L'art de la lettre

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21 avril au 26 juin 2009 BCU Dorigny (Unithèque)

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de la lettre Une histoire des caractères d’imprimerie

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Les livres sont le support des idées nouvelles. Parfois adulés, parfois moralisants, souvent interdits, leur force ne pourra jamais être assez dite : ils sont à la fois la source des grands changements, leur reflet et leur conséquence. Les imprimés furent les vecteurs des recherches intellectuelles de la Renaissance, ils ont dit les grands idéaux de la Révolution française, ils expliquent, ils inventent, ils transmettent, il se referment sur eux-mêmes et leur temps ou s’ouvrent à l’avenir. Les artisans du livre ont en conséquence cherché, et ce dès le début de l’imprimerie, à accorder la forme des ouvrages à leur contenu textuel et idéologique. Ainsi, les caractères typographiques sont un reflet d’un contexte historique, culturel et artistique. Ils le représentent, en sont imprégnés et l’influencent. Adrian Frutiger, le créateur du célèbre caractère Univers, affirme dans son ouvrage intitulé A bâtons rompus (2001) : « On est l’enfant de son époque, on la subit. Ainsi, le style de l’Univers était dans l’air après la guerre ; bien que l’expression soit un peu exagérée, je pourrais presque dire qu’il était attendu comme un renouvellement, qu’il y avait une nécessité de le créer.»1 L’Histoire engendre la nécessité de graver de nouveaux caractères, comme un impératif inévitable: la typographie ne pouvant être autre que le reflet de son époque. L’exposition « L’Art de la lettre : une histoire des caractères d’imprimerie » propose au visiteur une balade à travers ces représentants de l’histoire de notre culture, au cours de laquelle il croisera de grands hommes de tous les siècles, qui ont cherché à faire de l’imprimé un vecteur à la fois fonctionnel et esthétique en phase avec les préoccupations de leur temps. L’Histoire est racontée dans les livres, mais aussi par les livres, dans leur forme même. 1

Adrian Frutiger, A bâtons rompus : ce qu’il faut savoir du caractère typogra-

phique, Reillanne : Atelier Perrouseaux, 2001, p. 55.

Plaquette publiée à l’occasion de l’exposition « L’Art de la lettre : une histoire des caractères d’imprimerie», présentée à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne du 21 avril au 17 juin 2009. Réalisation de l’exposition : Loïse Grivaz Conception typographique : Jean-Charles Mutzenberg

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Le procédé d’impression en caractères mobiles mis au point en Allemagne au milieu du XVe siècle par Johann Gutenberg a révolutionné la transmission du savoir en rendant possible la production de centaines, puis de milliers d’exemplaires semblables d’un même texte, au point qu’on associe volontiers l’apparition de l’imprimerie, contemporaine de la chute de l’Empire romain d’Orient (1449), à la fin du Moyen-Âge et au début des temps modernes. Cette révolution du livre, la seconde après l’apparition du codex (volume formé de cahiers qui a remplacé les antiques rouleaux au début de notre ère) n’est toutefois pas immédiatement perceptible dans la forme des premiers ouvrages imprimés, inspirée directement des manuscrits médiévaux, tant au niveau de la mise en page que de l’écriture. Il faudra deux générations de typographes pour donner au livre imprimé

Au début était l e g o t

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ses caractéristiques propres, qui sont celles qu’on lui connaît encore au moment où ce fidèle support de la pensée se voit, après un demi-millénaire, concurrencé par les nouvelles technologies de diffusion du savoir. Les caractères typographiques utilisés par les premiers imprimeurs copient les écritures gothiques courantes à l’époque, soit la textura (ou gothique de forme), surtout utilisée pour copier des ouvrages religieux, ou la rotunda (ou gothique de somme), plutôt utilisée pour les ouvrages scholastiques. Les caractères gothiques ont été concurrencés dès la fin du XVe siècle par un nouveau caractère, le « romain », qui a fini par les remplacer complètement entre 1530 et 1540, partout sauf dans le monde germanique où, devenu l’emblème de tout un peuple, il a perduré jusqu’à un passé récent.

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Les deux missels présentés, l’un manuscrit, l’autre imprimé, datent du XVe siècle. Leur mise en page, sur deux colonnes, l’utilisation de lettrines rouges, ainsi que l’écriture adoptée (gothique de forme) présentent des similitudes évidentes. La gothique de forme, utilisée par Gutenberg pour sa célèbre « Bible à 42 lignes » constitue la première police de caractères utilisée dans l’histoire de l’imprimerie.

Missel de Saint-Laurent (manuscrit lausannois du XVe siècle) V 1184

Ce manuscrit est écrit en caractères gothiques assez ronds, entre « lettre de forme» et « lettre de somme». Dans certains cas, comme ici, l’écriture utilisée peut se situer entre les deux groupes.

Missale ad usum Lausannensem (Lausanne, Jean Belot, 1493) INC II 72

Ce missel incunable (imprimé avant 1501, du latin incunabula, berceau) constitue le premier livre imprimé à Lausanne. Il est l’œuvre d’un imprimeur itinérant, Jean Belot, qui l’a réalisé en 1493 à la demande de l’évêque Aymon de Montfalcon. Les caractères utilisés, assez anguleux, se rapprochent de la gothique de forme.

Biblia sacra Mazarinaea (Mayence, Gutenberg, vers 1455, fac-similé, Paris, Editions incunables, 1985) SDC 668 (reproduction)

La « Bible à 42 lignes » constitue le premier livre imprimé qui nous soit connu. Elle a été réalisée vers 1455 par Johann Gutenberg, secondé par Johann Fust et Peter Schöffer. Il s’agit ici du facsimilé d’une édition conservée à la Bibliothèque Mazarine de Paris. Le tirage total de cette Bible est estimé à 180 à 200 exemplaires, dont 50 sur vélin. Une cinquantaine d’exemplaires subsistent à travers le monde. L’ouvrage ne mentionne ni le lieu, ni la date d’impression, ni le nom de l’imprimeur.

