule chose compte, c’est qu’il doit toujours y avoir un homme qui marche. Donc je te disais que nous ne venions ici que deux fois au cours de notre vie. Aujourd’hui c’est ta première fois et pour moi c’est ma seconde fois. Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus, tu sais ce que cela signifie. Juste une chose encore, ne sois pas triste car lorsque ton tour viendra tu retrouveras tous ceux qui t’ont aimé, comme je vais retrouver maintenant ceux que je n’ai jamais oubliés. Les arbres t’ont choisi pour les protéger et ils sauront t’en remercier, crois-moi. Voilà, il est temps maintenant. Va, Ludovic, tu es désormais « l’homme qui marche seul » le gardien de la mémoire des arbres. Va et ne te retourne pas. Ludovic est triste et heureux, les deux sentiments se confondent. Triste de n’avoir pas pu connaître mieux le vieil homme, heureux car il sait qu’il part le cœur en paix. Alors, comme l’a demandé le vieil 186


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homme, Ludovic part sans se retourner. Derrière lui le chemin des arbres morts compte une âme de plus et se referme lentement, au fur et à mesure que « l’homme qui marche seul » qu’il est désormais disparaît lui aussi…

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Nébuleuse par Juliette Hampton

Réveil. Le soleil pointe vermeil à travers mes volets, laissant échapper quelques rais de lumière dévoilant la poussière dorée flottant telle une méduse de brume dans un ciel d’encre de chine. Elle virevolte, étrange danse de l’espoir éphémère. Il me suffit d’un souffle pour l’éclipser. Mes pieds touchent le bois dur de mon parquet, prêts à s’envoler vers une promesse mentie de renouveau. Dans exactement onze jours, j’aurai dix ans. Je me sens parfois tellement plus vieille et essoufflée, dans ce corps de fillette, qui me semble étranger. Plus jeune, il m’arrivait de subir de terribles crises d’angoisse, qui me semblaient aussi incontrôlables que la douleur. Je les ai régulées. Depuis, chaque jour, je vogue et je lutte entre les rochers escarpés et dangereux de ma conscience. Mes céréales sont croquantes comme des pétales de roses sucrés. Je soupire, de ce souffle chaud lové dans ma poitrine. Je ne tiens pas à aller à l’école, cet 189


Nébuleuse

ennuyeux squelette me prouvant à chaque instant mon malaise face aux enfants de mon âge. Mes parents ne voulaient pas me faire sauter des classes, ils tenaient à ce que je me fasse des amis, que je ne sois pas rejetée. Moi, de toute manière, je sais que où que j’aille, je ne serais jamais perçue comme normale. Je ne sais même pas si j’en ai envie. Alors je m’enferme dans une bulle de silence, qui glisse sur le ressac de mes rêves. Maman me conduit à l’école, en papotant. Je souris, et lui réponds. Jamais je ne la blesserai. La lumière est forte, trop forte pour un mardi matin. J’exècre l’arrivée de l’été, ce poison porteur de touristes, de cris et d’éclaboussures. Son seul point positif est le spectacle de ses nuits noires et tranchantes. Celles où nul nuage ne voile la pleine Lune. Ces nuits d’été sont tellement majestueuses… Le sol est dur, là, sous mes pieds. C'est le sol d'asphalte gémissant sous le soleil, le sol violé chaque jour par des milliers de pas. La chaleur brûlante s'y ancre. Sur ce sol, je peux voir ou entendre une musique infinie, celle des rires et des pleurs, des sourires timides ou effrontés, des voix stupides ou lancinantes. Mais si je relève la tête de cette étendue grisâtre, je peux voir un vide, celui créé par ma différence. Un vide lugubre, dans lequel un silence austère 190


Nébuleuse

règne, troublé quelquefois par le vrombissement des humains, le souffle étranglé de la nature agonisante. Le vide est présent, partout autour de moi, comme une chape de brume noircie par les railleries des mômes d'ici. Je les vois courir, ici et là, insouciants, engoncés dans cet aveuglement, peut-être préférable à ma clarté lancinante. Le petit garçon aux cheveux roux tombe, son visage se plisse. Son cri de douleur ne crève pas mon monde amorphe, il se contente d'y ajouter un peu plus d'indifférence. Ce petit, il y a une poignée de secondes, il riait, de sentir la sueur parcourir son dos, l'adrénaline le transpercer, il souhaitait échapper à ses poursuivants, d'autres bambins au sourire coquin. Mais là, précisément à la seconde suivant le choc, il s'est mis à pleurer. Les enfants passent tellement facilement d'une douleur à une autre. C'est comme un chant qui se module au gré du hasard, si hasard il y a. Et moi, pourquoi est-ce que je m'ennuie ? Pourquoi est-ce que je ne ressens pas ces bulles papillonnantes au creux de mon ventre, ces épines de rose effilées, me perçant de douleur ? Est-ce moi, qui suis folle, ou bien ce sont eux, ces bêtes de foire aux yeux fermés ? Mais je sais bien, que ce ne sont pas eux qui sont lents, comme des limaces engoncées dans une motte de terre. C’est moi, qui les regarde de haut, c’est moi, qui suis trop éclairée. On m’a toujours répété que c’était une bonne chose, que d’en savoir autant, que 191


