Les 10 ans du GR2013 : N°2 OBJECTIF LUNE

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ÉTÉ
N°2 OBJECTIF LUNE
2023

ÉDITO — INTENTIONS

Il y a 10 ans le sentier métropolitain du GR2013 était inauguré sous une pluie battante, après 3 ans de repérages partagés entre artistes, randonneurs, parfois facteurs, traileurs ou autres adeptes insoupçonnés de la marche en ville et en paysages péri-urbains. Aboutissement d’un pari institutionnel porté alors par la Capitale européenne de la culture, ce sentier faisait lieu de premier projet culturel d’une métropole encore invisible.

La création du Bureau des guides a par la suite permis d’approfondir cette première hypothèse d’un sentier comme outil de lectures partagées des paysages, et aussi d’en proposer d’autres. Dans l’épaisseur du temps, ce sont des dizaines d’actions qui se sont inventées sur le « terrain », des champs de pratiques qui se sont rencontrés, des conversations qui ont émergé, des communautés qui se sont reliées autour de l’idée d’un chemin et de la marche pour habiter plus pleinement nos sols et nos voisinages.

Les artistes-marcheurs.es et randonneurs.ses des premières heures ont peu à peu été rejoint . es par des habitant . es motivé . es à explorer, des chercheurs . ses intéressé . es à tisser autrement les savoirs, des artistes désireux de contribuer à des récits qui soutiendraient notre vie commune, et puis aussi des gammares, des rivières, quelques éoliennes, un étang, des enfants, des roches, des cheminées, des canadairs, des fissures dans les murs ou encore des caprisun…

Voilà 10 ans que nous marchons, à la recherche et à la rencontre des histoires qui constituent et orientent nos quotidiens. En prenant soin de ce morceau de territoire que dessine le chemin, en y voyant pousser peu à peu notre connaissance partagée et nos attachements communs, nous entendons l’urgence d’exercer ce qui reste de nos sens paysans (littéralement « gens du pays ») pour retourner au monde d’aujourd’hui. Et pour cela il va falloir ralentir…

Cette année anniversaire ne sera donc pas l’objet d’une unique grande fête, mais plutôt d’un ensemble d’invitations à se rassembler et à célébrer ce que l’auteur Gary Snyders nommait « le sens des lieux ». Au fil des mois nous vous invitons dans des formes et des formats très variés à venir penser avec vos pieds, vivre dans le dehors, percevoir avec votre dedans, explorer nos dessous et éprouver 10 ans d’aventures buissonnières comme la fabrique d’un sol hospitalier.

Alors en route !

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Le GR2013 : un équipement culturel Al fonce

6 — 7

Hospital nature

Robin Decourcy et Florent Chiappero

8 — 9

Objectif Lune Programme

10 — 11 + 16 — 19

4 cheminées

Interviews

12 — 13

Rendez les bougies ! Marielle Agboton et Al fonce

20 — 21

Récit d’annéeversaire

Christine Breton

23 — 24

Héritage et fermeture

A. Monnin, E. Bonnet et D.Landivar

25 — 27

Conseils lecture

2023 : l‘annéeversaire !

Les 10 ans du GR2013, une annéeversaire organisée par le Département des Bouchesdu-Rhône, Provence Tourisme, le Comité Départemental de la Randonnée Pédestre des Bouches-du-Rhône (CDRP13) et le Bureau des guides du GR2013.

SOMMAIRE

HOSPITALITÉS

Les hospitalités du GR2013 sont une série d’interventions construites qui s’imaginent comme des balises poétiques à proximité du chemin ou comme des invitations à habiter les lieux. Complémentaires aux balades artistiques, les hospitalités sont une autre manière d’observer, de ressentir ou découvrir les petites et grandes histoires qui constituent le territoire métropolitain traversé par le GR2013. Le temps d’une sieste ou d’une halte, les œuvres construites complètent les formes d’hospitalités existantes que peuvent être les tables d’orientations ou de pique-nique, les abris ou gîtes qui jalonnent déjà le sentier. Elles constituent petit à petit une trame territoriale à échelles multiples que l’on peut découvrir en marchant.

Une première œuvre, le Rocher, est née de la rencontre entre le collectif SAFI, artistes-marcheurs, Geoffroy Mathieu, photographe et le collectif ETC. Le Rocher est une structure qui propose d’autres manières d’observer le paysage, elle se situe au sein du parc départemental de la Tour d’Arbois et a été inaugurée en 2019. Actuellement, trois œuvres d’hospitalités sont en phase d’esquisse :

— La Pépite, conçue par Cabanon Vertical guidé par le collectif SAFI et Hendrik Sturm est

HOSPITAL NATURE

L’hôpital Nature, telle une hospitalité naturelle, sera activé pour la première fois dans le cadre des Nuits des Forêts. Un processus de création, initié par Robin Decourcy, dont la danse et le soin seront ici les meilleurs alliés pour concevoir des performances inclusives et participatives, autour de la source du Fauge.

Des objets matérialisent la création artistique grâce à une collaboration avec l’architecte constructeur Florent Chiappero. Abbaye cistercienne, arbres centenaires, faune et flore du site de St Pons composent un vaste terrain de mémoires, mais aussi un milieu fragile : celui de notre avenir, de la disparité de l’eau et de la menace sur la vie animale. Ce qui nous invite à la question centrale de l’HOSPITAL NATURE : Qui soigne qui ?

Artistes associé·es : Raphaël Caillens, jardinierpoète. Mathilde Monfreux, chorégraphe.

située au parc départemental de Pichauris, au coeur des massifs de la chaîne de l’Étoile et du Garlaban

— La Maison Commune, projetée par Gilles Desplanques d’après les recherches d’Hendrik Sturm et d’Anne-Sophie Turion dans le massif de Saint-Cyr, au parc départemental de La Barasse — Hospital Nature, conçu par l’artiste Robin de Decourcy et l’architecte-constructeur Florent Chappiero au parc de Saint-Pons dans le massif de la Sainte Baume à Gemenos

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Festin thérapeutique / Ivresse forestière / Tourisme inter-espèce

DISCUSSION AVEC ROBIN DECOURCY ET FLORENT CHIAPPERO

HOSPITAL NATURE

Samedi 17 juin 2023 de 16h à 21h

Parc départemental de Saint-Pons

dans le cadre des Nuits des Forêts 2023

BdG : De quelle manière abordez-vous votre enjeu commun du « soin » dans cette phase d’esquisse d’une Hospitalité?

