HÔTELS INDUSTRIELS PARISIENS
Les vies tourmentées d’un programme-manifeste

Les vies tourmentées d’un programme-manifeste
Les vies tourmentées d’un programme-manifeste
Benjamin Burq
Mémoire de second cycle pour le diplôme d’État d’architecture conférant le grade de Master
ENSAPLV
Séminaire Critiquesethistoiresdel’architecture
sous la direction de
Pierre ChaBard
Sophie desCat
Louis destomBes
Je tiens en tout premier lieu à remercier l’équipe pédagogique du séminaire Critiques et Histoires de l’Architecture de l’ENSA Paris-La Villette dans son ensemble, pour son implication dans la lecture et la discussion collective des travaux de chacune et chacun. Même si les apports de chaque enseignante et enseignant se sont révélés divers et riches, loin de toute « division du travail », je tiens également à les remercier à titre individuel :
Pierre Chabard pour ses conseils d’écriture, et l’aide précieuse qu’il m’a apportée dans la définition des problématiques principales de ce mémoire.
Sophie Descat pour ses suggestions de mise en forme, et pour m’avoir incité à affiner les titres et le vocabulaire général.
Louis Destombes pour ses idées de lecture, encourageant l’étude pluridisciplinaire de nos sujets d’étude.
Je remercie également Bernard Landau de m’avoir orienté vers François Mohrt, et je remercie François Mohrt de m’avoir communiqué des éléments essentiels pour répondre aux questions posées par l’étude des hôtels industriels
Je remercie Juliette, pour sa relecture attentive, ses conseils de mise en forme et tout son soutien au cours de ces deux ans de travail discontinu.
Je remercie enfin ma famille, qui fut si importante dans les conditions d’étude très particulières que les étudiantes et étudiants traversent depuis plusieurs mois.
La place de l’industrie et de la production de biens dans la ville fait l’objet de débats permanents depuis au moins deux siècles. La relation spatiale qu’elle entretient avec le reste de la ville est un élément fondamental de la plupart des doctrines d’édification et de planification urbaine. Des ateliers excentrés de la cité grecque aux usines de la ville du XIXe siècle, cette relation a connu diverses formes « programmatiques », à la fois produits et causes des rapports de production dominants dans chaque type de société. Encore plus diverses en sont les matérialisations spatiales, puisque celles-ci prennent en compte la topographie, le climat, les relations économiques, les flux commerciaux, etc.
Le rapport entre une ville et son industrie est le produit de conflits et de contradictions. L’implantation en ville permet la proximité avec les ressources, la clientèle et la main d’œuvre, mais elle contraint fortement la disponibilité en surface de l’espace de production. La production de biens permet de satisfaire les besoins des citadins, ou participe au développement industriel global, mais elle n’est pas sans conséquence sur le cadre de vie de ces mêmes citadins. Pollution, saleté, nuisances sonores, congestion du trafic sont autant de désagréments et dangers pour la vie des habitantes et des habitants. Intensifiant l’exploitation des travailleuses et travailleurs, enrichissant une minorité de propriétaires, l’industrie capitaliste est le théâtre de luttes dont l’enjeu est souvent la nature même de la production, sa propriété, son intensité et sa place dans la société. Avec elle émerge une nouvelle forme de production, fondée autour de la marchandise. La ville devient métropole, et la production, sa raison d’être.
Aujourd’hui, la marchandise existe toujours, mais les métropoles ont beaucoup changé depuis le début de l’ère industrielle. Depuis la crise des années 1970, elles ont connu de profondes restructurations, entre développement du néolibéralisme et remise en cause partielle de l’urbanisme moderne. Ce travail s’insère dans le champ d’études sur la ville contemporaine, les origines de son organisation et de ses matérialisations spatiales. Je pense que les outils propres de l’architecture (représentation spatiale, compréhension des tracés, mesure des dimensions, appréciation des qualités euclidiennes et topologiques d’un objet ou d’un ensemble) complètent l’analyse historique de ce sujet. Initiés à ces outils, nous les avons utilisés chaque fois qu’ils nous sont apparus utiles et pertinents.
J’employé ces outils pour l’analyse d’édifices bien particuliers, qui seront présentés aux pages suivantes. Je les ai découverts suite à une suggestion d’un de mes professeurs de projet urbain. Ces « hôtels industriels » au programmes très particuliers ont tout d’abord exercé sur moi une forme de fascination, l’enthousiasme que l’on peut avoir lorsque l’on découvre un secret, où la solution d’une énigme. Ils me paraissaient alors comme une solution viable de conciliation entre industrie et densité urbaine. Passé ce premier stade d’émerveillement, je me suis
mis à rechercher des exemples peu connus, et je me suis assez vite rendu compte de certaines contradictions inhérentes à ces édifices, à même d’interroger leur capacité réelle à accomplir la tâche qui leur était assignée. Ce sont ces ambigüités qui sont traités dans ce mémoire.
Je pensais initialement faire de ce mémoire une « analyse typologique ». Cependant et comme nous le verrons par la suite, la notion de « type » s’est révélé insuffisante pour traiter de cette catégorie d’édifice. J’ai néanmoins gardé la trace d’une tentative de « typification » dans ce mémoire. La notion de « programme » quoiqu’essentielle également, ne m’a pas permis de comprendre toutes les subtilités propres à cette production architecturale. C’est finalement à l’aide d’une troisième notion, celle de la « dénomination » que j’ai pu développer une analyse historique d’un programme aux matérialisations typologiques diverses de part l’espace et le temps. L’originalité architecturale de ces bâtiments m’a conduit à déployer une démarche analytique tout autant originale, adaptée à un sujet d’étude dont l’histoire est étroitement liée à sa médiatisation.
Benjamin Burqdes édifices verticaux et Locatifs pour Le secteur secondaire.
Le 29 juin 2017, Emmanuel Macron, président de la République fraîchement élu, inaugurait la Station F, présenté comme le plus grand campus de « Startups » au monde1, fondé et financé par le PDG de Free Xavier Niel. Ce programme encore nouveau et en pleine expansion dans Paris2 symbolisait alors le discours du candidat Macron et de ses soutiens, valorisant « l’innovation », promettant l’édification d’une « Start-Up Nation » tournée vers le « digital », et l’(auto-)entrepreneuriat. Le choix de Xavier Niel d’implanter cet « incubateur » dans la halle Freyssinet (construite comme hangar pour les messageries), dans la partie nord de l’ancienne zone industrielle Paris-Rive Gauche, semblait entériner définitivement le changement de vocation économique de ce quartier. La Station F, même si elle n’a jamais été une usine, est alors devenue le symbole d’une longue et douloureuse transition de l’économie parisienne vers le tertiaire, transition constatée depuis plusieurs décennies déjà3.
Cependant, à quelques encablures de ce nouveau temple de la « disruption » créatrice, il existe des édifices qui ne semblent pas, au premier abord, abandonner leur vocation industrielle. À l’autre bout de la ZAC Paris-Rive Gauche, face au périphérique et au milieu des chantiers de la dernière phase de la ZAC , se trouve « l’hôtel industriel » Berlier. Vu par des centaines de milliers de franciliens chaque jour, le parallélépipède de verre a conservé aux yeux de la plupart d’entre eux un certain mystère. Si son allure extérieure l’associe en effet aux nombreux édifices tertiaires qui jalonnent le périphérique sud, la multitude de camions garés et déchargeant à son seuil soulève rapidement des interrogations quant à l’usage qui est en est fait. L’hôtel Berlier, qui a valu à Dominique Perrault Architecture l’Équerre d’Argent du Moniteur 1990, est devenu un exemple si emblématique qu’il a éclipsé les autres « hôtels industriels » construits à la même époque. Ceux-ci sont pourtant bien présents dans le tissu urbain de l’Est parisien et de la proche banlieue. Tous ces édifices ont en commun trois caractéristiques : leur usage locatif et dédié à l’industrie secondaire, leur dimension verticale, le partage des équipements et des infrastructures en leur sein. Beaucoup ont été construits par l’une des sociétés d’économie mixte de la ville de Paris (RIVP, SAGI…), certains par des entreprises privées (CGI, GA Diffusion…) ayant profité d’un cadre législatif et fiscal encourageant.
Il nous paraît nécessaire d’aborder tout de suite la problématique de la dénomination de ce que nous appellerons dans ce mémoire « hôtels industriels ». Nous les avons précédemment définis comme des édifices locatifs, à la dimension verticale marquée, et mettant en commun des infrastructures coûteuses. Celles-ci permettent les activités de production de biens malgré la densité urbaine et les dépenses que celle-ci occasionne. Il existe des bâtiments qui correspondent à ces
1. STATION F – World’s biggest startup campus, https:// stationf.co/fr/, consulté le 10 juin 2019.
2. Van EEckhout Laetitia et LEgros Claire — « Paris, terrain de jeu des start-up et des incubateurs », Le Monde, 28 janv. 2019.
3. atELiEr ParisiEn D’urbanismE (ed.) — « Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la ville de Paris », Paris Projet, 1980, no 19 20, pp 33-42.
LagaDEc Dominique — « Les entreprises industrielles de plus de 100 salariés », 1983. thEnot Marie-Christine — « L’emploi à Paris et en Région Ile-de-France », 1990.
5.
critères, mais qui n’ont jamais bénéficié de cette appellation, ou seulement a posteriori, par exemple les bâtiments Mozinor ou Biopark. L’expression semble en effet assez récente (la plus ancienne mention que nous avons pu trouver date de 19774). Les édifices industriels locatifs ont pu recevoir différents patronymes : on peut trouver pour ceux des années 1920 l’expression « Cités industrielles ». Elle reprend le terme alors à la mode de « Cité », rappelant la citoyenneté, le caractère commun, les voiries du même nom dans lesquelles s’installaient parfois de tels programmes. Bien entendu, la « Cité Industrielle » de Tony Garnier, esquisse de la nouvelle place de l’industrie dans la ville moderne, a pu servir de référence. On trouve aussi « Cité artisanale » avec comme exemple la « Cité artisanale des Amandiers » qui date de 1963. Ce terme a une connotation plus douce, qui évoque qualité et proximité, et demeure très valorisant aujourd’hui (par exemple avec les zones dites « artisanales » le long des grandes routes rurales). La SADEMO propriétaire du Mozinor (Montreuil Zone Industrielle Nord, 1971) présentait cette infrastructure comme un « ensemble industriel à la verticale »5. Bernadette Mérenne-Schoumaker, géographe belge, spécialiste de l’industrie à la fin des années 70, employait quant à elle le terme « bâtiments industriels verticaux », dont elle préconisait le développement6.
Les amBigüités d’un programme difficiLe à définir
6.
7.
L’appellation « hôtel industriel » apparaît ensuite à la fin des années 70, dans l’article cité plus haut, mais surtout dans le numéro 19-20 de Paris Projet à l’occasion de la publication d’un « Schéma directeur »7. Ce numéro est illustré de plans qui témoignent de la volonté de l’Apur de s’intéresser à l’industrie parisienne et de participer à la renforcer dans certains secteurs stratégiques. Il inclut également la future ZAC Paris-Rive Gauche proche de laquelle se trouvent aujourd’hui
4. contrucci Jean « Un " hôtel industriel " dans le centre de Marseille », Le Monde, 21 nov. 1977. Mozinor | Qui sommes-nous ? | mozinormontreuil.fr, http:// mozinormontreuil.fr/quisommes-nous/, consulté le 10 juin 2019. mérEnnE-schoumakEr Bernadette « Localisations industrielles et milieu urbain », Bulletin de la Société Géographique de Liège, 1977, no 13, p. 5-18.les trois hôtels industriels que nous étudierons. Les deux termes constituant cette appelation nous interrogent :
- Le premier terme, « hôtel » renvoie bien entendu au caractère locatif, mais fait aussi écho à un type parisien bien connu, l’hôtel particulier. On peut en effet suggérer l’existence d’une filiation avec notre objet d’étude (modèle distributif de la cour, espace du véhicule, verticalité…), d’autant que certains hôtels particuliers du centre-ville ont effectivement accueilli des activités de production avant le XXe siècle. Une référence qui n’est pas sans évoquer un certain prestige, un « label » qui met en valeur le niveau de prestations auprès du client potentiel.