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d’y voir de manière aussi limpide. Et moi j’écoute, en hochant sagement la tête. Cette lumière glacée a toujours été à un doubletranchant blessant malgré tout. Au début, j’étais aimée par mes camarades, mais les parents sont parfois pires que leurs enfants, et c’est tout d’abord de leur part que je ressentis cette jalousie intense. Ils ne l’auraient jamais avouée, mais moi, je sais qu’ils auraient préféré m’avoir comme fille. J’ai toujours plu aux adultes, sauf lorsque j’étais en compétition involontaire avec leurs enfants. À mon arrivée en CE2, les choses se gâtèrent. Les enfants plus ou moins innocents avaient appris la négation, et avaient suivi l’exemple de leurs amis et parents. J’étais devenue l’asociale, la fille bizarre qui sait tout, et que c’est pas cool, et que ma grande sœur m’a dit qu'elle était trop relou, cette fille. Mais si parfois mes yeux étaient embués, jamais une seule perle salée ne roula sur ma joue, jamais ils ne réussirent à se prouver qu’ils me faisaient du mal, avec leurs moqueries. Je suis trop fine pour eux. Je ne vois qu’une ferme sale, des porcs dont les narines produisent un mucus épais. Je file telle une flèche, et jamais ils ne m’attraperont, ces larves, fruits des insectes les plus nuisibles. En moi, il y a parfois comme des vagues qui se bousculent, l’une est du vermeil des feuilles d’érables 192


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en automne. L’autre est d’un noir bleuté, celui de la nuit à son heure la plus sombre, lorsqu’elle n’est éclairée que par la Lune et les lueurs sales et glauques des réverbères jaunes et gris. Ces deux vagues chavirent aux abords de mes lèvres, comme une nausée persistante et amère, elles ne demandent qu’à sortir. La vague rouge cherche à se fracasser sur la grève pâle de la peau, à se fracturer sur un nez. La vague nuit cherche à être déversée, crachée sur les fondations les plus sensibles de l’esprit de l’enfant. Ces deux vagues de haine se bousculent en moi, et mugissent, porteuses d’une promesse de violence. Elles me font du mal, mais tant que je me rends compte de cette noirceur, je suis sauvée. Je ne céderai pas à mes instincts, je suis trop intelligente pour cela. Je passe mes journées dans ma tête, contemplant l’insolente crasse humaine. On dit que l’école permet à chacun de démarrer de manière égale dans la vie, je n’y crois pas. Ce sont toujours les enfants les plus pauvres qui le restent en général. La misère, elle apporte la haine. Et la haine devient le cercle infernal des vices et sévices humains, d’un retour en arrière simplement utopique. Il me suffit d’aller dans le petit cimetière près de l’église pour avoir la preuve que l’argent a beau ne pas faire le bonheur, seules les grandes tombes de marbre blanc sont au premier plan. Au deuxième s’élèvent les simples croix de bois mal cloué, les simples mottes de terre recouvrant péniblement un corps auquel on a rendu hommage par un bouquet de fleurs bon marché. Et ce schéma 193


Nébuleuse

se dresse identique dans les salles de classe. Au premier plan, les élèves bénéficiant d’un soutien parental, d'un espace de travail pour travailler, d’une promesse d’avenir. En deuxième plan, les élèves livrés à eux-mêmes, déjà face à la vie, tranchante et pénible. La pauvreté crée la haine et la violence. Les humains n’ont-ils donc aucune autre solution que celle qui découle de cet instinct primaire, celui de l’égoïsme ? Si la réponse est oui, alors j’ai honte de faire partie de cette race avilie. J’ai honte de mon corps portant la salissure de ces siècles miasmatiques créés par l’animal le moins noble qui soit. La cloche sonne, dure et porteuse d’un message qui m’est tout à fait insipide, elle trouble le fil de mes pensées enchevêtrées. De lourdes nuées d’élèves se créent, les plus petits se bousculent, comme si leur vie en dépendait, de nombreux cris se font entendre, ne peuvent même pas résonner, car ils sont couverts par le bruit des hurlements. Tout le monde court, rit. Et moi je suis là, assise dans un coin de la cour de récréation, je suis bien la seule à prendre mon temps. Je ne veux pas me heurter à ces… bêtes sauvages. Dans tous les sens du terme. Voilà, les rangées d’élèves peu à peu se forment. L’image nette d’un troupeau de moutons d’un blanc sale m’apparaît. Tous ces élèves sont de futurs travailleurs, de bons moutons gras et épais, la qualité de leur laine tissera leur retraite, leur viande nourrira les grandes familles riches. Le destin d’une personne, aussi originale soit194


Nébuleuse

elle, est réglé comme du papier à musique. Un fond blanc, et les lignes noires qui défilent, elles défilent, défilent, défilent, encore et encore. La partition s’arrête, l’âme du musicien s’envole. Enfin, son âme… je ne sais pas si cette dernière existe réellement. Son essence, peut-être ? Ma professeure me jette un regard éloquent. Un regard parfaitement inutile, un regard auquel je n’aspire point. Il faut donc que je parte me ranger, mouton noir au milieu des bêtes blanches ? Soit. Je me lève, le froissement de ma jupe noire me balaie les mollets de sa douceur comparable à celle d’une fée de lin. La salle de classe est austère, de mon point de vue lugubre. Les ombres tranchantes projetées sur le mur sont tels des fantômes d’ennui, s’étirant à l’infini, comme les lignes noires de la partition du destin des ouvriers amers. Quelques malheureux dessins ornent le mur sale, tracés par des mains maladroites et frustrées. Une heure s’écoule. Puis deux. Pause. Une heure encore. Ces heures engluées à mon ennui s’écoulent comme les grains de sable du calice temporel. Elles sont comme un chat sournois s’étirant sous un soleil de peinture dorée. 195


