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Le monde magique des fans

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Les mille

Les mille

Un carrefour de chansons entre Paris et Tokyo

Louise Bonpaix, artiste et drag Sur le carrefour tokyoïte de Shibuya, un jour de 2016, un.e jeun.e Parisien.ne de Genève king, a plongé il y appelé.e Louise Bonpaix a rendez-vous avec une amie de sa a six ans dans un genre musical fascinant, grande-tante, une dame septuagénaire appelée Yuki Kaiyama. Yuki chante, ce soir-là, dans un fait de mélodies françaises et de local appelé Café de Lyon. Louise l’écoute, et sa vie bascule dans la « chan-sonne » . paroles en japonais. « Chan-sonne » (シャンソン), c’est, en gros, la prononciation Iel 1 en propose une visite guidée, suivie japonaise du français « Chanson ». Un mot qui désigne, dans l’archipel nippon, un genre musical à part d'un atelier de traduction de chansons, toutes entière, composé de chansons françaises adoptées et adaptées en japonais, avec leur cortège de langues confondues fantasmes parisiens, leur imaginaire nostalgico-bohème et leur tenues de scène aussi élaborées que dans le monde du drag. 1 Louise Bonpaix se définit comme non-binaire sur le plan du genre et se reconnaît dans le Invité.e le 17 décembre à la Bibliothèque de la Cité, Louise racontera son exploration de cet pronom « iel », ainsi que dans un accord des noms et adjectifs prenant une forme épicène avec un point au milieu. univers musical, avant de proposer un atelier de traduction de chansons (toutes langues 2 En ligne: bit.do/chanson-japon. confondues) et de transformation de leurs paroles en livrets cadeaux. 3 De manière analogue aux drag queens, les drag kings incarnent et mettent en spectacle de manière appuyée les codes visuels et comportementaux de la masculinité. Numérique / atelier Sa 17.12/14h

Comment avez-vous découvert ce genre musical singulier ?

« Je suis fan d’animes — les dessins animés japonais — depuis que j’ai 11 ou 12 ans. J’en consommais beaucoup, je regardais tout en version originale, ça m’a permis de découvrir la langue japonaise et du coup j’ai décidé de l’apprendre. Avec mes parents, j’ai trouvé à Paris, où je vivais alors, un institut appelé Tenri qui donnait des cours que j’ai suivis pendant 5 ans (en m’apercevant au bout de 3 ans, au passage, que l’école appartenait à un mouvement religieux, un monothéisme japonais appelé Tenrikyō…). Je suis parti.e au Japon une première fois, seul.e, et à mon retour ma grande-tante, dont je n’étais pas spécialement proche, mais qui parle japonais, m’a dit : “J’ai une amie chanteuse à Tokyo qui aurait pu t’héberger”…

Lors de mon deuxième voyage, j’ai donc rencontré Yuki, qui donnait un concert le soir même et qui m’a emmené.e avec elle. J’étais surpris.e d’entendre plein de mélodies que je connaissais, chantées en japonais, dont “Que reste-t-il de nos amours ? ” de Charles Trenet, une chanson très présente dans mon enfance et dans ma vie, qui m’a fait monter des larmes aux yeux. C’était la première fois que je ressentais quelque chose de fort face à de la musique live, ça ne m’était jamais trop arrivé jusque là. J’avais 21 ans. »

Quel est l’univers de la « Chanson » ?

« Le point de départ, c’est en 1927, lorsqu’une troupe de théâtre appelée Takarazuka commence à mettre en scène des revues à la française, avec les premières traductions de chansons telles que “Quand les lilas refleuriront”. L’un des fondateurs de la troupe, Ichizō Kobayashi, était aussi le patron de la société de production cinématographique Tōhō, qui distribuait au Japon des films français dont les chansons étaient également traduites et chantées en japonais. Ces films contribuent, au fil des décennies, à diffuser un imaginaire que j’appellerais “rebelle-bohème”, ou “rebelle par la pensée”, très parisien, centré sur Montmartre et sur les cafés où on se retrouve pour refaire le monde.