- Le second terme, « industriel », connote une certaine nostalgie du travail manuel. Sa définition est suffisamment large pour décrire correctement les activités que ces édifices sont censés abriter tout en apportant une dimension fantasmagorique à même d’assumer l’héritage du Paris des usines. Il y a une volonté de distinguer très clairement ces bâtiments des immeubles de bureaux, malgré certaines caractéristiques communes.
Une première étape de constitution du corpus nous a permis de déterminer que la plupart des « hôtels industriels » avaient été construits sur une période extrêmement resserrée, entre 1982 et 1992. Des visites sur le site de certains hôtels, comme Berlier ou Biopark, nous ont informé de la transformation prématurée (passée ou imminente) de certains de ces édifices en vue d’un changement d’usage. L’étude de ces bâtiments, notamment à travers la lecture et le dessin de leurs plans respectifs, a révélé que leur dénomination cachait des programmes variés, traduits
en caractéristiques typologiques relativement disparates malgré les points communs cités plus haut.
Ce constat soulève plusieurs problèmes qui seront abordés au long de ce travail. Comment ont été élaborées et se sont déclinées les différents types d’hôtel industriel ? Comment expliquer l’engouement progressif pour ce type de programme à partir des années 80 ? Pourquoi a-t-on cessé d’en construire après 1992 ? Comment ont évolué les usages de ces édifices, par rapport au discours et à l’architecture auxquels ils ont été associés ?
L’élaboration de ce type d’édifice nouveau a fait l’objet de débats au sein des pouvoirs publics dans les années qui ont précédé les premières constructions. L’important phénomène de désindustrialisation que subissent les grandes métropoles a conduit celles-ci à engager leurs forces et leurs moyens dans le maintien du secteur secondaire dans la ville. À Paris, les sociétés d’économie mixte se sont impliquées dans ce projet politique à grande échelle. Suite aux premières mises en service, le programme n’a pas produit tous les effets escomptés. Cependant les bâtiments qui présentaient des caractéristiques leur garantissant une forme de résilience ont « survécu » à l’exode hors de Paris d’une partie des entreprises de l’artisanat et de la petite industrie. Cela a été permis par des restructurations plus ou moins lourdes, conservant néanmoins la plupart de leurs fonctions principales, avec un certain succès. Nous verrons néanmoins que d’autres événements historiques et politiques conduiront les pouvoirs publics à freiner le développement des hôtels industriels pour de nouveaux services plus adaptés au contexte économique de la ville. Le travail présent s’applique à relever les ambigüités cachées par
la communication et les fantasmes autour des hôtels industriels, soulevées par ces programmes aux multiples vies.
un type peu documenté jusqu’à récemment
Il n’existe aucun ouvrage entièrement consacré au sujet des hôtels industriels. Certains livres spécialisés sur les usines font mention d’édifices locatifs, parfois verticaux, dédiés à l’industrie secondaire8. Il s’agit d’exemples néerlandais, anglais, américains, présentant une certaine filiation typologique avec notre sujet d’étude.
Pour analyser les caractéristiques de ces édifices, les meilleurs plans restent ceux des permis de construire déposés à la mairie de Paris et aujourd’hui disponibles aux archives départementales9.
En ce qui concerne les sources historiques, les documents les plus utiles à notre travail furent les rapports et notes de l’Apur ainsi que le mémoire de Patrick Bonte10. Les documents anciens de l’Apur ont servi à comprendre le rôle joué par les institutions parisiennes dans le développement de ces programmes. Le plus récent, une étude publiée en janvier 2020 au cours de l’écriture de ce mémoire11, est sans doute l’un des documents les plus fournis au sujet des hôtels industriels. Il a permis de valider ou relativiser certaines hypothèses quant à l’implantation et à l’usage actuel de ces édifices. Publié en 2017 dans le même contexte de réflexion sur « la ville productive », le travail de Patrick Bonte s’avère particulièrement précieux pour comprendre l’émergence des hôtels industriels et leur évolution au gré des changements de politique économique de la Ville de Paris. Par une analyse du contexte politique parisien et de son évolution à la fin du XXe siècle, il donne une
11.
8. hEnn W. Construction industrielle, Exemples internationaux, Paris, Dunod, 1962. 9. Voir la liste des permis consultés dans notre corpus 10. bontE Patrick De la Ville industrielle à la ville productive, Quelle place pour quelle production dans les métropoles, Mémoire de Master, École d’Urbanisme de Paris, Paris, 2017, 69 p. atELiEr ParisiEn D’urbanismE Fabriquer à Paris, Paris, 2020, 80 p. III. L’hôtel industriel Le Chevaleret depuis la rue Weiss (crédit : meilleursagents.com).réponse convaincante à de nombreuses interrogations soulevées par l’étude de ces édifices.
étude historique du corpus, étude approfondie de trois exempLes
Le terrain étudié est l’Est parisien, principalement sur la période 1982-1992 qui a vu construire la quasi-totalité de ce qu’on appelle aujourd’hui les « hôtels industriels » à Paris. Les hôtels qui s’y trouvent y sont disséminés de façon uniforme sur cet espace. Une liste de ces édifices est disponible à la fin de ce mémoire. Les trois hôtels industriels répertoriés à proximité de la ZAC Rive Gauche ont fait l’objet d’une analyse plus poussée, du fait de leur diversité typologique représentative de l’ensemble, et de leur proximité géographique.
Ne bénéficiant pas de bibliographie abondante sur le sujet (en particulier pour les questions relatives à l’architecture), nous avons cherché à obtenir des informations par d’autres moyens. Nous avons constitué une bibliographie au sujet des types voisins ou antérieurs aux hôtels industriels, ainsi que des ouvrages d’archéologie industrielle. Ces lectures furent utiles à l’élaboration d’une méthode de découverte et d’analyse d’édifices relativement peu documentés comme le sont les hôtels industriels. Nous avons également pu recueillir des informations auprès de personnes ayant joué un rôle dans leur théorisation, leur édification et leur étude à l’époque.
Nous chercherons à confronter et à croiser ces différentes sources et informations pour répondre aux questions soulevées par ce corpus d’édifices.
Ainsi, nous tenterons tout d’abord de comprendre pourquoi et comment a été établie la planification des hôtels industriels. Nous affinerons cette compréhension des hôtels industriels par l’analyse typologique de trois édifices exemplaires qui constituent différentes traductions architecturales des programmes planifiés. Nous terminerons par l’étude de la vie de ces édifices une fois construits, c’està-dire leur réception mitigée, l’évolution à marche forcée des usages en leur sein, témoignant malgré les difficultés du maintien de ces édifices comme hôtes pour l’industrie parisienne.
Il s’agit dans cette partie d’étudier la genèse des hôtels industriels des années 90, en essayant d’expliquer les raisons de leur planification, en particulier à Paris. Pour cela, nous aurons besoin de comprendre l’héritage programmatique de ces édifices, qui ne sont pas les premiers à Paris à concilier industrie, verticalité, et caractère locatif ou partagé. Nous verrons comment la confrontation ayant opposé la jeune Mairie de Paris et le Gouvernement (et sa Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale) a conduit la ville à développer ces programmes originaux.
1.1.1.
Plus que toutes les autres métropoles françaises, Paris a subi une forte désindustrialisation après la Seconde Guerre mondiale. Le rapport du Conseil de Paris « Fabriquer à Paris pour relever les défis sociaux et environnementaux », publié en 2015 rappelle ainsi que la ville a connu ce phénomène de manière plus marquée qu’ailleurs :
« Le phénomène de désindustrialisation a été plus marqué en Île-de-France que dans les autres régions. En effet, si l’on prend comme base l’emploi industriel, sa contraction y a été supérieure. Si l’on se situe en base 100 en 1990, en 2010 l’emploi est au niveau 50 en Île-de-France et 75 dans le reste du pays. L’emploi industriel a donc été divisé par deux pendant cette période de référence. »12
En cause, la transformation des industries au sortir de la guerre, passant un nouveau stade de concentration de capital du fait des faillites et des nationalisations. La reconstruction exige également de changer d’échelle et de rationaliser le processus productif. Ces deux effets combinés conduisent au développement d’entreprises de plus grande taille, requérant des installations elles aussi plus importantes, mais adaptées aux modes de transport individuels. Or, Paris est à cette époque complètement saturée et ne peut profiter d’une quelconque densification puisque celle-ci a déjà atteint un pic au début du XXe siècle (voir I.2.a.). La tendance est plutôt à une dé-densification, par la rénovation urbaine des îlots insalubres, entamée dès 1946, qui ne prendra réellement son essor que dans les années 1960. L’urbanisme de ZAC, marqué par la crise du logement et par l’hygiénisme, amplifie « l’exode urbain » des petites industries, très implantées dans ces quartiers de l’Est parisien. Parmi d’autres causes régulièrement citées, on trouve la pression foncière, et les difficultés de voisinage. Tout conduit à l’application stricte des principes de séparation fonctionnelle de la Charte d’Athènes, excluant les zones industrielles
de la ville-centre. Pourtant, les conséquences de cette ex-urbanisation sont pointées du doigt. Dans « localisations industrielles et milieu urbain », article publié en 197713, la géographe Bernadette Mérenne-Schoumaker établit une liste de ces problèmes :
- Encombrement des transports des villes-centres du fait de la tertiarisation des emplois.
- Délaissement d’imposantes friches industrielles en proche banlieue.
- Extension incontrôlée de l’espace urbanisé en périphérie (le futur périurbain)
- Mutations démographiques dans les quartiers de centre-ville, que les classes sociales les moins aisées sont contraintes de quitter.
- Pour les entreprises, l’ex-urbanisation constitue une nécessité plutôt qu’un choix. De lourds investissements de leur part sont obligatoires, avec le risque de perdre leur clientèle.
Partant de ce constat, elle suggère une inflexion de la politique industrielle, fondée sur le principe de coexistence et d’interpénétration des fonctions dans la ville, à rebours de la Charte d’Athènes déjà critiquée à l’époque (pour repère, L’architecture de la ville d’Aldo Rossi a été publié en 1966, et la cité moderne de Pruitt-Igoe a été démolie en 1972). Elle propose le maintien des industries à faible emprise, aux nuisances sonores limitées, à forte intégration fonctionnelle et à taux élevé de main d’œuvre féminine. Cela la conduit à avancer « d’autres formules industrielles que les parcs périphériques14 ». Les espaces déjà existants doivent selon elle faire l’objet d’un relevé rigoureux en vue de leur rénovation, mais elle propose également des idées pour le bâti neuf :
- Les « structures industrielles verticales et locatives »
- Les « constructions individuelles à façade “urbanisée” »
- Les « petits parcs d’activité »15
Comme nous le verrons (1.1.3), c’est presque mots pour mots que seront reprises un an plus tard ces préconisations par la mairie de Paris, sans que nous puissions cependant confirmer si l’équipe municipale avait connaissance de ce texte précis. Toujours est-il qu’elles semblent bel et bien dans l’air du temps. Les problématiques mises en évidence par B. Mérenne-Schoumaker s’appliquent particulièrement bien à Paris16. En plus des causes de l’ex-urbanisation précédemment citées, elle évoque la politique des pouvoirs publics, qui dans le cas de Paris s’avère déterminante.
La désindustrialisation particulièrement brutale de Paris peut en effet s’expliquer au prisme de la politique des pouvoirs publics concernant la décentralisation. La DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) est créée en 1963, dans le but de mettre en œuvre un rééquilibrage économique en faveur de territoires jusqu’ici défavorisés. Déployant
un arsenal législatif et fiscal encourageant le déménagement des entreprises vers ces territoires, son action n’est pas sans conséquence sur l’économie parisienne. S’ajoute à cela l’interdiction de construire de nouveaux bureaux dans Paris, mise en place par le Comité de Décentralisation. Confrontée à la mutation de l’économie vers le tertiaire, et exploitant les failles de ces politiques nationales, la jeune mairie de Paris tente de tirer son épingle du jeu.