Lettre de forme et lettre de somme La lettre de somme, plus ronde que la lettre de forme, a été utilisée durant le bas Moyen-Âge pour copier de nombreux manuscrits d’étude, comme la Somme de Saint-Thomas d’Aquin, à laquelle elle doit son nom. La classification des écritures gothiques en deux groupes principaux est pratique mais recouvre une réalité plus complexe, où les caractéristiques de l’un et l’autre style ne sont pas toujours aussi évidentes.

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Les ouvrages d’étude produits au XVe siècle, au moment où les Universités se développent, se caractérisent par leur écriture plus arrondie et leur mise en page, dans laquelle un commentaire encadre le texte principal. Les premiers livres imprimés destinés au public universitaire reprennent tout « naturellement» cette disposition qui montre combien le commentaire des textes considérés comme faisant autorités constitue alors la base de tout travail intellectuel.

Livre de Job, traduit et commenté par saint Jérôme (manuscrit du XIVe siècle) U 303

Le Livre de Job occupe le centre de la page; il est encadré par le commentaire de saint Jérôme. Les deux textes sont en « lettres de somme ». A noter, en marge, les commentaires d’un lecteur dans une écriture plus cursive. Juvenalis, Satirae com comento Domiti Calderini (Rome, 1474) INC II 34

Si la mise en page de ce commentaire reprend le dispositif typique des livres d’étude, les caractères utilisés sont plus proches de la gothique de forme, dont l’utilisation pour ce genre d’ouvrages, a fortiori pour un texte d’un auteur de l’Antiquité, est plus rare. Le commentaire de Calderini, en caractères plus petits, entoure le texte de Juvénal.


Le dispositif typographique de la plupart des incunables reprend celui des manuscrits contemporains. Il peut s’avérer complexe et représenter une prouesse typographique, comme dans le cas du Fasciculus temporum, sorte d’encyclopédie historique destinée aux étudiants.

L’Epistre chrestienne de 1540 présentée ici est le témoin de la fin de l’ère du gothique dans l’aire culturelle francophone.

Jean Ménard, Epistre chrestienne : aux frères mineurs de l’ordre de S. Francoys (Genève, 1540) 1G 1020

Werner Rolewinck, Fasciculus temporum (Rougemont, 1481) INC II 76

Rédigé par Werner Rolewinck (1425-1502) et imprimé pour la première fois à Cologne, en 1474, le Fasciculus temporum est sans doute le manuel historique le plus utilisé à la fin du XVe siècle. On en connaît de nombreuses impressions, dont une réalisée à Rougemont par Heinrich Wirczburg, un moine-imprimeur itinérant. Elle est considérée comme le premier livre imprimé sur l’actuel territoire vaudois (Rougemont faisait alors partie du comté de Gruyère). Dans l’édition de Rougemont comme dans les précédentes, le texte est disposé en bandes horizontales permettant de situer les évènements dans le flux temporel.

Les caractères gothiques, couramment utilisés pour les textes religieux en langue vernaculaire ont déjà pratiquement disparu en France en 1540, au moment où Jean Michel met ce volume sous presse à Genève. On retrouve dans ce livre le matériel qu’avait utilisé Pierre de Vingle, de Serrières au portes de Neuchâtel, pour imprimer, ainsi que d’autres ouvrages de propagande protestante, dont le fameux placard de 1534 affiché sur la porte des appartements royaux, une traduction française de la Bible par Robert Olivétan, un parent de Calvin. La Bible d’Olivétan est considérée comme la première Bible protestante imprimée en français. L’utilisation des caractères gothiques traduit un souci de populariser l’écriture sainte, le public n’étant pas encore habitué aux caractères romains. En raison de son format imposant et son arrivée sur le marché à un moment où la réaction contre les Réformés s’organise, cette Bible n’a pas rencontré le succès escompté. Les protestants cherchaient alors à se munir de Bibles plus petites, destinées à un usage privé et non plus communautaire, moins coûteuses et plus faciles à transporter ou à cacher.

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Les caractères gothiques eurent une très longue carrière dans les pays germanophones, puisqu’ils furent employés du XVe au XXe siècle. Considérés comme emblématiques du peuple allemand, ils furent abondamment utilisés par les nazis dans les années 30, comme en témoigne l’édition de 1933 de Mein Kampf présentée ici. Mais, en 1941, alors que le régime nazi tentait d’éradiquer tout ce qui avait trait au judaïsme, il fut décrété qu’en raison des relations étroites entre le développement de l’imprimerie et la communauté juive, les caractères gothiques devaient être considérés comme l’émanation du génie juif et donc supprimés. Comme en témoigne l’ouvrage d’Helmut Krausnick imprimé en 1942, cette consigne ne fut pas toujours suivie, et on trouve des livres entièrement réalisés en caractères gothiques jusque dans les années soixante (par exemple l’édition de Schoppenhauer de 1966).