FC : Dans cette idée du soin il y a je crois un terme qui nous relie, qui est pour moi en tant qu’architecte l’étape première, c’est le diagnostic. Une partie de mon travail consiste à orienter ce moment-là vers la relation avec les personnes plus que vers l’expertise. Ça nous parle à tous deux car on y voit de l’observation, de la discussion et ça induit la guérison. Par contre on a aussi un vrai décalage entre nous, car Robin avec sa pratique d’artiste va chercher ou révéler des besoins, des ressentis, des modes d’expression qui sont très différents de ce dont je me mets à l’écoute d’habitude.

RD : Par exemple, on est l’un et l’autre super intéressés par la garde à cheval, parce que ce sont les usagers et acteurs principaux du parc de Saint-Pons, mais aussi parce que ce sont des personnes qui prennent soin d’animaux. Ils ont tous les jours des gestes qui ne sont pas que monter les bêtes, ils les coiffent, les font boire. Moi j’aimerais que ces gardes puissent partager ces gestes-là, se rendre compte à quel point ils sont importants pour les chevaux, pour eux mais aussi pour toustes celles et ceux qui sont là. D’habitude je parle plutôt d’enquête mais avec un projet qui s’appelle Hospital nature, c’est sûr que diagnostic c’est plus probant ! Dans ce terme j’y entends ce qui est déjà là, comprendre et ressentir pour ne pas surajouter inutilement. Ça c’est un truc problématique tant dans l’architecture que dans le spectacle, on est dans des systèmes de surproduction. Le diagnostic nous permet plutôt de voir comment on va se contextualiser, faire écho aux problèmes qu’on identifie avec les acteurs comme les gardes, mais aussi avec les non humains. C’est comment on rend audibles les douleurs, celles dont peuvent témoigner les usagers mais aussi celles qui sont portées par l’eau, la terre, ou encore les femmes qui ont vécu dans

ce monastère et dont la source porte la mémoire. C’est pour ça aussi que je trouve très importantes les légendes.

FC : Aujourd’hui on parle beaucoup de réparer la ville, et on se demande de plus en plus si en tant qu’humain chaque intervention ne relève pas plutôt de la dégradation, du vivant mais aussi des histoires que portent les lieux, qu’on étouffe trop souvent à coup de mauvais enrobés et de lampadaires…

RD : Il y a un truc qui me plaît beaucoup dans l’idée de Hospital nature c’est qu’on se dit qu’il y a des lieux à réparer, qui sont blessés, et en allant vers ça je suis sûr qu’en fait on va « se réparer », se réparer soi-même. C’est une forme d’inconscience mais qui a un effet miroir. Il y a toute une société qui se retrouve à s’éveiller au drame écologique, et lorsqu’elle agit elle se rend compte elle-même qu’elle est malade dans son système, et même ceux qui font le mieux. J’aime à ce propos mettre en avant cette question de qui soigne qui et de comment on fait.

FC : Ce ne sont pas les espaces qui ont des problèmes, ça reste les gens. Il faut que les personnes souhaitent guérir. Tu peux écouter quelqu’un, trouver ce qui ne va pas et lui proposer une solution mais il n’y aura guérison que s’il a envie de la porter avec toi. Il faut trouver l’accord car si tu prescris et que l’autre n’est pas d’accord, ça ne peut pas fonctionner. En regardant comment Robin met les corps en relation, ça va me permettre de mettre l’architecture dans cet endroit-là, mais je ne sais pas encore comment.

RD : Pour l’instant, on se regarde en parallèle. Le 17 juin on va faire une expérience, on est curieux l’un de l’autre, de comprendre ce que l’un appelle partition, l’autre maquette. On s’amène des formes de provocations nécessaires, on se renvoie des images de nos histoires et la rencontre sera ici passionnante.

FC : Ce qui va être intéressant aussi pour la suite, c’est que dans ce parc qui accueille un monument historique, à cause de la réglementation, on a seulement le droit d’être là. Les usages habituels qu’on projette dans les installations d’un parc sont très réduits. C’est contraignant mais ça peut nous obliger à approfondir ça veut dire quoi être là, et à assumer l’idée d’une construction-geste qui met en relation les corps, pour prendre soin des lieux et prendre soin de nous.

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OBJECTIF LUNE : ON A MARCHÉ SUR LA TERRE

Trois jours d’itinérance pour cheminer dans l’entre deux

Un jour on a levé les yeux et elles étaient là. Striées de blanc et de rouge, elles balisaient le grand paysage à des dizaines de kilomètres à la ronde. Elles brillaient de leur énergie érigée. Loin et près à la fois, elles nous orientaient. À leur pied on pouvait venir manger des coquillages. Un autre jour, plus tard, on nous a dit qu’elles étaient devenues inutiles, que les cuisiniers et les coquillages aussi. On a démantelé ce jourlà les guinguettes, on a laissé les cheminées. Et plus elles nous guidaient et plus on se perdait, jusqu’à ne plus trop savoir à quoi on tenait dans tout ça, au rouge, au blanc, aux moules, aux ampoules, au passé industriel, aux futures ruines, à l’entre deux. Alors on est parti marcher avec énergie dans le grand démantèlement, sous la lune pour y explorer un peu autrement… la terre.

Durant trois jours tantôt sous le soleil et tantôt sous la lune nous partirons à la rencontre des paysages et de ses habitants. À travers divers récits ancrés dans ce territoire, nous tenterons d’éclairer à la lumière des astres nos rapports à la terre, au risque, à l’héritage et à la transformation.

Ce voyage sera une tentative de comprendre joyeusement ce qui constitue nos modernités et de travailler nos oppositions, nos contradictions de loin ou de proche, pour faire atterrir nos possibles rêves.

Il faudra aussi accorder du temps à notre subsistance et construire ensemble les lieux pour qu’ils nous rassemblent, tissés de désirs et de soin.

Objectif Lune : on a marché sur la terre est une aventure collectivement imaginée à l’occasion des 10 ans du GR2013 par le Bureau des guides du GR2013 et les artistes invité•es, en complicité avec des habitant•es qui depuis longtemps nous partagent leur sens des lieux. Nous remercions tout particulièrement Thierry Seren et les Paysans producteurs, Dora Manticello et la Caravelle, Agnès Jouanaud, Sophie Bertran Balanda ainsi que José de Demandolx pour son accueil au Château d’Agut.

Avec Nicolas Mémain, Robin Decourcy et Emeline Guillaud, Phaune Radio (Floriane Pochon et Clément Baudet), Camille Goujon, et le collectif musical Grand Huit, collectif SAFI, du Beurre dans les épinards, de Lazare Lazarus, Nelle Gevers, Clovis Deschamps Prince, Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth, Olivier Bost, François Wong et Pierre Fleurence, les Musicien.nes – Sophie Azambre le Roy, Jules Beckman, Juri Caneiro, Eloïse Decazes, Adrien Nuguet.

L’équipe du Bureau des guides du GR2013 pour Objectif Lune : on a marché sur la terre, c’est : Marielle Agboton, Noémie Behr, Sébastien Castelain, Julie de Muer, Antoine Devillet, Marine Torres, Floriane Verrier. Merci également à Aurélie et Willy Le Corre.

8 OBJECTIF LUNE

Le vendredi 7 juillet 2023 – à partir de 16h

Nous marcherons… Dans des paysages complexes, mystérieux, beaux, effrayants et nécessaires. À partir de la gare de Lavera jusqu’au bivouac dans la Plaine de St Julien les Martigues.

Le samedi 8 juillet 2023

Nous tisserons, nous cuisinerons, nous habiterons… À l’abri du vent, entre deux massifs, entre les rivages industriels de Lavera et la carte postale de la côte bleue, dans un lieu interstitiel nous invitant au songe, dans une plaine agricole encaissée et suspendue entre mer et étang. Ici les souvenirs des rivages traversés la veille forment peu à peu un paysage collectif, et on fantasme les ruines du futur tout en habitant par nos gestes et par nos sens un peu plus profondément ces lieux qui nous accueillent. Puis nous danserons. La cour du château s’éveille et se remplit d’un orchestre inédit. Ensemble, s’initient des jeux ouverts de soins de danse, de contact de salon, puis de transe en danse. Entre les mondes nous lâchons prise et libérons la vibration collective.

Le dimanche 9 juillet 2023

Nous repartirons… Vers la mer. Une petite balade et une grande baignade en compagnie de tout le monde.

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ITINÉRANCE

4 CHEMINÉES

Je suis Agnès. Je suis une des quatre cheminées. Je suis née à Martigues parce que j’avais des parents qui avaient décidé que les enfants devaient vivre au grand air. Ils ont décidé de planter une tente familiale dans les collines de Pâques jusqu’à la Toussaint. Ceux des enfants qui sont nés entre les deux, on est né là, sur place , sur le lit de camp de la mère.. Il y a un arbre et je peux dire : « moi, c’est là que je suis née, là, au pied de cet arbre là. »

Comment vous êtes-vous retrouvé à vivre entre Marseille et Agut ?

Notre famille vivait dans les quartiers nord, à Saint-Louis avec d’autres familles. Ces familles vivaient en communauté dans l’un des premiers squats à Marseille. L’été, tout le squat et les nombreuses familles de ces quartiers nord se déplaçaient pour camper ensemble à Sausset, dans ce qui est devenu un camping en bord de mer. Un jour, ce camping a dit qu’il en avait marre d’accueillir des familles nombreuses qui venaient, ce n’était pas rentable pour eux. Il a fallu trouver ailleurs. Mes parents, avec mes aînés, ont commencé à venir camper l’été à SaintJulien accueillis par la famille Olive. Et donc six mois par an, ils plantaient la tente. Et six mois, on vit à Saint-Louis, dans les quartiers nord de Marseille. Un jour, j’avais déjà trois ou quatre ans, il y a eu un monsieur qui est arrivé sur son cheval. «Je viens faire la connaissance de la famille qui occupe mes terres.» On se croyait chez les Olive, mais en fait, notre tente était implantée sur la limite de propriété. Donc nous étions aussi chez ce Monsieur. Ce Monsieur, on a su après qu’il s’appelait José de Demandol. Qu’il était le marquis et propriétaire du château Agut, et que le lit de camp de ma mère était de son côté. Il était ravi qu’on soit là, on entretenait bien, ça faisait une protection contre le feu. Il est souvent venu nous voir…

C’est quoi tes souvenirs d’enfance de camper ici ?

On était très souvent avec les Olive. Les Olive étaient cultivateurs de vignes, cultivateurs de blé, chasseurs. Et par le système des

trois huit, ils travaillaient également dans les industries chimiques. Et donc on a fait le foin, on a fait la vigne, on a fait les olives, on a fait les vendanges, on était là. Ce sont devenus des membres de la famille. Et puis après, il y a l’été et donc l’été, c’est la baignade tout le temps, tout le temps, tout le temps.

Quel regard avais-tu à l’époque sur la pétrochimie, sur ces usines qu’on voyait au loin ?

On se sentait complètement protégé. On nous disait tout le temps « ici, on a des arbres, on est tranquille ».

Mais on entendait des propos. Par exemple Abel, fils Olive. Il était jamais dans la même boîte. Une fois, c’était la BP, une fois c’était Eternit, une fois c’était je ne sais pas... À 4 h du matin, on entendait la mobylette qui démarrait. On savait que c’était Abel qui partait. Le regard que j’avais, c’était la pitié d’un homme qui devait partir, y compris en plein hiver, à 4 h du matin, en mobylette, pour aller parfois jusqu’à Fos. « Ici, on est protégé » c’est un discours qu’on a tenu jusqu’en 1992, l’année de l’explosion de la raffinerie de la Mède. Agut est séparé de la Mède par un mamelon de colline. Et un jour à 4 h 21 du matin, ça a explosé. Il y a des vitres à Marseille qui se sont cassées. Là, on a un peu changé de discours.

Comment Agut est entré dans ta vie d’adulte ?