Le Conseil de Paris dévoile sa riposte le 17 novembre 1978, en votant la proposition de délibération relative à « la politique des activités industrielles et artisanales »17. Cette proposition est signée par Jacques Chirac, alors Maire de Paris. S’appuyant sur une enquête réalisée auprès des entreprises, il pointe la DATAR du doigt et affirme la nécessité d’une politique publique de maintien de l’industrie parisienne :
« Il est indispensable […] de créer des zones importantes d’un seul tenant, vouées à ce type d’activités [industrielles], et de multiplier à l’occasion des aménagements entrepris par la Ville, les réalisations de moindre ampleur permettant l’accueil ou le “redéploiement” des petites entreprises, à des conditions financières acceptables ».18
La question financière semble être l’argument choc de cette proposition. Jacques Chirac met en évidence les difficultés rencontrées par les petites entreprises au moment de déménager. On retrouve ici une problématique déjà soulevée par Bernadette Mérenne-Schoumaker. De même, il reprend à son compte l’argument de l’inadéquation de l’immobilier parisien, considéré incapable d’accueillir ces structures. Ce problème ne constitue pas selon lui une fatalité, mais un défi que les pouvoirs publics ont à charge de relever.
« Beaucoup d’établissements [doivent pouvoir] trouver des facilités de fonctionnement et d’accès qui ne peuvent leur être offertes dans le tissu urbain existant, fut-il rénové à l’occasion d’opérations publiques […] Paris doit être en mesure de leur offrir, sur son territoire, ces conditions d’exercice nouvelles qu’exigent ces activités ».19
En filigrane de la première partie de cette proposition, ce sont les premiers éléments programmatiques d’une nouvelle politique qui se dessinent. La décentralisation, si elle n’est pas totalement remise en cause, est censée faire l’objet d’un compromis entre Paris et « les territoires ». La petite industrie parisienne n’est plus vouée à fuir la capitale, mais à y rester tant que possible, encouragée par des pouvoirs publics volontaristes. Cette politique implique de soustraire cette industrie aux plus lourdes contraintes qui pèsent sur elle, notamment celles liées à l’immobilier et aux finances. C’est sur deux points majeurs que la Mairie compte proposer
18. ibid.
19. ibid.
17. consEiL DE Paris Proposition de délibération relative à la Politique des activités industrielles et artisanales à Paris, 1978.20. ibid.
21. bontE Patrick op.cit., p. 20
des solutions, par l’élaboration de types industriels nouveaux, intégrés dans des opérations d’aménagement urbain créées ou modifiées pour l’occasion.
22. Il a aussi à sa connaissance le rapport « 10 ans de politique industrielle et artisanale » que nous aborderons plus bas, et dont il reprend les 3 catégories explicitement décrites.
Ces solutions font l’objet de la seconde partie de la proposition. Elles traduisent la volonté de la Mairie de s’adapter à un maximum de cas de figure en jouant sur trois variables principales :
- l’échelle urbaine du programme
- le type d’activités concerné
- la nature de l’opération (maintien ou déménagement).
Au premier abord, cette partie ne semble traiter que de deux types d’actions différentes, décrites dans deux sous-parties :
- « la création de zones d’accueil pour les entreprises industrielles et artisanales »
- « la révision des opérations de rénovations urbaines »20
Néanmoins, Patrick Bonte21 propose une autre lecture de ce passage, s’intéressant directement aux types d’opérations planifiées17. La première sous-partie demeure assez explicite : elle évoque la création de « Zones Industrielles Urbaines » dans les terrains des gazomètres du 18e arrondissement (le futur Cap 18), ainsi que de la zone Tolbiac dans le 13e (la future ZI Tolbiac Masséna). La seconde partie est plus complexe et sa lecture révèle deux types d’action principaux à l’échelle des opérations de rénovations urbaines en cours.
Le premier type d’action implique la conservation au maximum des locaux d’activités déjà présents. D’une manière générale, ce sont surtout les petits locaux à rez-de-chaussée qui sont visés par cette mesure (l’Est parisien est bien fourni de ce type de locaux, ce qui est rappelé en première partie de la proposition). Mais les locaux plus grands sont aussi concernés. Ainsi la Cité artisanale des Amandiers construite en 1963 échappera à la destruction ou à un changement d’usages. Le second type d’action constitue la réalisation de nouveaux locaux dans le cas où la conservation de l’existant s’avèrerait impossible. Il s’agit également d’encourager la construction de ces locaux sur des parcelles appartenant à la Mairie, par une charge foncière allégée à l’encontre des maîtres d’ouvrage. En contrepartie, ceuxci devront limiter leurs loyers à un plafond défini par la ville. Jacques Chirac cite ensuite une liste d’opérations de rénovation urbaine qui devront faire l’objet de modifications en ce sens.
Patrick Bonte considère ce passage comme le point de départ de la construction des hôtels industriels parisiens. On y relève, parmi les cinq opérations à réviser citées dans la proposition :
- L’opération Bisson-Palikao, où l’on trouve aujourd’hui l’hôtel industriel
1.1.3. « ZIU », « HÔTELS INDUSTRIELS », ET « PIEDS D’ImmEUBLES », cATégoRIES PHARES DU PLAN DE 1978Bisson (1982, le premier bâtiment à porter le nom d’ « hôtel industriel »)
- L’opération Beaudricourt, qui a effectivement épargné un bâtiment industriel des années 30 rue Sthrau, rénové en hôtel industriel et livré en 1984
- L’opération St-Blaise, à proximité de laquelle a été construit en 1984 l’hôtel industriel Davout.
Il s’agit des trois hôtels industriels les plus anciens à Paris, avec l’hôtel Wattignies (1984). Il faut cependant remarquer, pour nuancer la catégorisation de Patrick Bonte, que si le document fait bien allusion à des surfaces créées, le terme « hôtels industriels » y est quasiment absent. Il n’apparaît qu’une seule fois, comme proposition pour le quartier Amandiers (le projet ne sera pas réalisé et l’école qu’il devait remplacer existe toujours). Toujours est-il que la corrélation est frappante, et que la description programmatique évoquée plus haut demeure sans ambiguïté ; c’est bel et bien suite à cette « Proposition de délibération relative à la Politique des activités industrielles et artisanales à Paris » que les hôtels industriels ont pu apparaître dans les dernières ZAC d’après-guerre. Elle marque le début de ce qui est parfois appelé dans les documents officiels le « plan-programme ».
La présence de types industriels verticaux n’est pas nouvelle dans le tissu urbain parisien. Il reste aujourd’hui de nombreux vestiges d’une époque qui a vu Paris s’industrialiser et se densifier à grande vitesse. Celle-ci est elle-même limitée par le mur d’octroi, plus tard remplacé par « la zone », ainsi que par des transports publics et individuels à leurs balbutiements. À l’aube du XXe siècle, Paris intra-muros est presque entièrement bâti. Pendant toute la seconde partie du XIXe siècle, une partie de l’activité dite « secondaire » quitte les ateliers artisanaux des petits immeubles du vieux Paris. Dans un mouvement contraire, une partie de l’industrie dépendante de l’énergie hydraulique fuit les campagnes pour se rapprocher de sa clientèle23. Encouragées par les débuts de la standardisation et par la disponibilité en tous lieux de ressources fossiles, elles se sont tournées vers la périphérie de Paris. Les plus grosses entreprises, incapables de se développer à Paris même (si l’on excepte la manufacture des Gobelins, la Savonnerie, la Manufacture des Glaces…), jettent alors leur dévolu sur la proche banlieue, le long des canaux et des voies de chemin de fer.
Cependant, pour les entreprises de plus petite taille, le nécessaire compromis entre proximité de la clientèle et amélioration de l’outil productif se résout autrement. Ainsi, une partie de ces entreprises souhaitent rester dans la ville-centre. Ce maintien est encouragé par un tissu industriel riche et dynamique au sein de la ville, qui a profité de la transformation d’anciennes propriétés religieuses en manufactures pour se développer. L’extension du bâti sur le parcellaire en lanière
24. Sur les réseaux énergétiques centralisés dans les villes européennes au XIXe et au début du XXe siècle, nous conseillons la lecture (en anglais) des deux articles suivants :
DE DEckEr Kris Power Water Networks, https:// www.lowtechmagazine. com/2016/03/hydraulic-accumulator-power-water-networks.html, consulté le 22 novembre 2020
DE DEckEr Kris History and Future of the Compressed Air Economy, https:// www.lowtechmagazine. com/2018/05/history-andfuture-of-the-compressed-aireconomy.html, consulté le 22 novembre 2020
25. Sur la mutation des immeubles industriels aux XVIIIe et XIXe siècle, voir Nicolas Lestringuez, 2002, Trois établissements manufacturiers parisiens transformés dans les années 1990, Paris, Ecole d’architecture de Paris-Belleville, 151 p. Il a néanmoins été retiré de la consultation depuis nos recherches et nous ignorons s’il est encore possible de le lire.
des faubourgs a favorisé la cohabitation des résidences et de la production. Les immeubles « à cour » de ces quartiers sont l’exemple d’une symbiose fonctionnelle densifiée, témoignant d’un certain progrès par rapport aux immeubles-ateliers préindustriels. Pour beaucoup d’activités, une telle proximité s’avère néanmoins difficile, car elle impose des locaux trop exigus, parfois difficilement accessibles aux camions, empêche les activités bruyantes. L’impression, le textile, la métallurgie légère, l’artisanat du bâtiment sont particulièrement concernés, d’autant que ces activités requièrent une puissance et des quantités d’énergies nécessitant de grandes infrastructures pour rationaliser les coûts. Les réseaux collectifs à l’échelle de la parcelle ou du quartier se développent à cette époque dans le but de répondre à la demande industrielle et distribuent de l’énergie par voie électrique, pneumatique ou hydraulique24.
Pour cette raison, on voit également apparaître des immeubles uniquement industriels. Les premiers représentants de ce type sont des bâtiments « à cour » construits sur le parcellaire des faubourgs, et dont la hauteur ne dépasse pas les deux étages. Néanmoins, l’amélioration des engins de levage et l’apparition des ascenseurs et monte-charges autorisent des hauteurs de plus en plus importantes, et les cours industrielles cèdent progressivement le pas — parfois dans la même parcelle — aux « cités industrielles »25. C’est au tournant du XXe siècle que ce type de programme connaît son développement, avec la démocratisation du béton armé et de la construction métallique qui permettent la reprise de lourdes charges ; l’usine Contrescarpe du 36 boulevard de la Bastille, les immeubles du 77 et du 102 rue de Charonne, en sont des exemples. Ces usines collectives sont morphologiquement très proches de leurs équivalents mono-entreprise, comme les ateliers du déco-
rateur Jansen au 48 rue St-Sabin (aujourd’hui les locaux de l’ENSCI) ou l’usine Exacompta.
Pour les initiateurs du plan de 1978, la richesse et la résilience du tissu industriel parisien constituent des arguments en faveur de son maintien. Ceux-ci, en proposant l’édification de bâtiments industriels nouveaux, tentent de renouer avec cette histoire et d’en reprendre les grandes lignes typologiques. À rebours de la « zone industrielle » de banlieue, ces bâtiments sont nombreux à réutiliser le principe de cour fermée, d’accueil pour les véhicules, de services communs, d’infrastructures de transport et de levage, de réduction des charges de consommation par économie d’échelle. Cette filiation s’avère avant tout typomorphologique, c’est-à-dire liée à l’usage même de ces édifices. Elle peut également se manifester sous forme de clins d’œil stylistiques (par exemple avec les ascenseurs en façade de l’hôtel Métropole, qui rappellent ceux de l’usine Contrescarpe). Il est également intéressant de souligner que les deux premiers hôtels industriels parisiens, Bisson et Sthrau sont (partiellement pour le premier) issus de la rénovation d’édifices verticaux parisiens plus anciens. La continuité typologique semble donc évidente, et les principales innovations sont en fait d’ordre politique et foncier.
Dans les années 20, Paris entre dans son âge d’or industriel et connaît alors un pic d’activités en son sein. On dénombre en 1920 environ 110 000 établissements industriels dans Paris et dans le bassin de la Seine, contre 60 000 en 1900. Il est intéressant de souligner que l’extraordinaire et éphémère progression de cet indicateur se réalise après l’urbanisation complète de Paris intra-muros. Elle est donc le fait de la densification des activités, plus que de leur étalement. Les édifices
26. consEiL DE Paris Fabriquer à Paris pour relever les défis sociaux et environnementaux, Paris, Mairie de Paris, 2015, p. 21
27. bonnauD Laure et martinais Emmanuel « Des usines à la campagne aux villes industrielles. La cohabitation ville/ industrie saisie à travers l’histoire du droit des établissements classés », Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, 27 mai 2005, Dossier 4.