Cette imagerie se répand dans les cafés-concerts qui se créent au Japon sur le modèle parisien. L’un de ces locaux est celui où débute en 1952 Akihiro Miwa, qui est une des premières personnalités publiques au Japon à être ouvertement gay et qu’on peut considérer comme une drag queen. Miwa participe au rayonnement de la Chanson en tant qu’univers musical plein de robes de gala et de glamour. »

Vous avez exploré ce territoire dans votre travail de Master à la HEAD-Genève, Haute école d’art et de design, en réalisant notamment un mémoire publié sous la forme d’une plateforme en ligne2, en retraduisant des chansons françaises du japonais au français… mais aussi en faisant des liens avec votre propre pratique du drag…

« Un été où j’étais malade lors d’un séjour au Japon, et où du coup je passais beaucoup de temps sur Internet, j’ai découvert les drag kings 3 et plein de témoignages sur la question du genre. C’est cet été-là que j’ai compris que j’étais non-binaire. De retour à mes études, à l’occasion d’un workshop, je me suis mis.e dans un personnage avec les cheveux gominés, une petite moustache, des lunettes de soleil et un costard un peu brillant. On m’a dit : “Wow, tu fais vachement mafieux italien.” J’ai sauté sur l’occasion, vu que j’ai de la famille italienne, et j’ai dit : “Oui, ciao, je suis Luigi”… C’est ainsi que mon personnage de drag king a surgi.

Luigi est donc apparu après ma rencontre avec l’univers de la chanson, et j’avais Yuki en tête lorsque j’ai commencé à incarner ce personnage. Quand elle monte sur scène, c’est toute une préparation de coiffure, de maquillage et de tenue, et c’est à travers son influence que j’ai compris le potentiel de transmission d’émotion qu’il peut y avoir, lors d’une performance, dans un mouvement de main ou dans une expression faciale. »

La «Chanson», c’est aussi un univers de nostalgie…

« Le pic de la Chanson se situe en 1956. Aujourd’hui, c’est un style qui continue à vivre, mais qui est connoté “musique de grands-parents”, empreint de nostalgie et de mélancolie. Un des morceaux emblématiques est “Hier encore” de Charles Aznavour, dont le titre de la version japonaise signifie “Ma jeunesse qui ne reviendra pas”. C’est une notion à laquelle on s’identifie énormément dans la culture japonaise, où l’on considère que l’âge d’or de la vie, c’est le lycée.

J’ai été contaminé.e moi-même par cette nostalgie. Peut-être était-elle déjà là avant, mais maintenant elle se retrouve partout : la mélancolie, la nostalgie de Paris… Paris que je déteste, par ailleurs, alors même que j’en viens. Une nostalgie qui peut être déclenchée par un détail comme le lampadaire qu’on voit souvent sur scène dans les concerts de Chanson au Japon: à côté du piano à queue, comme seul décor, un réverbère de rue, pour apporter un élément de l’extérieur parisien fantasmé. »

Numérique /atelier Sa 3.12/14h

Incarne ton avatar

Atelier costume, maquillage et jeu avec Luigi & Moon → BM Cité / Espace le 4e ○ Dès 15 ans

Durée : env. 3h △ Sur inscription : bmgeneve.agenda.ch

Les paroles qui me parlent

Chansons à traduire et à offrir : découverte et atelier

→ BM Cité / Espace le 4e ○ Tout public dès 8 ans

Durée : env. 3h △ Sur inscription : bmgeneve.agenda.ch

La poésie tirée du trash

Interview : Miguel Da Silva Rodrigues

Si l'on en croit Wikipédia, le substantif anglais trash « qualifie une action, une œuvre, voire une personne, sale, répugnante ou moralement malsaine ». Et cette définition pourrait tout à fait désigner l'esthétique déployée par Simone F. Baumann, jeune bédéiste zurichoise de talent, dans son livre Simone et moi. L'autrice est invitée le 12 octobre à la bibliothèque de la Cité en compagnie des ses deux traducteurs, l'éditeur Martin de Halleux et le bédéiste Thomas Ott.

Simone F. Baumann (F pour Floriane) naît en 1997 près de Zurich, où elle vit encore aujourd'hui. Dès ses 18 ans, elle commence à auto-publier un fanzine auto-