Georg Gotthard, Ein warhafftige lustige und schoene Histori vom Kampff zwüschen den Roemeren und denen von Alba, zogen uss dem Tito Livio unnd durch Georg Gottharten Burger zu Solothurn in Rymen gestelt (Berne, Bendicht Ulman et Vincenz Im Hof, 1584) 1M 2473

Alors que, partout en Europe, les textes latins sont imprimés en caractères romains, les typographes allemands restent attachés à l’écriture gothique. Adolf Hitler, Mein Kampf (Munich, Verlag Franz Eher Nachfolger, 1933) BZ 4090

Cette réédition de Mein Kampf, comme les éditions précédentes, est en caractères gothiques. Décret du 3 janvier 1941 condamnant l’écriture gothique Reproduction tirée de Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique, 2005

Ce décret bannit l’écriture gothique (Schwabacher), considérée comme une émanation du génie juif. On notera que, si le texte est en caractères romains, l’en-tête, lui, reste en écriture gothique ! Helmut Krausnick, Holsteins Geheimpolitik in der Ära Bismarck 1886-1890 (Hamburg, Hanseatische Verlagsanstalt, 1942) DA 3164 (reproduction)

Ce livre a été publié en caractères gothiques une année après le décret d’Hitler condamnant cette écriture. Après la guerre, Helmut Krausnick fit partie des historiens qui cherchaient à démontrer que la « solution finale » avait été décidée consciemment par les Nazis. Il se peut qu’en 1942, il ignorât l’interdiction, mais ce livre pourrait aussi être considéré comme un acte de résistance. En 1961 encore, le même auteur publiera un livre dont le titre est toujours en caractères gothiques, bien que le texte soit en écriture romaine, plus au goût du jour ! Arthur Schoppenhauer, Die Welt als Bille und Vorstellung (Wiesbaden, F.A. Brockhaus, 1966) ALA 607/1

Après la guerre, en réaction à l’anathème prononcé par les nazis, on note une recrudescence de l’emploi des caractères gothiques, de courte durée cependant. Dès le milieu des années soixante, rares sont les livres encore publiés en caractères gothiques en Allemagne.

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Les premiers caractères romains ont vu le jour en Italie, au cours du XVe siècle. Les gothiques s’accordent mal au désir du quattrocento de ressusciter dans leur pureté les œuvres des Anciens, qu’elles soient littéraires, artistiques ou architecturales. La forme de ces nouveaux caractères est influencée par les écritures des manuscrits et des inscriptions de l’Antiquité. Les imprimeurs souhaitaient que la forme de leurs ouvrages en reflète le fond. De plus, la diffusion des ouvrages de petite taille – si éloignés du « volumen » médiéval – exigeait des caractères très lisibles et clairs. Le dessin des caractères romains s’insère donc profondément dans l’esprit de la Renaissance et son foisonnement intellectuel. Les premiers de ces caractères furent l’œuvre de deux germanophones installés à Rome (d’où le nom de « romains ») en 1467 : Conrad Sweynheim et Arnold Pannartz. Ils furent rapidement imités par d’autres imprimeurs, notamment les Vénitiens Jean et Wendelin de Spire.

L’histoire des caractères romains est marquée par deux grands tournants: D’abord, les caractères gravés par Jenson, à Venise, dans les années septante, correspondant aux humanes de la classification Vox-Atypi.1 Après une trentaine d’années de bons et loyaux services, les humanes, sous l’impulsion d’un autre grand imprimeur vénitien, Alde Manuce, se transforment: la gravure est plus nette et la lecture plus aisée, les empattements s’affinent. Ces caractères, les garaldes, influenceront durablement le dessin des romains en France (Garamond, Augereau, …). Le succès des caractères romains fut tel qu’ils remplacèrent entièrement les gothiques, excepté dans les régions germanophones. Aujourd’hui encore, ils constituent la base de nos caractères d’imprimerie.

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Les termes humanes, garaldes, réales, didones, mécanes et linéales sont définis à la fin du catalogue.

Un chamboulement profond La Renaissance et les caractères r o m a i n s

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Les volumes présentés ici illustrent la volonté du quattrocento de retrouver l’esprit antique jusque dans la forme des écritures. Une des spécificités de ces caractères est la présence «d’empattements». Ce sont des petits traits horizontaux tracés sur le bas et le haut des lettres. Leur origine se trouve dans un problème pratique propre à la gravure sur pierre : il est très difficile pour le graveur de tracer un trait droit, la pierre formant des éclats aux extrémités du tracé. Pour éviter ce problème, les graveurs de l’Antiquité avaient pris l’habitude d’orner leurs capitales de ces petites « pattes » que l’on retrouve dans les écritures romaines de la Renaissance.

Reproduction tirée de Roma (CIL, VI), a cura di Gian Luca Gregori e Maria Mattei, 1999

Deux grands changements sont intervenus dans l’histoire des caractères romains. Le premier est le résultat du travail de Nicolas Jenson, dont on peut voir ici une édition de l’Histoire naturelle de Pline. Il marque le début des humanes, caractérisés par des empattements épais et courts, la barre du e oblique et le fait que les capitales sont de la même dimension que les lettres comprenant des ascendantes (comme le t ou le f ). Le second tournant, qui devait ouvrir l’ère des garaldes, est l’œuvre d’Alde Manuce, ou plus précisément de son graveur de caractères, Francesco Griffo. Les caractères romains que l’on peut voir dans son impression de Ricchieri font partie des premières formes de garaldes, des caractères plus fins, plus élégants et lisibles, qui seront ensuite perfectionnés par des graveurs français comme Augereau et Garamont.1

Caius Suetonius Tranquillus, De duodecim Caesaribus liber (Rome, Conrad Sweynheym et Arnold Pannartz, 1472)

Caius Plinius Secundus, Naturalis historiae liber (Venise, Nicolas Jenson, 1472)

INC II 43

INC I 5 (reproduction)

Les caractères romains de Sweynheym et Pannartz, deux germanophones qui avaient installé la première imprimerie d’Italie à Subiaco, ont été utilisés dès 1465. Les deux imprimeurs s’instalèrent à Rome en 1467, d’où le nom des caractères romains. On peut remarquer, en observant ces caractères encore maladroits, la jambe du h courbée vers l’intérieur qui peut se confondre avec le b, l’absence de point sur le i et la forme triangulaire des empattements.