28. mérEnnE-schoumakEr
Bernadette « Les immeubles industriels communs à étages : une solution d’intégration industrielle en milieu urbain ? », L’usine dans la ville, 1982, p. 5-11.
industriels verticaux, partagés ou non, ne sont pas étrangers à ce phénomène. La plupart d’entre eux fonctionnent comme des immeubles privés, selon un régime de propriété proche de celui des usines classiques, à ceci près que les locaux sont divisés en lots. Cependant, à proximité de l’usine Exacompta citée plus haut est édifiée en 1936 la première cité artisanale d’initiative publique. Ce « phalanstère artisanal » est imaginé par Étienne Clémentel, ministre du Commerce entre 1915 et 1920. Le nom de Cité n’est ici pas usurpé : elle est équipée d’une bibliothèque, d’une infirmerie, d’une banque, mais surtout de logements pour les artisans, un cas de figure qui ne se répétera que rarement dans les cités « publiques » (sauf squats). Quoique saluée, sa mise en service est tardive, à l’aube de l’urbanisme fonctionnaliste. Il n’y aura pas d’autres édifices de ce type. Le modèle d’intervention étatique dans l’économie de Clémentel restera tout de même dans les mémoires, comme le terme de « Cité » industrielle ou artisanale, outil et symbole d’une économie sous contrôle et prétendument à l’abri des crises.
À cette période, de nombreux établissements de plus de plus de cinquante emplois, en diminution intra-muros depuis le milieu du XIXe siècle est désormais surpassé par celui de la proche banlieue. Ce phénomène ne fait que s’amplifier dans les années qui suivent, même si la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences tempèrent pour un temps les espoirs de déménagement des entreprises. À l’aube des années 1970, le nombre d’entreprises industrielles parisiennes revient à ce qu’il était avant 1900. Parmi les causes pouvant expliquer les départs observés à partir des années 1920, la mission d’information « Fabriquer à Paris » du Conseil de Paris évoque26 :
- L’effet ambigu de l’effort de guerre entre 1914 et 1918, qui eut tendance à reconvertir les usines existantes en favorisant des industries lourdes implantées à l’extérieur de Paris
- Des contraintes logistiques et foncières inadaptées aux transports individuels et collectifs du XXe siècle
- Des contraintes environnementales, avec l’évolution de la législation en 191727, combinée à une pression de plus en plus forte de la part des riverains.
Néanmoins, ces contraintes sont à relativiser tant la tendance internationale à la diminution de la part de la production industrielle dans le PIB mondial s’amplifie au milieu du XXe siècle. La fuite de l’industrie parisienne est à replacer dans un contexte européen qui témoigne de situations analogues dans beaucoup d’autres métropoles. Certaines d’entre elles, comme Rotterdam au sortir de la guerre, ou Stockholm dans les années 1960 décident de développer des programmes industriels attractifs, profitant au mieux des empreintes foncières restantes intra-muros ou en proche banlieue. Ces projets prennent la forme de zones industrielles locatives à plusieurs étages et intégrées dans des tissus urbains mixtes en périphérie28. Ils s’inspirent de certaines caractéristiques des industries locatives existantes, mais sont cette fois-ci construits et exploités par des institutions pu-
bliques, à des fins d’aménagement économique et territorial (avec parfois l’assistance du secteur privé).
Paris n’est pas en reste et construit sur cette période sa « Cité industrielle ». La Cité des Amandiers est livrée en 1963 pour accueillir les activités délogées par le chantier de la Z.A.C. des Amandiers. Elle comprend un immeuble dédié à l’artisanat de 5 étages, ainsi que des locaux à rez-de-chaussée pour les activités plus lourdes et la logistique. C’est une société d’économie mixte, la SADEMO, qui réalise et prend en charge l’édifice. Néanmoins le plus remarquable bâtiment industriel vertical en région parisienne est Mozinor, achevé en 1971 à Montreuil. Il reprend le système de rampes pour automobiles et de services collectifs déjà mis en place dans la Cité industrielle de la Jarry à Vincennes (construite dans les années 1930), mais le transpose à une nouvelle échelle, celle du camion semi-remorque29. Ces deux grands projets, quoiqu’emblématiques, représentent, tout comme la Cité Clémentel, des expérimentations risquées et isolées. Leur succès relatif n’aura pas empêché la fuite des industries de Paris et de la proche banlieue, d’autant que celle-ci est encouragée par les pouvoirs publics au nom de la rationalisation, de l’hygiène, et de la décentralisation.
Ces expérimentations publiques sont cependant riches d’enseignements pour la Mairie de Paris. Celle-ci est confrontée à la désindustrialisation et à la crise de fin des soit-disant « Trente Glorieuses » amplifiée par les chocs pétroliers. Toujours attachée à une certaine forme de gaullisme, n’acceptant pas le libéralisme classique comme possible solution à ces crises, elle puise dans son propre répertoire historique. Ainsi, si la force publique a pu agir sur le marché de l’immobilier dans les périodes de crise précédentes (années 1930, crises immobilières d’aprèsguerre), il n’y a aucune raison de ne pas poursuivre ce type d’initiative dans la situation des années 1970. D’autant que cette fois-ci la Mairie peut s’appuyer sur les outils législatifs de la reconstruction, ainsi que sur de puissantes sociétés d’économie mixte fortes de plusieurs décennies de chantiers importants. À cela, on ajoute l’important budget (15 milliards de francs) dont elle est dotée à sa création. Nous verrons cependant que la jeune Mairie ne se contentera pas de répliquer ces expériences pour leur intérêt économique. Elle servira également de ces constructions pour se mettre en valeur comme une institution publique moderne et consciente des enjeux de son époque.
pouvoirs puBLics
1.3.1. UN PRogRAmmE PoUR LE PRIvé, coNçU PAR LE PUBLIc
Une des particularités de cette politique publique de construction de locaux industriels réside dans l’alliance, qui peut sembler contradictoire, entre investissements publics et production privée. Même si l’État français dispose depuis longtemps d’institutions et de mécanismes de ce type (notamment La
Caisse desDépôts), il n’y a rien d’évident à mettre en place un tel programme. Les trentes dernières années avaient été consacrées à des constructions de logements et d’édifices publics aux frais et à l’usage de sociétés d’économie mixte (en général propriétés à 100 % de municipalités).
La délibération de 1978 va même plus loin que la location de locaux au privé. Il y est également prévu que la Mairie de Paris puisse céder des parcelles par le biais de baux emphytéotiques, à n’importe quelle entreprise souhaitant y construire des locaux industriels. Notre hypothèse est que la jeune droite chiraquienne tente de concevoir un nouveau répertoire d’action publique, cherchant à guider la « main invisible » du marché, plutôt que de la contraindre et de la brusquer. Elle prend acte de l’impossibilité d’un laisser-faire total et de la nuisance économique que lui cause la décentralisation, mais elle rejette les procédés d’intervention « sociaux-démocrates » d’après-guerre. Profitant de libérations d’emprises foncières issues de la rénovation urbaine, la Mairie fait d’une pierre deux coups : elle valorise ces emprises tout en modérant ses investissements.
Cette inflexion politique s’inscrit dans un contexte plus large de critique de la gestion des crises par stimulation de la demande. Ici, l’action publique bénéficie tout d’abord à l’offre, en quête de profits depuis le début de la crise. Cette politique semble préfigurer le tournant néolibéral30 des principales formations politiques françaises dans les années qui suivront. Contrairement au modèle esquissé en Suède, les hôtels industriels parisiens ne sont pas le produit d’une politique d’aménagement et d’homogénéisation du territoire. Ils seraient plutôt un artefact précoce de la concurrence interrégionale et du métropolisation. Ils préparent un modèle de capitalisme cherchant à résoudre les contradictions entre État et marché qu’ont produites les violences et les remous politiques du XXe siècle. La Mairie n’agit pas à rebours du marché, mais compte anticiper ses évolutions, en contournant l’interdiction de construire de nouveaux bureaux dans la capitale. Comme le firent remarquer Philippe Freiman et Bruno Murawiec, « [l’] adaptation au marché [des hôtels industriels], aussi bien technique que financière, est essentielle »31. Nous étudierons plus loin l’impact architectural de cette caractéristique fondamentale des hôtels industriels.
Ces précisions permettent de comprendre l’intérêt que peut avoir ce type de programme pour la Mairie de Paris, et pour Jacques Chirac. Il veut faire de la Mairie l’exemple d’un pouvoir public rejetant « le capitalisme sauvage » en mettant le marché au service des citoyens. D’un point de vue pratique, la nouvelle politique industrielle de la ville prétend défendre les intérêts d’une grande partie de ses habitants. Dans la proposition de délibération de 1978, Jacques Chirac mentionne d’ailleurs « ces petits patrons » qu’il est allé rencontrer. Dans une fibre plus gaulliste qu’ouvertement néolibérale, il affiche également pour objectif de sa politique
1.3.2. L’INTéRêT méDIATIqUE D’UN NoUvEAU PRogRAmmE 30. Si l’on définit comme néolibéralisme une doctrine distincte du libéralisme classique. Selon la doctrine néolibérale, le libre marché est le meilleur protecteur des profits, mais il doit être encadré par un appareil d’État fort.le maintien des classes populaires dans le centre-ville de Paris. Il tente d’endosser un rôle de maire de tous les Parisiens (pour reprendre la formule utilisée lors de son premier discours après son élection comme président en 1995, où il affirme qu’il sera « le président de tous les Français »). La construction de surfaces dédiées à l’industrie n’est donc pas qu’un pis-aller, un lot de consolation pour une Mairie qui aurait peut-être préféré développer le secteur tertiaire.
La Mairie compte se donner les moyens techniques de parvenir à ses fins, et a besoin d’assurer la continuité institutionnelle de sa politique. Pour cela, elle crée en 1980 le Bureau municipal des Activités Économiques (BMAE), rattaché à la Direction de l’Aménagement urbain et initialement présidé par Gabriel Kaspereit. C’est ce bureau qui se charge de conduire la politique, et d’en clarifier la communication. En 1988, le BMAE publie la brochure « Dix ans de politique industrielle et artisanale »32. Le document, présenté dans les premières pages par Jacques Chirac et le nouveau directeur de l’institution Philippe Nivet-Doumer, fait le bilan de cette politique. Ce dernier rappelle les objectifs énoncés en 1978, et insiste sur les édifices construits qu’il classe en trois catégories :
- « Les zones industrielles urbaines »
- « Les hôtels industriels »
- « Les pieds d’immeubles »
Entre la délibération de 1978 et ce document, le BMAE a produit un notable effort de clarification. Comme nous l’avons expliqué plus haut, on retrouvait déjà dans la délibération toutes les caractéristiques des hôtels industriels. En revanche, le terme était quasiment absent. Il est possible qu’à ce moment-là la mairie n’avait pas encore pris pleinement conscience du type d’édifice qui allait être produit par sa politique. En 1988, 18 projets locatifs et verticaux ont été construits ou sont en phase de construction, et tous reçoivent désormais le nom d’« hôtel industriel ». On peut imaginer l’amélioration que l’usage de ce terme commun constitue pour le dialogue entre acteurs institutionnels, mais également pour le grand public.
La séparation du document en trois types de bâtiments illustre la volonté d’orienter la communication autour d’eux : plus encore que les stratégies de renouvellement urbain, plus que les lieux d’implantations, c’est le programme et la morphologie même de ces édifices qui est au centre de toutes les attentions. Dans l’introduction Jacques Chirac insiste : « ces réalisations […] n’ont d’équivalent dans aucune grande capitale au monde. » Le document accorde à chaque bâtiment une double page contenant deux photos, quelques chiffres et une liste de toutes les entreprises qui y sont implantées à la date du 1er juillet 1988. Les images montrent rarement l’intérieur des édifices, et mettent plutôt en valeur le travail de façade, l’insertion urbaine. Les hôtels industriels s’affichent comme des réalisations n’ayant pour caractéristique partagée que leur nom et la politique municipale qui les construit et les exploite. Leur dénomination commune est le manifeste auquel tous ces édifices ont prêté allégeance, en promettant des locaux industriels
àVII. L’Hôtel industriel Berlier de nuit, 1990, source : http:// www.perraultarchitecture.com (crédits sur le site).