biographique intitulé 2067. Distribués sous le manteau aux ami-e-s et à un petit cercle de lecteurs et lectrices, ses dessins attirent l'attention. Divers prix — et pas des moindres — viennent encourager son travail : le Prix Fumetto du festival de BD de Lucerne en 2017, le prix culturel de la ville de Zurich, catégorie Littérature, en 2019, puis le Prix Delémont de la meilleure première œuvre suisse de bande dessinée en 2021 lancent définitivement sa carrière. Un livre de 350 pages, tiré des 1'600 que compte alors le fanzine, est publié cette année-là en version originale allemande sous le titre Zwang. Simone F. Baumann est désormais traduite en français et la presse hexagonale a largement salué la jeune autrice. Elle a reçu le prix « France Inter découverte jeune talent », et des médias comme Konbini, les Inrocks ou Marie Claire n'ont pas tari d'éloges pour la Zurichoise. Aujourd'hui, elle poursuit son œuvre autobiographique : « Je continue à auto-publier mon fanzine, même si bien sûr les histoires continuent à changer. Je serais tout à fait partante pour une autre collection comme Simone et moi, mais je travaille aussi sur un plus petit projet, qui s'apparente plutôt à de l'illustration que de la bande dessinée. Comme un livre d'images pour enfants, mais pas pour les enfants ! » Dans Simone et moi, Simone F. Baumann raconte le quotidien d'une fille, alter-ego anxieuse et hypersensible de l'autrice. Qu'il s'agisse d'un repas avec ses parents ou d'un rendez-vous avec le psychologue, les événements dépeints, pourtant banals, se transforment en véritables épreuves. Se déploie alors un univers presque dystopique. Tout À 18 ans, la Zurichoise Simone F. Baumann racontait sa vie dans un fanzine qu’elle semble se désagréger : le rapport à soi, aux parents, à la société. Les double-pages, nombreuses, donnent autopubliait. Aujourd’hui, son autobiographie dessinée Simone et moi est acclamée par la le tournis. Le fil narratif est souvent métaphorique. Chargées de traits et de détails, les planches nous critique et collectionne les prix. détournent parfois du sens immédiat de la narration. Et pourtant, malgré Rencontre avec une hypersensible au talent rare. une esthétique du nauséabond marquée, une étrange beauté se dégage de ces dessins. Après une longue contemplation, on ne peut s'empêcher de passer à la page suivante. Comment gérez-vous le succès de votre travail, l'intérêt nouveau des médias ? Ont-ils un impact sur votre créativité ? « Je pense que toute situation peut avoir un impact sur vous. Je ne suis pas prise dans l'engrenage d'un succès hystérique, par ailleurs. Je suis juste contente de pouvoir vivre de mon travail, d'être indépendante et assez libre de décider ce que je souhaite faire, quand me lever et comment passer une grande partie de

Rencontre Me 12.10 / 19h

Rencontre avec Simone F. Baumann, Martin de Halleux et Thomas Ott

→ BM Cité / Le Multi ○ Adultes

Durée : env. 1h30 △ Sur inscription : bmgeneve.agenda.ch Dans le cadre de « Ces voisins inconnus », une manifestation de la Literaturhaus de Zurich en partenariat avec le Centre de Traduction Littéraire de Lausanne (CTL) et la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne. Rencontre animée par Marie Fleury Wullschleger mon temps. C'est un peu ringard de le dire ainsi, mais c'est vrai. Bien sûr, il y a des choses que je n'aime pas, je n'adore pas donner des conférences par exemple, mais si on me demande de le faire de temps en temps (et que la rémunération est correcte ! ), je me ressaisis et j'y vais… »

Les premières années où vous avez autopublié votre travail vous manquent-elles ? Étiez-vous plus libre que maintenant ?

« Non ! J'étais malheureuse la plupart du temps. L'auto-publication en tant que telle était une bonne chose, mais je publie toujours mon propre fanzine tous les deux mois maintenant, donc aucune raison d'être nostalgique. Et en fait, non, je n'étais pas du tout plus libre. Je dépendais financièrement de mes parents, ce qui me donnait l'impression d'être plus piégée qu'autre chose. »

Vos dessins impressionnent. Il est rare de voir des thèmes comme la dépression ou l'anxiété sociale exprimés avec tant de force. Un fort sentiment d'oppression nous prend à la gorge dès le début du livre. La composition des dessins avec ces grandes doubles pages pleines de détails, la perspective déformée et surtout les visages étranges des personnages… tout ceci évoque un mauvais trip sous acides !

« Le livre est une collection d'histoires que j'ai publiées dans mes fanzines entre l'âge de 20 et 23 ans. Ma pire période (jusqu'à présent ! ) s'est étendue de l'âge de 19 à 22 ans, et beaucoup d'histoires que j'ai écrites pendant cette période sont dans le livre… Cela peut expliquer le sentiment d'oppression, car je l'ai beaucoup ressenti. Et j'ai en effet parfois l'impression de faire un mauvais trip aux champignons hallucinogènes. »

Quelles sont vos influences artistiques ? En vous lisant, on pense notamment à l'autrice américaine Emil Ferris. Dans son album Moi, ce que j'aime, c'est les monstres (My Favorite Thing is Monsters), beaucoup d'émotions traversent le dessin de manière très brute, sans filtres ni artifices, un peu comme dans votre travail. Une autre similitude est l'aspect monstrueux de certains personnages.

