5 minute read

LE CAPITAL, C'EST TA VIE

Next Article
Lantana Café

Lantana Café

Hugues Jallon LE CAPITAL, C'EST TA VIE

Hugues Jallon

Advertisement

J’ai beau me dire que je peux très bien vivre sous un régime « capitaliste » sans vraiment y prêter attention. C’est ce que nous faisons presque tous, puisque, à part une minorité à l’âme noble, nous ne trouvons que rarement le temps pour trop nous en préoccuper. La plupart d’entre nous ne faisons que survivre nous réveiller tôt, sortir pour être serrés comme des sardines dans le train ou sur la route, travailler, rentrer, trouver quelque chose de joyeux pour nous distraire de tout cela le week-end… Un tel avis sur la monotonie de la vie n ’est pas révolutionnaire à notre époque ; néanmoins, celle-ci est une monotonie qui nous surstimule, qui nous envahit, qui nous rend malades sans que nous nous en rendions vraiment compte. Comment en est-on arrivé là ?

C’est dans le cadre de cette maladie qu ’ on lit le dernier roman d’Hugues Jallon, Le capital, c ’est ta vie, au cours duquel il soumet son protagonistenarrateur et, effectivement, son lecteur à une crise de panique torturante en marge d’un monde monstrueux en constante mutation. On est plongé in medias res dans une violente bataille entre ce personnage et la force inextinguible du capital comme il annonce, « Et moi qui me croyait si fort dans ce monde, je suis là où je n ’existe plus, dans une contrée hostile, douloureuse » ; en effet, cet homme anonyme est le désespoir incarné, s ’exprimant comme il le fait dans des courants de conscience frénétiques, essoufflés et s’interrogeant sans cesse sur sa place dans cet environnement intimidant. Un instant il supplie silencieusement les passants, « arrêtezvous, parlez-moi, regardez-moi, regardez mon visage décomposé » , pour qu’ils le perçoivent et qu’ils partagent sa détresse ; l’instant d’après il ne peut pas supporter son existence, pleurant, « je n ’ai pas de masque pour cacher mon visage pathétique, laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi ». Dans le moment présent, il est hyperconscient de tout ce qu’il fait (« mes pas sont lourds, mes pieds retombent pesamment sur le sol en frappant le béton ») mais chaque crise d’angoisse mène à une crise d’oubli, pour que, « dans une agonie sans fin, les souvenirs de ces moments-là s ’enfuient ».

On apprend de plus en plus sur sa longue souffrance en suivant ses oscillations vertigineuses entre son point de vue actuel cette attaque continue exercée sur tous ses sens et les pauses subites qu’il prend pour discuter, souvent d’une manière très détaillée qui révèle ses recherches profondes, des thèmes extérieurs. Le récit est ponctué d’explications médicales pour ses symptômes, de faits divers concernant des figures obscures avec lesquelles il trouve une affinité et, plus remarquablement, de présentations encyclopédiques de l’économie moderne Ce dernier domaine semble le captiver le plus, et il nous instruit sur les protagonistes du XXe siècle : Théodore Levitt, qui a inventé le terme « globalization » ; Gary Becker, dont les travaux sur le capital et le comportement humains lui ont assuré le prix Nobel en 1992 ; Victor Gruen, une belle réussite de l’individualisme farouche et pionnier du centre commercial américain utour de moi, le monde, les gens, les choses deviennent tellement durs, sans pitié, ils me poussent, ils me bousculent, dans ces moments-là il faut que j’aille chercher l’air le plus loin possible, expirer lentement, tenter de calmer cette souffrance qui monte à nouveau, qui agite tous mes membres

Tandis que certains entre nous, comme notre narrateur éperdu, sommes suppliciés par la panique que ces négociations leur imposent (« tout ce que je fais, tout ce que je suis n ’ a plus aucune valeur »), il y a quelques chanceux qui ne doivent qu ’exister pour réussir dans la vie. Lui, il devient de plus en plus obsédé au cours du texte par l’un d’eux en particulier : une certaine Kim Kardashian. À chaque allusion au titre célèbre de Forbes de 2016, « Not bad for a girl with no talent » , il approfondit un peu plus la trajectoire de cette mondaine vers la richesse incommensurable et la gloire internationale, de l’ombre de Paris Hilton, au scandale explosif de sa sextape, et finalement à la « dynastie K » qui règnent sur les médias populaires Kim n ’ y est pas représentée comme un être humain mais comme produit fabriqué, comme machine et, de ce fait, ce n ’est pas vraiment elle qui tire les ficelles Le narrateur accorde ce rôle-ci à Kris, sa mère, qui assure, « et toi / Kim / tu seras Reine » , tout en restant dans les coulisses pour transformer ses filles en poupées et leur honte en gros marché Il s ’adresse à Kim pour expliciter sa place dans le monde, même s’il ne connaît pas la sienne : « tu n ’oublies pas, le capital, c ’est ta vie »

Dans son ensemble, ce roman postule que notre panique trouve ses racines dans le monde accablant qui nous entoure En nous mettant à la place d’un homme ravagé par sa propre existence, Jallon nous incite à nous poser les mêmes questions sur la construction de la valeur et comment nous nous y adaptons : qui suis-je ? que suis-je ? à quoi suis-je bon ? Les angoisses, les agitations, les dépressions, les confusions toutes sont les symptômes de la condition moderne

De telles évolutions ont ouvert la voie à une économie mondiale dans laquelle il y a un marché pour toute chose, « pour toute chose qui est là et pour tout ce qui arrive et tout ce qui pourrait arriver dans l’avenir et tout ce qui se passe dans tous les organes du corps et dans les tréfonds de l’âme, du début jusqu’à la fin de ma vie » Cette réflexion mène au premier de plusieurs poèmes qui émaillent le texte ; celui-ci prend la forme d’une liste exhaustive des choses aléatoires, et sans intérêt, pour lesquelles un « marché » a été créé : « le marché du taux actuariel / le marché des rencontres amoureuses / le marché du kiwi… » , ainsi illustrant qu’il n ' y a rien en ce monde qui ne peut pas se vendre ou s ’acheter. En effet, « le marché c ’est le monde et le monde c ’est le marché » — et ce chiasme dramatique nous pousse à réévaluer notre conception de la valeur. Puisque l’idée de la valeur « intrinsèque » ou « fondamentale » a maintenant perdu toute signification (comme le narrateur le dit), puisqu’elle a cédé au marché « libre » , elle est devenue une entité volatile. Ce phénomène ne se limite pas aux « biens » les antiquités, les immeubles, les actions mais il touche aussi les humains, les pions dans ses machinations. « [T]u arrives toujours à négocier ta place dans ce monde » , explique le narrateur, comme pour nous rappeler que le monde ne nous doit rien, ne doit pas subvenir à nos besoins, nous oblige à nous protéger tous seuls, jusqu’à ce que nous soyons forcés à nous demander, « qu ’est-que tu peux bien valoir à la fin ? ».

This article is from: