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Simone F. Baumann, la poésie
from Nota03_Cahier
by genevebm
«Désherbage»
L'adieu aux rayons, le début d'une deuxième vie
Empruntant un mot à la terminologie du jardinage, on dit qu’un livre (ou un autre document des collections bibliothécaires) est « désherbé » lorsqu’il quitte définitivement les rayonnages. Mais où s’en va-t-il ? Et pourquoi ?
Attention, les lignes qui suivent pourraient vous choquer. Un livre, aux BM, ce n’est pas pour toujours: le moment arrive, plus ou moins inévitablement, où il est chassé des rayons. Un CD ou un DVD (un « document », de manière générale, comme on dit en langue bibliothécaire), c’est pareil. Leur chemin bibliothécaire a un début1, mais aussi une fin. Empruntant un mot à la terminologie du jardinage, le processus qui conduit à cette disparition est appelé « désherbage ».
« En francophonie, c’était d’abord considéré comme quelque chose d’un peu honteux », relève Valérie Bonferroni, responsable de l’Unité de gestion des collections des BM (UGESCO). Le terme et la réflexion qui l’accompagne viennent des pays anglophones, où on désherbe dès les années 1960 sous l’appellation de weeding out. Les pays francophones s’y mettent dans les années 1980.
« Honteux » pourquoi, en fait ? « L’idée qu’on mettrait un livre à la poubelle, c’est traumatisant, tant pour les bibliothécaires que pour le public, qui nous demande souvent ce qu’on fait des documents que nous retirons des collections », note Virginie Rouiller, responsable de la bibliothèque de la Cité. Mais la poubelle, en vrai, n’est pas la destination des désherbés. « À partir de 2016, nous avons mis en place, dans toutes les bibliothèques du réseau, une vente annuelle des documents sortis des rayons (prévue pour le 17 septembre cette année). Donc non, on ne les jette pas : on leur donne une deuxième chance et une deuxième vie, en les proposant au public au prix de 2 francs pièce dans le cadre d’un événement qui prend un aspect très festif », précise Dominique Beltrami, responsable des BM de quartier. « Ceci permet aux bibliothécaires de désherber le cœur plus léger », constate Valérie Bonferroni.

Mais pourquoi fait-on une chose pareille ? « Autrefois, avant l’introduction de cette pratique, l’idée était de stocker sans forcément penser à maintenir une collection attractive », reprend Valérie Bonferroni. Aujourd’hui, « on considère que la collection d’une bibliothèque de lecture publique (qui n’a pas de mission de conservation, contrairement aux bibliothèques scientifiques ou patrimoniales, comme la Bibliothèque de Genève) doit s’arrêter à un certain volume. Sinon, les documents se retrouvent coincés dans les rayons, noyés dans la masse, ce qui ne suscite pas leur emprunt. La collection doit aussi être rafraîchie et actualisée pour refléter l’évolution du savoir et de la culture, plutôt que développée indéfiniment au risque de proposer au public une offre vieillissante. » Suivant les normes de l’association Bibliosuisse2, qui regroupe les bibliothèques du pays, les rayons des BM devraient compter deux documents par habitant-e-s, soit un total de 500’000 en tenant compte de la population desservie. Avec 601’000 documents à la fin de 2021, le réseau est actuellement plus proche des normes françaises, mais un mouvement de légère baisse « maîtrisée et raisonnée » est en cours.
Alors qu’est-ce qu’on vire?
« À ce propos, la rénovation de la bibliothèque des Minoteries a été un choc salutaire dans notre réseau », relève Dominique Beltrami. Un choc comment ? « C’était la première fois qu’on voyait une bibliothèque avec des étagères basses, où le public n’était pas pris dans un labyrinthe de hauts rayons. J’ai entendu les réactions de plusieurs collègues qui remarquaient que les livres sur des étagères moins remplies font plus envie, qu’il y a un souffle, qu’on respire… Du coup, tout le monde réalise que le désherbage n’est pas forcément lié à la