Le français Nicolas Jenson, actif àVenise dans les années 1470, est à l’origine du groupe des humanes, des caractères plus perfectionnés que les premiers romains. On observera que le point du i est légèrement décalé sur la droite et que la deuxième jambe du h n’est plus recourbée vers l’intérieur, ce qui accroît la lisibilité.

Marcus Tullius Cicero, De Officiis (Venise, Wendelin de Spire, 1472)

KPB 173

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Les caractères romains utilisés par Alde Manuce depuis la fin du XVe siècle ont été taillés par Francesco Griffo. Manuce, qui était un grand érudit, semble avoir surtout été passionné par les caractères grecs et les italiques, et il apparaît donc que ce romain est avant tout l’œuvre de son graveur de caractères. Les capitales sont désormais plus courtes que les lettres comprenant des ascendantes. On notera aussi le grand soin apporté dans cet ouvrage à la ponctuation et aux accents. A remarquer aussi, le système de numérotation au bas des pages: ces «signatures » permettaient au relieur d’assembler les cahiers dans le bon ordre.

Inscription latine du IIe siècle

Jean et Wendelin de Spire ont installé en 1468, le premier atelier typographique à Venise, ville appelée à devenir le centre nevralgique de la production typographique en Europe. Les caractères de cet ouvrage sont déjà assez proches des humanes, représentées par Nicolas Jenson. On remarque néanmoins que la jambe du h est encore tournée vers l’intérieur.

Lodovico Ricchieri, Sicuti Antiquarum lectionum commentarios concinnarat olim vindex Ceselius (Venise, Alde Manuce, 1516)

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Il est usuel d’orthographier le nom du créateur Garamont afin de le différencier des caractères qu’il a gravés (Garamond).

Apparition et développement des premiers caractères r o

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En France, le premier atelier d’imprimerie date de 1470, lorsque Jean Heynlin, et Guillaume Fichet, deux intellectuels influents, fondent l’atelier de la Sorbonne, confié à des imprimeurs allemands. Leur but semble avoir été avant tout de pouvoir fournir aux étudiants des éditions correctes des textes étudiés. Selon le choix de Heynlin, les premiers caractères utilisés furent réalisés sur le modèle des romains de Sweynheim et Pannartz. Cette tentative fit cependant long feu. Il faut attendre le début du XVIe siècle pour que de nouveaux caractères romains soient importés d’Italie. Deux grands hommes sont à la source de la réintroduction des romains en France : Josse Bade, qui posséda une imprimerie à Paris de 1503 à1535 et Geofroy Tory, auteur d’un ouvrage théorique célèbre consacré à la gravure de caractères.

Simon de Colines, Antoine Augereau et Claude Garamont sont les porte-drapeaux de l’adoption des garaldes en France. Mettant en pratique les conseils de Geofroy Tory, Simon de Colines crée des caractères inspirés par ceux d’Alde Manuce. Son confrère, Antoine Augereau, lui aussi actif à Paris, taille également une fonte moderne de romains. Quant à Garamont, élève d’Augereau, il est resté jusqu’à nos jours un mythe pour tous les typographes. Mythe : ou plutôt fantôme… puisque personne n’est parvenu à identifier exactement quels sont les caractères romains qu’il a gravés.

Jodocus Ascensius Badius, Nauis stultifere collectanea (Paris, Josse Bade, 1513)

AA 3066

1L 2807

Josse Bade (1462-1537) fut l’un des premiers à réintroduire les caractères romains en France. Ceux de cet ouvrage appartiennent au groupe de humanes. A noter: le deuxième jambage du h est déjà droit, selon le style de Jenson, et la barre du e est encore oblique, ce qui changera avec les garaldes. Les bois gravés de cet ouvrage sont identiques à ceux de la célèbre Nef des fous de Sébastien Brant, attribués à Albrecht Dürer. Il semblerait que Josse Bade ce soit inspiré de l’ouvrage de Sébastien Brant afin d’en rédiger une suite consacrée plus particulièrement aux défauts féminins. La gravure présentée dénonce la folie et la vanité qui poussent les bibliophiles à accumuler des ouvrages sans les lire. Geofroy Tory, Champ Fleury ou l’art et science de la proportion des lettres (Paris, G. Tory, 1529, fac-similé Paris, C.Bosse, 1931) NB 781

Le Champ Fleury est un ouvrage théorique célèbre sur l’art de la typographie. Il est composé de trois volumes, le premier traitant du langage, le second de l’origine et du dessin des lettres romaines et le troisième des lettres capitales. G. Tory (1480-1533), en homme de la Renaissance, y propose des schémas de dessin des lettres, souvent rapprochées des proportions du corps humain. Il théorise aussi l’usage des cédilles, accents, apostrophes, etc. Curieusement, les caractères utilisés pour cet ouvrage ne sont pas à la hauteur des théories de son auteur et imprimeur : dans le style des humanes, ils comprennent des empattements épais, des majuscules dont la hauteur est la même que celle des lettres comprenant des ascendantes et le contraste entre pleins et déliés est peu marqué.