Il s’est passé beaucoup de choses, mais mes parents ont ensuite habité dans le château, à la demande de José qui l’avait scindé en appartements. A un moment donné, après des galères professionnelles, je suis revenue chez mes parents à 30 ans. Dans le domaine, il y avait un pigeonnier en ruine. Il ne servait à rien ni personne. Et l’idée, c’était: Et si de ce pigeonnier je faisais ma petite cabane, ma cabane au Canada, quoi, ma cabane au fond des bois ? Et j’ai vécu là près de 30 ans.

Quelle vie y as-tu mené ?

Au tout début, j’habitais simplement à Agut. José était encore viticulteur, travaillant sa vigne. Ensuite, il a été appelé ailleurs. Il nous

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est venu une idée. Après tout, c’était vraiment beaucoup trop grand, on a décidé de mettre des parcelles de terrain à disposition pour des activités qui auraient besoin d’espace et de nature en échange d’entretien. Ça a été jusqu’à une dizaine d’associations. Il y a eu les chevaux. C’était le rêve de José que sa propriété soit un lieu équestre, il a réussi à me brancher et je l’ai fait. J’ai tenu le centre équestre. Il fallait qu’il y ait quelqu’un qui fasse à la fois un lien humain et un lien agricole entre

chacune de ces associations. Quelqu’un qui pouvait relayer la parole de José mais qui avait aussi une bonne compréhension des problématiques d’eau, de risque incendie, des plantes. Je suis devenue, une sorte de régisseur de la propriété. Et j’ai développé un attachement affectif au moindre pied d’arbre, au moindre buisson, au moindre chemin. Je disais tout le temps qu’Agut était l’enfant que je n’aurai pas.

11 INTERVIEW
12 AVEC ISABELLE STENGERS
Production et dépossesions ©Alain
/ www.alainsauvan.com
Sauvan

4 CHEMINÉES

Je m’appelle Dora Monticello, je gère le restaurant La Caravelle, à Ponteau, derrière les usines de Lavéra. La famille y est depuis 1982. Mon père travaillait à l’usine et allait manger en bas, au milieu des cabanons. Il a vu un commerce qui se vendait. Ça fait 40 ans que je suis là. Je fais un plat par jour, mais je fais avec le cœur, ça c’est sûr. Avant c’étaient les ouvriers de l’usine qui venaient à midi parce qu’il y avait beaucoup d’entreprises qui travaillaient en soustraitantes de la raffinerie. Mais maintenant il y a les cantines beaucoup moins chères à l’usine. Du coup, je suis obligée de m’orienter vers les « touristes », je veux dire ceux qui ne travaillent pas ici…

D’ici on peut regarder vers la mer ou les usines : de quel côté tu te tournes ?

Toujours vers la mer, bien sûr. Moi je suis une femme des nuages. Je regarde la mer et je cherche des messages dans les nuages, ou des formes. Et puis j’ai toujours mes petites cheminées, un petit coup d’œil à gauche sur les quatre, tous les matins. Chaque fois qu’on indique aux bateaux, on dit toujours “à côté des quatre cheminées”. C’est un repère pour les gens qui arrivent à pied aussi. Les sons des torchères je ne les entends plus, les sirènes encore moins, mais tous les mercredis, ça sonne. Je n’ai pas peur des usines, j’ai peur des vagues. Le bruit des vagues c’est un vacarme, et la mer, oui, ça rentre. La mer, c’est comme les avalanches en montagne.

Tu as eu peur d’être chassée de ce lieu ?

Un jour, j’ai fait un rêve. j’étais allongée sur la plage et il y avait des cabanons qui avaient disparu sur le littoral, qui avaient des trous à la place, il y avait du sable blanc et plein de gens venaient par la mer en bateau, plein de petits bateaux. Et le restaurant était couvert d’or, on le voyait de loin, à l’horizon, on voit un truc qui brille comme un trésor. Dans ma tête j’ai dit : ici, c’est un trésor à défendre. On a eu pendant plus de 30 ans un conflit avec le Port autonome parce qu’ils disaient qu’on était sur le domaine public maritime. Et après avec Naphtachimie aussi. Eux c’était

parce qu’on était trop proche de l’usine, pour la loi Seveso. On s’est battu, la mairie aussi, et un jour on nous a dit qu’on était amnistié par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais je pense que s’il n’y avait pas eu les usines, il y a un moment qu’on aurait mis des grands hôtels de luxe.

Comment tu t’imagines cet endroit dans 20, 30 ou 40 ans ?

J’ai souvent vu des usines être démontées, remontées, partir et revenir. Ça se démonte très vite, j’étais surprise de ça. Moi je pense que ça partira. La réglementation, se mettre aux normes, ça revient plus cher que de fermer.

Est-ce que les questions liées à la pollution ou à l’environnement sont des choses qui t’inquiètent ?

Non, pas du tout : on mute ! On mange bio, on se préserve, on met les masques ici et là. Mais on ne s’immunise pas. Je pense qu’il faut affronter, qu’avec le temps on va se faire à tout. On aura peut-être des plus petits nez, mais la vie fera qu’on va évoluer. En ce moment, les incendies, les éboulements, les raz de marée, tout ça : la terre tremble. Moi je suis très croyante, la nature nous envoie des signes qu’il faut écouter mais qu’on n’entend pas pour l’instant. Il faut que les usines arrêtent de polluer l’atmosphère, c’est sûr, mais l’humain doit faire de sacrés efforts. On retrouve des couches culottes, des bouteilles vides dans la mer, ça ce n’est pas l’usine, ça c’est les gens. Les usines, on en a eu besoin, on a travaillé avec, on a mangé avec. C’était une évolution, c’était le modernisme la vie comme ça, mais quand même l’humain.

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Thierry Serin, j’ai bientôt 51 ans, 25 ans de carrière dans l’aéronautique chez Dassault. Je suis issu d’une famille qui habite le quartier des Serins à Saint Julien les Martigues, dans l’arbre généalogique, on remonte jusqu’en 1600. Mon père a toujours été passionné par l’agriculture, avec l’idée qu’elle peut rendre heureux, mais que ça ne nourrit pas son homme. Dans la pétrochimie, on n’arrête pas l’usine la nuit. Beaucoup de gens faisaient les quarts, du coup ils avaient du temps la journée, ils travaillaient des terres, ils avaient des vignes. J’ai grandi avec les idéologies de mes deux grands parents : du côté paternel qui habitait à Saint-Julien avec la culture agricole et la pétrochimie. Et du côté maternel, la culture Dassault. L’agriculture, ce n’était pas trop mon truc quand j’étais jeune. Je préférais la technologie, le monde moderne.