place disponible, mais que c’est une nécessité pour la gestion et la mise en valeur des collections. » Cette approche plus aérée correspond par ailleurs au souhait de laisser davantage d’espace pour les usager-e-s et pour la programmation culturelle.
Alors allons-y : qu’est-ce qu’on vire ? « Il y a des critères. On utilise tout d’abord la méthode IOUPI », explique Valérie Bonferroni. L’acronyme, adapté d’un modèle développé aux États-Unis sous le nom de CREW, désigne cinq grands principes pour identifier les documents à désherber. « Le I signifie “incorrect” : il concerne un document dont il s’avère qu’il contient une fausse information, par exemple dans un domaine tel que la médecine, suite à de nouvelles découvertes. » Vient ensuite le O : « ordinaire, superficiel, médiocre ». Qu’est-ce à dire ? « Un best-seller démodé, par exemple. Ou un livre sur un sujet qui a été à la mode pendant un moment comme le hygge, un concept de bien-être nordique sur lequel il y a eu tout à coup pléthore d’ouvrages, puis ça a passé… On va peut-être garder un livre de référence là-dessus, et désherber les autres » .
Poursuivons. Que signifie le U ? « Usé, défraîchi, irréparable. C’est la dégradation qui touche les documents très empruntés, abîmés par l’usage, notamment dans les collections jeunesse. Max et Lili, on en rachète par wagons. Les mangas aussi, ça se désherbe tout seul. Pour les documents audiovisuels, CD et DVD, c’est également leur état physique qui est souvent déterminant. » Le P ? « Périmé, contenant des informations obsolètes. Par exemple des guides de voyage sur la Yougoslavie ou sur la Russie. » Le deuxième I, pour terminer, signifie « inapproprié par rapport au type de bibliothèque, par exemple trop pointu, trop spécialisé, trop technique ».
C’est tout ? « À côté de ces critères, on considère l’ancienneté du document. L’âge critique dépend du domaine : 5 ans pour un livre d’informatique, 10 pour un roman, un album jeunesse ou une BD, 15 pour les livres d’art ou les encyclopédies… Et on prend également en compte le nombre d’années sans prêt, ainsi que le taux de rotation, c’est-à-dire le nombre de prêts par an, pour lequel Bibliosuisse préconise un taux moyen de 3,5 par exemplaire. » Une bibliothèque sait-elle tout sur tout ?

Et ensuite ? « Sur la base de ces critères, on établit des listes de candidats au désherbage, qui sont transmises aux bibliothécaires et qui ont valeur de recommandations », poursuit Valérie Bonferroni. Au-delà des normes chiffrées et des paramètres IOUPI, le processus entre ainsi sur le terrain des questions ouvertes. « Une notion qui a eu beaucoup de poids aux BM est celle d’”encyclopédisme”, selon laquelle nous devrions avoir quelque chose sur chaque sujet », signale à ce propos Virginie Rouiller. De plus en plus, ce principe suscite des questions : « Il y a par exemple une discussion en cours sur les livres de géographie, un domaine où il n’y a quasiment plus de publications, où il y a très peu de prêts et où pour chercher des informations actualisées, le public passe essentiellement par Internet. Par souci encyclopédique, nous avions acquis la dernière série exhaustive disponible sur le marché francophone, comprenant un volume pour chaque pays du monde. Mais elle est médiocre et va être prochainement désherbée. »
Il existe enfin des ouvrages qu’on s’accorde pour juger irremplaçables. « Du moins en termes de contenu », précise Valérie Bonferroni. On évalue dans ce cas leur « niveau de pérennité » : « La catégorie A est celle des classiques, des ouvrages de référence, des incontournables… qui peuvent être, eux aussi, désherbés et remplacés par des éditions plus récentes, parce que le graphisme, la typographie et l’iconographie ont évolué aussi. La catégorie B est celle du “contenu équivalent” : on remplace un document par un autre plus récent qui couvre le même domaine. Le C correspond à un “contenu éphémère”, aux effets de mode comme on en trouve par exemple dans le domaine du développement personnel. » Ce classement s’appuie sur un terrain mouvant. « Un-e responsable de bibliothèque pourrait dire par exemple : “Je ne veux plus de Tintin, c’est considéré comme un classique, mais c’est un texte obsolète, raciste, misogyne, et il ne figurera plus dans ma bibliothèque de lecture publique” », remarque Virginie Rouiller.
Le désherbage avance ainsi dans un équilibre parfois serein, parfois tendu, parfois confortable, parfois funambule, entre les critères objectifs et les décisions individuelles. « Lorsqu’un-e bibliothécaire met en place une collection, c’est une construction intellectuelle qui ressemble à sa manière de penser et de voir le monde, note Dominique Beltrami. Sous cet angle-là, éliminer des bouts de collection revient presque à s’arracher des bouts de cerveau…. Actuellement, nous sommes en train de dépersonnaliser un peu ce processus, de rendre la constitution des collections moins identitaires. Et nous constatons désormais que le désherbage fait moins mal. »
1 Lire « Voyage d’un livre. D’une naissance ordinaire à une vie bibliothécaire, dans le N° 1 du magazine Nota (en ligne : genevebm.com/nota-01-voyage-livre).
2 En ligne ici : genevebm.com/bibliosuisse-lignes-directrices. Vente de livres
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