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La cloche, mon horreur, retentit. C’est la fin. La fin des gosses, la fin de l’asphalte violée, la fin de la voix faussement encourageante de la maîtresse d’école. Ce nom, « maîtresse » devrait être tout simplement remplacé par celle de « professeur », ce terme ingrat qui devrait être plus utilisé, moins traîné dans la boue par quelques ignares. Ou bien qu’il cesse d’être idéalisé, un professeur étant un homme comme un autre, et tous les humains sont un gouffre sanglant de crasse. Cela me fait une fois de plus frémir de dégoût envers ma propre race. J’ai alors envie de m’enfuir, m’élever, sentir la morsure du vent cannibale et glacé de l’hiver contre ma peau, pendant que je cours, jusqu’à cette falaise rêvée. Le vent souffle plus intensément, il fait l’amour aux feuilles de l’arbre mort. Et moi, je danse, je tournoie, je virevolte, je tombe, je me rattrape, je danse, je tournoie, jusqu’à oublier chaque sensation nuisible, jusqu’à ressentir la pointe des émotions, qui percerait ma bulle amorphe. Je serais libre de toute contrainte. Je pourrais hurler et pleurer, chanter et rire. Mais quand je relève la tête, je ne croise que le regard impatient et faussement tendre de ma maîtresse d’école. Elle veut que je m’en aille, pour qu’elle puisse enfin être seule chez elle, regarder sa télévision en grignotant un sandwich. Ma maîtresse n’a pas de mari, ni d’enfants. Elle aussi est seule. Idiote et seule. Peut-être est-ce mieux ainsi, peut-être que la bêtise de l’humain lui permet de percevoir moins clairement la douleur insupportable de son 196


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existence ratée ? Qu’est-ce donc qu’une existence réussie ? Celle des grands voyageurs, qui jamais ne s’arrêtent, qui fuient toute trace de passé ? Celle des moines bouddhistes en retrait dans le temple lumineux de leur esprit ? Celle des familles les plus politiquement correctes, élevant cinq enfants, et se rendant pour prier à l’église, le dimanche ? Je pars, à contre-courant, sur le chemin de l’école, et sur celui de la vie. Il y a des gens qui marchent, tous pressés et lents, tous seuls à en mourir. Là, la vieille dame qui nourrit les pigeons, ici, le jeune homme qui s’élance. Est-ce donc cela, la vie ? Une nébuleuse grise, des personnes se reposant sous son joug ? Mes questions sont rhétoriques, et personne ne saurait y répondre. Pas même moi, pas celle que je serai plus tard. On m’a dit que plus tard, mon esprit serait de diamant. Je le sais, je n’ai pas besoin de leurs comparaisons soi-disant spirituelles. Je veux juste être seule. Avec mes parents, sûrement. Dans un chalet orange et chaud en bordure d’une falaise blanche comme une tombe de marbre. Dans ce chalet, il n’y aurait aucune contrainte. Je ne serais pas obligée de me rendre à l’école, de passer une heure par semaine chez le psychiatre, de faire semblant de bien m’entendre avec les bambins. 197


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Je serais libre, et je grandirais libre. Plus tard, peut-être trouverais-je un homme assez bien pour moi, une sorte de chevalier aux yeux de printemps, qui me porterait, loin, loin de cette terre bien peu noble. Il serait comme moi, nous pourrions nous marier. Mais nous n’aurions pas d’enfant. Je ne supporterais pas de devoir supporter un enfant braillard et lent. Nous filerions comme deux flèches de vie, nous percerions les lignes grises de la partition. Ou bien je serais seule. Seule et heureuse. Seule et libre. Comme j’ai toujours rêvé de l’être. Mais je suis dans ma demeure, et elle n’est pas de la couleur du soleil couchant, ni éclatante, ni embrumée de nuances mordorées. Ses murs sont blancs et rose pâle. Plus ternes encore face à mes rêves d’escapade. Je lis, je pense, je dessine, je m’échappe ; je mange, je fais mes devoirs, je me lave. L’éternel schéma odieux de mon existence banale, au sein d’une famille normale. Parfois, j’en veux à mes parents de ne pas me laisser vivre, ou partir. Mais au fond, c’est contre moi-même que je suis en colère, d’une colère noire et visqueuse. Je suis trop jeune, et ils m’aiment trop. Je suis leur « trésor ». Alors je me cache dans ma bulle de silence, je continue de m’instruire, je continue de rêver. 198


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Le ciel est incarnat. Le soleil, cercle de chaleur nucléaire donne l’illusion enchanteresse de se glisser derrière les immeubles ternes. Je contemple sa course secrète. Elle est là, ma bouffée d’espoir, unique chaque jour. Devant ce soleil qui se lève et se couche, éclairant le monde et ses alentours poussiéreux. C’est là que la vague vermeille, et son antonyme noir régressent, se cachent l’espace d’un coucher voluptueux dans un recoin de mon crâne. L’émotion me submerge, saisit mes mains, qui se mettent à frémir. Le ciel est un trésor de vie. Parfois, je rêve de le rejoindre, de sauter par ma fenêtre pour m’envoler dans ses bras de rêve et de cristal roux. Mais cela m’est impossible. Si je sautais de ma fenêtre comme de la falaise immaculée, je m’écraserais, et mes parents en seraient désespérés. Leur tristesse m’affligerait au-delà de ma propre mort. De mon vide absolu. Cette boule dorée et tranchante ne m’accepterait pas en son sein. Le soleil est une bien curieuse entité. Alors je me contente d’y rêver, parcourant de mes longs doigts le rebord poussiéreux de ma fenêtre aux nuances grisâtres de l’arc-en-ciel noir. Mon émotion s’est dissipée, mon amour s’est caché derrière la ville. Une froide obscurité prend place en mon sein. Encore quelques pages, quelques chapitres, puis je fermerai les yeux, prête à rêver à une échappatoire. 199