Comment es-tu passé d’ingénieur chez Dassault à paysan-boulanger?

Je travaillais sur des avions d’armes pendant une douzaine d’années. Ça me dérangeait, j’ai demandé à basculer sur les avions civils. Pour cela, j’ai dû travailler temporairement aux États-Unis. Là-bas j’avais pris l’habitude de faire mon pain. Ici, on est à cinq kilomètres de Martigues, cinq kilomètres de Sausset. Donc quand on est de Saint-Julien ou de Saint-Pierre, il faut qu’on fasse dix kilomètres pour aller acheter du pain. Un jour les amis, la famille m’ont demandé en rigolant : tu ne veux pas faire du pain ? Ok je fais du pain mais je fais ma propre farine pour ne pas dépendre d’un contrat, d’un meunier. C’est parce que j’étais le fils de Jacques qu’un des paysans du coin m’a prêté un bout de terrain. Par ce retour à la terre, j’avais envie d’œuvrer dans un monde qui nous détruit, qui nous alimente mal. L’idée, c’était de participer à ce phénomène nourricier, de basculer vers l’agriculture au travers du pain. Aux États-Unis, on a souffert du manque de transparence. Quand on allait acheter des choses, on ne savait jamais ce qu’il y avait dedans. Ici ce qu’on plante, c’est essentiellement des variétés anciennes de blé, ce qu’on appelle des blés de population.

C’est un blé au même titre que vous et moi, singulier. Les blés conventionnels, ce sont des clones d’un même produit. Ça fait partie du cahier des charges des semenciers, une variété doit avoir les caractéristiques identiques au sein d’un même lot. Souvent, ces variétés-là sont cultivées loin de chez nous, donc pas forcément adaptées. Il n’y a pas plus moderne qu’une variété ancienne car elle développe des caractéristiques qui vont s’adapter au milieu. Comme nous, qui transmettons nos solutions d’adaptation aux générations suivantes.

Comment tu t’imagines ce paysage dans 50 ans ?

Les cheminées de Ponteau, je les ai toujours vues, c’est un symbole de mon enfance. Je trouve que c’est un décor qui n’est pas incompatible avec l’agriculture. Peut-être que si elles crachaient noir en permanence comme celles de Lavéra, je le vivrais différemment.

Chacun fait les choses à son échelle et en son temps. Et les mondes doivent cohabiter. Si on devait passer à un autre monde du jour au lendemain, on ne passerait pas. Donc là, on est à un passage.

Aujourd’hui, il y a des zones industrielles qui ne sont plus exploitées. Ce serait bien qu’on aille végétaliser ces zones. Il y a énormément de plantes qui sont capables de dépolluer les sols, ça pourrait être des alternatives. Et je rêve que ce vallon agricole reste et demeure agricole parce qu’aujourd’hui, c’est ce qu’on a de mieux à proposer. Moi je mise sur le végétal, le vivant, parce que c’est ce qui permet de préserver les espèces. Dans les solutions d’avenir il y a l’utilisation des terres qui pourraient être nourricières pour le photovoltaïque. Je suis conscient que si on n’a pas d’énergie, c’est compliqué, qu’on en a besoin aussi pour le tracteur, mais ce n’est pas ce qui nous fera manger.

17 INTERVIEW

Je m’appelle Sophie Bertran de Balanda. J’ai travaillé sur ce territoire pendant plus de 40 ans en tant qu’architecte de la ville de Martigues, urbaniste et à la fin de ma carrière en tant que directrice de la culture.

Ton histoire personnelle est aussi intimement liée à celle de la pétrochimie ?

Je suis liée à la pétrochimie de par mon père qui était cadre à Naphtachimie. Mais dans ma famille, il y a plusieurs strates d’industriels des quartiers Nord. Les usines Rio Tinto à l’Estaque, une usine d’huiles et graisses dans la rue Peyssonnel… avec l’industrie je peux composer un territoire familial.

Quels souvenirs as-tu d’enfant de ce monde industriel ?

C’était très paternaliste. Il y avait un journal qui s’appelait Naphta Gazette dans lequel il y avait aussi toujours une part pour les enfants. Aussi, on faisait du sport pour trois fois rien. C’est grâce à eux que j’ai appris à nager. Ils organisaient des vacances en URSS avec tous les enfants de la chimie, enfants d’ouvriers et de patrons confondus. J’y suis allée une fois. Ou encore, avec ma famille, nous allions souvent rendre visite

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4 CHEMINÉES

aux ingénieurs qui habitaient Lavéra. Toutes les maisons étaient les mêmes, toutes étaient très confortables. Il y avait une forme de sociabilité assez exceptionnelle et l’industrie apportait énormément de services aux familles. Il y a aussi un souvenir qui me revient souvent, qui m’a bouleversée. Un jour, mon père est revenu à la maison avec une expérience. Je devais être petite. On est au début des années 60. Il est arrivé avec une dizaine de gobelets en plastique. Ca n’existait pas.. Ça m’a semblé le futur d’un truc extraordinaire. Y repenser me fait à chaque fois réfléchir sur ce qu’on appelle innovation…

Comment ce monde se transforme avec l’apparition des zonages Seveso en 82?

La question de l’explosion des usines était un sujet permanent pour les enfants et les parents de Lavéra, déjà avant Seveso. Par contre, au début des années 80, les industriels ont vendu les maisons ouvrières aux ouvriers. Les villas d’ingénieur, elles, après chaque départ, ont soit été démolies, soit utilisées comme services liés à l’industrie.

Toute cette histoire un peu magique de ce monde idéal, paternaliste, de l’industrie a commencé à se fissurer, en tout cas à se transformer. Et les ingénieurs sont venus habiter à Martigues. Ils ont fait le choix aussi de s’éloigner sensiblement du site industriel. A la ville, on a dû apprendre à travailler avec ces cercles, ça a permis de formaliser le rapport au risque et ça a créé des réserves foncières qu’on regarde aujourd’hui comme intéressantes parce que protégées de l’urbanisation.