VIII. Hôtel industriel Tolbiac-Masséna, élévation nord issue du permis de construire (ci-contre).
IX. Hôtel industriel Le Chevaleret, élévation issue du permis de construire (ci-contre).
moindre coût à leurs locataires. Comme nous allons le voir, ils n’en sont pas moins uniques, taillés pour leur quartier, et déploient ensemble une large gamme de déclinaisons programmatiques.
Dans cette partie, nous interrogerons la conception des hôtels industriels par la maîtrise d’œuvre, avec des outils et des concepts propres à l’architecture. Nous tenterons de comprendre comment les architectes ont développé le programme des hôtels industriels sur le site qui leur était donné. Nous analyserons leur travail par le biais de thématiques que nous avons jugées majeures dans la conception d’hôtels industriels. Nous traiterons principalement de la question de la façade, celle de la zone de décharge, et enfin celle du plan d’étage et des relations distributives. Nous avons choisi trois hôtels issus du quartier Tolbiac-Masséna, chacun constituant une application particulière du principe de l’édifice industriel vertical. Il s’agit des hôtels industriels Berlier, Le Chevaleret, et Biopark (autrefois appelé « Centre d’affaires et d’activités Tolbiac-Masséna »). Comme nous le verrons, ces différents types empruntent à l’histoire de l’industrie parisienne autant qu’ils innovent sur certains aspects. Ces trois exemples s’avèrent également assez représentatifs — en particulier du point de vue de leurs schémas distributifs respectifs — du reste de la production à Paris et en proche banlieue.
2.1.1. ExPRESSIoN DU PRogRAmmE coNTRE fAçADE « URBANISéE »
Les hôtels industriels portaient en eux l’espoir de maintenir à Paris l’activité de production qui avait jusqu’ici fait l’identité de la ville et de ses faubourgs. Ils matérialisaient une critique de la ville moderne où règne la séparation spatiale des fonctions. Ils promettaient un avenir industriel plus solidaire de l’environnement et du tissu urbain. Les architectes ont apporté leur réponse à ces problématiques,
33. FEssy Georges, FriEDman
Jacques, PErrauLt Dominique et tonka Hubert L’hôtel industriel Berlier, Paris, Pandora, 1991, 56 p.
34. Dominique Perrault Architecture — Hôtel industriel Berlier, http://www.perraultarchitecture.com/fr/ projets/2536-hotel_industriel_berlier.html, consulté le 10 juin 2019.
35. FEssy Georges, FriEDman
Jacques, PErrauLt Dominique et tonka Hubert op. cit.
36. La façade du projet est décrite comme "urbaine" et "respectant le site de la Seine" dans Paris-Projet, n˚27-28, 1989, p. 242-243.
37. mérEnnE-schoumakEr
Bernadette « Localisations industrielle et milieu urbain », Bulletin de la Société géographique de Liège, mars 1977, no 13, p. 5-18.
chaque agence à sa manière. La nécessité de réaliser des espaces les plus flexibles possible a conduit les maîtres d’œuvre à concentrer leurs efforts sur le dessin de la façade. Le point commun entre les trois projets que nous étudions est la mise au point de techniques originales permettant l’interaction physique entre l’intérieur et l’extérieur, sans négliger l’insertion urbaine du projet.
Pour l’hôtel Berlier, Perrault a joué sur les effets complexes du mur rideau continu pour construire l’identité plurielle de l’édifice. Le jour, le parallélépipède disparaît discrètement derrière le reflet du ciel qu’il renvoie au boulevard Masséna et au périphérique. Le soir après le coucher du soleil, il révèle l’atmosphère colorée et joyeusement hétérogène des différents lots encore éclairés par la lumière artificielle. L’édifice exprime ainsi à sa façon le programme en se reposant uniquement sur la dimension phénoménale du verre. La mise en œuvre des panneaux toute hauteur met en valeur la vocation « propre » et « high-tech » associée à l’édifice dès sa conception. La dimension poétique de cette façade, inattendue, était tout à fait intentionnelle. Il suffit de feuilleter l’ouvrage « L’hôtel industriel Berlier », coécrit par Dominique Perrault, pour s’en rendre compte33. Sur la page web dédiée à l’hôtel industriel Berlier, Perrault reprend le texte en prose imprimé dans le livre en guise de description du concept34. Il y met l’accent sur le caractère organique et vivant que le verre confère à l’édifice : « une quarantaine d’entreprises […] seront incluses : certaines se développeront, d’autres disparaîtront […] l’évolution de ces activités sera en façade, toujours visible, cela deviendra l’expression de sa réalité »35 On ne démentira pas ces affirmations, que nous avons pu vérifier en observant le chantier de rénovation intérieure de l’édifiec depuis la rue, sans le moindre effet « palissade ».
L’hôtel Tolbiac-Masséna, conçu par Legrand, Rabinel, et Debouit, et livré la même année que Berlier affiche quant à lui des façades très « eighties ». Dans l’objectif de concilier industrie et urbanité36, les architectes ont opté pour un dessin semblable à celui de nombreux édifices tertiaires de la même époque. Les façades du projet sont rythmées d’éléments verticaux en béton peint et remplies de fenêtres fumées sombres. Des frontons viennent souligner les angles de l’édifice-îlot, aligné sur la rue. L’idée de cacher sa vocation industrielle par une façade évoquant des types plus communs dans le tissu n’était pas nouvelle, et était déjà proposée par la géographe Bernadette Mérenne-Schoumaker. Elle suggérait, en plus des « structures industrielles verticales », de concevoir les « constructions individuelles à façade ″urbanisée″ », « conçu[es] pour s’harmoniser avec le décor architectural […] qui les entourent »37. Ce discours s’accompagnait néanmoins d’un projet programmatique (et non seulement esthétique), reposant essentiellement sur des petites structures de proximité, ce que n’est certainement pas l’hôtel Tolbiac-Masséna. Celui-ci ne cherche d’ailleurs pas à imiter un quelconque contexte alentour, mais plutôt à « créer de l’urbanité » par un dessin de façade relativement indépendant du programme. L’hôtel Le Chevaleret suit une démarche analogue, mais dans un style
plus moderne, où l’esthétique « bureaux » s’impose également (verre courbe fumé à l’entrée, fenêtre bandeau au nu extérieur…).
Nous avons vu que les hôtels industriels sont des édifices pour lesquels l’interaction physique entre l’intérieur et l’extérieur constitue un caractère fondamental. À ce titre, la façade est théoriquement appelée à jouer un grand rôle pour permettre cette interaction. Ce rôle s’avère manifeste dans l’hôtel Tolbiac-Masséna ou les façades intérieures intègrent les seuils par lesquels passent les marchandises. Elles assurent la relation de plain-pied entre les plateformes et les locaux. Contrairement à celles de beaucoup d’autres hôtels industriels, la façade de l’hôtel Tolbiac-Masséna contient les poteaux, une conception sans porte-à-faux qui mise tout sur la longueur de portée.
Si l’hôtel Le Chevaleret ne bénéficie pas du même système de logistique, sa façade côté cour est cependant en partie détachable. Cela permet d’introduire à tous les étages des objets de dimension importante, par un treuil mécanique. Ce système va de pair avec la grande hauteur sous plafond des locaux.
En revanche, la façade de l’hôtel Berlier reste entièrement hermétique si l’on excepte le rez-de-chaussée. Envisagée dans les premières études comme un système double peau comprenant en son sein les brise-soleils et les gaines de ventilation38, le système a été simplifié en mur rideau simple. L’effet d’épaisseur de service transparente est néanmoins conservé dans le projet final. Ainsi la façade sert à l’expression fonctionnelle, plutôt qu’à la fonction elle-même. Nous verrons que cet aspect du projet a fait l’objet de critiques et constitue peut-être une des raisons de l’échec relatif de l’édifice auprès de la clientèle recherchée. Cette appréciation est néanmoins à relativiser : Berlier est tout de même le seul de nos trois exemples à proposer une façade à même de produire la majorité de l’apport lumineux intérieur en journée.
Le lieu de la rupture de charge (c’est-à-dire la transmission de marchandises entre les locaux et les véhicules) est un élément déterminant des hôtels industriels. Les exemples étudiés proposent différents modes de rupture de charge, aux conséquences spatiales et fonctionnelles très marquées. On peut distinguer trois cas de figure principaux. Certains hôtels industriels permettent la rupture de charge au palier des locaux grâce à un système de rampes et de plateformes façon Mozinor, bien décrit dans le mémoire de Lucas Coudart39. D’autres l’imposent depuis la cour vers les monte-charges. Certains encore l’assurent au rez-de-chaussée sous l’édifice le long d’une voie à sens unique ou tout simplement de places de parking. Ces trois modes impliquent des emprises de parcelle différentes, le site choisi s’avère
38. Un schéma de ce système est présent sur le premier permis de construire de l’hôtel Berlier, qui date de 1987donc déterminant pour le choix du mode de rupture de charge (ou vice-versa).
2.2.1. LE gRAND HÔTEL ToLBIAc-mASSéNA : RAmPE ET PLATES-foRmES PoUR PoIDS LoURDS
L’hôtel Tolbiac-Masséna, situé le long du quai Panhard et Levassor à côté de l’école d’architecture Paris-Val-de-Seine, était un des rares exemples français d’hôtels industriels équipé d’une rampe pour véhicules, avec l’hôtel Ourcq à Pantin, dont la rampe peut accueillir les camionnettes, et bien entendu le Mozinor, avec sa rampe intérieure dessinée pour les semi-remorques, dans le même esprit que la rampe à autos de la Cité de la Jarry à Vincennes.
Cette rampe hélicoïdale (cf. figure a) était située du côté de la rue Jean-Antoine de Baïf, entre les parties est et ouest de l’édifice. Sa position s’explique par un phasage en deux parties de l’opération, qui est très bien visible du fait de la séparation axiale entre le côté quai (phase 1) et le côté voies (phase 2). Elle donnait accès aux parkings et aux deux étages de plates-formes, en relation directe de plain-pied avec les locaux d’activité. D’un rayon intérieur de 6m et d’un rayon extérieur de 17m environ, elle était parfaitement adaptée au rayon de braquage des véhicules telles que des camionnettes ou des petits camions. En revanche, elle n’accueillait probablement pas de semi-remorque malgré son rayon suffisant, du fait de la faible manœuvrabilité sur les plateformes (à ce titre, le Mozinor est équipée d’une double hélicoïde avec déchargement sur les côtés, qui évite les rebroussements et les croisements entre véhicules longs entrants et sortants)40. La rampe demeure assez large pour que puissent se croiser la plupart des véhicules.
Les véhicules accèdent donc à leur zone de décharge en passant par cette rampe ou par les entrées du rez-de-chaussée. La suite de leur parcours est sensiblement la même à tous les étages : ils rejoignent un emplacement qui fait face aux portes-fenêtres des locaux (voir-plan ci-dessus), et peuvent décharger les marchandises au pieds du local. Chaque niveau est éclairé naturellement par des trémies ménagées dans la plate-forme supérieure. Ce dispositif a la particularité de ne pas traiter les locaux du rez-de-chaussée différemment des étages (exception faite des accès piétons, et des deux derniers étages dédiés aux bureaux), et offre à chaque locataire des prestations identiques. Précisons aussi que les plateformes font aussi office de parking pour les employés, et déploient une surface confortable mais nécessaire pour un programme de cette envergure.