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De ce labyrinthe d’horreur qui me poursuit la sortie n’existe pas je suis condamnée à virer à chaque tournant jusqu’à l’infini quelques paires d’yeux me surprennent je suis nue soudain et j’ai honte je cours encore et encore mais je trébuche comme une mouche s’enfonçant toujours plus profondément dans un pot de miel je ne suis plus là mais au pied d’un cerisier japonais je suis habillée comme une geisha et je porte une ombrelle faite d’algues puis je marche encore et encore… Je marche… Encore… et…. Je me réveille. Le soleil pointe vermeil à travers mes volets, laissant échapper quelques rais de lumière dévoilant la poussière dorée flottant telle une méduse de brume dans un ciel d’encre de chine. Elle virevolte, étrange danse de l’espoir éphémère. Il me suffit d’un souffle pour l’éclipser. Mes pieds touchent le bois dur de mon parquet, prêts à s’envoler vers une promesse mentie de renouveau. Dans exactement dix jours, j’aurai dix ans.

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Poèmes



Puits d'amour par Anne Courset

Quand la cloche sonnait, allègre et vive Je courais en hâte, l’air anodin Rose de bonheur, seule sur la rive Où cascadait l’eau d’un torrent alpin. Le puits était bordé d’une margelle, Témoin sans âge d’un temps révolu Où la promesse restait solennelle Entre adolescents épris d’absolu. Assise sur la pierre rugueuse Un cœur je traçais, gravure d’amour Nos prénoms unis, j’étais heureuse Même si j’en cachais le doux contour. Je t’enseignais l’art délicat du verbe Tu m’expliquais les bases du calcul Des fleurs tu faisais une belle gerbe Chardons bleus en guise de gratte-cul.

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Puits d'amour

Nos mains écorchées par tant de ronces Scellèrent notre pacte incarnadin Dont l’interdit pourrait valoir semonces Aux écoliers surpris en ce jardin. Pierres de granit dans l’ombre assoupie De ce puits d’amour, souvenir d’antan Vogue mon esprit, en mer d’utopie Au large du port, solitaire élan.

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En respirant le temps passé par Jacques Païonni

Que sont devenus tous ces jours Quand nous goûtions notre existence D'un appétit sans réticence, En l'imaginant pour toujours. Escalier, troisième étage, Dix-douze ans, âge du bonheur, La rampe était notre ascenseur Qu'on dévalait en rigolade. Coquilles de noix sur caniveaux, Terrains vagues, pays des merveilles, Culottes courtes, bouts de ficelles Indiens et cowboys au galop. Premiers câlins dans une cave Sa peau douce qui frôle ma main Et déjà ce premier chagrin Pinçon à l'âme des plus braves

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En respirant le temps passé

Voilà, c'est déjà fini On se regarde dans la glace On se mouche, on coiffe sa tignasse L'enfance est à jamais flétrie Les années succèdent aux années Les fillettes sont devenues femmes Et pour leurs beaux yeux, on s'enflamme Travaillant dur pour les gagner Puis un jour, après une tempête Des pas langoureux nous ramènent À cette rue qu'on connaît à peine Mais où flotte comme une chansonnette Ici, la maison de Roger Là, le préau, la salle des fêtes Le parc avec ses mille cachettes, Et l'école qui n'a pas changé... L'odeur des fossés envasés Un petit banc abandonné... J'y passe la fin de la journée En respirant le temps passé !

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L'école du cancre par Ludovic Chaptal Héros du premier rang, attentifs et studieux, Deux cloches, vous avez, pour raviver vos cieux, L’une publique et l’autre libre ; Vous entendez le grec et savez le latin, Et vos diplômes sont, au final, le butin Conquis au fil de chaque livre. Gloire à vous, chers héros, mais ne condamnez pas Celui qui, de l’école, a déserté le pas En laissant blanche sa copie ; Celui-là ne reçoit l’honneur du dix sur dix Mais il connait le sens d’offrir un myosotis Avec tendresse à quelque amie. Vous étudiez Molière, il récite Villon, Aragon ou Rimbaud pour séduire un papillon Tatoué sur les reins d’un ange.

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L'école du cancre Pythagore oublié, Thalès abandonné, Il compte sur ses doigts les roses à donner Quand le calcul est chose étrange ! Lorsqu’Adam vers Anvers part avec deux cents sous Et qu’il trouve, en chemin, Ornicar sans dessous Pour le plaisir de la grammaire, Le cancre à travers bois, entre bœuf et crapaud, Tombe, le cœur charmé, devant Manon l’Escaut Qui se rit du dix-huit brumaire. Gavroche, Colomba, Lolita, Robinson Et tant d’autres encor ne furent de saison Pour le sacre de Charlemagne ; Versailles, Chenonceau, Carcassonne ou Chambord, Bien que tous aient leurs arts, que chacun ait leur sort, Les plus beaux châteaux sont d’Espagne ! Loin du pupitre froid et loin du tableau noir, Vadrouille l’écolier, du matin jusqu’au soir, Sur le sentier béni d’Horace. Lançant la pierre au Cygne et les dés au hasard, Il s’endort en rêvant à ce blanc nénuphar Qui, sur l’onde de l’amour, passe.