Quel rapport aviez-vous au risque ?

Avant l’explosion à la Mède en 92, les ouvriers réclamaient avec des pétitions l’extension du lotissement de Lavéra, pour que leurs enfants puissent venir. En 92, il y a eu six ou sept morts. Ça a marqué un tournant plus important que les zonages Seveso. J’étais d’astreinte ce jour-là. J’ai dû me rendre sur place. Les syndicalistes attendaient, on ne savait pas qui était mort dans les torchères.

La ville, dans sa forme politique, était ellemême impactée. On ne le savait pas encore. En voyant la tête des gens, je me suis rendue compte que travailler dans l’industrie, c’était sacré. Une appartenance singulière. ça m’a frappée et en même temps, je les connaissais tous, ces visages. Je les avais tous vus dans mon enfance.

Quel regard as-tu aujourd’hui sur ce monde industriel ?

Ce projet industriel a quand même marqué le XXe siècle et on ne sait pas encore ce que nous en 23, ce qu’on va faire au XXIe siècle avec cette cette forme industrielle. C’est ce que j’ai tenté de questionner dans mes écrits, à travers mon poste de directrice de la culture. On sent qu’on rentre encore dans une nouvelle histoire. Je ne sais pas comment elle va s’écrire, mais il y a une nouvelle histoire. Ce qui est sûr, c’est que l’histoire des dépôts de pétrole Lavéra des années 30 à la situation actuelle, c’est une histoire en continu qui tourne autour de la transformation du pétrole, de la création du plastique et de l’ampleur de l’usage du plastique dans nos dans nos vies actuelles. On est dans une période où il faut connaître cette histoire industrielle. Elle laisse des marques dans le sol qui sont indélébiles. L’Industrie doit être autre chose demain. On sait que ça ne peut plus continuer. Il faut être inventif, en absorbant toutes ces mémoires, et la mémoire du sol et ce qu’on en a fait, la mémoire des gens qui ont vécu, qui sont morts, qui ont été malades. Ne rien oublier pour faire une bifurcation.

19 INTERVIEW

CAIROS CHRISTINE BRETON

La rencontre

Son verre à dents était posé là, devant elle, elle venait juste de bloquer devant lui. Rencontre d’un troisième genre. Ce verre venait partout avec elle, elle le sortait de son sac, elle le posait là et le territoire devenait, d’un coup, sa maison. Son verre à dents était toujours plein de trucs, les tubes de remèdes homéopathiques, les fioles d’huiles essentielles, les pommades pour faire beau. Bref, des choses précieuses au plus près de son corps. Son parlement de choses qu’elle écoutait le matin en riant.

Le verre en plastique jaune était là et elle continuait de bloquer sur son décalcomanie usé, sans comprendre. Elle connaissait bien ce transfert sur plastique jaune d’une héroïne de fantasy disait- on alors sur la terre.

Le mot fantaisie était devenu, via l’anglais fantasy, une découpe, un rangement, une salle de la Grande Bibliothèque. Une référence codée en chiffre pour la fantaisie ! Les terribles paradoxes de la sorte la mettaient en rage, avant, sur la terre. Maintenant elle aimait ce mot fantaisie, elle rêvait ce mot, elle disait qu’en devenant espace de fiction il avait ouvert un espace de liberté pour les femmes d’alors qui l’avaient apprivoisé et y faisaient passer leurs messages durant la guerre des satellites. Elle bloquait toujours ; elle se surprenait à penser à une de ses héroïnes de papier qu’elle était en train de faire mourir quelque part le long d’un fleuve au 8ème siècle avant Jésus-christ. Pas de rapport.

Alors, en renversant le verre elle vit

l’inscription : « 20_3_2013 ».

2023 c’est donc l’annéeversaire

Oui, cela fait dix ans qu’elle avait inventé et leur avait transmis le mot de cairos.

Le 20_3_2013, elle se souvenait bien du jour où s’était imposé ce mot devenu commun. Le verre à dents n’était qu’un produit dérivé d’une performance prévue pour marquer cette date.

On buvait beaucoup alors ! Dix ans que celles et ceux qui pratiquaient le cairos avaient grandi. Il y en avait plein en 2023, de tous les âges et si différentEs. Il y avait la génération de la convention de Faro, ces trois là étaient aux fondations, ils faisaient socle.

Il y avait les héritierEs du GR2013, partout, ils marchaient et inventaient leur annéeversaire aussi.

Il y avait les descendants de la coopérative Hôtel du Nord, ils savaient être hôtes reçuEs et recevant, dans les deux sens de la racine hostire .

Il y avait les enfants des Mille-pattes ou des Gammares retrouvés dans un fleuve côtier et qui parlaient la langue des crustacés.

Il y aura les enfants de l’Internationale des Bassins Versants, ils savent déjà couler vers la mer...

Dix ans qu’elle avait légué ce mot commun de cairos en refermant avec lui la dernière page du dernier récit d’hospitalité. Dix ans que s’appliquait, s’inventait les résonances secrètes de ce que le cairos veut dire.

- Mais comment allait-elle leur souhaiter leur anniversaire à toutes et tous ?

- Recommence à raconter disait doucement l’héroïne fantasy décalquée sur le verre à dents jaune. Leur dire pourquoi tu avais enlevé sa majuscule, changé sa première lettre et gommé les trémas de ce pauvre petit dieu Kaïros ?

- Oui, leur raconter sa désacralisation pour en faire un mot quotidien simple et utile comme un verre à dents jaune.

- Une première pierre à un édifice symbolique en cours de construction avec la terre ?

- Un passage secret de l’antiquité à l’aujourd’hui pour construire une cosmologie écologique, un peu déviante et jubilante.

Oui, elle avait osé le faire, elle savait que ce serait long avant que les gens de la terre voient ce mot simple et sachent s’en servir. Elle le leur avait légué en 2013, il y a dix ans, bouclant ainsi le dernier de ses recueils.