L’hôtel industriel Berlier, implanté sur une parcelle bien plus petite (47*93 m dans la plus grande longueur, contre 87*205 m pour Tolbiac-Masséna), ne pouvait certainement pas accueillir un dispositif comparable à celui de l’hôtel Tolbiac-Masséna. La décharge s’effectue au rez-de-chaussée, devant les portes. L’architecte a pour cela ménagé une cour d’entrée dans laquelle on entre depuis le boulevard Masséna par le petit côté (cf. figure b). Celle-ci donne accès au parking
souterrain ainsi qu’aux plateformes de déchargement en face des deux entrées de l’édifice. Ces plateformes sont situées au-dessus d’une cour anglaise qui sépare le premier niveau de parking du réfectoire qui se trouve ainsi éclairé. Comme nous l’avons déjà vu, ce système est assez ancien : il existait déjà dans les cités industrielles du début du XXe siècle (Contrescarpe, Clémentel…). On la retrouve également sur de nombreux hôtels de notre période d’étude (Métropole 19, CAP 19, Serpollet, Les Chevrons, le Dorian). Certaines cités « à cour » ont d’ailleurs été reconverties en « hôtels », et l’efficacité de ce dispositif n’y est pas étrangère (Bisson, Wattignies…)
La cour possède une largeur suffisante pour permettre les manœuvres de gros véhicules, mais ne laisse pas beaucoup d’épaisseur restante à l’édifice, qui n’occupe que 20m dans sa largeur. Pour augmenter la surface de locaux, l’architecte n’a pas permis la décharge sous le bâtiment. On trouve à la place des monte-charges à double porte au nu intérieur de la façade, directement en face de la zone de chargement au rez-de-chaussée. Ce système s’avère moins coûteux qu’une rampe, et libère de précieux mètres carrés. En revanche, il limite très fortement les dimensions et le poids des marchandises qui peuvent être commandées ou produites sur le site. Ce principe s’identifie à celui des cours des anciennes cités industrielles évoquées plus haut, capables d’accueillir des véhicules et pour permettre la charge et la décharge au sein de la parcelle par des engins de levage et des cages d’escaliers.
L’hôtel industriel situé rue Louise Weiss, à quelques mètres de la Halle Freyssinet, est un édifice de dimensions beaucoup plus modestes que les deux précédents (35*45 m maximum). Par conséquent, il ne peut accueillir de rampe, ou même permettre aux véhicules de se garer de façon prolongée au rez-de-chaussée (cf. figure c). La cour arrière est cependant de taille suffisante pour permettre la traversée par les camionnettes, ce qui évite de décharger par un va-et-vient dans des garages. Les architectes ont limité la surface de locaux disponibles au rez-dechaussée pour garantir l’espace nécessaire à l’entrée et à la sortie des véhicules.
L’espace dédié aux véhicules est de ce fait une voie unique en U qui tourne autour du rez-de-chaussée, ménage sur ses côtés quelques places de parking capables d’accueillir des camionnettes. Comme pour l’hôtel Berlier, seul le rez-dechaussée peut être livré de plain-pied. Les zones de décharge sont ici reliées par de grandes portes aux paliers des monte-charges. Pour ce projet, le rez-de-chaussée fait donc l’objet d’un traitement très particulier vis-à-vis des autres étages. On ne retrouve pas cela de façon aussi claire dans les hôtels Berlier ou Tolbiac-Masséna, malgré un dessin qui peut légèrement varier à chaque niveau. D’autres hôtels industriels accordent un statut particulier au rez-de-chaussée, permettant un gain de surface considérable. Cela implique cependant la perte de surfaces capables de reprendre des charges importantes. C’est donc un choix contraint par la géométrie et
la taille de la parcelle, en général étroite ou exigüe. On retrouve ce système, parfois réduit à de simples garages à rez-de-chaussée ou au sous-sol, dans les petits hôtels industriels (Aubry, Courat, Masséna, Ney, Davout…).
Les dispositifs de rupture de charge constitue peut être la « clé de détermination » majeure des hôtels industriels. Elles permettent d’affiner leur classifications en trois grandes catégories. La taille de la parcelle induit le type de dispositif à privilégier, ou vice-versa. Même si chaque dispositif accepte un éventail assez large de clientèles, il ne fait aucun doute que les systèmes les plus coûteux en espace permettent des activités plus lourdes que celui de l’hôtel Le Chevaleret, par exemple. Bien entendu, toute tentative de classification uniquement à partir du critère de la gestion de la rupture de charge serait futile, et le but de ce travail n’est pas de constituer un « arbre typologique » des hôtels industriels. Nous insistons néanmoins sur ce qui nous semble être un élément singulier et propre à ce type d’édifices.
Nous étudierons dans cette partie les enjeux ayant trait aux fonctions internes de l’édifice, à savoir principalement le transport et la production de biens. Ces deux fonctions sont des aspects majeurs pour les hôtels industriels, d’autant plus que ceux-ci ne garantissent pas toujours des relations de plain-pied entre les différentes parties de l’édifice. De plus, leur verticalité induit de moindres portées, et leur caractère locatif complexifie les principes distributifs et structurels. Nous
verrons que la réponse à ces enjeux se cristallise aussi bien en plan qu’en coupe, et qu’elle concerne autant la conception des locaux que celle des espaces distributifs.
Les différentes stratégies applicables pour permettre une décharge facile des marchandises jusqu’à l’espace de travail sont élaborées de concert avec les principes distributifs internes. Dans le cas de l’hôtel Tolbiac-Masséna (cf. figure g), la relation entre ces deux espaces était la plus directe possible puisque la rampe permettait l’accès de plain-pied à presque tous les lots loués. Outre la limitation du temps et des efforts de manutention, ce système réduit l’emprise des parties distributives à l’intérieur de l’édifice. Néanmoins, un monte-charge est à disposition afin de livrer les deux derniers étages ainsi que les rares locaux inaccessibles depuis les plates-formes. Quoi qu’il en soit, ces espaces sont séparés des distributions
figure g. Tableau comparatif des principales données structurelles des trois hôtels étudiés.
« piétonnes », ce qui évite des croisements intempestifs lors des livraisons. Cela garantit également la double dimension secondaire et tertiaire d’un hôtel industriel dédié aux biotechnologies.
À l’hôtel Berlier (cf. figure e), la rupture de charge se fait en face des montecharges sans passer par l’intérieur de l’édifice, ce qui limite ici aussi le temps de déchargement et de transport. L’hôtel Le Chevaleret (cf. figure d), dont les cages verticales sont centrales pour ménager de l’espace éclairé, ne bénéficie pas des mêmes relations directes entre véhicule et transport vertical. Les portes coulissantes au niveau des stationnements permettent néanmoins un déplacement facilité jusqu’au monte-charge. Le plan des zones distributives est sensiblement le même qu’au rez-
figure f. Le Chevaleret. Plan de RDC, ech 1:1000, production personnelle à partir du permis de construire.de-chaussée, c’est-à-dire qu’il faut passer par le couloir pour accéder aux locaux.
C’est également le cas pour l’hôtel Berlier.
Les trois exemples étudiés présentent des typologies distributives assez différentes, mais se distinguent aussi par la nature des espaces qu’ils offrent à leurs locataires. Nous avons pu constater le contraste de taille entre nos trois exemples principaux, qui se répercute dans le dimensionnement des pièces intérieures. Chaque étage de l’hôtel Berlier propose deux lots de 200 m² et un lot de 720 m² divisible en deux (cf. figure i). Le Chevaleret comprend des locaux de taille plus réduite et plus variable (la RIVP en a acheté un qui mesure 48 m², mais il existe des
locaux plus grands de 200 m² environ). À l’hôtel Tolbiac-Masséna, la plupart des espaces font plus de 500 m².
Les choix d’implantation et d’infrastructure ont un impact direct sur les portées et donc la nature des espaces intérieurs. L’hôtel Berlier a dû s’élever (R+8) pour rentabiliser sa parcelle, ce qui a obligé les concepteurs et conceptrices à user de poteaux relativement épais de 800*600 mm, sur une trame assez resserrée (7200*5900mm). Les étages courants bénéficient d’une hauteur de 3,30 m sous plafond, et même 3,86 m au rez-de-chaussée, rehaussé pour pouvoir accueillir plus de lumière et des équipements plus lourds transportés de plain-pied.
Les poteaux de l’hôtel Le Chevaleret (cf. figure j.), dessinés à peine plus fins, sont aussi disposés selon une trame inhabituelle dans un édifice prétendument « industriel » (6000* 6000mm). Les locaux bénéficient néanmoins de hauteurs sous plafond importantes (3,95 m à chaque étage) qui permettent l’installation de meubles et de machines de grande taille. Cette caractéristique distingue plus nettement les locaux de l’hôtel Le Chevaleret vis-à-vis de l’offre tertiaire.
L’hôtel Tolbiac-Masséna (cf. figure h) est quant à lui un peu particulier. Les travées sont larges (jusqu’à 12 m), mais sont parfois resserrées dans les locaux des étages inférieurs qui se trouvent sous une plateforme. Les poteaux s’avèrent assez spéciaux : 300 mm par 1400 mm. De telles caractéristiques ont probablement été choisies pour garantir un maximum de flexibilité aux espaces, facilitant la construction de cloisons au droit de la structure. Les poteaux arrondis des deux autres projets ne le permettent pas.
Les hôtels industriels proposent une réponse programmatique et architecturale aux demandes des entreprises, mais la pratique des activités secondaires est aussi conditionnée à des aspects plus techniques. L’hôtel Berlier intègre dès sa conception un système de ventilation commun surdimensionné, censé s’adapter à tous les usages des locataires. Il propose également un restaurant d’entreprise en son sous-sol, ainsi qu’un système de gardiennage. C’est également le cas pour Tolbiac-Masséna. La mise en commun des services avait déjà été expérimentée à Mozinor, ou auparavant dans la très fouriériste Cité Clémentel. Ces dispositions améliorent les conditions de travail et sont supposées faire passer la pilule des loyers relativement élevés dans le secteur. Elles peuvent également permettre de pallier au manque d’activités dans le quartier d’implantation : c’était à l’époque le cas pour Berlier et Tolbiac-Masséna, installés sur d’anciennes friches ferroviaires et portuaires.
Cette troisième partie porte sur l’existence de ces programmes après leur construction. Nous nous pencherons sur les raisons de l’arrêt subit de la production d’hôtels industriels, puis sur l’évolution des usages en leur sein et de leurs restructurations. Nous verrons également comment les hôtels industriels se sont adaptés à la nouvelle donne métropolitaine, et sous quels aspects ils poursuivent leur existence aux côtés d’autres types de structures plus récentes. Cette partie comprendra une analyse contemporaine de programmes ou d’édifices ayant hérité de certains traits caractéristiques des hôtels industriels.
Comme nous l’avons vu, le développement d’un type nouveau à la dénomination soigneusement choisie a créé les conditions d’une couverture médiatique de la politique industrielle de Paris dans la presse d’information. Au cours des années 1980, le sujet est régulièrement abordé dans Le Monde. La première publication41 de ce journal au sujet des hôtels industriels parisiens correspond à la livraison « du premier hôtel industriel »42. L’auteur y dresse en première partie un portrait élogieux de la politique volontariste de la mairie de Paris, et souligne « le soulagement » que constitue pour les entreprises locataires la construction de ces locaux. Les nouveaux édifices semblent donc tenir leurs promesses. Néanmoins, la seconde partie soulève quelques interrogations sur l’efficacité réelle de cette politique de construction à peine amorcée. Comme nous le verrons dans les parties suivantes, ces doutes préfigurent les difficultés auxquelles vont se confronter les institutions en charge de l’application du programme de 1978. Dès la réception des hôtels industriels, leur capacité à accomplir l’objectif de maintien des activités industrielles est donc remise en cause.
Dans la presse d’architecture, les hôtels industriels parisiens font quelques apparitions à partir de la fin des années 1980. La médiatisation de ces réalisations participe au prestige de certaines agences, des plus jeunes (Dominique Perrault, Jean-Paul Viguier, Philippe Madec) aux plus confirmées (Chemetov + Huidobro).
On retrouve la mention de l’hôtel de Chemetov + Huidobro ainsi que celle de l’hôtel Serpollet de Philippe Madec dans le 23e numéro de D’Architectures43, qui s’intéresse au phénomène à son crépuscule, dans une double page au titre prémonitoire. Cette réalisation est commentée brièvement par Francis Rambert dans D’A44 à l’occasion d’un article de 1993 consacré à l’actualité de l’agence. Il est à noter que parallèlement à Dominique Perrault, qui fait publier un livre dédié à son hôtel industriel, Phillipe Madec choisit d’abord la presse généraliste pour promouvoir son projet : il publie le texte « Ceci n’est pas un bâtiment » dans la revue Globe en 1991. Le texte est cependant republié dans la revue FormesetStructuresen 1993. À
41. rEnDu MarcAmbroise « Paris en quête d’usines », Le Monde, 3 avr. 1984.
42. À ce sujet, on peut remarquer qu’il ne s’agit pas exactement du premier : l’hôtel Bisson est livré en 1982. En considérant que Le Monde n’a pas fait d’erreur, on peut alors supposer que l’usage élargi du terme « hôtel industriel » a été adopté entre 1982 et 1984, puisque Bisson reçoit par la suite cette appellation.