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L'école du cancre Il sait ce qu’il apprend et comprend ce qu’il sait, L’école buissonnière est école de fait Enseignant tous les jours, en somme ! Héros du premier rang à la norme vendus, Les programmes et cours font les individus Et les leçons forgent les hommes !

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L'école buissonnière par Jacques Païonni

Un porte-plume, un encrier, Pour le calcul : un cahier bleu Un autre jaune pour la dictée Livres trop lourds dans mon cartable Une trousse avec mon nom dessus Dedans des crayons, une gomme Je traîne mon ennui dans la rue J’ai huit ans, j’suis haut comme trois pommes…

La nuit je rêve que je m’envole Le matin je ferme les yeux Je n’veux pas aller à l’école Tant pis si j’s’rai nul quand j’s’rai vieux Le maitre dit que je suis un âne Que je fais honte à ma famille Les copains dans mon dos ricanent Ils disent que je n’vaux pas une bille…

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L'école buissonnière

S’il faut deux ailes à hirondelle Pourquoi orthographe a deux H ? Si un train part de la Rochelle Il s’ra en r’tard s’il compte les vaches. Le nord en haut le sud en bas La géographie a ses lois, Alors on monte aux Pays-Bas On descend en Haute Savoie…

Envolée folle des oiseaux, Toutes les couleurs des papillons, Têtards et grenouilles du ruisseau, Hannetons, sauterelles et grillons, Me donnent de si belles leçons Que de Charlemagne je me fous J’écoute le chant des saisons La nature me donne rendez-vous…

Je fais école buissonnière !

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L'enfant par Mélanie Biron

L'air est électrique Et son front est plissé. Je perçois sur sa peau L'onde le parcourir, Ses mâchoires se serrer, La tension l'envahir Et l'instant est critique. Je sens Qu'il va craquer. Je sais Qu'il craquera. Tout son corps torturé D'avoir trop encaissé Lance l'avertissement Du désastre imminent. De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Mais ouvrez donc la porte, Qu'il sorte !

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L'enfant

De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Mais il doit rester là Car il faut qu'il apprenne... Et son corps qui se tend D'avoir trop supporté Ce qui, à son âge, Ne doit pas exister... Et son corps qui se fêle, Se rompt sous la pression Et envoie valdinguer Ce qui passe sous sa main, Chagrin. Et les insultes fusent, Celles qui jamais ne s'usent, Qui sont toujours, ici, Sur le bord de ses lèvres, Tout au bout de sa langue, Bien plus loin, dans sa gorge Comme une boule. Aussi, Bien plus loin, dans son coeur, Et au creux de la larme Qui roule sur sa joue. Emporté par la lame De fond qui le dévore, Il n'est plus que douleur, Il n'est plus que fureur, Malheur.

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L'enfant

De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Mais ouvrez donc la porte, Qu'il sorte ! De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Et les insultes fusent, Celles qu'il a trop reçues, Celles qu'il connaît par cœur, Celles de l'intimité. Mais aussi toutes celles De la cour de récré. Car pour les autres il est Beaucoup trop différent... Et on lui dit : « Apprends ! ». Et le ton est pressant. Et les ordres pleuvent Sur sa tête qui refuse De laisser entrer Le savoir Réticent. Il voudrait apprendre ! Il voudrait comprendre ! Il voudrait qu'on l'aime, Faire ce qu'on lui demande, Mais il n'y arrive pas !

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L'enfant

Et trop de réprimandes Lui rajoutent un poids Sur ses épaules frêles Qui déjà sont chargées. Car la vie est trop laide... Des casseroles à traîner Qui encombrent sa tête, Mal faite, D'une sombre infinité De nuances de gris, Et parfois même, aussi, D'un peu de rouge carmin, Gamin. Il voudrait, Il voudrait, Il voudrait, Il essaie ! Mais toute cette colère Ne le laisse pas en paix ! Elle est là, Bien ancrée, Dans son cœur, Dans son crâne. Ça résonne. Il se cogne Pour pouvoir Libérer Tout ce noir Qui le broie, Ce gris Qui le digère,

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L'enfant

Ce rouge Qui l'empêche D'ingérer Ces matières, Indigestes Et variées, Mais surtout Obligées. Et tout blanc Il vomit Cette haine Qui détruit Et détruit À son tour Ce qu'il trouve Alentour. De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Mais ouvrez donc la porte, Qu'il sorte ! De l'air, De l'air, De l'air ! Il craque ! Il voudrait, Il voudrait, Il voudrait,

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L'enfant

Il essaie ! Mais se cogne La tête, Mal faite, Contre un mur. Car il n'est Pas comme eux, Qui l'insultent, Dédaigneux. Et là, c'en est trop ! C'est ce trop, C'est ce trop, C'est ce trop, Ce trop, Ce trop-plein Qui l'étouffe ! Et il crache Ce venin Avant qu'il ne le bouffe, Pour rester Vivant Car ce n'est Qu'un enfant.