« J'aime Emil Ferris, mais aussi Julie Doucet, Edward Gorey, Anne Van der Linden et bien d'autres… Mais honnêtement, je ne suis pas une grande lectrice de BD. Je pense que ce qui m'influence le plus, c'est de regarder et d'observer le monde, c'est un endroit sauvage ! » Certaines de vos histoires sont directement inspirées de vos rêves. Les écrivez-vous avant de les dessiner ? Et êtes-vous également inspirée par des rêves positifs, ou seulement par des cauchemars ?

« Je les écris si je les trouve divertissants ! La plupart du temps, les cauchemars sont plus intrigants que les rêves heureux jusqu'à présent, mais je vais peutêtre me surprendre un jour. »

Dans le livre, vos parents ne vous comprennent pas, vous jugent, parfois avec un regard agressif. Cela a dû être difficile à publier.

« Oui, c'était un peu gênant, c'est sûr ! Mais ma famille préfère ne pas vraiment parler des choses qui la dérangent, donc je n'ai pas eu de plaintes directes… Et mes parents ne sont pas vraiment intéressés par les bandes dessinées de toute façon, ce qui est peut-être une bonne chose… Je pense que nous avons appris à respecter la façon d'être de l'autre, et cela a en fait beaucoup amélioré notre relation. »

Il y a très peu de dialogues dans le livre. Pourquoi ce choix ?

« Cela s'est fait tout simplement au fur et à mesure que je m'améliorais en dessin et en narration au fil des années. Je n'ai pas besoin de tout écrire pour expliquer ce qu'il se passe, un peu de dialogue direct ici et là suffit. »

Avez-vous une volonté de bousculer le lectorat ? Il y a par exemple cette scène déroutante où, de retour dans le ventre de votre mère, vous êtes expulsée par celle-ci dans les toilettes…

« J'aime l'humour absurde, grotesque. Bien sûr, il y a une limite à tout ce qui est simplement de mauvais goût, ou dégoûtant. Peut-être que l'histoire des toilettes se situe sur cette ligne. Une employée d'une librairie où je signais des dédicaces m'a dit très fermement qu'elle n'aimait PAS cette histoire. »

Un quartier entre histoire et paradis : la Servette d’Alexandre William Junod

La bibliothèque du quartier a 60 ans et elle les fête. Plongée dans son histoire et dans celle du territoire fascinant et méconnu qui l’entoure.

Absolument tout le monde passe par la Servette. Mais il suffit de s'écarter de quelques pas de son artère principale pour plonger dans une constellation de mondes inexplorés. On découvre alors une mosaïque urbaine d'une étrangeté enchantée, dont on se demande comment elle a surgi et comment elle s'est conservée jusqu'à aujourd'hui… Alexandre William Junod apporte quelques réponses dans La Servette. Une campagne devenue quartier, à paraître en novembre 2022, apparemment le tout premier livre entièrement consacré à ce secteur urbain et à son histoire. Enseignant, auteur jusqu'ici d'un roman et d'un ouvrage sur l'histoire des sapeurs-pompiers genevois, l'auteur tisse son ouvrage à partir de documents d'archives, de récits d'habitant-e-s et de ses souvenirs personnels d'« enfant de la Servette ». Il est invité le 15 octobre à la bibliothèque du quartier, qui fête ce jour-là ses 60 ans. Interview.

Que diriez-vous si on vous demandait de résumer l'histoire de la Servette en quelques phrases ?

« Jusqu'au début du 19e siècle, c'est un domaine privé. Entre l'époque où Genève devient un canton suisse, en 1814, et celle où les fortifications de la ville sont démolies, en 1850, la Servette devient une banlieue. À la fin du 19e siècle, cette banlieue se développe et devient un quartier urbain. En 1930, ce statut de quartier est entériné par le rattachement de la commune du Petit-Saconnex (qui inclut alors notamment la Servette, Saint-Jean, les Charmilles et Sécheron) à la ville de Genève. »

Plongeons dans la première de ces époques : un domaine… qu'est-ce que c'est, qui y vit, qu'est-ce qu'on y fait ?

« C'est une propriété comme il y en a beaucoup d'autres tout autour de la ville. Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses dimensions, absolument immenses à l'échelle de nos standards d'aujourd'hui. Sur cette propriété, il y a une grande demeure et quelques dépendances, des maisons où logeait le personnel.

Qu'est-ce qu'on y fait ? Pas grand chose. On cultive un peu, sans que ce soit véritablement un terrain destiné à la production agricole. C'est en fait essentiellement un lieu de villégiature, qu'on atteint par un chemin qui part des fortifications de la ville depuis

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