43. bLin Pascale « Hôtels industriels, dernières livraisons », D’A. D’architectures, mars 1992, no 23, p. 16–19.
44. rambErt Francis « Madec, un breton a Harvard », D’A. D’architectures, 1993.
3.1.1. « BEAUcoUP DE BRUIT »... PoUR SI PEUla manière de Perrault, Madec semble saisir l’opportunité d’un programme original et de sa médiatisation pour y expliciter des éléments de sa doctrine et défendre sa vision de l’hôtel industriel :
« L’architecture qui s’attache à répondre à une demande est nécessaire mais n’est pas partout justifiée. Elle a un endroit légitime, son en-droit est le lieu où la communauté s’établit. Là, elle installe la vie, fort de l’art et de la technique. Dans l’hôtel industriel, l’en-droit est le noyau central de couleur vieil-or. […] Tous les lieux de la communauté sont dans cet en-droit. »45
Comme nous allons le voir cependant, le succès critique des hôtels industriels dans le milieu de l’architecture, qui a permis de lancer quelques jeunes agences sur la scène parisienne et internationale, n’est que de courte durée. Ainsi, les difficultés du programme municipal commencent à partir des premières livraisons, dès que celui-ci s’expose à la réalité des usages.
Lorsque vient l’heure d’un premier bilan du « plan-programme », la presse généraliste semble plus sévère encore qu’à ses débuts46. La lenteur de la municipalité et l’inoccupation de certains locaux sont pointées du doigt. Plus grave, sont dénoncés l’inadéquation des locaux à l’activité industrielle et même les nuisances sonores. On rappelle pourtant qu’elles étaient déjà une des causes du départ des entreprises artisanales et industrielles hors de Paris ! Ainsi pourrions-nous résumer la réception des hôtels par leurs usagers et voisins : « Beaucoup de bruit, pour si peu de bénéfices » (dans tous les sens du terme). De plus, les loyers sont inadaptés (malgré leur plafonnement), et encouragent l’installation d’entreprises qui n’ont rien à voir avec le programme initial. À cela s’ajoute la crise immobilière qui frappe Paris à cette époque, et qui tempère les investissements risqués. Le Monde dresse un tableau noir des hôtels industriels et impute leur mésaventure à leur inadaptation au marché et à la ville contemporaine47. Elle est également le fruit d’errements architecturaux et d’une stratégie médiatique discutable de la part des pouvoirs publics, que la rationalité économique seule ne peut pas expliquer.
L’hôtel industriel Berlier connaît un paradoxe. C’est un édifice exceptionnel, qui se démarque de toutes les autres productions du même type. Cependant, ses qualités architecturales et son implantation on ne peut plus visible à côté du périphérique et du faisceau d’Austerlitz en font tout de suite le symbole de la politique industrielle parisienne. Dominique Perrault reçoit pour cet édifice l’Équerre d’Argent du Moniteur 1990, offrant aux hôtels industriels une certaine publicité dans le milieu de l’architecture. Elle récompense également les choix risqués des maîtres d’ouvrage, qui semblent rechercher une audace absente des productions
3.1.2. BERLIER : LES coNTRADIcTIoNS D’UN SymBoLE 45. maDEc Phillipe « Ceci n’est pas un bâtiment », Globe (puis Formes et Structure), 1993 1991. 46. « Les activités industrielles au cœur de la capitale sont de plus en plus contestées », Le Monde.fr, 11 sept. 1994.des années 1980, où la discrétion, « l’intégration urbaine », la référence explicite aux Cités Industrielles (hôtels Masséna, Davout, Aubry, Dorian…) étaient de mise.
La façade de l’hôtel Berlier semble incarner l’essence de la politique industrielle de Paris : propre, high-tech, elle révèle la diversité d’activités à l’intérieur de l’édifice. L’édifice fait d’ailleurs l’objet d’une publication dédiée à lui seul, en particulier à son esthétique (voir ses qualités métaphysiques ?), garnie de photographies de détails pleine page et accompagnées d’une prose optimiste. Berlier semble y représenter l’idée parfaite de l’hôtel industriel. C’est cette qualité « publicitaire » qui fera connaître les hôtels industriels auprès d’un plus large public. Néanmoins, l’arme est à double tranchant et les contradictions architecturales de Berlier vont se retourner contre la catégorie d’édifice toute entière.
À l’occasion du lancement de la revue d’architecture Le Visiteur en 1995, le premier article, « La mauvaise fortune de deux bâtiments remarquables »48, est consacré à l’hôtel Berlier et la Cité administrative de la Mairie de Paris de Michel Kagan. Ses auteurs, Philippe Freiman et Bruno Murawiec, ne sont pas tendres avec le travail de leur confrère Dominique Perrault, à qui ils reprochent de nombreux torts. S’ils saluent la prouesse esthétique et la réussite de l’insertion urbaine du projet, ils déplorent un problème majeur : l’inoccupation des locaux. Elle s’explique selon eux par un loyer trop élevé que nécessitent de telles coquetteries de mise en œuvre, ainsi que par l’inadéquation totale de la façade de l’hôtel Berlier avec son programme. Cette façade-rideau le rend sujet à une grande amplitude thermique, les brise-soleil intérieurs empêchent l’entretien et l’isolation acoustique des locaux, les montants fixes ne permettant aucune adaptation à l’activité. Le plan est aussi critiqué du fait de sa rigidité incongrue pour du locatif. Pour les auteurs, les réalisations de Perrault et Kagan, qui avaient fait l’objet de beaucoup de commentaires et de comparaisons stylistiques ne sont en fait que deux faces d’une même pièce. Les deux ont pour point commun de « [témoigner] par antithèse de la nécessité d’un lien entre projet esthétique et projet social »49. On peut y voir la dérive d’une architecture considérée comme « support privilégié du besoin d’image publique des élites », et plus particulièrement des « élus de la décentralisation, chefs d’entreprises, institutions de l’État »50.
Architectes et maître d’ouvrage partageraient la responsabilité de l’inadéquation de certains hôtels industriels avec le marché (Berlier constituant tout de fois un exemple peu représentatif, comme nous le verrons par la suite). La faible occupation des locaux n’a fait que se confirmer par la suite, Berlier affichant deux ans après la publication de l’article un taux d’occupation de 52.8% contre 85% de moyenne pour le parc de la S.A.G.I52. De vitrine publicitaire, Berlier est devenu symbole d’un échec. Même si cet échec est loin d’être partagé par le reste des hôtels industriels, il y a fort a parier que ce petit fiasco a pesé lourd dans les débats sur les nouvelles politiques municipales. Cependant, les errements architecturaux de Berlier ne doivent pas faire oublier que le déclin des hôtels industriels fut aussi le
49.
50.
48. FrEiman Philippe et murawiEc Bruno « La mauvaise fortune de deux bâtiments remarquables », Le Visiteur, automne 1995, no 1, p. 9-19. ibid.produit de choix politiques indépendants de la capacité de ces édifices à incarner leur programme.
En effet, il est question dans l’article « Paris en quête d’usines » des propos de Jacques Chirac à l’inauguration : « Vaste ambition, petits moyens. Ceux-ci ne peuvent prétendre inverser une tendance lourde. ». Loin de l’esprit combatif de la proposition de délibération de 1978, Jacques Chirac fait ici un aveu qui se confirmera par la suite. Un an plus tard, le même éditorialiste Marc-Ambroise Rendu51 met en évidence la disparition des locaux artisanaux et industriels, que la politique municipale est incapable d’endiguer malgré les nouvelles livraisons d’hôtels industriels et la construction des ZIU.
« L’hôtel industriel du douzième arrondissement serait-il une réalisation pionnière annonciatrice du renouveau économique de Paris ? Rien n’est moins sûr. La réalité tient en deux chiffres : on construit ou l’on rénove 50 000 m² de locaux industriels et artisanaux chaque année, mais il en disparaît trois fois autant. »
La politique de lutte contre la désindustrialisation semble s’être changée en politique d’accompagnement, atténuant seulement le choc de la transformation économique de Paris. Parmi les causes de cette évolution stratégique, M.-A. Rendu mentionne la fin du conflit entre la mairie et la DATAR. Celle-ci a progressivement supprimé toutes les mesures contraignant l’installation d’entreprises à Paris. Un revirement à double tranchant : en même temps qu’il favorise la politique volontariste de maintien de l’industrie en centre-ville, il encourage la libre implantation de structures tertiaires suivant un marché dérégulé. Ceci entérine pour de bon la tertiarisation du centre-ville et la marginalisation de l’industrie et de l’artisanat.
Le développement du tertiaire selon « la loi du marché » semble même inciter la mairie à modérer ses prétentions régulatrices à l’égard de la construction de locaux industriels. Ainsi, elle préfère dès la seconde partie des années 1980 l’implication des promoteurs privés dans les nouvelles opérations, ce que la presse ne manque pas de remarquer52. Cette disposition était prévue dès la délibération de 1978, mais a eu peu d’effet : les principaux maîtres d’ouvrage restent l’OPHVP, la RIVP, et la SAGI (toutes sociétés d’économie mixte de la Ville). Ces responsabilités élargies attribuées au marché privé ont peut-être favorisé le ralentissement de la cadence de la construction d’hôtels industriels. M.-A. Rendu y voit un bénéfice politique pour la municipalité : cohérence avec le libéralisme adopté par la droite, financement des caisses par la vente de terrains à bon prix, moindres nuisances (un sujet électoral sensible). À rebours des vertueux objectifs de mixité sociale du plan de 1978, on ne peut que constater l’avantage objectif que la mairie chiraquienne peut chercher à se procurer en évinçant définitivement la population ouvrière de
51. rEnDu MarcAmbroise « Paris laisse partir ses derniers ouvriers », Le Monde.fr, 18 févr. 1985.Paris, qui avait failli lui coûter la victoire aux élections en 1977. Cet ensemble de facteurs peut expliquer la rapidité du déclin des hôtels industriels : confrontés à un marché plus féroce, leur développement a été sciemment abandonné par la municipalité. Nous verrons cependant que l’arrêt de leur construction ne signifie pas la fin de toute politique en faveur de l’artisanat. En effet, l’évolution de leurs usages s’est avérée plus complexe que ce que la presse des années 1990 avait pu prophétiser.
3.2. un programme aujourd’hui maL nommé ?
3.2.1. S’ADAPTER AUx USAgES RéELS : RESTRUcTURATIoNS ET cHANgEmENTS DE Nom
Comme nous l’avons vu, les locataires des hôtels industriels ont assez vite rencontré des difficultés liées aux loyers élevés, à des locaux incompatibles avec les activités, et aux problèmes de voisinage, pour ne citer que ces trois exemples. Dans
« La mauvaise fortune de deux bâtiments remarquables », les auteurs évoquent le cas de l’hôtel Berlier, symbole de l’hôtel industriel, pour le meilleur et, semble-t-il, pour le pire :
«
À côté de plateaux inutilisés et de quelques artisans, les façades de ce bâtiment industriel évoquent davantage l’univers du tertiaire, addition de bureaux paysagers et d’agences d’architecture pour qui loyers, charges et frais d’aménagement restent inférieurs aux prix du marché. Pour ces locataires imprévus, les performances techniques de ces locaux industriels (surcharges, monte-charge, fluides…) sont inutiles, même s’ils savent apprécier l’image high-tech du bâtiment. »53
Le revirement de la mairie de Paris, souhaitant faire évoluer rapidement sa politique industrielle, va de ce fait encourager la conversion de certains locaux pour « s’adapter » au marché. À partir des années 1990, particulièrement sous les mandats Tibéri puis Delanoë, elle compte orienter l’usage des édifices construits après 1978 vers le soutien aux « entreprises innovantes ». Elle peut s’appuyer sur les expériences et l’usage « de fait » de certains édifices en détresse comme Berlier, qui avaient obtenu des dérogations pour élargir l’assiette de locataires potentiels. Il s’avère en effet qu’en dépit de leur incapacité présumée à accueillir l’artisanat et l’industrie, ces hôtels proposent tout de même des locaux convenables pour le tertiaire et secteur de « l’innovation ».