C’était sa dette envers les habitantEs accompagnant les quinze années de « la

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RÉCIT D’ANNÉEVERSAIRE

mission de patrimoine intégré » dans les 15 et 16 e arrondissements de Marseille. Oui, elle allait re-commencer mais voilà que le paradoxe re-commence par l’impossible ! Si vous « re » c’est que vous êtes avant commencer, donc, vous ne commencez pas. Alors elle fit de l’histoire, passa à l’oral et récita la dernière page écrite en 2013, celle de référence, elle la savais par cœur :

Le cairos

Imaginons maintenant que l’hospitalité soit cristallisée en votre propre corps.

Vous re-connaissez en vous les résurgences du musée des vainqueurs, si bien incorporé qu’il peut vous faire fuir votre présence là, sous prétexte de voyeurisme ou d’exotisme.

C’est ainsi que les quartiers de Marseille ont été abandonnés.

Nous sommes pourtant là. Quelles autres formes viennent à naître de cette présence là ? Quand l’hospitalité et la marche sont devenues un même exercice temporel, se découvre le cairos.

Voici un nom commun qui vient de naître de la rencontre avec un jeune dieu de l’antiquité grecque...

Tout en marchant vous avez croisé et laissé Chronos, figure du temps linéaire, vous avez oublié Aïon, figure de la destinée, et vous avez trouvé Kaïros.

Kaïros dessine le temps opportun, qui ramène au port.

Kaïros est l’épaisseur des temps dans l’instant vertical et l’instant décisif du basculement, celui des situations et de l’occasion unique.

Kaïros marche en tenant sa balance sur le fil du rasoir, il a des ailes dans le dos comme les anges et des ailes aux pieds comme Mercure.

- Instant de grâceJubilation

Après bien des discussions et argumentations avec Martine Derain, l’artiste éditrice de ce livre en train de se refermer,

apparut une image du dieu antique. Mais pour ne pas en faire un unique, pour protéger ce mot commun, actif tout simplement, l’éditrice en a fait une lettrine finale : une application immédiate du cairos, mot réactif s’il en est. ( Petits Fronts de Guerre Sociale, Récits d’Hospitalité N°7, Commune, 2014). Dans quelques pages précédentes vous avez lu : « Imaginez que vous ayez volontairement disparu au Désert de votre savoir ». Vous avez dit : « on ne comprend rien à ce qui est écrit ! ». Alors vous vous êtes mis à mâcher les mots du philosophe Walter Benjamin : « efface tes traces ». Vous avez fait pareil avec les mots du « Désert » des ermites du 4 e siècle chrétien et du 7 e siècle musulman. Les mots dits par les ermites perdus dans les grottes de tuf ici à Marseille ou en Mer Rouge, juste avant l’écriture. Tout cela continue de tisser la tradition littéraire et lui donne corps à rebrousse poil.

Et nous nous sommes ainsi retrouvés le 5 février 2023 au bord du fleuve côtier Caravelle.

Venu d’âges différents. Vous êtes nombreuses et nombreux vous savez ! Nombreuses et nombreux à vous être retournéEs, l’année du renversement. Le re-tournement qui peut arriver lentement ou bien en fulgurant. Le re-tournement capable de nous réveiller ailleurs, en une nuit, comme dit Bruno Latour.

Il est une forme du cairos qui nous sert maintenant.

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HÉRITAGE ET FERMETURE

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DIEGO LANDIVAR, EMMANUEL BONNET, ALEXANDRE MONNIN

HÉRITAGE ET FERMETURE

LECTURES À PARTAGER

Vivre dans les ruines. Ce n’est pas seulement dans les pays ravagés par la guerre qu’il faut apprendre à vivre dans les ruines. Car les ruines se rapprochent et nous enserrent de toute part, des sites industriels aux paysages naturels dévastés. Mais l’erreur serait de croire que l’on se contente d’y survivre. Dans les ruines prolifèrent en effet de nouveaux mondes qu’Anna Tsing a choisi d’explorer en suivant l’odyssée étonnante d’un mystérieux champignon qui ne pousse que dans les forêts détruites. Suivre les matsutakes, c’est s’intéresser aux cueilleurs de l’Oregon, ces travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers, qui vendent chaque soir les champignons ramassés le jour et qui termineront comme des produits de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. Chemin faisant, on comprend pourquoi la « précarité « n’est pas seulement un terme décrivant la condition des cueilleurs sans emploi stable mais un concept pour penser le monde qui nous est imposé. Les matsutakes ne sont donc pas un prétexte ou une métaphore, ils sont le support surprenant d’une leçon d’optimisme dans un monde désespérant.

Repenser la démocratie sans l’idée de croissance infinie. Il se trouve que les principales catégories politiques de la modernité se sont fondées sur l’idée d’une amélioration de la nature, d’une victoire décisive sur ses avarices et d’une illimitation de l’accès aux ressources terrestres. Or ce pacte entre démocratie et croissance est aujourd’hui remis en question par le changement climatique et le bouleversement des équilibres écologiques. Il nous revient donc de donner un nouvel horizon à l’idéal d’émancipation politique, étant entendu que celui-ci ne peut plus reposer sur les promesses d’extension infinie du capitalisme industriel. Pour y parvenir, l’écologie doit hériter du socialisme du XIXe siècle la capacité qu’il a eue de réagir au grand choc géo-écologique de l’industrialisation. Mais elle doit redéployer l’impératif de protection de la société dans une nouvelle direction, qui prenne acte de la solidarité des groupes sociaux avec leurs milieux dans un monde transformé par le changement climatique.

Electricité et numérique. Le numérique a un double : l’infrastructure électrique. Le rapport immédiat aux objets connectés (smartphone, ordinateur) invisibilise le continuum infernal d’infrastructures qui se cachent derrière : data centers, câbles sous-marins, réseaux de transmission et de distribution d’électricité. Alors que le numérique accompagne une électrification massive des usages, le système électrique dépend lui-même de plus en plus du numérique pour fonctionner. Pour comprendre ce grand système et imaginer comment le transformer, il nous faut aller au bout des flux, là où se révèle la matérialité des machines et des câbles.