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J'ai vu la petite fille par Guilhem Corot

J'ai vu la petite fille, sur le banc de l'école Elle était seule, et ses cheveux volaient Autour de son visage, formant une corolle Son visage d'ange que rien n'agitait Voguant sur ses pensées, ou perdue dans ses rêves Ses yeux clairs semblaient dessiner l'horizon Un sourire absent fleurissait sur ses lèvres De ses mains fines, elle serrait son blouson J'ai vu la petite fille, d'une pâleur hivernale Tandis qu'autour d'elle les enfants couraient Elle ne bougeait pas, de son regard étale Une petite vague lentement débordait Que faisait-elle là, dans l'air froid immobile ? Ses iris de glace, de consternation Fondaient sous la chaleur de l'espoir futile Que quelqu'un veuille bien répondre à ses questions

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J'ai vu la petite fille

J'ai vu la petite fille, d'une rougeur automnale Tandis que devant elle un garçon marchait Il était beau comme une poupée florale Entouré de filles qui se pavanaient Mais elle ne bougeait pas, pour vivre son idylle Elle restait sur son banc tout en imaginant Que les hommes n'ont pas la promesse facile Et qu'elle possédait le cœur du Don Juan J'ai vu la petite fille, d'une gaieté estivale Seule sur le banc de l'école fermée Les enfants déjà avaient pris la grande voile La laissant avec sa solitude aimée Elle avait dans les yeux une lueur fragile Tandis que le silence jouait un air savant Elle ne pensait plus aux enfants versatiles Son esprit dansait sur la mélodie du vent J'ai vu la petite fille d'une candeur printanière Je l'ai vu grandir assise sur son banc Attentive à tout, se faisant la bannière De tous ces possibles, vivant à contre temps Elle souffrait, elle rêvait, mais elle ne bougeait guère Assise là, à la croisée des chemins Spectatrice impartiale des amours et des guerres Que les hommes se livrent et s'offrent sans fin

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J'ai vu la petite fille

J'aurais tant aimé qu'un beau jour elle se lève Mais qui étais-je pour lui pointer ses torts ? Elle ne vivait pas, existait par ses rêves Et moi je vis, mais mes rêves sont morts.

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LES AUTEURS Retrouvez-les sur le site : http://dixdeplume.free.fr/ Ont participé à ce recueil : Mélanie BIRON Emmanuelle CART-TANNEUR Ludovic CHAPTAL Guilhem COROT Anne COURSET Michèle DESMET Juliette HAMPTON Pascal HURBOURG Marie H MARATHÉE Jacques PAIONNI Ludmila SAFYANE Macha SENER Stéphane THOMAS

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Les auteurs

Mélanie Biron http://www.melthy.fr Déjà paru : Avec le Dix de Plume : •

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Sang (Sous l'arc-en-ciel)


Les auteurs

Emmanuelle Cart-Tanneur http://www.thebookedition.com/livres-emmanuelle-carttanneur-auteur-11973.html http://emma-carpe-diem.bloxode.com/ Déjà parus : • Histoires sens dessus dessous • Série noire • Ça va mal finir Publications collectives : • La Lampe de Chevet 2008 et 2010, • Contes et Légendes de Vendée 2010, • ARACT 2010, • Du Souffle sous la Plume (Rezobook) nº 2-2010, • Éditions Grimal (Vélos) 2010 • Participation à l'anthologie fantastique "Muséums" chez Malpertuis éditions Distinctions littéraires : • Fontenoy-la-Joute 2008 (1er prix), • Saint-Gilles-Croix-de-Vie 2009 (4e prix), • Arts & Lettres de Rambouillet 2009 (1er prix), • Fenêtre sur PAM 2010 (2e prix), • Maison de la Francité 2010 (7e prix), • Corrençon-en-Vercors 2010 (Prix du Musée de l'Eau), • Bibliothèque Rollinat 2010 (3e prix), • Écrivains en Provence 2010 (2e prix), • Bibliothèque de Brignais 2010 (3e prix), • Salon du Livre des Pays de l'Ain (5e prix), • Bibliothèque de Gif-sur-Yvette 2010 (3e prix), • finaliste concours Notre Temps 2010 Avec le Dix de Plume : • Des couleurs plein les yeux (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Ludovic Chaptal http://allencpoesie.over-blog.com/ http://www.instant-poetique.com Ludovic a publié divers poèmes dans des recueils collectifs chez Rezobook / Les joueurs d'Astre : •

Recueil de poésie et de textes courts « De l'Art du Voyage » Anthologie « De l'Art de Jouir » (poésies) suivi « De l'Art du Mensonge » (nouvelles), novembre 2008

et obtenu de nombreuses distinctions, notamment : •

Prix de la Correspondance à Ruynes-enMargeride en 2007 Prix Jean-Jacques Bloch : « Le Nombre d’Or » au Concours Littéraire International Regards 2008 membre de l’Académie de la Poésie Française depuis mars 2009

Avec le Dix de Plume : • •

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La rencontre (Nouveaux départs) Le bleu de la mélancolie (Sous l'arc-en-ciel)


Les auteurs

Guilhem Corot Déjà paru : Avec le Dix de Plume : •

Coucher de soleil (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Anne Courset http://poetikame.over-blog.com http://blogame.over-blog.com Déjà parus : • • • • • • • • •

Lointaines rencontres (roman, 2007) Un si joli chemin (roman, Éditions St Martin 2007) Vague à l'âme (roman, Éditions St Martin 2008) Désirs et soupirs (recueil de poèmes, Éditions Mémoires et Cultures 2008) Fatale constance (roman, Éditions Édilivre 2009) Reflets incertains (roman, Éditions Édilivre) Auspices et délices (recueil de poèmes, Éditions Édilivre) Résonance (recueil de nouvelles, Éditions Édilivre) Altitude (recueil poétique, Éditions Édilivre)