Suivant cette stratégie, deux types d’intervention sont appliqués à partir de la fin des années 1990, jusqu’à aujourd’hui : les rénovations et restructurations de bâtiments industriels, ou le simple changement de leur nom et de leur
54. VaLoDE & PistrE CENTRE DE BIOTECHNOLOGIES
BIOPARK | Valode et Pistre architectes, http://www.v-p.com/ fr/projects/centre-de-biotechnologies-biopark, consulté le 30 novembre 2020.
usage. Notons que ces restructurations précoces dépassent en général le cadre de la simple rénovation thermique (comme pour des édifices de bureaux de la même époque). L’objectif est bel et bien de préparer à de nouveaux usages des édifices concernés. La première grande restructuration en date n’est pourtant pas celle que l’on pourrait croire : le Centre d’affaires Tolbiac-Masséna est remanié en 2006. L’imposant dispositif de parkings de plain-pied que nous avions décrit en 2.2.1 est à l’occasion totalement rasé54. Il est remplacé par une cour arborée et des façades grillagées envahies des plantes grimpantes.
L’hôtel Serpollet, dont le complexe dispositif de façade s’est détérioré au fil du temps, a été laissé vacant par la RIVP à partir de 2014, pour connaître ensuite une double mutation, celle de l’occupation et celle du programme55. Les entreprises encouragées à s’y installer sont désormais des startups, sans lien direct avec les activités secondaires. Les locaux ont été remis aux normes, les façades rénovées, dans le but d’accueillir ce nouveau type d’entreprises : surfaces adaptées au co-working, aux Fab Labs, aux pépinières, etc. Troisième exemple très symbolique de restructuration, celui de l’hôtel Berlier : fermé depuis 2019, sa façade transparente révèle les opérations en cours. Le projet a pour ambition de corriger les défauts principaux de l’édifice, tout en préservant son identité de façade :
« Le projet de réhabilitation de l’Hôtel BERLIER s’attache à préserver la qualité de la façade existante et à la conserver tout en offrant un » outil » performant thermiquement et acoustiquement. Pour ce faire, une seconde peau intérieure est ajoutée à 70 cm de celle existante, derrière les brise-soleil (métal déployé remis en état) et les gaines (remplacées à neuf). La double peau ainsi créée
est ventilée par des tuyaux existants. Elle améliore les performances thermiques du bâtiment tout en préservant la transparence et l’aspect des façades historiques. »
Par ailleurs, l’appel à candidatures peut ici aussi sembler s’adresser à des entreprises « innovantes » plus qu’à l’industrie secondaire traditionnelle :
« L’objectif est de créer un écosystème permettant à la filière du Fabriquer à Paris de se développer dans des locaux adaptés à leurs besoins, dans toutes ses dimensions (petites fabrications, création, mode, design, métiers d’art, “makers”, santé, énergie, développement durable…) »56
Cette restructuration étage par étage a été assez aisée : la pose de la deuxième peau s’est faite à l’intérieur, en site occupé. Le chantier a profité de locaux libres, des solides planchers et des monte-charges pour le stockage et la manutention des matériaux.
Les restructurations de cette ampleur ne sont pas si fréquentes et ne concernent finalement qu’un petit nombre d’édifices. En revanche, le changement de politique industrielle a provoqué une forme de confusion dans la communication des institutions municipales, toujours persistante aujourd’hui. Alors que le rapport « Dix ans de politique industrielle et artisanale » était parvenu à clarifier la dénomination des différents édifices industriels parisiens en trois catégories, les propriétaires d’hôtels industriels ont décidé d’abandonner ce nom pour certains d’entre eux. Ainsi, le site de la RIVP (devenue propriétaire de la plupart des hôtels industriels de la SAGI), affiche Berlier, Sthrau, Weiss, Cité Beauharnais et Allée
57. VaLoDE & PistrE CENTRE DE BIOTECHNOLOGIES BIOPARK | Valode et Pistre architectes, http://www.v-p.com/ fr/projects/centre-de-biotechnologies-biopark, consulté le 30 novembre 2020.
58. mairiE DE Paris Appel à candidatures pour location d’espaces dans l’hôtel industriel Berlier, https://www.paris. fr/pages/appel-a-candidatures-berlier-hotel-industriel-dans-le-13e-8143, consulté le 30 novembre 2020.
Verte, indiqués « hôtels industriels » dans le rapport cité plus haut, comme des « locaux d’activités ». Si l’on excepte Berlier, aucun de ces édifices n’a pourtant connu de restructuration en dehors de ce que chaque entreprise a le droit de modifier dans ses locaux. L’intention est peut-être de donner un nom plus adapté aux usages réels de ces édifices. Nous verrons cependant que contrairement à ce que le traitement médiatique et publicitaire des hôtels industriels (ou « locaux d’activités ») pouvait laisser croire, ces usages ont assez peu évolué depuis la livraison des bâtiments. Ainsi, la confusion « patronymique » se renforce.
Comme nous le précisions quelques lignes plus haut, ce changement de noms ne s’applique qu’à une partie du parc des hôtels industriels. En ce qui concerne la RIVP, le terme persiste officiellement pour qualifier les locaux de Masséna, Davout, ou encore Aubry. Plus surprenant encore, Serpollet fait partie de la liste, alors que nous comparions sa restructuration à celle de Berlier. Restructuration réalisée par son concepteur initial Philippe Madec, qui le décrit désormais comme… un « hôtel d’entreprises ».
Ainsi le changement de dénomination des hôtels industriels n’est que partiel, et ne semble pas faire consensus : Biopark continue de se faire appeler « hôtel industriel » par les architectes qui l’ont rénové (alors qu’il n’avait par ailleurs jamais accédé à ce titre officiellement)57. De même le « local d’activités » Berlier continue de profiter de son premier nom, sans doute plus attractif, dans l’appel à candidatures locataires58. Ceci n’est pas sans paradoxe : ces édifices avaient perdu leur nom par manque d’adéquation avec les usages réels, mais voilà que l’usage de ce nom semble perdurer parmi les acteurs de leur prétendue transformation programmatique !
La persistance de cette « marque » ou de ce label dans les discours peut s’expliquer par un effet d’habitude, mais également par le maintien de l’artisanat dans ces locaux. À partir des relevés de l’étude « Fabriquer à Paris », et des informations de la brochure « Dix ans d’activités industrielles et artisanales », nous avons établi un tableau comparatif des activités recensées dans plusieurs hôtels industriels, entre 1988 et 2019 (cf. annexe 1). À la lecture de ce tableau, on constate que les activités de type artisanal, très majoritaires en 1988 n’ont pas tellement reculé en trente ans, y compris dans les édifices que la RIVP exploite sous le terme de « locaux d’activités » (Beauharnais et Allée Verte notamment). Le tertiaire progresse tout de même dans les bâtiments de plus grande taille comme Les Lilas, Ney, Wattignies ou encore Davout, qui a cependant conservé le nom « d’hôtels industriels ». Nous pouvons tirer trois conclusions de ce graphique :
Il n’y a quasiment jamais eu d’industrie légère traditionnelle (artisans du bâtiment notamment) dans les « hôtels industriels ». Les imprimeurs et artisans d’art y sont au contraire surreprésentés.
- L’usage ou non de l’expression « hôtel industriel » dans le discours officiel
ne semble pas immédiatement corrélé aux types d’entreprises présentes dans l’édifice.
- Le départ annoncé du secteur secondaire dans ces édifices n’a pas eu lieu.
Au moins deux raisons peuvent expliquer ce second phénomène. Tout d’abord, la surmédiatisation de certains hôtels particulièrement mal adaptés à l’industrie, comme Berlier, a pu laisser croire que l’ensemble du parc connaissait les mêmes défauts, ce qui est loin d’être vrai. Comme nous l’avions précisé, peu d’entre eux ont été restructurés ce qui suggère que nombre d’entreprises avaient tout de même trouvé chaussure à leur pied en leur sein. On peut également supposer que l’arrêt de la construction des hôtels industriels a eu lieu suffisamment tôt pour éviter une surabondance d’offres de locaux. Cela permet d’utiliser au mieux les hôtels déjà existants et de remplir leur mission sur le marché de l’immobilier artisanal.
L’usage persistant du terme « hôtels industriels » semble donc témoigner de ses qualités publicitaires : officiellement ou non, il a résisté au cours des années 1990, 2000 et 2010 alors que l’industrie parisienne était promise à une disparition progressive. Il n’en demeure pas moins que de manifeste anti-désindustrialisation, il semble être devenu la marque d’une « industrie » spécifiquement parisienne, tournée vers l’innovation, l’international, le très haut de gamme et la fabrication de pointe. Les institution municipales ont redécouvert très récemment ces qualités, en relançant leur politique industrielle et artisanale, et en amorçant une réponse aux problématiques de la « ville productive ».
Avec son nouveau label « Fabriqué à Paris » créé en 201759, la municipalité semble prendre acte de ce qui jusqu’ici n’était pas une évidence : startups, entreprises économie sociale et solidaire et autres « entreprises innovantes » fabriquent beaucoup. La réalisation de prototypes, la conception de maquettes, les produits sur mesure, high-tech ou low-tech demandent des locaux adaptés que ne sont pas toujours capables d’offrir les incubateurs et pépinières d’entreprises privilégiés par la mairie au cours des années 2000. La mairie de Paris engage alors une réflexion programmatique et typologique sur les édifices neufs. Elle lance les concours « Réinventer Paris »60, lancés simultanément avec label « Fabriquer à Paris » et avec pour toile de fond les débats sur la « ville productive ». En ce qui concerne l’existant, les hôtels industriels semblent tout désignés pour l’accueil de cette économie nouvelle, de moins en moins liée à l’industrie traditionnelle mais toujours en recherche de prestations particulières. En 2019, l’Apur emboîte le pas de la mairie et publie l’étude « Fabriquer à Paris ». Son introduction indique :
Aujourd’hui le phénomène d’érosion de l’activité productive à Paris semble endigué et le nombre d’entreprises industrielles et artisanales est resté stable ces dernières années, ce qui laisse penser qu’un rebond d’une activité
59. mairiE DE Paris Le label « Fabriqué à Paris » : qu’est-ce que c’est ?, https://www.paris. fr/pages/le-label-fabriquea-paris-5152, consulté le 29 décembre 2020.
60. mairiE DE Paris Réinventer Paris, https://www.paris.fr/ pages/reinventer-paris-4632, consulté le 1 décembre 2020.
61. consEiL DE Paris Fabriquer à Paris pour relever les défis sociaux et environnementaux, Paris, Mairie de Paris, 2015, p. 163
62. insEE L’industrie francilienne : des mutations de long terme toujours à l’œuvre, https://www.insee.fr/fr/ statistiques/3673585 , 13 décembre 2018, 2018, consulté le 1 décembre 2020.
63. gorz André Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets, https:// www.monde-diplomatique. fr/1990/06/GORZ/42679 , 1 juin 1990, 1990, consulté le 9 septembre 2020.
de fabrication, sous des formes nouvelles, est possible. […] L’évolution des comportements pour une consommation plus « vertueuse » donne naissance à d’autres formes de production et à un retour vers l’artisanat. Une partie des consommateurs, notamment à Paris, souhaite des offres plus individualisées et plus orientées vers l’accès à des services plutôt que la possession de biens. 61
Paradoxalement, le développement métropolitain de Paris n’empêche pas la production secondaire en son sein. Au contraire, il semble encourager certaines activités de ce type, néanmoins bien spécifiques. La ville poursuit actuellement sa spécialisation dans le secteur de la maroquinerie et du textile haut de gamme.62 Elle connait également un développement fulgurant de ce que l’on nomme parfois « ubérisation », et que l’on appelle aussi « économie de substitution équivalente »63. Le point commun de ces deux extrêmes entre artisanat traditionnel et économie « 4.0 » est la gamme de prestations, à savoir le luxe. Ainsi, la métropolisation et la tertiarisation de la ville-centre, associées à une politique publique de protection des locaux artisanaux, ont permis l’émergence des deux parties d’un marché haut de gamme florissant : sa demande et son offre.
Alors qu’ils avaient été diagnostiqués comme incapables de s’adapter au marché, nous constatons donc que les hôtels industriels se sont avérés très flexibles. Ils auront connu plusieurs vies, de leur genèse à aujourd’hui : -
Symboles annoncés du maintien de l’industrie traditionnelle à Paris avant