La France

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Sanctum Iesu Christi evangelium secundum Matthaeum, secundum Marcum, secundum Lucam, secundum Ioannem. Acta apostolorum (Paris, Simon de Colines, 1541) C’est en 1531 que Simon de Colines (1475 ?-1546), peut-être influencé par les théories de Tory, aurait introduit des caractères garaldes, inspirés du travail d’Alde Manuce. On peut remarquer dans ce Nouveau Testament, réalisé dix ans plus tard, l’adoption de pratiques typographiques proches des usages modernes : ponctuation (utilisation des deux points, du point d’interrogation, …), pagination, titres courants. Maximus Valerius, Dictorum simul & factorum memoratu dignorum (Paris, Galiot du Pré, Antoine Augereau, 1532) 1L 2327

Cet ouvrage, en caractères romains dans le style de garaldes, a été imprimé par Antoine Augereau – qui était à la fois imprimeur et graveur de caractères. Galiot du Pré en est l’éditeur. Maître de Garamont, Augereau imprima aussi un livre de Marguerite de Navarre, le Miroir de l’âme pécheresse, un texte qui fut interdit puis réhabilité. La sœur du roi ne pu toutefois rien pour lui lorsque, en 1534, il fut accusé d’avoir imprimé les placards contre la messe qui firent scandale. En réalité, ce texte écrit par Antoine Marcourt, un pasteur protestant de Neuchâtel, avait été imprimé par Pierre de Vingle. Antoine Augereau fut pendu, puis brûlé, la veille de Noël de cette même année.

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Si les caractères Garamond 1 sont de grande notoriété (ils ont été copiés, regravés, numérisés et cités à tout va), personne ne sait en réalité avec certitude dans quels ouvrages ils ont été utilisés. En effet, Claude Garamont étant un graveur de caractères, et non un imprimeur, son nom n’apparaît pas au titre des livres. On a longtemps cru que les « caractères de l’Université», conservés à l’Imprimerie Nationale, étaient l’œuvre du célèbre graveur. En réalité, ils ont été gravés au début du XVIIe siècle par Jean Jannon de Sedan. Ainsi, si les grecs et les italiques de Garamont sont bien attestés, ses caractères romains, eux, semblent voués à rester des fantômes.

L e G a r a m Un caractère « fantôme » ?

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Portrait présumé de Claude Garamont (Léonard Gaultier, 1582) Reproduction tirée de Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique, 2005

Anne Cuneo, Le maître de Garamond (Orbe, Bernard Campiche, 2002) La notoriété de Garamont, sa vie, les diverses influences qu’il a subies, tant de la part d’Augereau que de Manuce, ont conduit Anne Cuneo à imaginer un roman évoquant la vie de ce grand personnage et de la destinée tragique de son maître.

Biblia sacra : quid in hac editione a Theologis Lovaniensibus praestitum sit, paulo post indicatur (Anvers, Christophe Plantin, 1580) TE 2371

L’Anversois Christophe Plantin, un des plus grands imprimeurs de son temps, dans la lignée des célèbres imprimeurs parisiens tels Simon de Colines ou Robert Estienne, utilisait des caractères gravés par les meilleurs créateurs de son temps. Ce petit in-octavo montre les changements apparus dans la forme du livre depuis le Moyen-Âge : d’un ouvrage lourd et imposant, dévolu à la lecture à haute voix, très souvent publique, le livre est devenu un objet transportable, discret, et privé. Les caractères romains de cet ouvrage sont remarquables par leur petite taille, qui permet la réalisation de tels formats.


La principale caractéristique des italiques est leur cursivité (d’où leur première appellation : « corsiva »), dont l’inclinaison des lettres est la conséquence. Les influences qui ont conduit à la création de l’italique au XVIe siècle, notamment par le graveur d’Alde Manuce, Francesco Griffo, sont multiples, et toutes profondément ancrées dans l’esprit de la Renaissance. On a voulu voir à l’origine de l’italique l’écriture personnelle de Pétrarque. Plus généralement, elle correspond aux écritures prisées par les humanistes italiens de la fin du XVe siècle. Un des principaux attraits de l’italique réside dans sa compacité : les caractères italiques occupent moins de place que les romains, et permettent d’imprimer plus aisément des livres de petit format, plus maniables, et aussi moins coûteux.

Index Homeri Odysseam, 1529 L 538

Ce manuscrit est rédigé dans une écriture humanistique, telle qu’on en rencontre fréquemment à la Renaissance. Publius Ovidius Naso, Opera (Venise, Alde Manuce, 1502-1503) AZ5691

Le caractère utilisé pour cette édition d’Ovide reflète la double aspiration des créateurs des italiques : se rapprocher des écritures humanistiques et antiques, et parvenir à gagner de la place pour pouvoir imprimer de petits volumes, moins chers et aisément transportables. Attribués à Francesco Griffo, les italiques furent utilisés pour la première fois vers 1501. Pour les créer, Griffo se serait inspiré, en plus des écritures humanistiques et antiques, de celle qu’utilisait la chancellerie papale pour ses brefs (moins formels que les bulles). C’est en raison de cette proximité avec les écritures de chancellerie qu’on a aussi appelé l’italique « cancellaresca ». A noter que les majuscules sont, dans cet ouvrage, en caractères romains. Desiderius Erasmus, Paraphrasis seu Potius epitome inscripta (Paris, Robert Estienne 1548) LL 3450 Rec

Il est possible que les caractères italiques utilisés par Estienne aient été taillés par Garamont. Ils sont très proches de ceux de Manuce, à l’exception des lettres capitales qui sont à présent inclinées

L ’ i t a l i Un caractère cursif

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Dès la deuxième moitié du XVIe siècle, l’italique est investi d’une fonction esthétique, et on l’utilise principalement pour des ouvrages en vers.

Etienne Jodelle, Les œuvres et meslanges poetiques (Paris, 1574) 1M 1044

Cet ouvrage poétique du XVIe siècle illustre la fonction «déclamatoire » de l’italique, utilisé pour les œuvres théâtrales et poétiques dès le milieu du XVIe siècle. On peut remarquer la forte présence de la ponctuation : apostrophes, virgules, accents, etc.

La principale fonction actuelle de l’italique est la mise en évidence de passages ou de citations. On trouve les premières traces d’un tel usage dans la deuxième moitié du XVIe siècle déjà. C’est peut-être en raison de cet usage non autonome de l’italique qu’il n’est plus considéré aujourd’hui comme un caractère en soi, mais comme un complément incliné des caractères romains.