À paraître : •

Cendres (recueil de nouvelles, Éditions les 2 encres)

Récompenses : • • •

premier prix de poésie aux Jeux floraux du Béarn en novembre 2009 pour le poème Argentina Mention d’honneur pour «Neige » par les Amis de Verlaine 2010 3ème prix Paul Verlaine à Metz le 4 juin 2011 pour Hypnose

Avec le Dix de Plume : • •

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Félicité gourmande (Chocoplumes) Patchwork (Sous l'arc-en-ciel)


Les auteurs

Michèle Desmet http://www.scouby.net Déjà parus : • • • • •

Chatte des villes & Chat des champs (Scouby Editions) La Valse des Chats Noirs (Scouby Editions) Miaou ! (Scouby Editions) Mam’zelle Ardoise, Chef de Meute (Scouby Editions) En voilà des Nouvelles ! (Scouby Editions)

Avec les Recueils du Coeur (éditeur Marina Missier) : • •

Je n’ai pas la vocation ! ; Ah, les hommes ! (Recueil du Cœur nº 3) Nous, de la Cité des Mimosas ; Roman rose ; Ce n’est pas à un vieux singe… (Recueil du Cœur nº 4)

Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : • • • •

J'y crois pas ! (Quinze coups de griffes) Grincements de dents (D'un rêve à l'autre) Je suis mort, et alors ? (Alice au Pays des morts anthologie Babel la Ghilde des mondes) Barbe Bleu ; Petit chat sur perron rouge (Babel fait ses contes)

Prix littéraires : • • •

Nous parlerons d'Alice (Grand Prix de la Nouvelle Femmes d’Aujourd'hui) Pour François (Plumes et Nouvelles – Charleroi) Tu me dis (2e prix de poésie Woluwé-Saint-Lambert)

Avec le Dix de Plume : • • • • •

Boule de neige (Mensonges et boniments) La rivière a promis... (Psychopathes et Compagnie) Le mauvais œil ; Tu me dis ; Le sablier (Nouveaux départs) Choc à mort ! (Chocoplumes) Ni bleue ni verte (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Juliette Hampton Déjà paru (sur www.ecrivons.org sous le nom BlackRainbow) :

Nouvelles/romans : • Le pianiste • Schizophrénie • L'adolescent qui priait, ou la fillette qui riait • Vengeance d'une survivante • Valse sur le fil des Moires Poèmes : • Le bracelet de cuir brun • Brume • Chroniques d'une humanité • Souffle d'un songe • C'est... • C'est ainsi que la nue est transpercée d'étoiles • Le monde paradoxal • Sotte • Éphémère • Puisqu'il me faut écrire Proses et divagations : • Le silence de la pierre blanche • Elle danse. Elle tombe. • Danse au milieu des cadavres • Narcissique • Ce froid... • Mort d'une écorchée vive

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Les auteurs

Pascal Hurbourg Déjà paru : Avec le Dix de Plume : •

Point de vue (Mensonges et boniments)

Saraba (Psychopathes et Compagnie)

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Les auteurs

Marie H Marathée http://www.monpetitediteur.com/librairie/livre.php? produit=88 http://livre.fnac.com/a3067327/Marie-Helene-Marathee-Uneternel-commencement http://www.thebookedition.com/livres-marie-h-maratheeauteur-19077.html http://www.cdiem.fr.fm/

Déjà parus : • •

L'échéance (novella) Anamanésia (livre photos de la comédie musicale) « Un éternel Commencement » chez Mon Petit Éditeur

Prix littéraire : •

Prix Coup de cœur (2e prix) du concours des Gascons de Bruxelles pour « Le champ des étoiles »

Avec le Dix de Plume : •

Le secret de Luiggi (Chocoplumes)

L'enfant aux mille sourires (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Jacques Paionni (Jacqk) http://jacqk.magix.net/website/ & http://jacqk.unblog.fr/ Déjà parus : • Les fourmis bleues (SF) • L'héritage du Danyon (SF) • Poivre des murailles (roman) • Petite Île (roman) • Humeurs Vagabondes (poésies) • Tomsk l'irascible (SF) • L'homme sous la pluie (aventure fantastique) • Le piquant du hérisson (policier) • Des nouvelles d'ici et d'ailleurs (12 nouvelles de SF) • La machine d'Évariste et autres contes (nouvelles) Avec le GR746 / Babel la Ghilde des mondes : • Robots et compagnie (Explorateurs et autres découvertes) • Le secret du Paklin ; La maudite ; Guerrier le hérisson (Légendaire Svetlana) • Et si Pieck revenait ; Et si c'était lui le prophète (Et si) • Les rois de la bouteille ; Le marchand de couteaux ; Une échelle pour le père Noël (Contes pour Noël) • Belair et la chanson triste (Quinze coups de griffes) • Rêvalités (D'un rêve à l'autre) • Alice et les couleurs du ciel (Alice au Pays des morts, anthologie Babel la Ghilde des mondes) • L'Alfred et le Rouquin ; Angelocchio (Babel fait ses contes) • Les fils s'emmêlent ; Paire de pères (Le retour du père) Avec le Dix de Plume : • Confession (Mensonges et boniments) • Léonard (Psychopathes et Compagnie) • Psychodrame ; divers poèmes (Petites Grivoiseries) • L'homme-lion ; Faudrait que je sorte un jour ; Magne-toi facteur ; Le bâtard ; En fumée t'es parti (Nouveaux départs) • Magnesium ; Prunelles et chocolat (Chocoplumes) • Le dernier jour de Vade Makowka ; Un joli mois de mai ; L'océan bleu qui m'attend ; Paresse citron (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Ludmila Safyane http://www.facebook.com/profile.php?id=1225260555 Publications : 2008 : • •