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LECTURES À PARTAGER

Habiter la pollution. Que font les pollutions à ceux qui habitent à proximité de leurs zones d’émission ? La cohabitation forcée avec des résidus chimiques, potentiellement toxiques, est vectrice de contraintes fortes et de troubles, mais elle n’empêche pas l’attachement aux territoires concernés. Cette cohabitation favorise d’ailleurs le déploiement de tactiques pour vivre avec le danger, forgées par les riverains à partir de leurs perceptions et savoirs expérientiels… Grâce à une série d’enquêtes inédites menées à la fois en France, par exemple dans le golfe de Fos, mais aussi en Espagne et au Portugal, l’auteure analyse les expériences quotidiennes des personnes qui vivent à proximité d’usines polluantes. Elle s’intéresse aux conséquences sociales et écologiques de la contamination chronique et aux changements de pratiques censés les contenir. Elle identifie aussi des pistes de récupération collective, arguant que l’hybridation des savoirs experts et profanes, via des expérimentations de métrologie participative, pourraient permettre de définir des méthodes de régulation des risques environnementaux et sanitaires plus précautionneuses.

Démanteler la pollution. Nous dépendons pour notre subsistance d’un «monde organisé», tramé par l’industrie et le management. Ce monde menace aujourd’hui de s’effondrer. Alors que les mouvements progressistes rêvent de monde commun, nous héritons contre notre gré de communs moins bucoliques, «négatifs», à l’image des fleuves et sols contaminés, des industries polluantes, des chaînes logistiques ou encore des technologies numériques. Que faire de ce lourd héritage dont dépendent à court terme des milliards de personnes, alors qu’il les condamne à moyen terme? Nous n’avons pas d’autre choix que d’apprendre, en urgence, à destaurer, fermer et réaffecter ce patrimoine. Et ce, sans liquider les enjeux de justice et de démocratie. Contre le front de modernisation et son anthropologie du projet, de l’ouverture et de l’innovation, il reste à inventer un art de la fermeture et du démantèlement: une (anti)écologie qui met «les mains dans le cambouis».

Décrire l’absence. HOT, trois lettres rescapées de l’enseigne d’un ancien hôtel sur le port pétrolier de Lavéra. En reconstituer l’histoire, tel est l’enjeu de ce récit graphique. Un voyage à tâtons dans les méandres d’un processus inéluctable. Là, sur la rive du chenal de Caronte, on est aux confins du bassin méditerranéen et au coeur d’un complexe industriel. (...) La construction d’un foyer pour les gens de mer dans les années soixante aura été un événement dans cet univers de travail âpre. Ce lieu chaleureux a vu passer des marins du monde entier en escale et de nombreux habitants des villes alentour. Mais avec le développement du réseau de pipelines dédiés au pétrole et l’évaluation des risques industriels majeurs du site, la démolition de rétablissement s’est un jour imposée. (...) Et là, comment décrire l’absence ?

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LECTURES À PARTAGER

S’organiser Ce livre s’adresse à tou·te·s celleux qui pensent que nous pouvons mieux vivre et lutter sans le contrôle des autorités ou des experts ainsi qu’à celleux qui ne supportent plus de voir nos collectifs se déchirer et être paralysés par l’indécision. Nous avons tellement de choses à désapprendre – démanteler les modes de pouvoir hiérarchiques, le sexisme, le racisme, briser l’individualisme existentiel qui pollue nos esprits et nos corps. Nous devons apprendre les compétences qui permettront à nos groupes de travailler de manière fluide, efficace et régénérative. Il ne nous reste plus beaucoup de temps pour renverser la machine de mort pétro-patriarcale, coloniale et capitaliste. Si nous voulons éviter le pire de l’effondrement climatique, nous ne pouvons pas nous permettre de subir éternellement les effets de mauvais processus collectifs, ils sapent nos âmes et détruisent nos mouvements mais, comme tout, ils ne sont pas inévitables. Nous devons juste réapprendre à faire et à vivre ensemble ; ce livre est un fantastique guide à cet effet. On pourrait même l’appeler un guide de survie.

COLOPHON

Pétrole. Le pétrole, c’est un style de vie, une culture et des récits qui structurent nos sociétés patriarcales. Les énergies fossiles conditionnent nos systèmes économiques et politiques. Et elles servent depuis toujours les intérêts d’une minorité. Aussi ont-elles toujours suscité des résistances. Aux marges et dans les interstices du monde capitaliste, il existe une myriade de systèmes énergétiques alternatifs, aptes à inspirer espoir et imagination. Une vision écologique et féministe des enjeux d’énergie.

Un carnet réalisé par le Bureau des guides du GR2013 Design graphique : Super Terrain

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L’AGENDA DES 10 ANS

REMBOBINER

L’AUTOROUTE NORD

À Marseille

Nicolas Memain

Vendredi 2 juin 2023

Balade

RENDEZ-VOUS

AUX JARDINS AUTOUR DU RUISSEAU

CARAVELLE-AYGALADES

Du 2 au 4 juin 2023

Conférences et ateliers

TRANSITION

À Saint-Chamas

Collectif SAFI

Du 3 au 21 juin 2023

Exposition

LES 8 PILLARDS

FÊTE SES 4 ANS !

Samedi 10 juin 2023

Balades et fiesta

HOSPITAL NATURE

Au Parc de Saint-Pons,Gémenos

Robin Decourcy

Samedi 17 juin 2023

Balade expérimentale

AIX NATURE

À Aix

Nicolas Memain

Dimanche 18 juin 2023

Balade

À L’ABORDAGE !

À Saint-Chamas

Collectif SAFI

Samedi 24 juin 2023

Rencontre nautique

JOURNÉE PLASTIQUE

À Istres

Jeudi 29 juin 2023

Prélèvements et Ramassage

CANAL EST

À Marseille

Nicolas Memain

Samedi 01 juillet 2023

Balade

VOIX D’EAU

Aux Aygalades

Dimanche 2 juillet 2023

Conférence

OBJECTIF LUNE : ON A MARCHÉ SUR LA TERRE

À Martigues

Du 7 au 9 juillet 2023

Itinérance

FÊTE DU RUISSEAU

À Marseille et Septèmes

Du 29 septembre au 01 octobre 2023

Fête citoyenne

SORTIE DU N°3 TOUR DE CONTRÔLE EN SEPTEMBRE 2023
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