Maximus Valerius, Dictorum factorumque memorabilium libri IX (Anvers, Christophe Plantin, 1574) AZ 5705

Le Temple d’Apollon ou Nouveau recueil des plus excellens vers de ce temps (Rouen, Raphaël Du Petit Val, 1611) AZ 7641

Ce recueil est entièrement réalisé en caractères italiques, à l’exception des titres et des noms des auteurs.

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Ce livre est principalement réalisé en italiques. Il est curieux de remarquer que ce sont les caractères romains qui sont utilisés pour mettre en relief des portions de textes, les débuts des paragraphes, les sous-titres et les notes marginales. Il est probable que l’italique utilisé ici soit celui taillé par Robert Granjon, qui connut un grand succès dans le courant des XVIe et XVIIe siècles.


La typographie française du XVIIe siècle s’est endormie sur les lauriers de Garamont, Augereau et Colines. De plus, la censure était virulente à cette époque, et le grand nombre de livres interdits de publication en France représente une réelle aubaine pour les imprimeurs hollandais, qui publiaient des livres catholiques comme protestants, changeant seulement, au besoin, le nom du lieu d’impression. C’était une pratique courante chez les Elzeviers, les plus grands imprimeurs de cette époque. Néanmoins, en Hollande aussi, les caractères utilisés restèrent des garaldes très proches de ceux créés au XVIe siècle. La seule innovation importante – restée sans lendemain – fut la création des Romains du Roi, des caractères propres à l’Imprimerie Royale qui visaient à glorifier le Roi-Soleil.

Planche représentant la construction du Romain du Roi, gravée par Louis Simmoneau. Reproduction tirée de Le Romain du Roi (Lyon, Musée de l’imprimerie, 2003, p. 46)

Dès la fin du XVIIe, on a souhaité tailler de nouveaux caractères pour l’Imprimerie Royale, marqués du sceau du Roi-Soleil. Ces Romains du Roi sont le résultat du travail commun de trois, voire quatre graveurs, dont fit partie le célèbre Philippe Grandjean. Leur ambition était de construire les lettres sur une base mathématique cartésienne. Le i majuscule et le l du bas de casse (minuscule) se confondant, on a ajouté un cran sur le côté gauche du l afin de les distinguer.

Jacques Bénigne Bossuet, Discours sur l’histoire universelle (Paris : S. Marbre-Cramoisy, 1681) AB 331

Cet ouvrage de la fin du XVIIe siècle atteste du peu de créativité de cette période, qui utilisait des caractères similaires aux garaldes du XVIe siècle.

L e X V I I e s i è c l e ou La Belle au bois dormant

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Le XVIIIe vit apparaître le dernier grand changement que connurent les caractères à empattements, qui laisseront leur place par la suite aux caractères bâtons. C’est dans les trente dernières années du siècle que s’exerça cette révolution, contemporaine de l’autre Révolution et de ses prémices. Impétuosité, exagération des contrastes et même parfois brutalité sont autant de termes qui peuvent désigner les deux révolutions. En effet, les didones – dont le nom fait référence aux deux grands graveurs de ce temps, Didot et Bodoni – ont pour particularité première une exagération des lignes pleines qui contrastent avec la grande finesse des maigres, ce qui engendra une certaine fragilité matérielle de ces caractères. L’alternance des extrêmes dans les caractères typographiques de cette époque fait écho aux profonds changements politiques qui bouleversèrent la fin du siècle. Ils s’inscrivent aussi dans le développement de l’esthétique néo-classique typique de la période Empire.

Desiderius Erasmus, Morias enkomion, sive stultitiae Laus (Bâle, J.J. Thurneisen, 1780) 1L 2851

C’est le fondeur de caractères bâlois, Guillaume Haas, qui a gravé les lettres utilisées dans cette édition d’Erasme. La fonderie Haas resta importante jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ces caractères représentent un stade intermédiaire entre les garaldes et les didones. On les classe dans le groupe des réales, le terme faisant écho à la volonté de rationalisation du XVIIe et du début du XVIIIe. En observant le D majuscule, on verra combien la différence entre les lignes pleines et les maigres est accentuée par rapport au caractère de Garamont par exemple. Cette tendance ira en augmentant avec l’arrivée des didones.

Lodovico Ariosto, Orlando Furioso (Birmingham, G. Baskerville pour P. et G. Molini, 1773) AVA 1334/1

John Baskerville, de Birmingham, est le premier imprimeur anglais à avoir modifié le style des caractères romains utilisés en Angleterre. Si ses premières tentatives remontent à 1750, son influence sur Didot et Bodoni se situe plus au niveau des techniques d’impression que du dessin de caractères. Montesquieu, Le Temple de Gnide (Paris, P. Didot l’Aîné, 1796) AC 500

Les Didot sont une illustre famille dans les annales de la typographie. Le plus important membre de cette lignée fut Firmin Didot (1764-1836). Les caractères Didot sont reconnaissables à leurs empattements fins et plats et à la verticalité des ombres. Ils correspondent aux critères de définition des didones : le passage brutal entre les parties grasses et maigres des lettres et la finesse des empattements qui sont aussi maigres que les déliés. L’aspect abrupt et peu nuancé de ces caractères, qui passent du noir au blanc sans transition, fait écho à l’esprit tranché de la période révolutionnaire. Giambattista Bodoni, Manuale Tipgrafico (Parme, Vedova Bodoni, 1818) 2A 350/1

Ce manuel typographique a été écrit par le deuxième grand homme des didones, Giambattista Bodoni (1740-1813). Paru quelques temps après la mort de son auteur, il est imprimé dans un caractère particulièrement réussi, très proche du Didot.