2009

:

« Un Foulard de soie verte », Concours de nouvelles du Lecteur du Val « Le Grand-père de Robert », Concours de nouvelles de la mairie de Chalabres « La dernière Machine à temps », in Une Fissure dans le sablier, recueil de nouvelles, éditions Popfiction, « A la Recherche de Magdalena », 5e concours de nouvelles policières de Bessancourt « Derrière la vitre », Concours de nouvelles Espace Leclerc

• • •

Limoges, •

2010

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• • • • •

2011 •

:

« J’aime un peu, beaucoup… », Polars du Sud, Toulouse « À vol d’oiseau », concours de nouvelles Mauves-en-Noir « Le neuvième papillon », 6e concours de nouvelles policières de Bessancourt « Un petit miracle », concours de nouvelles de la mairie de Chalabres « Rue de la Paix », Concours de nouvelles du Lecteur du Val « Sur un air d’Eléna » in Douze cordes, nouvelles musicales, éditions Antidata « échographie d'un petit pois » dans l'anthologie fantastique "Muséums" chez Malpertuis éditions

Avec le Dix de Plume : • Un dernier pour la route (Chocoplumes) • Terre d'ombre brûlée (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Macha Sener http://www.netvibes.com/machasener http://maruja.sener.free.fr/boutique Déjà parus : •

Les Aventures du Chevalier Timothée et de la Princesse Jade, tomes 1 à 5 + hors série « l'amyotrophie spinale racontée aux enfants » (livres pour enfants)

Hors-série : « Lililou, trachéotomie »

Ma Divine Comédie en poésies (recueil de poésies)

Yonis,

Myriam...

et

la

Avec le GR746 : • • •

Noël gris (Contes pour Noël) Mission Zibéon (avec Stéphane Thomas in Quinze coups de griffes) Sentence (avec Stéphane Thomas in D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume : • • • • • •

Impostures ; Jeanne et Marie (Mensonges et boniments) Premier jour de soldes (Psychopathes et Compagnie) Rumeurs ; Psychodrame (avec Jacques Païonni) ; Rose de Noël (Petites Grivoiseries) Sous les cendres ; Rendez-vous ; Noces insolites ; Femme de marin (Nouveaux départs) Un chagrin ordinaire (Chocoplumes) Kaléidoscope ; Bonnes vacances (Sous l'arc-en-ciel)

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Les auteurs

Stéphane Thomas http://camelice.e-monsite.com/ http://stores.lulu.com/stephanethomas Déjà parus : • • • • •

Espère... (roman épistolaire) Dean, un Géant à l'Est d'Eden (récit) Boulogne-sur-Mer sous les bombes (récit) Carnets de Voyages (récits et photographies) Notre Monde (recueil de nouvelles)

Avec le GR746 : • • •

Interview (Contes pour Noël) Mission Zibéon (avec Macha Sener in Quinze coups de griffes) L'Homme qui court ; Sentence (avec Macha Sener) (D'un rêve à l'autre)

Avec le Dix de Plume : • • • • • •

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Investiture ; L'école des Merveilles (Mensonges et boniments) Inspiration ; L'instrument du diable (Psychopathes et Compagnie) Soif d'amour ; Rime interdite (Petites Grivoiseries) Adrien ou la vraie vie ; Gare du Nord (Nouveaux départs) Divin chocolat ! (Chocoplumes) Les anneaux ; Des coups l'heure (Sous l'arc-enciel)


Crédits photographiques Le montage de couverture a été réalisé par Macha Sener, avec 18 clichés référencés sur Wikimedia Commons :

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1, 2, 3, 4, 5, 13, 18 : Waterdown Public School, Waterdown Ontario Canada. Students, Teachers, field trip and camping and farm shots, in Ontario. Date 1928 6 : Portret van de leerlingen van de Algemene Middelbare School, afdeling B, te Yogyakarta, ter gelegenheid van het vertrek van G.A.J. Hazeu terug naar Nederland, 1920 7: Enfants devant le tableau noir à la récréation, [vers 1917] : Fonds John Boyd-Code de référence C 7-3 14191-

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CrĂŠdits photographiques

Archives publiques de l'Ontario I0020969 8 : Fred C Palmer Swindon Greek dancing portrait 036 9 : Ottawa Normal School Hockey Team, Ottawa, Canada Date ca. 1920 10 : Groepsportret van leerlingen van MULO 5 Weltevreden, herdenkingsfoto, 8 februari 1920 Date 1915/1920 11 : Ronald Reagan's 4th Grade Class Photo in Tampico, Illinois 1920 (Ronald Reagan is in the second row at far left with his hand on his chin). 12 : StateLibQld_1_114824 Students and teachers at Hebel State School, ca. 1920 14 : Afrasiyab Badalbaeyli during his studying technical secondary school Date 1920-s 15 : StateLibQld_1_201319 Unidentified school group, 1910-1920 16 : StateLibQld_1_211448 Pupils of Whichello School in the Toowoomba district, Quensland, 1920 17 : Plains Road School East York 1920 ***

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