La Ronde # La revue d’art contemporain des musées de la Métropole Rouen Normandie

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Charlotte Salvanès Penelope lying présenté à la Fabrique des Savoirs d’Elbeuf-sur-Seine au travers du regard de Bruno Trentini

L’épreuve du temps Les peintures exposées à la fabrique des Savoirs figurent des femmes qui travaillent artisanalement à l’aiguille, comme cela se faisait avant l’industrialisation. Leur présence à la Fabrique des Savoirs à Elbeuf dépasse toutefois la simple confrontation entre les métiers à tisser qui y sont présentés et le travail que ces mêmes machines ont remplacé. S’il est vrai que l’artiste Charlotte Salvanès se nourrit de cette rencontre et de celle entre des engins déjà anciens et des peintures fraîchement réalisées, ce n’est pas tant pour figer des époques que pour donner corps à une histoire encore en cours. Sans nul doute, le temps qui passe est à l’œuvre dans cette installation. La déambulation cyclique et les circonvolutions nécessaires à qui veut parcourir les allées de la pièce permettent d’expérimenter les multiples visages du temps. Une temporalité reste toutefois encore en retrait : celle éprouvée par l’artiste avant d’entreprendre la réalisation des 24 toiles exposées. Le processus créateur a en effet commencé bien avant sa peinture, notamment lorsque l’artiste a passé en revue d’innombrables images de l’histoire de l’art pour collecter et choisir celles qui lui serviront de modèle. Une à une, elle a observé ces représentations de femmes à l’aiguille. Ces femmes qui, alors qu’elles étaient modèles, avaient déjà le regard baissé sur leur ouvrage pendant qu’un homme au pinceau les scrutait. Ces femmes qui, cousant ou brodant, suivaient servile-

ment un patron de couture pendant que le peintre devant elles s’adonnait à un art libéral. Collecter ces peintures, c’est d’une part rappeler cette histoire passée, d’autre part unir ces femmes et les transfigurer en les faisant passer du statut de modèles pour peintre à celui de modèles civilisationnels. Cette union ne les nivelle pas pour autant : leur exposition rend impossible de les envisager toutes d’un mouvement de la tête. En ce sens, cette assemblée de femmes dépasse la déclinaison d’un motif. L’engagement de l’artiste dans la collecte et l’agencement des images dans l’espace sont tellement conséquents que l’exposition aurait déjà été une réussite sans le travail pictural. C’est pourtant par sa peinture que Charlotte Salvanès parvient à dépasser le motif répétitif. Elle s’approprie en effet des techniques traditionnellement dévolues à la réalisation de séries pour n’en faire paradoxalement que des exemplaires uniques : elle a par exemple recours à la technique de la marbrure à la cuve, qui nécessite de disposer de la peinture – la plupart du temps de l’huile, mais ici de l’acrylique – à la surface d’une cuve remplie d’eau avant d’y tremper l’une après l’autre ses toiles. Des toiles alors recouvertes par des motifs dont le dessin varie au gré des mouvements de la peinture en flottaison, évoquant le rythme des veines dans l’épaisseur du marbre. Cette technique sérielle est en ce sens une espèce d’ancêtre de la reproduction mécanisée. Charlotte Salvanès décide de défaire cet usage puisqu’elle choisit

d’avoir recours à ce procédé préindustriel pour n’en tirer qu’un unique exemplaire. Tout se passe alors comme si le patron de couture ne servait qu’une fois, comme si les machines autour des toiles ne tissaient qu’un seul et unique pan de tissu. Le détournement de cette technique exemplifie ainsi la singularité et l’aura de chacune de ces femmes. Ce n’est pas par simple clin d’œil au travail à l’aiguille que l’artiste a intitulé son installation d’une référence à Pénélope : s’il fallait incarner ces femmes peintes à l’aide d’une allégorie, elle en serait la figure – d’autant plus qu’à l’inachèvement maîtrisé de l’ouvrage de Pénélope répond le non finito des toiles de Charlotte Salvanès. Le mensonge de Pénélope ne sert peut-être en effet pas tant à honorer l’amour qu’elle porte à Ulysse qu’à maintenir encore un peu la situation de régence qui lui permet d’être maîtresse en son royaume et maîtresse de son temps, la pratique qui s’affranchit de toute production assurant son émancipation.


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