X V I I I e s i è c Une révolution caractérisée

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Le XIXe siècle est surtout marqué par un manque d’innovations typographiques : les caractères généralement utilisés appartiennent à la famille des didones, créés au siècle précédent. Mais le mouvement romantique a quand même marqué les esprits: les pages de titre mélangent divers styles de caractères, entrelardant des caractères gothiques ou gothisants avec des caractères romains plus ou moins fantaisistes. Cette liberté se retrouve dans l’art de l’affiche. Pour le corps du texte, toutefois, on reste fidèle aux didones. A la fin du du XIXe, quelques caractères originaux sont créés, notamment dans la lignée des mouvements Arts and Craft et Art Nouveau.

Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, mises en nouveau langage par Gaston Paris (Mesnil-sur-l’Estrée, maison Didot, 1898) UPB 7201

Le début du XXe siècle vit l’éclosion de l’Art Nouveau, dont le succès fut tel qu’il se répandit jusqu’en typographie. C’est un Suisse, Eugène Grasset, qui tailla le plus connu des caractères Art Nouveau, en 1897, pour la fonderie Georges Peignot et fils. Ce caractère fut utilisé pour la première fois dans les Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, illustrées d’aquarelles de Manuel Orazi.

William Morris, A note by William Morris on his aims in founding the Kelmscott Press (Hammersmith, The Kelmscott Press, 1898)

Sappho, Ode à la bien aimée et autre poèmes (Paris, L. Pichon, 1926)

1NE 4659

Le caractère utilisé dans cet ouvrage a été dessiné par le Suisse Carlègle (Charles Emile Egli), aidé de l’imprimeur Léon Pichon, à la demande de la fonderie Deberny et Peignot. L’ambition était de créer quelque chose de nouveau, en s’éloignant des didones, tout en offrant une lisibilité optimale. Afin de résoudre le problème de la fragilité des caractères didones, on décida de tailler des lettres relativement grasses, dont les déliés ne soient pas excessivement maigres. Le nouveau caractère fut appelé «dorique». Il est caractérisé par des verticales s’effilant en hauteur, allusion directe à la colonne dorique, plus large à la base.

Dans la lignée du mouvement romantique et de son désir de retour aux sources, les graveurs de caractères ont parfois choisi de créer de nouvelles fontes de gothiques. C’est le cas de William Morris (1834-1896), qui a gravé des caractères gothiques ainsi que d’autres dans le style de Jenson. Estienne de La Boétie, De la Servitude volontaire ou le Contr’un (Paris, Paul Daubrée et Cailleux, 1835) 1M 517 A

BB 188

L’utilisation de caractères fantaisie dans les pages de titre au XIXe siècle s’explique par la grande mode des affiches publicitaires à cette époque, pour lesquelles on avait imaginé de nouvelles fontes appelées « égyptiennes », puis « mécanes » selon la classification Vox-Atypi. Mais la fantaisie reste de façade : le corps de l’ouvrage est en caractères romains plus convenus. Le titre de ce volume est réalisé en « mécanes », un caractère basé sur le rectangle, qui s’insère parfaitement dans le contexte de la Révolution industrielle. Quant au nom de l’auteur, il est écrit en gothiques.

Un romantisme d e f a

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En 1919, l’Académie d’art et l’Ecole des arts appliqués de Weimar se regroupent et fondent le Bauhaus, institut à l’origine d’un mouvement qui touchera l’architecture et les arts visuels : design, photographie, mais aussi typographie. Le Bauhaus engage des artistes avant-gardistes, tels Wassily Kandinsky ou Paul Klee. Transférée à Dessau en 1925, l’Ecole du Bauhaus sera considérée par les Nazis comme la représentante de « l’art bolchéviste ». Ils la dévasteront et la fermeront en 1932. Après la guerre, c’est en Suisse que le nouveau style typographique trouvera sa place, plus particulièrement à Bâle et à Zurich. La Suisse romande, fortement influencée par la typographie française classique, résistera quelques temps avant de se laisser gagner à son tour par le mouvement. Ce sont des Suisses, Adrian Frutiger par exemple, qui exporteront ce que l’on appelle la « Nouvelle typographie suisse » à Paris, où elle connut un vif succès.

Le Bauhaus, dans la continuation des mouvements d’avantgarde, puis la «Nouvelle typographie suisse», remettaient en question les certitudes acquises depuis des siècles, comme la construction symétrique de la double page, ou la nécessité des empattements. Ils préconisaient l’utilisation de caractères sans empattements appelés « caractères bâtons», ou, dans la classification Vox-Atypi, « linéales ». A la fois audacieux et fonctionnalistes, ces caractères connaissent aujourd’hui encore un vif succès, dans les livres, mais surtout dans les affiches et la signalétique (métro parisien, aéroport Charles de Gaulle).

Quand la Suisse était à l’avant-garde Du Bauhaus à la Nouvelle typographie s u i s s e

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Paul Klee, Pädagogisches skizzenbuch (Mayence et Berlin : F. Kupferberg, 1965, première éd. 1925) FB 164

Le mouvement du Bauhaus connut un grand succès auprès des artistes d’avant-garde, comme en témoigne cet ouvrage de Paul Klee publié à l’enseigne du Neue Bauhaus (en 1925). Les caractères utilisés sont des caractères bâtons, c’est-à-dire sans empattements, typiques du renouvellement de la typographie à cette époque. Wassily Kandinsky, Punkt und Linie zu Fläche (Bern et Bumplitz, Benteli, 1973, première éd. 1929). UPA 45530

Le caractère utilisé dans ce livre ne fait pas partie des linéales, puisqu’il présente des empattements. Néanmoins, les œuvres picturales de Kandinsky représentent l’esprit du Bauhaus et rappellent combien il était lié à l’ensemble des recherches artistiques de son époque.

Adrian Frutiger, Type, Sign, Symbol (Zürich, ABC Verlag, 1980) OBLB 127

Le Bernois Adrian Frutiger, est le créateur du caractère Univers, réalisé en 1954 et édité par la fonderie Deberny et Peignot. Il s’agit d’un caractère bâton dont la forme est adoucie par de subtils contrastes entre les pleins et les déliés. Avec l’Helvetica, réalisé à Bâle par Max Miedinger en 1957, il fut l’un des vecteurs principaux du succès de la « Nouvelle typographie suisse » à l’étranger, et ce malgré la résistance des régions francophones. Frutiger réalisa notamment la signalétique du métro parisien.

Le prophète Jonas, dessins d’Adrian Frutiger (Köniz, Könizer Galerie, 1988) TVA 89600

Cet ouvrage, composé en caractères Frutiger, témoigne de l’inventivité de son créateur : le livre n’est pas composé de bifeuillets reliés entre eux, mais de long cahiers dépliants, indépendants les uns des autres. Les illustrations ont été réalisées par Adrian Frutiger.

Wassily Kandinsky, Klänge (Munich, R. Piper & Co. Verlag, 1913?) SDC 831

L’utilisation de caractères bâtons commence bien avant le Bauhaus, comme le démontre cet ouvrage réalisé en 1913. L’apparition de ce nouveau caractère est à situer dans certains mouvements d’avant-garde précédant la Première Guerre mondiale, comme le Blaue Reiter, fondé en 1911. Jan Tschichold, Die Neue Typographie: ein Handbuch für zeitgemass Schaffende (Berlin, Brinkmann & Bose, 1987, première éd. 1928) TVA 99443

Eugène Ionesco, Délire à deux: essai de calligraphie sonore par Massin d’après l’interprétation de Tsilla Chelton et de Jean-Louis Barrault à l’Odéon-Théâtre de France (Paris, Gallimard, 1966) OBLA 16

Robert Massin, un des principaux graphistes du livre en France, conteste toute forme d’académisme, dont la généralisation des caractères sans empattements. En marge de tout mouvement, il rejette autant le classicisme que le fonctionnalisme et revendique un accord entre la forme du texte et son contenu, comme le démontre cet «essai de calligraphie sonore».

L’audace du choix de l’aplat noir vis-à-vis de la page de titre se retrouve dans l’ensemble de l’ouvrage, composé entièrement en caractères bâtons et faisant fi du principe de symétrie. Réalisé en 1928, cet ouvrage constitue l’œuvre majeure de Tschichold, qui fut emprisonné par les nazis. A sa sortie de prison, il se réfugia à Bâle. Loin de participer à l’extension de la « Nouvelle typographie suisse », il opéra un profond revirement et critiqua jusqu’à la fin de sa vie les typographes d’avant-garde. Il préférait désormais les caractères à empattements et une conception symétrique de la double page. Il ira même jusqu’à utiliser des caractères gothiques pour certaines de ses pages de titres.

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On a souvent tenté de classifier les caractères typographiques par grandes familles. Ce fut notamment le cas de Francis Thibaudeau en 1921, puis de Maximilien Vox dont la classification, adoptée en 1962 par la commission de l’Association typographique internationale (Atypi), est la plus utilisée aujourd’hui.

5. Les Mécanes

1. Les Humanes

6. Les Linéales

Ces caractères, créés vers la fin du XVe siècle doivent leur nom aux écritures humanistiques qui tentaient de retrouver l’écriture «caroline» (utilisée pendant la renaissance carolingienne), inspirée elle-même par les manuscrits de l’Antiquité.

Aussi appelés « lettres bâton » en raison de leur absence d’empattements, ces caractères, nés dans l’orbite avant-gardiste du Bauhaus au début du XXe siècle, sont à l’origine de la « Nouvelle typographie suisse » (représentée par Frutiger, Hollenstein, Knapp, Widmer, etc.)

Ces caractères, créés au début du XIXe siècle, sont représentatifs de l’essor des affiches publicitaires, auxquelles ils étaient destinés. Fils de l’ère industrielle, leur aspect carré évoque le génie mécanique.

2. Les Garaldes

Ce groupe de caractères constitue le perfectionnement des humanes au XVIe siècle. Son nom fait référence à deux noms importants dans l’histoire des caractères d’imprimerie: l’imprimeur vénitien Alde Manuce, et le grand parisien Claude Garamont. 3. Les Réales

On appelle «réales» les caractères typographiques du XVIIIe siècle, dessinés de façon géométrique, selon une logique rationaliste marquée du sceau du Grand Siècle français. 4. Les Didones

Le terme « didones » combine les noms de deux grands typographes : Didot et Bodoni. Ces caractères ont été créés un peu avant la Révolution française, dans un esprit de renouvellement qui s’y rattache, et ont connu un immense succès au XIXe siècle.

Pour y voir plus clair La classification V o x - A t y p i

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Outre ces six grandes familles, la classification Vox-Atypi comprend quatre groupes qui concernent moins notre propos : les incises, les scriptes, les manuaires, les fractures (gothiques) et les caractères non latins.


AUDIN Marius – Le romain à l’r bizarre, Paris : H. Jonquières, 1930. – Le Grandjean, Paris : H. Jonquières, 1931. – Le garamont dit à tort « caractère de l’université », Paris : H. Jonquières, 1931.

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Bibliographie

Mes remerciements chaleureux s’adressent d’abord à Silvio Corsini, responsable de la réserve précieuse de la BCU, pour m’avoir efficacement guidée tout au long de la réalisation de l’exposition. Je remercie aussi Robert Curtat, du Musée encre et plomb, qui a généreusement mis à ma disposition une sélection de caractères typographiques. Merci aussi aux collaborateurs de l’atelier de reliure de la BCU Dorigny.

Remerciements



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